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T-1793-92
Eye Masters Limited (demanderesse)
c.
Ross King Holdings Ltd., faisant affaire sous la raison sociale de Shopper's Optical (défenderesse)
RÉPERTORIÉ: EYE MASTERS LTD. C. Ross KING HOLDINGS LTD. (Ire INST.)
Section de première instance, juge Reed—Vancouver, 2 et 9 septembre 1992.
Injonctions Demande d'injonction interlocutoire présen- tée dans une action en contrefaçon de marque de commerce La publicité de la défenderesse compare défavorablement les services optiques de la demanderesse à ses propres services Critères préliminaires de la question sérieuse à trancher et du préjudice irréparable L'argument de la demanderesse selon lequel la publicité porte atteinte à l'emploi d'une marque de commerce liée à des services, alors que la marque de com merce apposée sur des marchandises n'est pas ainsi protégée, donne lieu à une question sérieuse à trancher La requérante a seulement à soulever un doute que des dommages-intérêts ne soient une réparation suffisante, elle n'a pas à prouver qu'un préjudice irréparable s'ensuivrait réellement L'exception adoptée dans l'affaire Woods, qui exige une forte apparence de droit lorsque l'injonction tranche le litige dans l'action princi- pale, ne s'applique pas lorsque l'intimée a créé la situation en cause C'est la défenderesse qui a elle-même décidé de met- tre fin à la campagne de publicité avant le procès Le préju- dice causé à l'achalandage de la demanderesse est plus grand que l'accroissement des ventes de la défenderesse, puisqu'il est probable que certains clients s'adressent ailleurs.
Marques de commerce Contrefaçon Une publicité comparative de services optiques nomme un concurrent au moyen de sa marque de commerce, faisant allusion à une valeur inférieure Y a-t-il eu atteinte au droit à l'emploi exclusif prévu à l'art. 19 de la Loi? Y a-t-il eu diminution de la valeur de l'achalandage attaché à la marque contrairement à l'art. 22(1)? La publicité comparative ne constitue pas une contrefaçon de marque de commerce employée en liaison avec des marchandises Lorsqu'une marque de commerce est employée en liaison avec des services, la publicité comparative peut constituer un emploi incriminé Question sérieuse à trancher.
Il s'agit d'une demande d'injonction interlocutoire présentée dans une action en contrefaçon de marque de commerce. La demanderesse et la défenderesse sont des opticiennes de détail concurrentes. La défenderesse s'est procuré des publicités dans lesquelles on voit un mannequin froncer les sourcils, porter les lunettes de la demanderesse, dont le prix est mentionné comme étant de 208 $, et sourire, porter les lunettes de la défenderesse dont le prix affiché était de 107 $. La demanderesse prétend que, en la nommant au moyen de sa marque de commerce,
«Eye Masters», la défenderesse contrefait cette marque, con- trairement à l'article 19 de la Loi sur la marque de commerce. Elle prétend en outre que la publicité diminue la valeur de l'achalandage attaché à la marque, en violation du paragraphe 22(1) et qu'elle constitue une déclaration fausse et trompeuse en application de l'alinéa 7a).
Jugement: il y a lieu de rendre une injonction interlocutoire.
Le premier critère qu'une demande d'injonction interlocu- toire doit respecter est qu'il doit exister une question sérieuse à trancher. On pourrait dire que la publicité vise, non pas l'acha- landage de la marque elle-même, mais celui de l'entreprise de la demanderesse. De plus, il est clair qu'on peut employer des marques de commerce dans la publicité comparative de mar- chandises sans pour autant contrefaire la marque. Toutefois, le paragraphe 4(2) de la Loi prévoit que, lorsque la marque se rapporte à des services, la publicité constitue un emploi; et il a été décidé que la question de savoir si cela protège une marque employée avec des services, par opposition à une marque apposée sur des marchandises, donne lieu à une question sérieuse en vue de l'octroi d'une injonction interlocutoire. L'exception adoptée dans l'affaire Woods, qui exige, dans les cas statuer sur la demande d'injonction interlocutoire tran- chera le litige entre les parties, qu'il existe une forte apparence de droit, ne s'applique pas lorsque c'est l'intimée qui a créé la situation. Le fait que la campagne de publicité en l'espèce doive prendre fin après trois mois relève du choix de la défen- deresse. La Cour présume, aux fins d'une procédure interlocu- toire, la constitutionnalité des dispositions législatives sur les- quelles repose la demande.
Pour respecter le second critère, c'est-à-dire qu'un préjudice irréparable ne saurait être réparé au moyen de dommages-inté- rêts, la requérante n'a pas à prouver qu'un préjudice irrépara- ble doit avoir lieu. Il suffit qu'on doute du caractère adéquat des dommages-intérêts en tant que réparation. En l'espèce, les deux parties se trouvent dans une situation des dommages- intérêts constituent une réparation insatisfaisante, puisqu'il est difficile de quantifier ou bien la conséquence monétaire d'une campagne de publicité ou bien celle entraînée par l'absence de cette campagne. Dans un tel cas, si une injonction a pour con- séquence de remettre la date à laquelle une personne est en mesure de faire un choix qui ne s'offrait pas à elle auparavant, il y a lieu de préserver le statu quo. Il est probable que le préju- dice causé à l'achalandage de la demanderesse par la cam- pagne de la défenderesse dépasse l'avantage que celle-ci en tire, puisqu'il y aura des clients qui, amenés à ne plus traiter avec la demanderesse, s'adresseront à d'autres opticiens.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, art. 4, 7a), 19, 22(1).
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 321.1 (édictée par DORS/88-221, art. 7; DORS/90-846, art. 8); DORS/92-43, art. 4), 474 (mod. par DORS/79-57, art. 14).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.); Turbo Resources LtcL c. Petro Canada Inc., [1989] 2 C.F. 451; (1989), 22 C.I.P.R. 172; 24 C.P.R. (3d) 1; 91 N.R. 341 (C.A.); B.C. (A.G.) v. Wale, [1987] 2 W.W.R. 331; (1986), 9 B.C.L.R. (2d) 333; [1987] 2 C.N.L.R. 36 (C.A.).
DÉCISION EXAMINÉE:
Clairol International Corp. et al. v. Thomas Supply & Equipment Co. Ltd. et al., [1968] 2 R.C.E. 552; (1968), 38 Fox Pat. C. 176.
DISTINCTION FAITE AVEC:
NWL Ltd y Woods, [1979] 3 All ER 614 (H.L.).
DÉCISIONS CITÉES:
Purolator Courier Ltd. c. Mayne Nickless Transport Inc. (1990), 33 C.P.R. (3d) 391; 37 F.T.R. 215 (C.F. lTe inst.); Purolator Courier Ltd v. Canadian Pacific Express & Transport Ltd, du greffe 33310/88, juge Sirois, juge- ment en date du 25-11-88, H.C. Ont., non publié.
DOCTRINE
Field -Marsham, M. «Limitations on the Use of Trade Marks in Comparative Advertising» Intellectual Prop erty News, printemps 1991.
DEMANDE d'injonction interlocutoire présentée dans une action principale en contrefaçon de marque de commerce. Demande accueillie.
AVOCATS:
Robert A. Millar et Keith E. Spencer pour la demanderesse.
R. A. Easton et Lance A. Turlock pour la défen- deresse.
PROCUREURS:
Russell & DuMoulin, Vancouver, pour la demanderesse.
Swinton & Company, Vancouver, pour la défen- deresse.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE REED: La demanderesse sollicite une injonction interlocutoire qui interdirait à la défende- resse de mentionner sa marque de commerce dans des publicités comparatives. La demanderesse et la défenderesse s'occupent toutes les deux de la vente
au détail de lunettes, de verres de contact et de pro- duits optiques connexes. La défenderesse est d'avis que les prix de la demanderesse sont beaucoup plus élevés que les siens pour les produits vendus.
La défenderesse a acheté une publicité qui vise à attirer l'attention sur cet état d'affaires allégué. La publicité montre le même mannequin, dans deux pho tos qui sont mises côte à côte. Dans l'une des photos, le mannequin fronce les sourcils et, en haut de la photo on peut lire, en caractères d'imprimerie: «Eye Masters [Ltd.], $208 Reg. Price ... » ([TRADUCTION] Eye Masters [Ltd.], prix courant 208 $). Dans l'autre photo, le mannequin sourit et la ligne imprimée en haut de la photo dit «Shopper's Optical, $107 Reg. Price ... » ([TRADUCTION] Shopper's Optical, prix courant 107 $). Au-dessus des deux photos se trouve, en grosses lettres, cette phrase «COMPARE THE VALUE—SHOPPER'S OPTICAL» ([TRADUCTION] comparer la valeur—Shopper' s Optical). Le manne quin porte des lunettes semblables dans les deux pho tos. Les lunettes ne sont pas identiques et les parties divergent considérablement d'opinion quant à leur qualité respective.
La demanderesse conclut à une injonction interlo- cutoire qui interdirait à la défenderesse d'utiliser sa marque de commerce «Eye Masters» dans la publi- cité en cause, invoquant le motif qu'il s'agit d'une atteinte à son droit à l'emploi exclusif de sa marque de commerce; ce droit est prévu à l'article 19 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13. Il est également allégué que cette publicité va à l'encontre du paragraphe 22(1) de la Loi:
22. (1) Nul ne peut employer une marque de commerce déposée par une autre personne d'une manière susceptible d'entraîner la diminution de la valeur de l'achalandage attaché à cette marque de commerce.
Et la demanderesse prétend que les actes de la défen- deresse constituent une violation de l'alinéa 7a) de la Loi:
7. Nul ne peut
a) faire une déclaration fausse ou trompeuse tendant à dis- créditer l'entreprise, les marchandises ou les services d'un concurrent.
Le débat à l'occasion de la présente demande inter- locutoire porte principalement sur les articles 19 et 22. En fait, il serait difficile, sur la base des docu-
ments déposés, de déterminer si les déclarations dans la publicité litigieuse sont fausses. À l'évidence, elles ne le sont pas compte tenu des renseignements dépo- sés, mais ceux-ci, dans la mesure ils se rapportent à la valeur que les consommateurs peuvent attendre des commerces de détail respectifs, ont trait surtout à seulement deux modèles particuliers de lunettes sem-
blables.
Les critères permettant d'accueillir une demande d'injonction interlocutoire sont bien connus: Ameri- can Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.), décision suivie dans l'affaire Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc., [1989] 2 C.F. 451 (C.A.). Il y a lieu d'examiner tout d'abord la force de l'argu-
mentation de la demanderesse.
Pour ce qui est de l'atteinte au droit de la deman- deresse à l'emploi exclusif de sa marque de com merce, j'ai initialement estimé que l'activité en ques tion ne porterait pas atteinte à ce droit. En outre, on peut à tout le moins soutenir que la publicité vise l'achalandage de l'entreprise et non celui de la marque de commerce. Il est clair que les marques de commerce et les noms commerciaux en liaison avec des marchandises peuvent être employés dans une publicité comparative, et qu'un tel emploi n'est pas considéré comme étant une contrefaçon de la marque
de commerce.
L'avocat de la demanderesse soutient toutefois que la portée de la protection attribuée aux marques de commerce qui sont en liaison avec des services est plus grande que celle qui se rapporte aux marques de commerce liées à des marchandises. Cet argument repose sur les dispositions relatives à l' «emploi réputé» de l'article 4 de la Loi:
4. (1) Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des marchandises si, lors du transfert de la pro- priété ou de la possession de ces marchandises, dans la pra- tique normale du commerce, elle est apposée sur les marchan- dises mêmes ou sur les colis dans lesquels ces marchandises sont distribuées, ou si elle est, de toute autre manière, liée aux marchandises à tel point qu'avis de liaison est alors donné à la personne à qui la propriété ou possession est transférée.
(2) Une marque de commerce est réputée employée en liai son avec des services si elle est employée ou montrée dans l'exécution ou l'annonce de ces services. [Soulignements ajoutés.]
L'argument selon lequel la portée de la protection attribuée aux marques de commerces qui sont liées à des services est plus grande que celle accordée aux marques liées à des marchandises repose sur la déci- sion Clairol International Corp. et al. v. Thomas Sup ply & Equipment Co. Ltd. et al., [1968] 2 R.C.É. 552. Il y a été décidé que les tableaux de comparaison des couleurs, qui mentionnaient la marque de commerce d'un concurrent, lorsqu'ils étaient apposés sur un colis de teinture pour les cheveux, constituaient une atteinte au droit à l'emploi exclusif conféré par l'ar- ticle 19 de la Loi. Ce n'était cependant pas le cas pour la reproduction des mêmes tableaux dans une brochure publicitaire. Cette distinction, si je com- prends bien, se fonde sur le texte du paragraphe 4(1) de la Loi. Il a été décidé dans cette affaire [aux pages 564 et 565] que:
[TRADUCTION] ... la présence de la marque de la demanderesse sur les colis des défenderesses constitue un emploi de ces marques «en liaison avec» les marchandises contenues dans les colis des défenderesses ... Le but de cette présence n'est pas, à mon avis, pertinent à cet égard ... la présence des marques de la demanderesse sur les tableaux de comparaison des couleurs des brochures des défenderesses ne constitue pas un emploi de ces marques au sens du paragraphe 4(1), puisque les brochures ne sont ni les marchandises elles-mêmes ni les colis dans les- quels les marchandises sont distribuées .. .
Dans le cas des services, il n'existe, bien entendu, aucune marchandise ni aucun colis sur lequel des marques de commerce peuvent être apposées, et c'est ainsi que le paragraphe 4(2) parle de l'emploi d'une marque de commerce «en liaison avec des services», «si elle est ... montrée dans ... l'annonce de ces ser vices». Par analogie, il est allégué que l'emploi de la marque de commerce d'autrui dans une publicité comparative, lorsque la liaison de la marque de com merce se fait avec un service, est une violation du droit du détenteur de la marque de commerce à son emploi exclusif. Je dois dire que je trouve cette con clusion quelque peu bizarre. En même temps, je reconnais qu'il a été décidé que cette possible inter- prétation donnait lieu à une question suffisamment sérieuse pour respecter les critères que les arrêts American Cyanamid et Turbo Resources ont rendu applicables aux injonctions interlocutoires: Purolator Courier Ltd. c. Mayne Nickless Transport Inc. (1990), 33 C.P.R. (3d) 391 (C.F. lre inst.); Purolator Courier Ltd. v. Canadian Pacific Express & Trans port Ltd. (juge Sirois, 25 novembre 1988, du
greffe 33310/88, H.C. Ont., non publié). Voir égale- ment M. Field -Marsham, «Limitations on the Use of Trade-Marks in Comparative Advertising» Intellec tual Property News (printemps 1991). En fait, je comprends que des modifications à la Loi sur les marques de commerce sont proposées pour clarifier la question. Dans les circonstances, je dois alors con- clure qu'il existe une sérieuse question relative à l'at- teinte au droit de la demanderesse à l'emploi exclusif de sa marque de commerce, et que le «critère prélimi- naire» a été respecté.
L'avocat de la défenderesse soutient que, compte tenu des faits de l'espèce, il ne s'agit pas d'appliquer le critère de la [TRADUCTION] «sérieuse question à trancher», mais plutôt de démontrer qu'une «forte apparence de droit» s'impose. Il est allégué que l'is- sue de la présente demande interlocutoire réglera en fait le litige entre les parties. En tout état de cause, la fin de la campagne de publicité de la défenderesse est prévue pour le 4 octobre 1992. Il est donc allégué que l'exception adoptée dans l'affaire Woods 1 s'applique. Je ne suis pas persuadée que cette exception s'ap- plique lorsque l'intimée a la haute main sur les faits qui font que la demande d'injonction interlocutoire tranche le point litigieux. C'est la défenderesse qui a décidé de mettre fin à sa campagne de publicité le 4 octobre. L'intimée ne saurait donc invoquer ce fac- teur pour accroître le fardeau de la demanderesse relativement à ce qui doit être prouvé pour obtenir une injonction interlocutoire.
La défenderesse soutient que la marque de la demanderesse est, en tout état de cause, invalide, parce qu'elle a perdu son caractère distinctif par suite de son emploi en liaison avec un nettoyant pour len- tilles fabriqué par une autre compagnie. L' affidavit d'Audrey Reed en date du 2 septembre 1992 répond à cet argument dans une certaine mesure, au moins suf- fisamment pour empêcher que l'allégation d'invali- dité soit un motif invoqué pour conclure que l'argu- ment de la demanderesse est trop faible pour justifier une injonction.
La défenderesse a également soulevé des argu ments sur l'inconstitutionnalité de certaines des dis positions de la Loi sur les marques de commerce qui sont invoquées. Il ne s'agit pas d'une question à tan
1 NWL Ltd y Woods, [1979] 3 All ER 614 (H.L.).
cher à l'occasion de la présente demande. Comme le juge en chef adjoint Jerome l'a décidé dans l'affaire Purolator, il convient que la Cour présume la consti- tutionnalité de ces dispositions aux fins d'une demande d'injonction interlocutoire dans un cas comme l'espèce.
Dans la présente demande, on soulève une ques tion importante, celle de la formulation appropriée du critère du «préjudice irréparable» et de la possibilité que la demanderesse subisse un tel préjudice si une injonction n'est pas accordée.
L'avocat de la demanderesse soutient que les affaires American Cyanamid et Turbo Resources n'utilisent pas l'expression «préjudice irréparable» lorsqu'il s'agit d'examiner si une injonction devrait être accordée. Il prétend que le véritable sens de cette expression consiste à se demander si des dommages- intérêts seraient une réparation adéquate. Selon lui, il est presque toujours pratiquement impossible, à l'oc- casion d'une demande d'injonction interlocutoire, de prouver qu'un préjudice irréparable aura lieu si une injonction n'est pas accordée. Le préjudice évalué revêt toujours un caractère éventuel. Toujours selon lui, à tout le moins, si le critère applicable ne peut s'exprimer qu'en fonction d'un «préjudice irrépara- ble», il ne saurait exiger davantage que la possibilité ou la probabilité d'un tel préjudice. Il a été fait men tion de la décision B.C. (A.G.) v. Wale, [1987] 2 W.W.R. 331 (C.A.C.-B.), aux pages 343 345:
[TRADUCTION] Le critère traditionnel de l'octroi d'une injonc- tion interlocutoire en Colombie-Britannique comporte deux volets. Tout d'abord, le requérant doit satisfaire la cour qu'il y a une question juste à trancher relative à l'existence du droit qu'il allègue et une atteinte à ce droit, réelle ou raisonnable- ment redoutée. En deuxième lieu, il doit établir que la prépon- dérance des inconvénients joue en faveur de l'octroi d'une injonction.
La décision Amer. Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396, [1975] 2 W.R.L. 316, [1975] 1 All E.R. 504 (H.L.), peut être interprétée comme proposant un critère à trois étapes pour l'octroi d'injonctions interlocutoires plutôt que le critère à deux étapes que j'ai mentionné; il doit y avoir 1) une question sérieuse à trancher, 2) un préjudice irréparable et 3) la prépon- dérance des inconvénients doit jouer en faveur de l'octroi de l'injonction. Bien que je préfère considérer la condition du pré- judice irréparable comme faisant partie intégrante de l'appré- ciation de la prépondérance des inconvénients, les deux approches ont la même conséquence pratique.
Pour déterminer qui subira le plus grand préjudice, il faut tout d'abord examiner le caractère adéquat des dommages-
intérêts en tant que réparation pour les parties respectives. Dans la plupart des cas, une injonction interlocutoire ne devrait pas être accordée à moins qu'on doute que des dommages- intérêts soient une réparation adéquate au cas le requérant aurait gain de cause au procès. Autrement dit, il faut démontrer que le requérant peut subir un préjudice irréparable en ce sens que «la réparation au moyen de dommages-intérêts n'est pas une indemnisation qui placera, en fait, bien que ce ne soit pas in specie, les parties dans la position elles se trouvaient autrefois»: Kerr on Injunctions, 6e éd. (1927), aux pp. 17 et 18, suivi dans l'affaire MacMillan Bloedel Ltd. v. Mullin, 61 B.C.L.R. 145, [1985] 3 W.W.R. 577, [1985] 2 C.N.L.R. 28 (C.A.), le juge d'appel Seaton. La condition qu'il soit douteux que des dommages-intérêts constituent une réparation adéquate est fondamentalement question de bon sens. Si des dommages- intérêts constituent une réparation adéquate, et s'il appert que le prétendu contrevenant peut les payer, la cour n'est pas géné- ralement fondée à accorder à une partie sa réparation au détri- ment de l'autre avant que les points litigieux aient été jugés.
Dans beaucoup de cas, il est simple de déterminer qui subira plus grand préjudice. Lorsqu'il existe une question sérieuse à trancher et que le requérant démontre que des dommages-inté- rêts ne peuvent fournir une réparation adéquate, l'octroi d'une injonction interlocutoire peut être justifié. De même, si c'est seulement la partie visée par l'injonction qui subirait un préju- dice irréparable, une injonction ne serait pas normalement accordée.
La situation devient plus compliquée lorsque les deux par ties démontrent que des dommages-intérêts pourraient ne pas être une réparation adéquate—pour le requérant si aucune injonction n'est accordée, pour l'intimé si une injonction est accordée. L'arrêt Amer. Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., discute de facteurs qui peuvent aider le tribunal. Un facteur qui peut aider le tribunal à déterminer qui subirait le plus grand préju- dice lorsque les intérêts des parties sont relativement équilibrés réside dans le fait qu'une partie fonde son action sur des droits existants, alors que l'exercice des droits de l'autre changerait le statu quo. Autrement dit, lorsqu'une injonction a pour seule conséquence de remettre la date à laquelle une personne est en mesure de faire un choix qui ne s'offrait pas à elle auparavant, il est prudent de préserver le statu quo: Pac. Northwest Ent. Inc. v. Ian Downs & Assoc. Ltd. (1982), 42 B.C.L.R. 126, 73 C.P.R. (2d) 159 (C.A.). On peut, à ce stade, examiner un autre facteur, c'est-à-dire la force de l'argument du requérant. En dernier lieu, il peut exister des facteurs particuliers qu'il faut examiner dans les circonstances particulières de l'affaire.
Il importe de noter que la preuve évidente d'un préjudice irréparable n'est pas requise. Douter du caractère adéquat des dommages-intérêts en tant que réparation peut donner lieu à une injonction: Amer. Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd. [Souligne- ments ajoutés.]
L'avocat de la défenderesse fait valoir que, en l'es- pèce, le préjudice que subira la demanderesse si une injonction n'est pas accordée n'est pas sensiblement différent de celui que subira la défenderesse si l'in-
jonction demandée est accordée. Si une injonction n'est pas accordée, la demanderesse perdra les clients qui auraient pu lui acheter des marchandises en l'ab- sence de la campagne de publicité de la défenderesse. Si une injonction est accordée, la défenderesse perdra les clients qui lui auraient acheté des marchandises en cas de poursuite de cette campagne. En outre, l'avo- cat soutient que la perte subie par la demanderesse peut être quantifiée, de façon approximative, alors que celle qui existerait pour la défenderesse ne sau- rait l'être. Il est allégué que la conséquence d'une campagne de publicité sur ses concurrents peut être évaluée alors qu'il n'y a pas moyen d'évaluer la con- séquence de l'absence d'une campagne de publicité. Je ne trouve pas cet argument convaincant. La cam- pagne de publicité se poursuit depuis deux mois. Si ses effets peuvent être évalués avec un certain degré de spécificité, alors, cela pourrait se faire par renvoi aux deux mois passés en vue d'une extrapolation pour le mois à venir. Les résultats d'une telle extra polation par rapport à ce qui se passera en fait, si une injonction est accordée, permettraient d'évaluer la conséquence de l'absence d'une campagne de publi- cité.
Toutefois, je ne suis pas convaincue par le rapport d'expert déposé à l'appui de la prétention que la con- séquence d'une campagne de publicité peut être déterminée avec un degré approprié de spécificité pour rendre adéquate la réparation au moyen de dom- mages-intérêts. Kristian Palda a déposé un affidavit qui affirme que cela peut se faire. Voici la conclusion du rapport de M. Palda:
[TRADUCTION] Les études publiées au cours du dernier demi- siècle ont établi la possibilité de mesurer les conséquences à court et à long terme des dépenses de publicité et des change- ments dans le message publicitaire sur l'annonceur et ses rivaux. La foi dans les estimations quantitatives de ces consé- quences dépend de deux aspects. Tout d'abord, il doit exister, à titre d'échantillon, un volume convenable d'observations. En deuxième lieu, puisque non seulement les dépenses et les textes publicitaires peuvent changer, mais que changent aussi les prix, les points de distribution et d'autres instruments de commercialisation des deux concurrents, ces changements doi- vent être examinés dans un contexte «à plusieurs variables».
Dans le cas qui nous occupe, on a estimé que les données sur tous ces aspects sont disponibles, ce qui fait que la possibilité de mesurer les conséquences susmentionnées existe. Bien entendu, pour établir qu'un préjudice a été causé par A à B au moyen de la publicité, il faut démontrer que:
1. A a modifié sa tactique publicitaire et a augmenté ses ventes;
2. L'augmentation de A n'a pas été causée par d'autres actes de A ni par l'expansion du marché;
3. B a perdu des ventes ou a connu un ralentissement de l'ac- croissement de ses ventes;
4. La perte des ventes de B n'a pas été causée par sa propre modification de ses tactiques de commercialisation ni par une baisse générale du marché
et
elle a été causée uniquement par la modification du message publicitaire de A, et non par d'autres actes de commercialisa tion de A tels que l'accroissement des dépenses de publicité ou la baisse des prix.
Ces rapports peuvent sembler compliqués, mais ils ont été abordés dans diverses permutations et ce, si fréquemment que nous pouvons être sûrs qu'ils peuvent être évalués en l'espèce.
Il s'agit d'une approche très théorique. La pre- mière question qui vient immédiatement à l'esprit consiste à se demander comment on va démontrer que «la perte des ventes de B ... a été causée unique- ment par la modification du message publicitaire de A». Comment pourrait-on s'attendre à isoler les autres variables qui auraient pu influer, à l'époque en question, sur les ventes respectives des deux parties. Ainsi qu'il ressort du rapport d'expert, ces facteurs devraient être relevés et leur effet trouvé négligeable.
Sans une explication simple, par exemple, quant au type de données qui s'imposerait pour une telle ana lyse, à l'endroit on pourrait s'attendre à le trouver et à la façon dont il serait utilisé pour donner l'éva- luation requise, je ne suis pas persuadée que la consé- quence de la publicité soit raisonnablement suscepti ble d'être quantifiée. Il ne suffit pas pour un expert d'affirmer simplement que cela peut se faire. En deuxième lieu, même si un tel exercice peut être fait, on doit se demander: à quel prix? On ne m'a pas con- vaincue qu'une méthode pratique d'évaluer la consé- quence de la campagne de publicité a été établie.
Quant à l'argument selon lequel, quoi qu'il en soit, il n'est pas possible de quantifier le préjudice d'un côté comme de l' autre, et ce préjudice est approxima- tivement de même ordre, je ne suis pas persuadée que tel soit le cas. La publicité laisse une impression très négative. Elle a pour objectif et conséquence proba ble la création d'une impression négative durable dans l'esprit du public quant à la valeur moindre
obtenue en achetant chez Eye Masters. Cette publi- cité vise principalement la clientèle de l'entreprise d'Eye Masters. Cette conséquence n'entraînerait pro- bablement pas uniquement un accroissement des ventes de la défenderesse. Elle pourrait également avoir pour conséquence que des clients s'adressent à d'autres vendeurs des produits optiques en question. Je ne saurais conclure que le préjudice respectif que subiront la demanderesse et la défenderesse est approximativement égal en cas d'octroi d'une injonc- tion et de rejet de la demande d'injonction.
L'avocat de la défenderesse soutient que l'intérêt public doit également entrer en ligne de compte. Selon lui, si une injonction est accordée, le public se verra priver des renseignements que lui fournit la publicité comparative. Pour conclure que l'intérêt public est en cause, je dois présumer que le message véhiculé par la publicité est exact. Compte tenu des renseignements dont je dispose, je ne saurais me pro- noncer sur ce fait. Ainsi qu'il a été noté, il existe des renseignements concernant la qualité et le prix rela- tifs des deux paires de lunettes, mais le message de la publicité porte sur la valeur générale que donnent aux consommateurs les deux commerces respectifs. Il ne porte pas sur les deux paires de lunettes seules. Dans les circonstances, je ne suis pas disposée à donner beaucoup de poids à l'argument voulant que le public subisse un préjudice parce qu'il est privé des rensei- gnements contenus dans la publicité.
La défenderesse subira un certain préjudice pour les dépenses de publicité et les textes publicitaires qu'elle ne pourra plus utiliser. Il ne s'agira toutefois pas d'une grosse somme, étant donné le fait qu'elle envisage, de toute façon, de remplacer les publicités actuelles le 4 octobre.
J'estime que le préjudice que subira la demande- resse si une injonction n'est pas accordée l'emporte sur celui que subira la défenderesse si une injonction est accordée. Il s'agit d'une situation la défende- resse est tenue de remettre à plus tard une ligne de conduite récemment adoptée jusqu'à ce qu'il ait été statué sur la légalité de cet acte.
L'avocat de la défenderesse prétend qu'il existe en l'espèce, un autre facteur qui fait pencher la balance
en faveur de la défenderesse: le retard et l'expiration imminente de la campagne publicitaire.
La publicité en question a commencé le 29 juin 1992. La demanderesse en a eu connaissance immé- diatement. Le 21 juillet 1992, cette Cour a été saisie d'une demande d'injonction provisoire. Cette demande a été entendue le 24 juillet 1992. Elle a été rejetée, parce qu'elle n'a pas été formulée en temps opportun et que des éléments de preuve insuffisants d'un préjudice irréparable avaient été produits. La Cour a noté à cette époque qu'il convenait davantage pour la demanderesse de solliciter une injonction interlocutoire plutôt qu'une injonction provisoire.
La demanderesse s'est par la suite vu offrir la date du 4 août 1992 pour l'audition d'une demande d'in- jonction interlocutoire. La demanderesse a refusé cette offre parce qu'il lui aurait été difficile de ras- sembler tous ses documents à cette date étant donné surtout qu'elle avait besoin d'éléments de preuve additionnels concernant l'insuffisance des dom- mages-intérêts. Le 12 août 1992, la demanderesse et la défenderesse ont été avisées que la demande pour- rait être entendue le 2 septembre 1992. La Règle 321.1 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663, édictée par DORS/88-221, art. 7; DORS/92-43, art. 4] exige d'un demandeur qu'il dépose et signifie un dossier de requête au moins dix jours avant la date de l'audition d'une demande telle que la présente. La demanderesse n'a déposé et signifié son dossier de requête que le 27 août 1992, et, même là, il n'était pas complet. La défenderesse a eu de la difficulté à préparer son dossier de requête pour y répondre. Ce dernier n'a été déposé qu'au milieu de l'audition de la demande le 2 septembre 1992. Les deux parties ont déposé des affidavits additionnels à la dernière minute. La campagne de publicité, ainsi qu'il a été noté, expire le 4 octobre 1992. Il ne fait pas de doute que, dans les circonstances, la proposition de l'avocat de la défenderesse selon laquelle une injonction devrait être refusée, en grande partie parce qu'elle aura une durée très limitée dans les faits, est attrayante.
Certes, bien des arguments peuvent être invoqués pour refuser une injonction en l'espèce parce qu'elle aura une durée limitée dans les faits; mais je me rends compte que l'on est peut-être à planifier
d'autres campagnes de publicité. La défenderesse s'est engagée à ne pas entreprendre une autre publi- cité comparative, mais cet engagement ne vaut que jusqu'à l'été 1993. Il est regrettable que la question juridique qui sous-tend le litige en l'espèce n'ait pas été tranchée. Il s'agit d'une question juridique assez simple qu'on pourrait facilement trancher en déférant à la Cour une question de droit seule, en vertu de la Règle 474 [mod. par DORS/79-57, art. 14]. En tout état de cause, refuser d'accorder une injonction en l'espèce peut simplement conduire à d'autres demandes à une date ultérieure. En conséquence, j'en suis arrivée à la conclusion que la demanderesse se verra accorder l'injonction sollicitée. Il sera rendu une ordonnance conforme aux présents motifs.
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