T-673-92
Danielle Vezina (requérante)
c.
La Commission canadienne des droits de la
personne et John Hucher (intimés)
RÉPERTORIE' VEZINA C. CANADA (COMMISSION DES DROITS DE
IA PERSONNE) (Ire INST.)
Section de première instance, juge Pinard-Ottawa,
30 septembre et 14 octobre 1992.
Droits de la personne — Demande visant à annuler une
décision rendue par la Commission canadienne des droits de la
personne (la Commission), rejetant la plainte de la requérante
— Il est interdit à la requérante, qui travaille au sein de la
Commission, de prendre des pauses pour fumer, outre ses pau
ses normales — Elle prétend être la seule employée à subir de
telles restrictions — Dans sa plainte, elle allègue être victime
de harcèlement et de discrimination fondée sur une déficience
(dépression et accoutumance au tabac) — L'administration et
la mise en oeuvre de la Loi canadienne sur les droits de la per-
sonne ayant été conférées exclusivement à la Commission,
celle-ci est compétente à l'égard de ses propres employés
même lorsque la plainte allègue un acte discriminatoire com-
mis par l'un d'eux, sans que soit exigé le renvoi automatique
de la plainte à un tribunal des droits de la personne — Le prin-
cipe nemo judex est écarté par la structure de la Loi — La
requérante soutient que la Commission a commis une erreur de
droit en négligeant la question de la discrimination par suite
d'un effet préjudiciable causée par la mise en oeuvre de poli-
tiques anti -tabac qui constituent unè discrimination à l'égard
des personnes dépendantes du tabac — La plainte originale
n'ayant pas invoqué la discrimination par suite d'un effet pré-
judiciable, cette question ne peut être soulevée à ce stade-ci.
Contrôle judiciaire — Interdiction à une employée de la
Commission de prendre des pauses pour fumer outre ses pau
ses normales — Elle allègue être victime de harcèlement puis-
qu'elle est la seule employée à subir de telles restrictions, et de
discrimination fondée sur une déficience — La vice-présidente
de la Commission, qui a rejeté le grief a ensuite présidé l'ins-
tance qui a mené au rejet de la plainte fondée sur les droits de
la personne, sans toutefois participer aux discussions ni voter
— Il n'existe aucune crainte raisonnable de partialité — Il n'a
pas été satisfait au critère permettant d'établir une crainte rai-
sonnable de partialité, formulé dans l'arrêt Committee for Jus
tice and Liberty et autres c. Office national de l'énergie et
autres, [1978] 1 R.C.S. 369 — La seule présence de la vice-
présidente de la Commission, requise seulement pour obtenir
le quorum, ne paraît pas avoir influé sur la décision, d'autant
plus qu'elle a été rendue en conformité avec les conclusions
d'un enquêteur indépendant.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi canadienne sur les droits de la personne,
L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 2, 7, 14, 26, 27, 40 (mod.
par L.R.C. (1985), (let suppl.), ch. 31, art. 62), 41, 43
(mod., idem, art. 63), 44 (mod., idem, art. 64), 48, 49(1)
(mod., idem, art. 66), 66.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18
(mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4).
Loi sur les relations de travail dans la fonction publique,
L.R.C. (1985), ch. P-35, art. 2, annexe I.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
Committee for Justice and Liberty et autres c. Office
national de l'énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369;
(1976), 68 D.L.R. (3d) 716; 9 N.R. 115.
DÉCISIONS CITÉES:
Brousseau c. Alberta Securities Commission, [1989] 1
R.C.S. 301; (1989), 57 D.L.R. (4th) 458; [1989] 3
W.W.R. 456; 93 N.R. 1; Canada (Procureur général) c.
Canada (Commission canadienne des droits de la per-
sonne) (1991), 36 C.C.E.L. 83; 91 CLLC 17,016; 43
F.T.R. 47 (C.F. ire inst.).
DEMANDE visant à annuler une décision de la
Commission canadienne des droits de la personne
rejetant la plainte portée contre elle par l'une de ses
employés et visant à obtenir une ordonnance en vue
de la constitution d'un tribunal des droits de la per-
sonne. Demande rejetée.
COMPARUTION:
Danielle Vezina en son propre nom.
AVOCATS:
René Duval pour l'intimée la Commission cana-
dienne des droits de la personne.
Peter B. Annis pour l'intimé John Hucker.
LA REQUÉRANTE EN SON PROPRE NOM:
Danielle Vezina, Hull (Québec).
PROCUREURS:
Commission canadienne des droits de la per-
sonne, Ottawa, pour l'intimée la Commission
canadienne des droits de la personne.
Scott & Aylen, Ottawa, pour l'intimé John Huc-
ker.
Ce qui suit est la version française des motifs de
l'ordonnance rendus par
LE JUGE PINARD: La requérante cherche à obtenir
une ordonnance
(i) annulant la décision rendue le 18 février 1992
par la Commission canadienne des droits de la per-
sonne (la «Commission») qui a rejeté la plainte de
discrimination de la requérante déposée contre les
intimés; et
(ii) ordonnant le renvoi de la plainte de discrimina
tion de la requérante à la Commission en vue de la
constitution d'un tribunal des droits de la personne
conformément au paragraphe 49(1) de la Loi cana-
dienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985),
ch. H-6 [mod. par L.R.C. (1985) (1 1 e suppl.), ch.
31, art. 66].
Depuis juillet 1981, la requérante est secrétaire au
sein de la Commission intimée. Entre avril 1982 et
septembre 1988, elle était secrétaire auprès du secré-
taire général de la Commission, poste auquel a été
nommé M. John Hucker, l'autre intimé, au cours du
congé de maternité de la requérante. Le 2 août 1988,
de retour au travail, elle a commencé à travailler pour
M. Hucker.
Depuis octobre 1987, en vertu de politiques anti-
tabac, il est interdit de fumer au lieu de travail de la
Commission. Aux dires de la requérante, vers le 8
septembre 1988, M. Hucker l'a avisée qu'elle ne
pourrait quitter son bureau pour fumer que pendant
ses pauses normales. Elle prétend être la seule
employée à subir de telles restrictions.
Vers le 19 septembre 1988, la requérante a trans-
mis la copie d'une première lettre de son psychiatre,
le D 1 Pierre Monpremier, à M. Hucker, priant ce der-
nier de ne pas priver la requérante des pauses pour
fumer qu'elle prend outre les pauses normales. Selon
le D 1 Monpremier, qui traite la requérante depuis
octobre 1982, une interdiction de fumer pourrait lui
être dommageable puisqu'elle augmenterait son
stress. Il en serait ainsi puisque, selon le médecin,
cette activité permet à la requérante de se détendre et
parce que cette dernière serait alors soumise à des
restrictions plus sévères que celles imposées à ses
collègues.
Selon la requérante, M. Hucker n'a pas tenu
compte des recommandations du Dr Monpremier et,
depuis environ le 23 septembre 1988, elle est déta-
chée à un poste moins intéressant et non permanent
d'une section différente de la Commission. Elle sou-
tient que M. Hucker est à l'origine du détachement.
En outre, elle allègue que ce dernier s'est à maintes
reprises renseigné auprès de son superviseur actuel
sur ses efforts pour trouver un emploi ailleurs.
Le 22 novembre 1989, le Dr Monpremier a écrit
une deuxième lettre adressée [TRADUCTION] «à qui de
droit», selon laquelle la requérante souffrait de
dépression endogène cyclique bipolaire, une maladie
causée par la production insuffisante d'hormones au
cerveau et caractérisée, dans le cas de la requérante,
par des états dépressifs et des crises d'anxiété. En
outre, les restrictions sélectives imposées à la requé-
rante concernant l'usage du tabac ont provoqué de
nombreux événements stressants, et, selon le méde-
cin, sont directement reliées à la grave rechute de sa
patiente.
Le 28 novembre 1989, la requérante a déposé une
plainte auprès de la Commission contre celle-ci et
M. Hucker, dans laquelle elle allègue être victime de
harcèlement et de discrimination fondée sur une
«déficience (dépression endogène et accoutumance
au tabac)». Elle fonde sa plainte sur les articles 7 et
14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
Le dépôt original de la plainte de la requérante a
été suivi d'un «Rapport préalable à l'enquête» rédigé
le 28 mars 1990, recommandant, conformément à
l'article 41 de la Loi canadienne sur les droits de la
personne, que la plainte fasse d'abord l'objet d'un
grief en vertu de la Loi sur les relations de travail
dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35.
La requérante a déposé une plainte que la vice-prési-
dente de la Commission, Michelle Falardeau-Ram-
sey, a rejetée, n'ayant pu conclure au harcèlement ou
à la discrimination.
La Commission a alors nommé Yves De Montigny,
un enquêteur extérieur et professeur de droit, pour
examiner la plainte de la requérante. Dans un très
long rapport soumis à la Commission,
M. De Montigny a recommandé le rejet de la plainte.
Le 18 février 1992, la Commission s'est réunie
pour examiner la plainte qu'elle a rejetée à l'égard
des deux intimés. Bien que, pour qu'il y ait quorum,
et parce qu'elle était la seule membre à temps plein
de la Commission disponible à ce moment-là,
elle ait présidé la réunion, la vice-présidente,
Mme Falardeau-Ramsey, n'a ni pris part aux discus
sions ni voté.
Invoquant l'article 18 de la Loi sur la Cour fédé-
rale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.C. 1990, ch.
8, art. 4)] et l'alinéa 44(3)a) [mod. par L.R.C. (1985)
tier suppl.), ch. 31, art. 64] conjointement au para-
graphe 49(1) de la Loi canadienne sur les droits de la
personne, la requérante a soumis qu'en raison des cir-
constances suivantes, il existait une crainte raisonna-
ble de partialité de la part de la Commission qui a
rejeté la plainte de la requérante:
(i) la plainte de discrimination de la requérante
était dirigée contre la Commission elle-même et
l'un de ses agents d'administration supérieur,
M. John Hucker; et
(ii) la vice-présidente de la Commission,
Mme Falardeau-Ramsey, a présidé l'instance qui a
mené au rejet de la plainte de la requérante, alors
qu'elle avait auparavant rendu une décision défa-
vorable à l'égard de celle-ci au cours d'une procé-
dure de grief en vertu de la Loi sur les relations de
travail dans la fonction publique.
La requérante a également soutenu que la Commis
sion intimée a commis une erreur de droit en négli-
geant la question de la discrimination par suite d'un
effet préjudiciable lorsqu'elle a rejeté la plainte de la
requérante.
À mon avis, la Commission pouvait étudier le cas
de la requérante et statuer à cet égard conformément
à l'article 44 de la Loi canadienne sur les droits de la
personne, bien qu'il se soit agi de son employée. En
outre, elle pouvait le faire sans automatiquement ren-
voyer la plainte à un tribunal des droits de la per-
sonne. En effet, en vertu de l'article 2 et du para-
graphe 40(1) de la Loi canadienne sur les droits de la
personne, les employés de la Commission ont le droit
absolu de déposer des plaintes fondées sur les droits
de la personne. De plus, l'effet combiné du para-
graphe 66(1) de la Loi canadienne sur les droits de la
personne, de l'article 2 et de la Partie I de l'annexe I
de la Loi sur les relations de travail dans la fonction
publique, permet le dépôt de plaintes fondées sur les
droits de la personne contre la Commission à titre
d'employeur en vertu de la Loi canadienne sur les
droits de la personne. L'administration et la mise en
oeuvre de la Loi canadienne sur les droits de la per-
sonne ayant été conférées exclusivement à la Com
mission (voir les articles 26, 27, 40 [mod. par L.R.C.
(1985) (let suppl.), ch. 31, art. 62], 43 [mod., idem,
art. 63], 44, 48 et 49 de la Loi canadienne sur les
droits de la personne), celle-ci est manifestement
compétente à l'égard de ses propres employés même
lorsque la plainte allègue un acte discriminatoire
commis par l'un d'eux. Je dois souligner que dans de
tels cas, la Loi canadienne sur les droits de la per-
sonne n'exige pas le renvoi automatique de la plainte
à un tribunal des droits de la personne. En consé-
quence, le principe nemo judex est écarté par la struc
ture d'une loi fédérale, la Loi canadienne sur les
droits de la personne, dont la constitutionnalité, en
l'espèce, n'est pas attaquée (voir l'arrêt Brousseau c.
Alberta Securities Commission, [1989] 1 R.C.S. 301,
à la page 309).
En ce qui concerne le fait que la vice-présidente,
qui avait antérieurement rejeté la plainte de la requé-
rante en vertu de la procédure de grief interne prévue
à la Loi sur les relations de travail dans la fonction
publique, a présidé la réunion visant à déterminer si
la requérante avait été victime de harcèlement et de
discrimination, je ne crois pas que, dans les circons-
tances particulières de l'espèce, il en découle une
crainte raisonnable de partialité. Le critère actuel per-
mettant d'établir une crainte raisonnable de partialité,
adopté par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt
Committee for Justice and Liberty et autres c. Office
national de l'énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369,
aux pages 394 et 395, est ainsi formulé:
... la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une
personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la
question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet.
Selon les termes de la Cour d'appel, ce critère consiste à se
demander «à quelle conclusion en arriverait une personne bien
renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon
réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisem-
blance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une
décision juste?»
Je ne vois pas de différence véritable entre les expressions
que l'on retrouve dans la jurisprudence, qu'il s'agisse de
«crainte raisonnable de partialité», «de soupçon raisonnable de
partialité», ou «de réelle probabilité de partialité». Toutefois,
les motifs de crainte doivent être sérieux et je suis complète-
ment d'accord avec la Cour d'appel fédérale qui refuse d'ad-
mettre que le critère doit être celui d'«une personne de nature
scrupuleuse ou tatillonne».
En l'espèce, la vice-présidente de la Commission,
qui a agi en toute conformité avec la Loi canadienne
sur les droits de la personne et son règlement d'appli-
cation, s'est abstenue de prendre part à la décision.
Elle n'a ni participé aux discussions ni voté. A mon
avis, ses brèves réponses aux quelques questions
posées par les commissaires n'ont démontré aucune
participation d'importance. Sa seule présence, requise
seulement pour obtenir le quorum, ne peut, dans les
circonstances, paraître avoir influé sur la décision de
la Commission rendue conformément à l'alinéa
44(3)b) de la Loi canadienne sur les droits de la per-
sonne. D'autant plus que sa décision a été rendue
compte tenu des conclusions d'une enquête menée
par un enquêteur extérieur et conformément à celles-
ci. A mon avis, il n'a pas été satisfait au critère appli
cable à la crainte raisonnable de partialité, et, en l'es-
pèce, j'estime qu'aucune règle d'équité procédurale
n'a été violée.
Enfin, en ce qui concerne la question de la discri
mination par suite d'un effet préjudiciable, il appa-
raît, à la lecture des deux formules de plainte, que la
requérante, dans sa plainte, n'a pas invoqué la discri
mination par suite d'un effet préjudiciable causée par
la mise en oeuvre de politiques antitabac qui consti
tuent une dicrimination à l'égard des personnes
dépendantes du tabac. La requérante a simplement
allégué le harcèlement et le traitement distinct parce
que M. Hucker aurait appliqué la politique antitabac
d'une façon plus restrictive que d'autres superviseurs,
sans égard à sa déficience. La requérante ne peut
maintenant tenter d'introduire de nouveaux éléments
dans sa plainte originale (voir Canada (Procureur
général) c. Canada (Commission canadienne des
droits de la personne) (1991), 36 C.C.E.L. 83 (C.F.
lre inst.).
Pour tous ces motifs, la requête doit être rejetée.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.