NOTE DE L’ARRÊTISTE : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des décisions des Cours fédérales.
A-158-20
A-165-20
2022 CAF 141
GEMAK TRUST, représentée par ses fiduciaires Gerald Thomas Hinton et Elizabeth Jane Hinton (appelante)
c.
Jempak Corporation, Jempak GK Inc. (intimées)
Répertorié: Gemak Trust c. Jempak Corporation
Cour d’appel fédérale, juges Gleason, Mactavish et Roussel, J.C.A. —Toronto, 12 mai; Ottawa, 4 août 2022.
Note de l’arrêtiste : Les parties caviardées par la Cour sont indiquées par [***].
Brevets — Pratique — Appel à l’encontre d’un jugement sommaire par lequel la Cour fédérale a rejeté l’action en contrefaçon de brevet contre les intimées — L’appelante est titulaire de deux brevets revendiquant des préparations détergentes pour le lave-vaisselle et la lessive — En appel, elle a allégué que la Cour fédérale avait commis plusieurs erreurs en tirant la conclusion que l’affaire ne soulevait pas de véritables questions litigieuses — Les intimées mettent au point, fabriquent et vendent des dosettes de détergent pour les lave-vaisselle — L’appelante a introduit une action contre les intimées pour contrefaçon des brevets canadiens numéros 2276428 et 2337069 (collectivement appelés « les brevets ») — Les brevets concernent des préparations détergentes pour le lave-vaisselle et la lessive — Les revendications invoquées concernent généralement un granulé de percarbonate encapsulé ou une préparation détergente pour le lave-vaisselle contenant des granulés de percarbonate encapsulés — Les intimées ont déposé une requête en jugement sommaire, demandant que l’action en contrefaçon introduite par l’appelante soit rejetée pour absence de contrefaçon — Les intimées ont déclaré que, lorsque les termes [traduction] « encapsulant » ou [traduction] « encapsule » et [traduction] « mélange » sont interprétés correctement, il n’y a pas de contrefaçon des brevets de l’appelante — Elles ont fourni une preuve d’expert pour appuyer leur thèse, alors que l’appelante a répondu en déposant sa propre preuve d’expert — La Cour fédérale a conclu que les intimées s’étaient acquittées du fardeau qui leur incombait d’établir que leurs produits ne contrefaisaient pas les revendications invoquées dans les brevets et que l’appelante n’avait donc pas démontré qu’il existait une véritable question litigieuse portant sur la contrefaçon — Il s’agissait de déterminer si la Cour fédérale a commis une erreur en tirant des conclusions en matière de crédibilité dans le cadre d’une requête en jugement sommaire — La Cour fédérale a correctement indiqué les principes liés aux conclusions en matière de crédibilité dans le contexte de requêtes en jugement sommaire et a reconnu avoir généralement été réticente à rendre un jugement sommaire dans les actions en contrefaçon de brevet parce que ces instances reposent sur l’évaluation de la preuve d’expert et la crédibilité des témoins experts — La Cour fédérale a néanmoins affirmé qu’il n’y avait pas de conflit important dans les témoignages d’opinion en l’espèce et que l’experte des intimées était le seul témoin ayant fourni une interprétation éclairée et téléologique des termes en question du point de vue d’une personne versée dans l’art — La Cour fédérale a indiqué que le témoignage de l’experte des intimées n’était pas contesté, mais que son témoignage était insuffisant et problématique — Elle a donc conclu que l’experte de l’appelante n’avait pas fourni des avis justes, objectifs et non partisans, ce qui a fini par entacher l’ensemble de son témoignage, faisant en sorte que la Cour fédérale n’a accordé que peu, voire aucun, poids à son témoignage — La Cour fédérale a rejeté la preuve de l’appelante dans sa totalité; il ne lui restait donc que le témoignage d’opinion de l’experte des intimées — Par conséquent, sa décision a reposé sur ce témoignage — L’évaluation par la Cour fédérale de la crédibilité de l’experte de l’appelante et le rejet de l’ensemble de son témoignage ont soulevé plusieurs problèmes — La Cour fédérale a commis des erreurs manifestes et dominantes en tirant les conclusions négatives en matière de crédibilité en question quant au témoignage de l’experte de l’appelante à partir de la transcription de son témoignage, et ensuite en s’appuyant sur ces conclusions pour trancher l’affaire — La Cour fédérale a également commis des erreurs à d’autres égards, notamment en ce qui concerne la connaissance générale courante et les résultats d’essais — Appel accueilli.
Brevets — Contrefaçon — L’appelante a introduit une action contre les intimées pour contrefaçon des brevets canadiens numéros 2276428 et 2337069 (collectivement appelés « les brevets ») — La Cour fédérale a accordé un jugement sommaire rejetant l’action en contrefaçon de brevet introduite par l’appelante contre les intimées — L’appelante a allégué que la Cour fédérale a commis plusieurs erreurs en tirant la conclusion que l’affaire ne soulevait pas de véritables questions litigieuses — Il s’agissait de déterminer si la Cour fédérale a commis une erreur concernant la connaissance générale courante; et si la Cour fédérale a commis une erreur en ce qui concerne les résultats d’essais — La Cour fédérale a affirmé avec raison que les connaissances générales courantes sont celles que possède en général la personne versée dans l’art au moment pertinent; et que ces connaissances comprennent ce que la personne versée dans l’art peut raisonnablement savoir et être en mesure de découvrir — Toutefois, la Cour fédérale a également affirmé que la Cour doit évaluer les connaissances que la personne versée dans l’art aurait obtenues au terme d’une recherche diligente menée à l’aide des moyens disponibles au moment pertinent — Les connaissances générales courantes n’englobent pas la totalité de l’information relevant du domaine public, mais désignent les connaissances que possède généralement une personne versée dans l’art au moment pertinent — Quant aux antériorités, il n’est plus obligatoire que l’antériorité ait été accessible à la personne versée dans l’art au terme d’une recherche raisonnablement diligente pour qu’elle devienne pertinente pour les fins des analyses de l’évidence ou de l’antériorité — Cela dit, les connaissances qui ne peuvent être découvertes qu’au terme d’une recherche raisonnablement diligente ne sont pas, et n’ont jamais été, considérées comme faisant partie des connaissances générales courantes — La Cour fédérale a donc commis une erreur en concluant le contraire — En ce qui a trait aux résultats d’essais, la Cour fédérale a commis des erreurs manifestes et dominantes surtout dans ses conclusions sur la preuve fournie dans le témoignage de l’experte de l’appelante, ce qui a entaché l’analyse par la Cour fédérale de ces résultats d’essais.
Il s’agissait d’un appel à l’encontre d’un jugement sommaire par lequel la Cour fédérale a rejeté l’action en contrefaçon de brevet intentée par l’appelante contre les intimées. L’appelante est titulaire de deux brevets revendiquant des préparations détergentes pour le lave-vaisselle et la lessive. L’appelante a interjeté appel de ce jugement, alléguant que la Cour fédérale avait commis des erreurs en tirant la conclusion que l’affaire ne soulevait pas de véritables questions litigieuses. L’appelante a affirmé que la Cour fédérale a commis une erreur en interprétant une revendication relative à une préparation de matières comme limitant implicitement le procédé, et en parvenant à cette interprétation en se fondant sur des informations contenues dans d’autres brevets. L’appelante a également affirmé que la Cour fédérale a commis une erreur en tirant des conclusions en matière de crédibilité qui n’avaient pas leur place dans une requête en jugement sommaire et que la Cour fédérale a commis une erreur dans sa compréhension de ce qui constitue une connaissance générale courante.
Les intimées mettent au point, fabriquent et vendent des dosettes de détergent pour les lave-vaisselle. L’appelante a introduit une action contre les intimées devant la Cour fédérale pour contrefaçon des brevets canadiens numéros 2276428 et 2337069 (collectivement appelés « les brevets »). Les brevets concernent des préparations détergentes pour le lave-vaisselle et la lessive pouvant être incorporées dans un sachet fait d’un film hydrosoluble à compartiment unique, autrement dit une dosette de détergent monodose. Les revendications invoquées concernent généralement un granulé de percarbonate encapsulé ou une préparation détergente pour le lave-vaisselle contenant des granulés de percarbonate encapsulés. Le percarbonate est un agent de blanchiment qui s’oxyde dans l’eau. Deux revendications indépendantes exigent que le percarbonate soit [traduction] « encapsulé » par un [traduction] « mélange » comprenant de la carboxyméthylcellulose (CMC) et deux autres ingrédients. Les intimées ont déposé une requête en jugement sommaire, demandant que l’action en contrefaçon introduite par l’appelante soit rejetée pour absence de contrefaçon. À titre subsidiaire, elles demandaient un procès sommaire sur la question de la contrefaçon. Selon les intimées, lorsque les termes [traduction] « encapsulant » ou [traduction] « encapsule » et [traduction] « mélange » sont interprétés correctement, il est incontesté qu’il n’y a pas de contrefaçon des brevets de l’appelante, puisque les produits des intimées ne contiennent pas de CMC dans le mélange qui encapsule les granulés de percarbonate. À l’appui de leur thèse, les intimées ont déposé un témoignage d’expert. L’appelante a répondu à la requête des intimées en déposant sa propre preuve d’expert.
La Cour fédérale a déterminé que les questions soulevées dans le cadre de la requête en jugement sommaire étaient les suivantes : premièrement, quel sens doit-on donner aux expressions « mélange qui encapsule le percarbonate » et « mélange encapsulant le percarbonate »; deuxièmement, la question de savoir si un mélange contenant de la CMC encapsule les granulés de percarbonate utilisés dans les produits détergents des intimées est-elle une véritable question litigieuse? Elle a reconnu avoir généralement été réticente à rendre un jugement sommaire dans les actions en contrefaçon de brevet, en grande partie parce que ces instances reposent sur l’évaluation de la preuve d’expert et la crédibilité des témoins experts. Toutefois, elle a conclu qu’en l’espèce, il n’y avait pas de conflit important dans les témoignages d’opinion. La Cour fédérale a conclu que la personne versée dans l’art comprendrait, à partir des revendications, que la présence de CMC dans le mélange encapsulant est un élément essentiel des revendications indépendantes invoquées. La Cour fédérale a conclu que les intimées s’étaient acquittées du fardeau qui leur incombait d’établir que, selon la prépondérance des probabilités, leurs produits ne contrefaisaient pas les revendications invoquées dans les brevets et que l’appelante n’avait donc pas démontré qu’il existait une véritable question litigieuse portant sur la contrefaçon. Par conséquent, la requête en jugement sommaire des intimées a été accueillie, et l’action intentée par l’appelante a été rejetée, avec dépens.
Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en tirant des conclusions en matière de crédibilité dans le cadre d’une requête en jugement sommaire [rubrique V, au-dessus du paragraphe 75]; si elle a commis une erreur en ce qui concerne les connaissances générales courantes [rubrique VI, au-dessus du paragraphe 92]; et si elle a commis une erreur en ce qui concerne les résultats d’essais. [rubrique VII, au-dessus du paragraphe 101]
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
Un examen des principes régissant les requêtes en jugement sommaire a été fait [rubrique IV, au-dessus du paragraphe 61], notamment en ce qui concerne les questions relatives à la crédibilité des témoins experts dans le contexte de telles requêtes. [paragraphes 68 et 69] Il est établi dans la jurisprudence qu’il ne convient pas de trancher les questions de crédibilité dans le contexte d’une requête en jugement sommaire.
La Cour fédérale connaissait les principes liés aux conclusions en matière de crédibilité dans le contexte de requêtes en jugement sommaire, et les a correctement indiqués. En effet, elle a reconnu avoir généralement été réticente à rendre un jugement sommaire dans les actions en contrefaçon de brevet, en grande partie parce que ces instances reposent sur l’évaluation de la preuve d’expert et la crédibilité des témoins experts. La Cour fédérale a néanmoins poursuivi en affirmant qu’il n’y avait pas de conflit important dans les témoignages d’opinion en l’espèce et que l’experte des intimées était le seul témoin ayant fourni une interprétation éclairée et téléologique des termes en question du point de vue d’une personne versée dans l’art. La Cour fédérale a de plus indiqué que le témoignage de l’experte des intimées sur les connaissances générales courantes n’était pas contesté. Elle a conclu qu’on ne pouvait pas en dire de même des éléments de preuve présentés par l’experte de l’appelante. Malgré sa compétence et son expertise solides, la Cour fédérale a estimé que son témoignage était « insuffisant et problématique à bien des égards ». La Cour fédérale a donc conclu que l’experte de l’appelante n’avait pas fourni des avis justes, objectifs et non partisans, ce qui a fini par entacher l’ensemble de son témoignage, faisant en sorte que la Cour fédérale n’a accordé que peu, voire aucun, poids à son témoignage. Étant donné le rejet, dans son ensemble, du témoignage de l’experte de l’appelante, elle a indiqué qu’il ne lui restait par conséquent que le témoignage d’opinion de l’experte des intimées et sa décision a donc reposé sur ce témoignage. L’évaluation par la Cour fédérale de la crédibilité de l’experte de l’appelante et le rejet de l’ensemble de son témoignage soulevaient certains problèmes. Elle a souligné que l’experte avait dû se présenter deux fois pour un contre-interrogatoire, et que l’avocat de l’appelante avait soulevé de nombreuses objections répétées alors que l’avocat des intimées tentait de contre-interroger l’experte. Bien que la Cour fédérale ait résumé avec exactitude ce qui s’est passé à ce moment-là, elle n’a pas établi comment la conduite de l’avocat aurait pu avoir un effet négatif sur la crédibilité de l’experte. De plus, la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle l’experte de l’appelante a mal compris son rôle en tant que témoin indépendant et s’est conduite comme une défenseure plutôt que comme une experte neutre et objective semblait reposer, du moins dans une certaine mesure, sur l’attitude combative de l’avocat de l’appelante lors de la première journée du contre-interrogatoire de l’experte. Un examen de la transcription de son contre-interrogatoire laissait croire à d’autres interprétations possibles de son témoignage. En fait, il est très difficile de conclure à une attitude hostile de la part d’un témoin à partir de la simple relecture d’une transcription, en l’absence de toute possibilité d’évaluer son témoignage de vive voix. La Cour fédérale a donc commis une erreur manifeste et dominante en tirant les conclusions négatives en matière de crédibilité en question quant au témoignage de l’experte de l’appelante à partir de la transcription de son témoignage, et en s’appuyant sur ces conclusions pour trancher l’affaire. Même si le sujet de la contrefaçon de brevets ne déborde pas, par définition, le cadre des jugements sommaires, il a tendance à soulever des questions de fait et de droit complexes qu’il est habituellement préférable de n’examiner qu’au procès. Cette question était déterminante quant à l’issue de l’appel, mais d’autres erreurs ont été commises.
En ce qui concerne les connaissances générales courantes la Cour fédérale a affirmé que les connaissances générales courantes sont les connaissances que possède en général la personne versée dans l’art au moment pertinent et comprennent ce que la personne versée dans l’art peut raisonnablement savoir et être en mesure de découvrir. Cet exposé du droit était exact, du moins dans la mesure où les connaissances générales courantes incluent ce que la personne versée dans l’art peut raisonnablement savoir. Toutefois, la Cour fédérale a poursuivi en affirmant que la Cour doit évaluer les connaissances que la personne versée dans l’art aurait obtenues au terme d’une recherche raisonnablement diligente menée à l’aide des moyens disponibles au moment pertinent. Les connaissances générales courantes n’englobent pas la totalité de l’information relevant du domaine public, mais désignent les connaissances que possède généralement une personne versée dans l’art au moment considéré. En ce qui concerne les antériorités, la Cour a déjà affirmé qu’elles s’entendent de l’ensemble du savoir dans le domaine du brevet en cause. Elles comprennent tout enseignement accessible au public, aussi obscur ou peu accepté soit-il. Les antériorités sont utilisées à des fins précises dans le droit des brevets, tandis que les connaissances générales courantes déterminent la manière avec laquelle la personne versée dans l’art va interpréter les revendications et les mémoires descriptifs. L’exigence concernant la recherche raisonnablement diligente a été appliquée — non en ce qui concerne la définition des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art —, mais plutôt en ce qui concerne la possibilité de découvrir l’antériorité pertinente pour les fins des analyses de l’évidence ou de l’antériorité, une approche qui a été remise en question. Ainsi, il n’est plus obligatoire que l’antériorité ait été accessible à la personne versée dans l’art au terme d’une recherche raisonnablement diligente pour qu’elle devienne pertinente pour les fins des analyses de l’évidence ou de l’antériorité. Cela dit, les connaissances qui ne peuvent être découvertes qu’au terme d’une recherche raisonnablement diligente ne sont pas, et n’ont jamais été, considérées comme faisant partie des connaissances générales courantes. La Cour fédérale a donc commis une erreur en concluant le contraire.
Sur la question des résultats d’essais [rubrique VII, au-dessus du paragraphe, l’analyse de la Cour fédérale à cet égard contenait une erreur manifeste et dominante. L’experte des intimées a offert un témoignage concernant les analyses à l’anthrone qu’elle a dû effectuer pour déterminer si de la CMC était présente dans les matières premières de percarbonate fournies aux intimées par des tiers et dans le mélange qui encapsule le percarbonate dans les préparations détergentes des intimées. L’experte des intimées a affirmé que ces essais démontraient que les matières premières de percarbonate fournies aux intimées par des tiers ne contenaient pas de CMC dans leur enrobage d’encapsulation. Le témoignage de l’experte des intimées sur ce point a été contesté par l’un des experts de l’appelante, qui a fortement critiqué son utilisation de la méthode d’essai à l’anthrone, et sa conclusion selon laquelle il n’y avait pas de CMC détectable dans les matières premières de percarbonate enrobé achetées par les intimées. Selon l’expert de l’appelante, la méthode à l’anthrone utilisée par l’experte des intimées était désuète, et a été largement remplacée par des techniques plus précises et plus sensibles capables de détecter de plus faibles niveaux de CMC dans un mélange; point qu’a concédé l’experte des intimées. La Cour fédérale a rejeté le témoignage de l’expert de l’appelante au motif que son expérience se résumait à celle d’un chimiste analytique pour des clients de l’industrie pharmaceutique, qu’il n’avait aucune expérience de la formulation de détergents et n’avait par conséquent pas donné un avis du point de vue de la personne versée dans l’art des brevets. Cette conclusion posait plusieurs problèmes. Premièrement, cet expert ne proposait pas une interprétation des revendications des brevets, tâche entreprise du point de vue de la personne versée dans l’art. Il fournissait un témoignage d’expert sur la question de la contrefaçon, une question de fait. Un second problème avec cette conclusion avait trait au manque d’expérience de l’expert dans l’industrie des détergents. Bien que les essais dans l’industrie pharmaceutique puissent être menés suivant une norme plus rigoureuse que ceux d’autres industries, il n’y avait d’aucun élément de preuve selon lequel les procédés et méthodes d’essai de chimie analytique utilisés dans l’industrie pharmaceutique différaient en réalité des procédés et méthodes d’essai de chimie analytique utilisés dans l’industrie des détergents. Enfin, l’analyse de la Cour fédérale concernant les résultats d’essais contenait des erreurs manifestes et dominantes.
En conclusion, la décision de la Cour fédérale par laquelle elle a accordé un jugement sommaire aux intimées a été annulée. Comme il existait une ou plusieurs véritables questions litigieuses, et rendant l’ordonnance qu’aurait dû rendre la Cour fédérale, la requête en jugement sommaire des intimées a été annulée et il a été ordonné que la présente affaire soit instruite.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 28.3.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7.
Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133.
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Milano Pizza Ltd. c. 6034799 Canada Inc., 2018 FC 1112; Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265; Mylan Pharmaceuticals ULC c. Eli Lilly Canada Inc., 2016 CAF 119, [2017] 2 R.C.F. 280.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Apotex Inc. c. Syntex Pharmaceuticals International Ltd. [1998], A.C.F. no 537 (QL); Eli Lilly and Company c. Apotex Inc., 2009 CF 991; Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2020 CAF 30.
DÉCISIONS MENTIONNÉES :
Apotex Inc. c. AstraZeneca Canada Inc., 2017 CAF 9; ViiV Healthcare Company c. Gilead Sciences Canada, Inc., 2021 CAF 122, [2021] 4 R.C.F. 289; CanMar Foods Ltd. c. TA Foods Ltd., 2021 CAF 7, [2021] 1 R.C.F. 799; Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; Manitoba. c. Canada, 2015 CAF 57; F. Von Langsdorff Licensing Ltd. c. S.F. Concrete Technology, Inc., 1999 CanLII 7912 (C.F.); Kirkbi Ag c. Ritvik Holdings Inc., 1998 CanLII 8100 (C.F.); TPG Technology Consulting Ltd c. Canada, 2013 CAF 183, [2014] 1 R.C.F. F-11; Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Apotex Inc., 2009 CF 676; Lundbeck Canada Inc. c. Canada (Santé), 2009 CF 146; Teva Canada Innovation c. Apotex Inc., 2014 CF 1070; Apotex Inc. c. Shire LLC, 2017 CF 139; Amgen Canada Inc. c. Apotex Inc., 2015 CF 1261; Novartis Pharmaceuticals Canada Inc. c. Apotex Inc., 2013 CF 142; AB Hassle c. Apotex Inc., 2002 CFPI 931; AB Hassle c. Apotex Inc., 2001 CFPI 530; Pfizer Canada Inc. c. Amgen Inc., 2019 CAF 249, [2019] 3 R.F.C. F-13; Newman c. Canada, 2016 CAF 213, [2017] 2 R.C.F. F-2; Suntec Environmental Inc. c. Trojan Technologies Inc., 2004 CAF 140, [2005] 1 R.C.F. F-46; MacNeil c. Canada, 2004 CAF 50, [2004] 3 R.C.F. 3; Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd., [1996] 2 CF 853 (1re inst.); Apotex Inc. c. Merck & Co. Inc., 2004 CF 314, [2005] 1 R.C.F. F-13, conf. par 2004 CAF 298, [2005] 4 R.F.C. F-6; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Uponor AB c. Heatlink Group Inc., 2016 CF 320; Bell Helicopter Textron Canada Limitée c. Eurocopter, société par actions simplifiée, 2013 CAF 219; Leo Pharma Inc. c. Teva Canada Limited, 2015 CF 1237, conf. par 2017 CAF 50; General Tire & Rubber Co. v. Firestone Tyre & Rubber Co. Ltd., [1972] R.P.C. 457; British Acoustic Films Ltd. v. Nettlefold Productions Ltd. (1936), 53 R.P.C. 221; E. Mishan & Sons, Inc. c. Supertek Canada Inc., 2015 CAF 163; Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504.
DOCTRINE CITÉE
Résumé de l’étude d’impact de la réglementation. Règlement de 2017 modifiant le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), 2017, Gazette du Canada, 2017.I.3316.
APPEL à l’encontre d’une décision par laquelle la Cour fédérale (2020 CF 644) a rendu un jugement sommaire rejetant l’action en contrefaçon de brevet intentée contre les intimées. Appel accueilli.
ONT COMPARU :
Andrew R. Brodkin et Jordan Scopa pour l’appelante.
Ronald E. Dimock, Laurent Massam et Harvey Lim pour les intimées.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Goodmans LLP, Toronto, pour l’appelante.
Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l., Toronto, pour les intimées.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] La juge Mactavish, J.C.A. : GEMAK TRUST (GEMAK) est la titulaire de deux brevets revendiquant des préparations détergentes pour le lave-vaisselle et la lessive. Dans une décision portant le numéro de référence 2020 CF 644, la Cour fédérale a rendu un jugement sommaire par lequel elle a rejeté l’action en contrefaçon de brevet intentée par GEMAK contre Jempak Corporation et Jempak GK Inc. (collectivement, Jempak). GEMAK interjette appel de ce jugement, alléguant que la Cour fédérale a commis des erreurs en tirant la conclusion que l’affaire ne soulevait pas de véritables questions litigieuses.
[2] Entre autres choses, GEMAK affirme que la Cour fédérale a commis une erreur en interprétant une revendication relative à une préparation de matières comme limitant implicitement le procédé, et en parvenant à cette interprétation en se fondant sur des informations contenues dans d’autres brevets.
[3] GEMAK affirme également que la Cour fédérale a commis une erreur en tirant des conclusions en matière de crédibilité qui n’avaient pas leur place dans une requête en jugement sommaire.
[4] GEMAK soutient en outre que la Cour fédérale a commis une erreur dans sa compréhension de ce qui constitue une connaissance générale courante, et en rejetant les éléments de preuve présentés par GEMAK pour réfuter les résultats d’essais déposés en preuve par Jempak pour démontrer l’absence de contrefaçon. La Cour a rejeté les éléments de preuve présentés par GEMAK au motif qu’il ne s’agissait pas de témoignages offerts par un témoin correspondant à la description de la personne versée dans l’art à qui s’adressaient les brevets en cause.
[5] GEMAK interjette également appel de l’adjudication des dépens faite par la Cour fédérale en faveur de Jempak.
[6] Il n’est pas nécessaire de traiter de tous les arguments de GEMAK, même si le silence de la Cour sur ces questions ne doit pas être interprété comme une acceptation ou un rejet de ces arguments. Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la Cour fédérale a bien commis une erreur en tirant à tort des conclusions en matière de crédibilité dans le cadre d’une requête en jugement sommaire. Ces conclusions ont influé sur l’appréciation faite par la Cour des éléments de preuve qui lui avaient été présentés, et plus précisément, des témoignages concernant l’interprétation de l’expression [traduction] « mélange encapsulant » sur laquelle repose la conclusion d’absence de contrefaçon qu’a tirée la Cour fédérale. La conclusion de notre Cour sur cette question est donc déterminante quant à l’issue de l’appel.
[7] Toutefois, la Cour fédérale a également commis une erreur dans sa compréhension de ce qui constitue des « connaissances générales courantes », et dans son évaluation des éléments de preuve portant sur les essais réalisés sur les produits détergents de Jempak. En conséquence, j’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement rendu par la Cour fédérale, et j’ordonnerais que la présente affaire soit instruite.
[8] Compte tenu de l’issue proposée quant à l’appel principal, j’accueillerais également l’appel à l’encontre de l’adjudication des dépens faite par la Cour fédérale, et j’accorderais à GEMAK ses dépens devant notre Cour et devant la Cour fédérale, en plus des intérêts sur les sommes versées par GEMAK à Jempak en réponse à l’adjudication des dépens faite par la Cour fédérale.
I. Contexte
[9] Jempak met au point, fabrique et vend des dosettes de détergent pour les lave-vaisselle. GEMAK est la titulaire de deux brevets revendiquant des préparations détergentes pour le lave-vaisselle et la lessive.
[10] En juillet 2018, GEMAK a introduit une action contre Jempak devant la Cour fédérale pour contrefaçon des brevets canadiens nos 2276428 et 2337069 (collectivement appelés « les brevets »). Les brevets concernent des préparations détergentes pour le lave-vaisselle et la lessive pouvant être incorporées dans un sachet fait d’un film hydrosoluble à compartiment unique, autrement dit une dosette de détergent monodose. Les revendications invoquées concernent généralement un granulé de percarbonate encapsulé ou une préparation détergente pour le lave-vaisselle contenant des granulés de percarbonate encapsulés. Le percarbonate est un agent de blanchiment qui s’oxyde dans l’eau.
[11] Deux revendications indépendantes exigent que le percarbonate soit [traduction] « encapsulé » par un [traduction] « mélange » comprenant de la carboxyméthylcellulose (CMC) et deux autres ingrédients. Plus précisément, la revendication 1 du brevet ′069 est libellée de la façon suivante [au paragraphe 13]:
[traduction] Préparation détergente comprenant du percarbonate granulé et un mélange qui encapsule le percarbonate, le mélange étant constitué de sulfate, de carboxyméthylcellulose et d’un tensioactif non ionique, ladite préparation comprenant entre 1 % et 15 % de percarbonate, et ladite préparation détergente comprenant en outre du métasilicate de sodium et ne comprenant pas de zéolite, de perborate ou de phosphate, ladite préparation étant formulée pour être conservée pendant au moins neuf mois dans un emballage en film PVA hydrosoluble (non souligné dans l’original).
[12] La revendication 10 du brevet ′428 est libellée de la façon suivante [au paragraphe 14]:
[traduction] Granulé de percarbonate encapsulé destiné à être utilisé dans les produits détergents pouvant être conservés dans un emballage en film PVA, le granule comprenant du percarbonate et un mélange encapsulant le percarbonate, dans lequel le mélange comprend un sulfate, de la carboxyméthylcellulose et un tensioactif non ionique (non souligné dans l’original).
II. Requête en jugement sommaire déposée par Jempak
[13] Jempak a déposé une requête en jugement sommaire, demandant que l’action en contrefaçon introduite par GEMAK soit rejetée pour absence de contrefaçon. À titre subsidiaire, elle demandait un procès sommaire sur la question de la contrefaçon.
[14] Selon Jempak, lorsque les termes [traduction] « encapsulant » ou [traduction] « encapsule » et [traduction] « mélange » sont interprétés correctement, il est incontesté qu’il n’y a pas de contrefaçon des brevets de GEMAK, puisque les produits de Jempak ne contiennent pas de CMC dans le mélange qui encapsule les granulés de percarbonate.
[15] Pour appuyer sa thèse, Jempak a déposé le témoignage d’expert de Mme Heliana Kola, une consultante dans le domaine de la formulation de détergents et de la chimie. Mme Kola est titulaire d’un doctorat en chimie, et travaille dans le domaine des détergents depuis 20 ans.
[16] GEMAK a répondu à la requête de Jempak en déposant les témoignages d’experts de M. Patrick Tishmack, de Mme Gayle Frankenbach et de M. Colin Nuckolls. M. Tishmack est titulaire d’un doctorat en chimie-biochimie, et il supervise toutes les activités d’AMRI, un laboratoire d’essais de chimie analytique. Mme Frankenbach est titulaire d’un doctorat en chimie organique physique et travaille à titre de scientifique dans le domaine de la recherche et du développement de détergents chez Procter & Gamble depuis plus de 27 ans. M. Nuckolls est titulaire d’un doctorat en chimie et est professeur à l’Université Columbia, où il a agi à titre de chef du département de chimie.
[17] Mme Kola et Mme Frankenbach ont chacune fourni un témoignage concernant l’interprétation des revendications des brevets en litige dans la présente instance, les caractéristiques de la personne versée dans l’art, et les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art.
[18] Il n’y avait pas de différend notable entre les experts concernant les caractéristiques de la personne versée dans l’art. Même si Mme Frankenbach n’était pas entièrement d’accord avec la description qu’a faite Mme Kola de la personne versée dans l’art, elle a affirmé que son opinion ne changerait pas même si l’on devait adopter la description donnée par Mme Kola. Comme l’a conclu la Cour fédérale, la personne versée dans l’art « est une personne détenant au moins un B.Sc. en chimie et deux à trois ans d’expérience pratique en formulations de détergents, ou une personne ayant au moins huit ans d’expérience en formulations de détergents » [au paragraphe 96].
[19] Les deux experts étaient également passablement d’accord quant aux connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art. À cet égard, Mme Kola a affirmé que les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art comprenaient des connaissances préalables sur les tensioactifs, les adjuvants, les agents de blanchiment, les enzymes et les charges — tous des ingrédients utilisés dans les détergents pour lave-vaisselle automatiques.
[20] Mme Kola a en outre affirmé que le percarbonate est un agent de blanchiment courant qui est utilisé dans les détergents pour lave-vaisselle, et qui est susceptible de se décomposer lorsqu’il est exposé à l’humidité. Elle a également affirmé que l’acide éthylènediaminetétraacétique (ou EDTA) est un activateur courant utilisé dans les détergents pour lave-vaisselle, et qu’il est très sensible et se dégrade rapidement lorsqu’il est mélangé aux ingrédients solides d’un détergent. Mme Kola a en outre souligné que [***] de Jempak est acheté avec un enrobage contenant de la CMC.
[21] Enfin, Mme Kola a affirmé que les enzymes constituent un élément courant des détergents pour lave-vaisselle qui accélèrent et améliorent le procédé de nettoyage, mais qu’ils se dégradent avec le temps, surtout lorsqu’ils sont en contact avec les ingrédients des détergents.
[22] Selon Mme Kola, la personne versée dans l’art comprendrait également que l’encapsulation du percarbonate, de la manière décrite dans les brevets, nécessite un processus d’encapsulation, qu’on ne pourrait réaliser en se contentant de mélanger à sec le percarbonate et l’ingrédient d’encapsulation. L’encapsulation d’un ingrédient nécessite une réaction physique rendue possible par des liants ou des agents mouillants, et se produit en présence du mélange d’encapsulation et de l’ingrédient à encapsuler uniquement.
[23] Mme Frankenbach s’est dite d’accord « en général » avec le résumé fait par Mme Kola des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art. Toutefois, elle s’est dite en désaccord avec l’affirmation de Mme Kola, selon laquelle l’encapsulation du percarbonate, de la manière décrite dans les brevets, nécessite un processus d’encapsulation, qu’on ne pourrait réaliser en se contentant de mélanger à sec des ingrédients bruts.
[24] Mme Frankenbach a souligné qu’il était généralement connu que les particules d’EDTA et les granulés de percarbonate encapsulés ont une texture rugueuse, inégale, poreuse, ce qui les rend sensibles à l’humidité (c.-à-d. à l’humidité contenue dans l’air ou l’eau ajoutée). Cette humidité fait que les particules deviennent collantes et adhèrent aux matériaux entrant en contact avec ces dernières, ou y laissent des résidus, et l’agitation du mélange se produisant durant le procédé de fabrication peut accroître la probabilité de ce comportement d’adhérence.
[25] Mme Frankenbach a en outre affirmé que les particules d’EDTA sont friables, ce qui signifie qu’elles peuvent se désagréger durant le traitement, et que la CMC peut ainsi être transférée sur d’autres particules, comme les granulés de percarbonate.
[26] En ce qui concerne l’interprétation de la revendication 1 du brevet ′069 et de la revendication 10 du brevet ′428, les seules expressions figurant dans les revendications invoquées qui devaient être interprétées étaient [traduction] « un mélange encapsulant un percarbonate » et [traduction] « un mélange qui encapsule le percarbonate ».
[27] Mme Kola et Mme Frankenbach ont convenu que la personne versée dans l’art comprendrait que les expressions « un mélange encapsulant un percarbonate » et « un mélange qui encapsule le percarbonate » (expressions qui ont la même signification et sont utilisées de manière interchangeable) font référence à un mélange qui protège le percarbonate et l’empêche de se décomposer avant qu’il ne soit activé dans le lave-vaisselle. Les parties ont en outre convenu que les revendications pertinentes des brevets concernaient les préparations plutôt que les procédés.
[28] Toutefois, Mme Kola et Mme Frankenbach n’étaient pas d’accord sur la question de savoir si le « mélange encapsulant un percarbonate » et le « mélange qui encapsule le percarbonate » exigeaient que l’enrobage des perles de percarbonate constitue « une barrière uniforme et complète autour du percarbonate de sodium » [au paragraphe 117]. Mme Frankenbach n’était pas d’accord avec cette idée, dans la mesure où c’était bien là ce qu’affirmait Mme Kola.
[29] Mme Kola a affirmé que la CMC dans le mélange encapsulant le percarbonate était essentielle au bon fonctionnement des inventions des brevets, et constituait un élément essentiel des revendications invoquées. Même si Mme Frankenbach n’était pas explicitement d’accord avec cette proposition, elle s’est dite prête à l’accepter pour les fins de la requête.
[30] De plus, Mme Kola a affirmé que [traduction] « l’encapsulation [...] assure la stabilité du percarbonate et l’empêche de se décomposer prématurément avant son utilisation », et que [traduction] « les mélanges d’encapsulation sont habituellement très solubles dans l’eau, de telle sorte que l’ingrédient actif puisse être rapidement activé au contact de l’eau durant le lavage automatique de la vaisselle ». Mme Kola a de plus indiqué que [traduction] « la CMC qui est présente dans le mélange encapsulant le percarbonate agit comme une barrière sélective le protégeant de l’humidité du détergent et empêchant l’eau d’entrer en contact avec le percarbonate ».
[31] Selon Mme Frankenbach, le mélange encapsulant n’a pas besoin de constituer « une barrière uniforme et complète autour du percarbonate de sodium », comme on l’a souligné un peu plus tôt.
[32] Mme Frankenbach a également affirmé que le libellé des revendications [traduction] « n’exige pas de quantités ou de fonctions particulières des composants requis dans le mélange », y compris la CMC. De l’avis de Mme Frankenbach, un granulé « encapsulé » est [traduction] « un granulé où les ingrédients autres que le percarbonate entourent et protègent le percarbonate ». Mme Frankenbach a en outre affirmé qu’à son avis, [traduction] « un mélange encapsulant le percarbonate » pourrait inclure du matériel transféré au mélange encapsulant après l’ajout du percarbonate à la préparation détergente.
[33] En contre-interrogatoire, Mme Frankenbach a rejeté l’idée avancée par l’avocat des intimées, selon laquelle la personne versée dans l’art comprendrait que les composants du mélange encapsulant les granulés de percarbonate devaient être incorporés au mélange grâce à un procédé particulier à un moment donné. Mme Frankenbach a affirmé que les brevets n’exigent pas que les composants du mélange encapsulant soient incorporés au mélange avant que les granulés de percarbonate ne soient ajoutés à la préparation détergente.
[34] Les deux expertes étaient également en désaccord quant à la question de la contrefaçon, plus précisément quant à la question de savoir si les granulés de percarbonate de sodium dans les produits détergents de Jempak sont encapsulés dans un mélange encapsulant contenant de la CMC.
[35] Mme Kola a affirmé que, même si l’enrobage sur le [***] devait se dégrader durant le procédé de fabrication ou une fois le produit détergent emballé, la CMC présente dans ces enrobages ne serait pas incorporée à l’enrobage préexistant entourant les granulés de percarbonate. Les ingrédients provenant de la dégradation de l’enrobage demeureraient plutôt dans le détergent en vrac sous la forme d’une poudre.
[36] Mme Frankenbach n’était pas d’accord avec la conclusion de Mme Kola, affirmant que Mme Kola avait omis de tenir compte de plusieurs étapes dans le procédé de fabrication qui introduiraient le [***] dans les produits de Jempak et rendraient l’enrobage autour du percarbonate et du [***] plus adhérents. Mme Frankenbach a également affirmé que Mme Kola avait en outre omis de tenir compte du caractère friable de [***].
[37] Selon Mme Frankenbach, la CMC provenant de [***] contenu dans les produits de Jempak ou provenant d’autres sources est transférée aux perles de percarbonate durant le procédé de fabrication, et devient partie intégrante du mélange qui encapsule le percarbonate. En conséquence, Mme Frankenbach était d’avis que les produits détergents de Jempak contiennent un mélange encapsulant contenant de la CMC.
[38] Mme Kola a été chargée de mettre au point une méthode d’analyse et de diriger des analyses basées sur cette méthode afin de déterminer si le percarbonate acheté par Jempak et ses formulations de détergent comprennent un [traduction] « mélange qui encapsule le percarbonate » contenant de la CMC, comme revendiqué dans les brevets ′428 et ′069.
[39] Mme Kola a fourni des éléments de preuve concernant les analyses à l’anthrone qu’elle a menées pour déterminer s’il y avait de la CMC dans le mélange qui encapsule les perles de percarbonate dans les préparations détergentes de Jempak ou dans les matières premières qu’elle achète. Mme Kola a affirmé que ces analyses démontraient que les matières premières de percarbonate fournies à Jempak par des tiers ne contenaient pas de CMC détectable dans leur enrobage. Un agent du fournisseur de percarbonate de Jempak a confirmé que le percarbonate encapsulé vendu à Jempak ne contenait pas de CMC dans sa formule, ni dans son enrobage protecteur.
[40] Tout en reconnaissant que les préparations détergentes commercialisées par Jempak contenaient bien de la CMC, Mme Kola a affirmé que la CMC dans les préparations détergentes de Jempak provient de l’enrobage de [***] et de [***], et non de l’enrobage entourant le percarbonate. Comme je l’ai souligné plus tôt, l’EDTA est un agent de blanchiment qui est activé par l’humidité.
[41] Mme Frankenbach a examiné les renseignements fournis par Jempak concernant la composition de ses granulés de percarbonate (et de ses préparations détergentes) et a souligné que le percarbonate utilisé par Jempak est constitué de [***]. Mme Frankenbach a en outre souligné que le [***] de Jempak contient de la [***] CMC, le [***] étant un aggloméré dans lequel la CMC agit comme un agent agglutinant, et que les préparations détergentes de Jempak contiennent du [***], qui contient souvent de la CMC.
[42] D’après son examen de la manière avec laquelle Jempak fabrique et emmagasine ses préparations détergentes, et en raison de l’exposition importante des préparations à [***], Mme Frankenbach a conclu que la CMC dans le [***] ou le [***] est transférée aux granulés de percarbonate de sodium encapsulés présents dans les préparations détergentes de Jempak et y adhère.
[43] Mme Frankenbach a demandé qu’une expérience de transfert soit menée, laquelle a montré que l’exposition du [***] et du percarbonate de sodium à l’humidité et le mélange des particules entraînaient un transfert visible de [***] au percarbonate de sodiuM. Ainsi, il n’était pas difficile à Mme Frankenbach de conclure que la CMC est transférée du [***] (ou des autres composants contenant de la CMC) au percarbonate de sodium dans les produits détergents de Jempak, et devient ainsi partie intégrante du mélange qui encapsule les granulés de percarbonate de sodium, contrefaisant ainsi les brevets de GEMAK.
[44] M. Tishmack a fourni des éléments de preuve indiquant que les méthodes d’essai utilisées par Mme Kola étaient désuètes, et qu’elles ont été largement remplacées par des techniques plus précises et plus sensibles capables de détecter de plus faibles niveaux de CMC dans un mélange. En fait, Mme Kola a reconnu en contre-interrogatoire qu’il existe maintenant des méthodes d’essai qui sont plus sensibles que les méthodes auxquelles elle a eu recours pour détecter la présence de CMC dans le mélange qui encapsule le percarbonate dans les préparations détergentes de Jempak.
[45] M. Tishmack a aussi souligné que certains composés (comme le [***]) connus pour être présents en quantités importantes dans les produits détergents de Jempak auraient dû entrer en réaction dans les analyses à l’anthrone de Mme Kola, mais ne l’ont pas fait. Selon M. Tishmack, cela démontrait le manque de sensibilité des méthodes d’essai employées par Mme Kola, et que ses conclusions concernant l’absence de CMC dans les préparations détergentes de Jempak étaient sans fondement.
[46] GEMAK a demandé à M. Nuckolls de mettre au point une méthode pour identifier les perles de percarbonate présentes dans les produits détergents pour lave-vaisselle de Jempak, et de les analyser afin de déterminer si la CMC entourait le noyau de percarbonate. M. Nuckolls a utilisé des techniques de chimie analytique modernes, comme la spectroscopie Raman et la chromatographie en phase liquide couplée à la spectrométrie de masse, pour tester les préparations détergentes de Jempak. D’après cet essai, M. Nuckolls a conclu que les produits détergents monodose pour lave-vaisselle de Jempak [traduction] « contiennent des perles de percarbonate de sodium dont le noyau de percarbonate est entouré de [CMC] » [au paragraphe 130].
III. La décision de la Cour fédérale
[47] La Cour fédérale a déterminé que les questions soulevées dans le cadre de la requête en jugement sommaire étaient les suivantes : premièrement, quel sens doit-on donner aux expressions « mélange qui encapsule le percarbonate » et « mélange encapsulant le percarbonate »?; deuxièmement, la question de savoir si un mélange contenant de la CMC encapsule les granulés de percarbonate utilisés dans les produits détergents de Jempak est-elle une véritable question litigieuse?
[48] La Cour fédérale a reconnu avoir généralement été réticente à rendre un jugement sommaire dans les actions en contrefaçon de brevet, en grande partie parce que ces instances reposent sur l’évaluation de la preuve d’expert et la crédibilité des témoins experts. Toutefois, elle a conclu qu’en l’espèce, il n’y avait pas de conflit important dans les témoignages d’opinion. Selon la Cour fédérale, Mme Kola a été le seul témoin à fournir une interprétation éclairée et téléologique de la revendication en question, du point de vue d’une personne versée dans l’art, et son témoignage sur les connaissances générales courantes n’a pas été contesté.
[49] La Cour fédérale a conclu que la personne versée dans l’art comprendrait, à partir des revendications, que la présence de CMC dans le mélange encapsulant est un élément essentiel des revendications indépendantes invoquées. Elle a de plus conclu que les brevets apprennent à la personne versée dans l’art à encapsuler le percarbonate avant son ajout à la préparation détergente. Bien qu’elle ait conclu que le moment de l’encapsulation du percarbonate par un mélange d’ingrédients soit une question clé, la Cour fédérale a affirmé qu’aucun des experts de GEMAK n’avait interprété le terme « encapsuler » ou même pris en compte les brevets dans la préparation de leurs affidavits en réponse. Selon la Cour fédérale, GEMAK « a plutôt choisi de se réfugier derrière des arguments selon lesquels Jempak ne s’est pas acquittée de son fardeau » [au paragraphe 5].
[50] La Cour fédérale a choisi de ne pas étudier l’argument de GEMAK selon lequel l’interprétation proposée par Jempak des revendications pertinentes exigeait l’inclusion de limites quant au procédé et au temps dans les revendications relatives au produit, argument dont elle avait l’obligation de tenir compte selon GEMAK : Apotex Inc. c. AstraZeneca Canada Inc., 2017 CAF 9, au paragraphe 44.
[51] GEMAK avait proposé l’interprétation suivante concernant les termes en question : [traduction] « [u]n mélange de substances qui enrobe et protège le percarbonate et l’empêche de se décomposer avant qu’il ne soit activé dans le lave-vaisselle » [au paragraphe 120]; cette interprétation couvrirait l’incorporation de la CMC dans un enrobage de percarbonate préexistant. Autrement dit, GEMAK soutenait que les revendications portent sur un granulé de percarbonate sans CMC dans l’enrobage protecteur qui est ensuite mélangé dans une formulation détergente avec la CMC présente comme composant d’autres ingrédients, où la CMC se combine alors avec le granulé de percarbonate, y adhère ou l’entoure.
[52] La Cour fédérale a rejeté l’interprétation proposée par GEMAK, tirant la conclusion que le libellé des revendications et la divulgation du brevet ′428 portent à croire que l’encapsulation du percarbonate se produit avant l’ajout du percarbonate encapsulé au mélange de détergent en vrac. Le mélange encapsulant est donc un mélange unique, plutôt que des ingrédients ajoutés pour protéger ou enrober le percarbonate à différents stades de la formulation du détergent.
[53] Selon la Cour fédérale, la personne versée dans l’art comprendrait que l’encapsulation du percarbonate, de la manière envisagée par les brevets, nécessite une combinaison ou un mélange minutieux des ingrédients d’encapsulation dans un procédé d’encapsulation. La personne versée dans l’art comprendrait également que l’encapsulation ne peut pas être réalisée par un mélange à sec des ingrédients bruts et nécessite une réaction physique rendue possible par des liants ou des agents mouillants et qui n’est réalisée qu’en présence du mélange d’encapsulation et du granulé à encapsuler. En d’autres mots, l’encapsulation fait référence à un enrobage protecteur (un mélange) qui est appliqué sur le percarbonate pendant sa fabrication pour maintenir la stabilité du percarbonate et l’empêcher de se décomposer prématurément avant son utilisation.
[54] Pour en arriver à cette conclusion, la Cour fédérale a rejeté le témoignage de Mme Frankenbach dans sa totalité.
[55] La Cour fédérale a affirmé que Mme Frankenbach avait admis en contre-interrogatoire qu’elle n’avait pas tenu compte des connaissances générales courantes quand elle a examiné le libellé des revendications et qu’elle s’était seulement penchée sur les brevets, ce qui soulevait la question de savoir comment elle aurait acquis les connaissances nécessaires pour se prononcer sur la manière dont la personne versée dans l’art comprendrait les revendications. Cela a également miné son opinion selon laquelle les granulés de percarbonate de sodium dans les produits détergents de Jempak contiennent un mélange encapsulant qui comprend de la CMC.
[56] Plus précisément, la Cour fédérale a conclu que « Mme Frankenbach a mal compris son rôle en tant que témoin indépendant [et qu’] [e]lle s’est conduite comme une défenseure plutôt que comme une experte neutre et objective tentant d’aider la Cour » [au paragraphe 110]. La Cour fédérale a donc conclu que « Mme Frankenbach n’a pas fourni des avis justes, objectifs et non partisans, ce qui a fini par entacher l’ensemble de son témoignage » [au paragraphe 110]. En conséquence, la Cour fédérale n’a accordé que peu de poids, voire aucun poids, à son témoignage, ne laissant à la Cour que le témoignage de Mme Kola.
[57] En ce qui concerne la question de la contrefaçon, la Cour fédérale a conclu que les critiques exprimées par M. Tishmack à propos de la méthode de Mme Kola étaient sans fondement, et étaient basées sur son « expérience rigoureuse » en tant que chimiste analytique pour des clients de l’industrie pharmaceutique. La Cour fédérale a de plus conclu qu’il n’avait aucune expérience en formulations de détergents et n’avait pas « donné d’avis du point de vue de la personne versée dans l’art des brevets » [au paragraphe 129].
[58] En ce qui concerne le témoignage de M. Nuckolls, selon lequel les produits détergents monodose pour lave-vaisselle de Jempak [traduction] « contiennent des perles de percarbonate de sodium dont le noyau de percarbonate est entouré de [CMC] » [au paragraphe 130], la Cour fédérale a souligné qu’il avait concédé, lors du contre-interrogatoire, que son analyse d’essai consistait à dissoudre les perles de percarbonate de Jempak. Une fois les échantillons dissous, il n’y avait aucune façon de conclure à quel endroit la CMC détectée se trouvait sur l’échantillon. Son témoignage établissait simplement que la CMC était présente sur ou autour des granulés de percarbonate de Jempak, et n’établissait pas la présence de CMC dans le mélange d’encapsulation.
[59] La Cour fédérale a conclu que Jempak s’était acquittée du fardeau qui lui incombait d’établir que, selon la prépondérance des probabilités, ses produits ne contrefaisaient pas les revendications invoquées dans les brevets et que GEMAK n’avait donc pas démontré qu’il existait une véritable question litigieuse portant sur la contrefaçon. Par conséquent, la Cour a accueilli la requête en jugement sommaire de Jempak, et a rejeté l’action intentée par GEMAK, avec dépens.
[60] Avant d’examiner les observations des parties sur la question de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en accordant un jugement sommaire dans cette affaire, je traiterai d’abord des principes régissant les requêtes en jugement sommaire devant la Cour fédérale.
IV. Principes régissant les requêtes en jugement sommaire
[61] Je comprends que les deux parties sont d’accord avec le résumé des principes régissant les requêtes en jugement sommaire devant la Cour fédérale que j’ai donné dans la décision Milano Pizza Ltd. c. 6034799 Canada Inc., 2018 CF 1112, aux paragraphes 24 à 40 (citée avec l’approbation de notre Cour dans l’arrêt ViiV Healthcare Company c. Gilead Sciences Canada, Inc., 2021 CAF 122, [2021] 4 R.C.F. 289, au paragraphe 39 (arrêt ViiV Healthcare)).
[62] Comme je l’ai souligné dans la décision Milano, le jugement sommaire a pour objet de permettre à la Cour de statuer sommairement sur des actions qui ne devraient pas se rendre à procès, parce qu’elles ne soulèvent pas de véritable question litigieuse qui devrait donner lieu à un procès. Cela permet d’épargner ainsi les ressources judiciaires limitées et d’améliorer l’accès à la justice : voir également l’arrêt CanMar Foods Ltd. c. TA Foods Ltd., 2021 CAF 7, [2021] 1 R.C.F. 799, au paragraphe 23.
[63] Même si les règles régissant les jugements sommaires doivent recevoir une interprétation large, la procédure employée doit permettre à la Cour de dégager les faits nécessaires au règlement du litige et d’appliquer les principes juridiques pertinents aux faits établis : décision Milano, précitée, au paragraphe 29, renvoyant à l’arrêt Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87, aux paragraphes 5 et 28.
[64] La Cour suprême a affirmé qu’il n’existe aucune véritable question en litige nécessitant la tenue d’un procès lorsque la demande n’a pas de fondement juridique ou lorsque le juge dispose de la preuve nécessaire pour trancher justement et équitablement le litige : décision Milano, précitée, au paragraphe 31; arrêt Hryniak, précité, au paragraphe 66; Manitoba c. Canada, 2015 CAF 57 [Manitoba], au paragraphe 15.
[65] Les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, prévoient que, lorsqu’il existe une véritable question de fait ou de droit litigieuse nécessitant un procès, les juges peuvent tenir un procès sommaire conformément aux dispositions de l’article 216 des règles. Dans ces cas, les juges disposent de pouvoirs accrus pour trancher des questions de fait litigieuses : décision Milano, précitée, au paragraphe 32; arrêt ViiV Healthcare, précité, au paragraphe 34; arrêt Manitoba, précité, au paragraphe 16. Toutefois, même si l’avis de requête de Jempak indique que cette dernière a proposé la tenue d’un procès sommaire en lieu et place de sa requête en jugement sommaire, il semble que cette proposition n’a pas été retenue et que la requête a été débattue en fonction du dossier écrit.
[66] La question à se poser lors d’une requête en jugement sommaire n’est pas de savoir si une partie n’a aucune chance d’obtenir gain de cause au procès, mais plutôt si le succès de la demande est tellement douteux que celle‑ci ne mérite pas d’être examinée par la Cour dans le cadre d’un éventuel procès. Ainsi, les jugements sommaires ne sont pas réservés aux affaires particulièrement claires : décision Milano, précitée, au paragraphe 33.
[67] Même s’il incombe à la partie requérante de démontrer qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse, les parties qui répondent à des requêtes en jugement sommaire sont également tenues de « présenter leurs meilleurs arguments » dans leur réponse : décision Milano, précitée, au paragraphe 34; F. Von Langsdorff Licensing Ltd. c. S.F. Concrete Technology, Inc., 1999 CanLII 7912 (C.F.), aux paragraphes 12 et 27. Selon certains, il en découle qu’une partie intimée est contrainte de « jouer atout ou risquer de perdre » : décision Milano, précitée, au paragraphe 35, renvoyant à la décision Kirkbi Ag c. Ritvik Holdings Inc., 1998 CanLII 8100 (C.F.), au paragraphe 18.
[68] Il est de jurisprudence constante que le tribunal saisi d’une requête en jugement sommaire ne doit pas se prononcer sur les questions de crédibilité. En règle générale, le juge qui entend et observe le témoignage principal et le contre‑interrogatoire des témoins est mieux à même d’apprécier leur crédibilité et de tirer des inférences que le juge qui doit uniquement se fonder sur des affidavits et des éléments de preuve documentaires : décision Milano, précitée, au paragraphe 37; TPG Technology Consulting Ltd c. Canada, 2013 CAF 183, [2014] 1 R.C.F. F-11, au paragraphe 3.
[69] Comme l’a souligné GEMAK, la difficulté à évaluer la crédibilité de témoins experts lors d’affaires complexes touchant les brevets en se fondant sur une preuve écrite volumineuse a été longtemps reconnue comme une lacune de la procédure prévue aux termes du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, dans sa version modifiée (le Règlement AC), et comme une source régulière de frustration judiciaire : Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Apotex Inc., 2009 CF 676, au paragraphe 66; Lundbeck Canada Inc. c. Canada (Santé), 2009 CF 146, au paragraphe 11; Teva Canada Innovation c. Apotex Inc., 2014 CF 1070, au paragraphe 109; Apotex Inc. c. Shire LLC, 2017 CF 139, au paragraphe 39; Amgen Canada Inc. c. Apotex Inc., 2015 CF 1261, au paragraphe 15 (décision Amgen); Novartis Pharmaceuticals Canada inc c. Apotex inc., 2013 CF 142, au paragraphe 33; AB Hassle c. Apotex Inc., 2002 CFPI 931, aux paragraphes 34 et 51(5), (décision AB Hassle); AB Hassle c. Apotex Inc., 2001 CFPI 530, aux paragraphes 68 et 69 (1re inst.).
[70] Le fait que le Règlement AC n’autorisait pas les témoignages de vive voix était une des lacunes de l’ancien régime qui ont mené aux modifications apportées au règlement en 2017 : Pfizer Canada Inc. c. Amgen Inc., 2019 CAF 249, [2019] 3 R.C.F. F-13, au paragraphe 23; Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, Gazette du Canada, Partie I, volume 151, no 28, 15 juillet 2017 [à la page 3316]. Le Règlement AC modifié a remplacé les demandes sommaires d’interdiction entendues en fonction du dossier papier par des actions à part entière autorisant les témoignages de vive voix dans le but de trancher de manière définitive les questions de fond liées à la contrefaçon et à l’invalidité des brevets.
[71] Les litiges devraient donc faire l’objet d’un procès lorsqu’il existe des questions sérieuses quant à la crédibilité des témoins : décision Milano, précitée, au paragraphe 38; Newman c. Canada, 2016 CAF 213, [2017] 2 R.C.F. F-2, au paragraphe 57; Suntec Environmental Inc. c. Trojan Technologies Inc., 2004 CAF 140, [2005] 1 R.C.F. F-46, aux paragraphes 20, 28 et 29; MacNeil c. Canada, 2004 CAF 50, [2004] 3 R.C.F. 3, aux paragraphes 32 et 38.
[72] Cela dit, l’existence d’une apparente contradiction de preuves n’empêche pas en soi le tribunal de prononcer un jugement sommaire. Les juges doivent « se pencher de près » sur le fond de l’affaire et décider s’il y a des questions de crédibilité à trancher : décision Milano, précitée, au paragraphe 39; Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd. , [1996] 2 C.F. 853 (1re inst.), au paragraphe 7.
[73] La Cour doit également faire preuve de prudence quand elle statue sur des requêtes en jugement sommaire, puisque le prononcé d’un jugement sommaire fera en sorte que la partie ne pourra pas présenter de preuve à l’instruction au sujet de la question litigieuse. Autrement dit, la partie qui n’a pas gain de cause perdra « la possibilité de se faire entendre en cour » : décision Milano, précitée, au paragraphe 40; Apotex Inc. c. Merck & Co., 2004 CF 314, [2005] 1 R.C.F. F-13, au paragraphe 12, conf. par 2004 CAF 298, [2005] 4 R.C.F. F-6.
[74] C’est avec cette compréhension des principes régissant les requêtes en jugement sommaire que je vais maintenant examiner les motifs d’appel soulevés par GEMAK. Comme l’essentiel des observations de GEMAK concernait son allégation selon laquelle la Cour fédérale a commis une erreur en tirant des conclusions en matière de crédibilité qui n’avaient pas leur place dans une requête en jugement sommaire, je traiterai d’abord de cette question.
V. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en tirant des conclusions en matière de crédibilité dans une requête en jugement sommaire?
[75] Conformément à la norme de contrôle applicable en appel, les questions de droit doivent être examinées selon la norme de la décision correcte, et les questions de fait ainsi que les questions de droit et de fait (à l’exclusion des questions de droit isolables) doivent être examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante : voir l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235.
[76] En principe, la question de savoir si les évaluations de la crédibilité sont autorisées lors d’une requête en jugement sommaire où des questions de crédibilité sont en jeu est une question de droit assujettie à la norme de la décision correcte : arrêt Housen, précité, au paragraphe 36. Dans la mesure où de telles évaluations sont autorisées, la question de savoir si la Cour fédérale a exercé à juste titre son pouvoir discrétionnaire en jugeant certains témoins crédibles ou non crédibles est assujettie à la norme de contrôle plus rigoureuse de l’erreur manifeste et dominante.
[77] La Cour fédérale connaissait les principes liés aux conclusions en matière de crédibilité dans le contexte de requêtes en jugement sommaire, et les a correctement indiqués. En effet, la Cour fédérale a reconnu au paragraphe 4 de sa décision avoir généralement été réticente à rendre un jugement sommaire dans les actions en contrefaçon de brevet, en grande partie parce que ces instances reposent sur l’évaluation de la preuve d’expert et la crédibilité des témoins experts.
[78] Cela dit, la Cour fédérale a néanmoins affirmé au même paragraphe qu’il n’y avait pas de conflit important dans les témoignages d’opinion en l’espèce, et que l’experte de Jempak était le seul témoin ayant fourni une interprétation éclairée et téléologique des termes en question, du point de vue d’une personne versée dans l’art. La Cour a de plus indiqué que le témoignage de l’experte de Jempak sur les connaissances générales courantes n’était pas contesté.
[79] En ce qui concerne les témoignages de Mme Kola et de Mme Frankenbach, la Cour fédérale a conclu que, même si elles avaient toutes deux la formation et l’expérience nécessaires pour fournir un avis d’expert afin d’aider la Cour, seule Mme Kola l’a fait du point de vue de la personne versée dans l’art. La Cour a conclu qu’elle avait « fourni des éléments de preuve rationnels, fondés sur la science et utiles sur la façon dont la personne versée dans l’art comprendrait les revendications invoquées, ainsi que sur les connaissances générales courantes qui étaient accessibles à la personne versée dans l’art à la date de publication » [au paragraphe 102]. La Cour a souligné que « [c]es questions ont été traitées en détail dans l’affidavit de Mme Kola, et son avis d’expert sur l’interprétation de la revendication n’a pas été contesté par GEMAK lors du contre-interrogatoire » [au paragraphe 102].
[80] La Cour fédérale a conclu qu’on ne pouvait pas dire la même chose des éléments de preuve présentés par Mme Frankenbach. Malgré sa compétence et son expertise solides, la Cour a estimé que son témoignage était « insuffisant […] et problématique à bien des égards » [au paragraphe 103]. À l’appui de cette conclusion, la Cour a souligné que Mme Frankenbach avait dû se présenter deux fois pour un contre-interrogatoire, et qu’« [à] sa première comparution, la capacité de l’avocat de Jempak de contre-interroger efficacement Mme Frankenbach a été sérieusement compromise par les objections nombreuses et répétées de l’avocat de Gemak et par ce qui peut être décrit comme les réponses évasives et provocatrices de Mme Frankenbach » [au paragraphe 104].
[81] La Cour fédérale a souligné que Mme Frankenbach « a mis des bâtons dans les roues à l’avocat de Jempak tout au long du contre-interrogatoire, en débattant sur la forme ou sur le bien-fondé des questions posées, même si celles-ci étaient formulées en termes simples et qu’elles étaient clairement pertinentes » [au paragraphe 105]. Comme je l’ai souligné plus tôt, la Cour a conclu que « Mme Frankenbach a mal compris son rôle en tant que témoin indépendant [et qu’][e]lle s’est conduite comme une défenseure plutôt que comme une experte neutre et objective tentant d’aider la Cour » [au paragraphe 110]. La Cour fédérale a donc conclu que « Mme Frankenbach n’a pas fourni des avis justes, objectifs et non partisans, ce qui a fini par entacher l’ensemble de son témoignage », ce qui fait que la Cour n’a « accordé que peu, voire aucun, poids à son témoignage » [au paragraphe 110].
[82] Étant donné le rejet, dans son ensemble, du témoignage de Mme Frankenbach, la Cour a indiqué qu’« [i]l ne [lui] rest[ait] par conséquent que le témoignage d’opinion de Mme Kola » [au paragraphe 111], et sa décision a donc reposé sur ce témoignage.
[83] L’évaluation par la Cour fédérale de la crédibilité de Mme Frankenbach et le rejet de l’ensemble de son témoignage soulèvent certains problèmes.
[84] Comme je l’ai souligné plus tôt, en tirant la conclusion que Mme Frankenbach n’était pas un témoin crédible, la Cour fédérale a souligné qu’elle avait dû se présenter deux fois pour un contre-interrogatoire, et qu’ « [à] sa première comparution, la capacité de l’avocat de Jempak de contre-interroger efficacement Mme Frankenbach a été sérieusement compromise par les objections nombreuses et répétées de l’avocat de Gemak » [au paragraphe 104]. Même s’il s’agit là d’un résumé exact de ce qui s’est passé la première journée du contre-interrogatoire de Mme Frankenbach, je ne vois pas comment la conduite de l’avocat de GEMAK aurait pu avoir un effet négatif sur la crédibilité de Mme Frankenbach.
[85] De plus, la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle Mme Frankenbach « a mal compris son rôle en tant que témoin indépendant » et « s’est conduite comme une défenseure plutôt que comme une experte neutre et objective tentant d’aider la Cour » [au paragraphe 110] semble reposer, du moins dans une certaine mesure, sur l’attitude combative de l’avocat de GEMAK lors de la première journée du contre-interrogatoire de Mme Frankenbach.
[86] Il est vrai que la Cour fédérale a poursuivi en affirmant que la capacité de l’avocat de Jempak de contre-interroger efficacement Mme Frankenbach avait été compromise par ce qu’elle a décrit comme « les réponses évasives et provocatrices de Mme Frankenbach » [au paragraphe 104]. Alors que la Cour fédérale a estimé que le témoignage de Mme Frankenbach était « insuffisant […] et problématique à bien des égards » [au paragraphe 103], un examen de la transcription de son contre-interrogatoire laisse croire à d’autres interprétations possibles de son témoignage. La transcription pourrait être interprétée comme indiquant que Mme Frankenbach n’a pas été « évasive [...] et provocatrice [...] » [au paragraphe 104], mais a plutôt été un témoin attentif, qui voulait s’assurer de bien comprendre les questions avant d’y répondre, et qui ne voulait pas se laisser bousculer par l’avocat.
[87] En fait, il est très difficile de conclure à une attitude hostile de la part d’un témoin à partir de la simple relecture d’une transcription, en l’absence de toute possibilité d’évaluer son témoignage de vive voix : Teva Canada Innovation c. Apotex Inc., 2014 CF 1070, au paragraphe 109.
[88] La Cour fédérale a également fait mention de la difficulté à évaluer la neutralité et l’objectivité de témoins experts à partir d’un dossier papier dans la décision Apotex Inc. c. Syntex Pharmaceuticals International Ltd., [1998] A.C.F. no 537 (QL) (décision Syntex). Dans cette décision, la Cour a souligné que, dans certains cas, le désir ou la capacité des experts d’éclairer objectivement la Cour peut être remis en question. La Cour a affirmé au paragraphe 7 de ses motifs que, lorsque des questions de crédibilité sont soulevées, « il est difficile de concevoir comment la Cour pourrait rendre justice aux parties sans avoir eu l’avantage d’entendre des témoins de vive voix ». Je pourrais dire la même chose en l’espèce. Voir aussi la décision Amgen, précitée, au paragraphe 15.
[89] En effet, la ligne de démarcation est ténue entre le fait de témoigner de façon ferme et objective et le fait de défendre la thèse de son client, et il reste difficile de déterminer si un témoin a franchi cette ligne sans avoir eu la chance de l’entendre témoigner de vive voix en séance publique : décision AB Hassle, précitée, au paragraphe 34.
[90] La Cour fédérale a donc commis une erreur manifeste et dominante en tirant les conclusions négatives en matière de crédibilité en question quant au témoignage de Mme Frankenbach à partir de la transcription de son témoignage, et en s’appuyant sur ces conclusions pour trancher l’affaire.
[91] Avant de passer à une autre question, j’aimerais souligner que, même si le sujet de la contrefaçon de brevets ne déborde pas, par définition, le cadre des jugements sommaires, il a tendance à soulever des questions de fait et de droit complexes qu’il est habituellement préférable de n’examiner qu’au procès : décision Syntex, précitée, au paragraphe 6. La présente affaire ne fait pas exception. Cela dit, il ne s’agit pas là d’une règle absolue et, dans certains cas, le recours à la procédure de jugement sommaire est approprié : voir, par exemple, l’arrêt ViiV Healthcare, précité.
VI. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en ce qui concerne les connaissances générales courantes?
[92] Même si la conclusion qui précède suffit pour trancher le présent appel, les motifs de la Cour fédérale contiennent une seconde erreur qui mérite d’être commentée, dans le but de s’assurer que l’erreur ne se reproduise dans toute autre instance future portant sur la même question. Cette erreur a trait à la description qu’a faite la Cour fédérale de ce qui constitue des « connaissances générales courantes » [au paragraphe 36]. La question de savoir si les renseignements qu’il est possible de recueillir au terme d’une recherche raisonnablement diligente font partie des connaissances générales courantes est une question de droit, susceptible de révision selon la norme de la décision correcte.
[93] Au paragraphe 97 de ses motifs, la Cour fédérale a affirmé que les connaissances générales courantes « sont les connaissances que possède en général la personne versée dans l’art au moment pertinent. Elles comprennent ce que la personne versée dans l’art peut raisonnablement savoir et être en mesure de découvrir ». Cet exposé du droit est exact, du moins dans la mesure où les connaissances générales courantes incluent ce que la personne versée dans l’art peut raisonnablement savoir.
[94] Toutefois, la Cour [au paragraphe 97] a poursuivi en affirmant que « [l]a Cour doit évaluer les connaissances que la personne versée dans l’art aurait obtenues au terme d’une recherche raisonnablement diligente menée à l’aide des moyens disponibles au moment pertinent » (non souligné dans l’original). La Cour renvoie à la décision Uponor AB c. Heatlink Group Inc., 2016 CF 320, au paragraphe 46, à l’appui de cette proposition.
[95] Les connaissances générales courantes n’englobent pas la totalité de l’information relevant du domaine public : Bell Helicopter Textron Canada Limitée c. Eurocopter, société par actions simplifiée, 2013 CAF 219, au paragraphe 64. Comme la Cour suprême du Canada l’a souligné au paragraphe 37 de l’arrêt Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 2 R.C.S. 265, « [l]es connaissances générales courantes s’entendent des connaissances que possède généralement une personne versée dans l’art en cause au moment considéré ».
[96] En effet, comme l’a indiqué le juge Locke dans la décision Leo Pharma Inc. c. Teva Canada Limited, 2015 CF 1237, au paragraphe 107, conf. par 2017 CAF 50, l’information à laquelle la personne versée dans l’art a accès ne relève pas nécessairement des connaissances générales courantes. Comme la Cour fédérale l’a affirmé dans la décision Eli Lilly and Company c. Apotex Inc., 2009 CF 991, au paragraphe 97, citant l’arrêt General Tire & Rubber Co. v. Firestone Tyre & Rubber Co. Ltd., [1972] R.P.C. 457, aux pages 482 et 483, qui citait lui-même l’arrêt British Acoustic Films Ltd. v. Nettlefold Productions Ltd. (1936), 53 R.P.C. 221, page 250 : [traduction] « [u]ne connaissance précise divulguée dans un document scientifique ne devient pas une connaissance générale courante simplement parce que le document est lu par de nombreuses personnes et encore moins parce qu’il a un fort tirage. Une telle connaissance fait partie des connaissances générales courantes uniquement lorsqu’elle est connue de manière générale et acceptée sans hésitation par ceux versés dans l’art particulier; en d’autres mots, lorsqu’elle fait partie du lot courant des connaissances se rapportant à l’art ».
[97] En ce qui concerne les antériorités, notre Cour a affirmé, dans l’arrêt Mylan Pharmaceuticals ULC c. Eli Lilly Canada Inc., 2016 CAF 119, [2017] 2 R.C.F. 280, que « [l]es antériorités s’entendent de l’ensemble du savoir dans le domaine du brevet en cause. Elles comprennent tout enseignement accessible au public, aussi obscur ou peu accepté soit‑il », au paragraphe 23.
[98] Les antériorités sont utilisées à des fins précises dans le droit des brevets, notamment pour étayer une allégation selon laquelle les antériorités ont prédit l’invention ou l’ont rendue évidente. Les connaissances générales courantes déterminent la manière avec laquelle la personne versée dans l’art va interpréter les revendications et les mémoires descriptifs : arrêt Mylan, précité, au paragraphe 25.
[99] L’exigence concernant la recherche raisonnablement diligente a été appliquée — non en ce qui concerne la définition des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art —, mais plutôt en ce qui concerne la possibilité de découvrir l’antériorité pertinente pour les fins des analyses de l’évidence ou de l’antériorité : E. Mishan & Sons, Inc. c. Supertek Canada Inc., 2015 CAF 163, au paragraphe 22. Cette approche a toutefois été remise en question par notre Cour dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2020 CAF 30, aux paragraphes 83 à 86. Dans cet arrêt, notre Cour a affirmé qu’à la lumière du libellé de l’article 28.3 de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, il est erroné de ne pas tenir compte des antériorités qui étaient accessibles au public à la date pertinente simplement parce qu’une recherche raisonnablement diligente ne les aurait pas révélées.
[100] Ainsi, il n’est plus obligatoire que l’antériorité ait été accessible à la personne versée dans l’art au terme d’une recherche raisonnablement diligente pour qu’elle devienne pertinente pour les fins des analyses de l’évidence ou de l’antériorité. Cela dit, les connaissances qui ne peuvent être découvertes qu’au terme d’une recherche raisonnablement diligente ne sont pas, et n’ont jamais été, considérées comme faisant partie des connaissances générales courantes. La Cour fédérale a donc commis une erreur en concluant le contraire.
VII. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en ce qui concerne les résultats d’essais?
[101] Enfin, l’analyse de la Cour fédérale concernant les résultats d’essais contient une erreur manifeste et dominante.
[102] Je rappellerai que Mme Kola a offert un témoignage concernant les analyses à l’anthrone qu’elle a dû effectuer pour déterminer si de la CMC était présente dans les matières premières de percarbonate fournies à Jempak par des tiers et dans le mélange qui encapsule le percarbonate dans les préparations détergentes de Jempak.
[103] Mme Kola a affirmé que ces analyses démontraient que les matières premières de percarbonate fournies à Jempak par des tiers ne contenaient pas de CMC dans leur enrobage d’encapsulation. Tout en reconnaissant que les préparations détergentes de Jempak contenaient bien de la CMC, Mme Kola a affirmé que la CMC dans les préparations détergentes de Jempak provient de l’enrobage de [***] et de [***], et non de l’enrobage entourant le percarbonate. Par conséquent, Jempak affirme que ses préparations détergentes ne contrefont pas le brevet de GEMAK.
[104] Le témoignage de Mme Kola sur ce point a été contesté par M. Tishmack, qui a fortement critiqué son utilisation de la méthode d’essai à l’anthrone, et sa conclusion selon laquelle il n’y avait pas de [traduction] « CMC détectable dans les matières premières de percarbonate enrobé achetées par Jempak » [au paragraphe 128]. Selon M. Tishmack, la méthode à l’anthrone utilisée par Mme Kola était désuète, et a été largement remplacée par des techniques plus précises et plus sensibles capables de détecter de plus faibles niveaux de CMC dans un mélange; point qu’a concédé Mme Kola.
[105] M. Tishmack a tenté de reproduire la méthode à l’anthrone utilisée par Mme Kola et a effectué sa propre analyse, laquelle lui a permis de conclure que la méthode à l’anthrone utilisée par Mme Kola n’était pas suffisamment sensible pour détecter la présence de CMC en quantités inférieures à 1 µg/mL. Il a également conclu que la faible limite de précision photométrique de l’appareil employé par Mme Kola rendait ses tests [traduction] « privés de sens », et que la faible limite de détection des courbes de calibration de Mme Kola rendait cet aspect de ses tests [traduction] « privé de sens ».
[106] M. Tishmack a aussi souligné que certains composés connus pour être présents en quantités importantes dans les produits détergents de Jempak auraient dû entrer en réaction dans les analyses à l’anthrone de Mme Kola, mais ne l’ont pas fait. Selon M. Tishmack, cela démontrait l’absence de sensibilité des tests utilisés par Mme Kola, rendant ses conclusions [traduction] « sans fondement ». M. Tishmack affirme qu’il est ainsi impossible de conclure qu’il n’y a pas de CMC dans les perles de percarbonate de sodium de Jempak analysées par Mme Kola.
[107] La Cour fédérale a rejeté le témoignage de M. Tishmack au motif que son expérience se résumait à celle d’un chimiste analytique pour des clients de l’industrie pharmaceutique, qu’il n’avait aucune expérience de la formulation de détergents et n’avait par conséquent pas donné un avis du point de vue de la personne versée dans l’art des brevets.
[108] Cette conclusion pose plusieurs problèmes. Premièrement, M. Tishmack ne proposait pas une interprétation des revendications des brevets, tâche entreprise du point de vue de la personne versée dans l’art. Il fournissait un témoignage d’expert sur la question de la contrefaçon. La contrefaçon est une question de fait : Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504. De plus, les cours de révision ont adopté l’utilisation des techniques de chimie analytique qui n’auraient pas été accessibles à une personne versée dans l’art au moment pertinent ou qui auraient dépassé les capacités d’une personne versée dans l’art.
[109] Un second problème avec cette conclusion a trait au manque d’expérience de M. Tishmack dans l’industrie des détergents. Je reconnais que les essais dans l’industrie pharmaceutique peuvent être menés suivant une norme plus rigoureuse que ceux d’autres industries, étant donné que les produits pharmaceutiques sont destinés à une consommation humaine. Toutefois, la Cour fédérale ne disposait d’aucun élément de preuve selon lequel les procédés et méthodes d’essai de chimie analytique utilisés dans l’industrie pharmaceutique différaient en réalité des procédés et méthodes d’essai de chimie analytique utilisés dans l’industrie des détergents. Elle ne disposait non plus d’aucun élément de preuve indiquant que détecter la présence ou l’absence de CMC dans une préparation détergente était plus ou moins exigeant que détecter la présence ou l’absence de CMC dans une préparation pharmaceutique.
[110] La conclusion de la Cour fédérale ne tenait également pas compte du fait que Mme Kola a reconnu qu’il existait des tests plus sensibles qui auraient pu être utilisés pour déterminer s’il y avait de la CMC dans l’enrobage entourant le percarbonate dans les préparations détergentes de Jempak.
[111] Par conséquent, je conclus que l’analyse de la Cour fédérale concernant les résultats d’essais contenait des erreurs manifestes et dominantes.
VIII. Conclusion relative à l’appel principal
[112] Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel principal et j’annulerais la décision de la Cour fédérale, par laquelle elle a accordé un jugement sommaire à Jempak. Comme je suis convaincue qu’il existe une ou plusieurs véritables questions litigieuses, et rendant l’ordonnance qu’aurait dû rendre la Cour fédérale, je rejetterais la requête en jugement sommaire de Jempak et j’ordonnerais que la présente affaire soit instruite.
IX. Dépens
[113] GEMAK interjette également appel de l’adjudication des dépens prononcée par la Cour fédérale.
[114] La Cour fédérale a accordé à Jempak ses dépens concernant la requête en jugement sommaire. Conformément à une entente entre les parties, la Cour fédérale a fixé ces dépens à 463 496,96 $, débours compris, à payer avant le 3 juillet 2020. GEMAK a par la suite versé cette somme à Jempak en réponse à l’adjudication des dépens prononcée par la Cour fédérale.
[115] Étant donné l’issue de l’appel principal, j’annulerais l’ordonnance des dépens de la Cour fédérale, et j’accorderais à GEMAK ses dépens devant notre Cour et la Cour fédérale. La somme versée par GEMAK à Jempak en exécution de l’ordonnance de la Cour fédérale relative aux dépens devra être retournée à GEMAK, de même que les intérêts courus afférents qui ont été calculés en application de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7.
La juge Gleason, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.
La juge Roussel, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.