T-1793-92
Eye Masters Limited (demanderesse)
c.
Ross King Holdings Ltd., faisant affaire sous la
raison sociale de Shopper's Optical (défenderesse)
RÉPERTORIÉ: EYE MASTERS LTD. C. Ross KING HOLDINGS
LTD. (Ire INST.)
Section de première instance, juge Reed—Vancouver,
2 et 9 septembre 1992.
Injonctions — Demande d'injonction interlocutoire présen-
tée dans une action en contrefaçon de marque de commerce —
La publicité de la défenderesse compare défavorablement les
services optiques de la demanderesse à ses propres services
Critères préliminaires de la question sérieuse à trancher et du
préjudice irréparable — L'argument de la demanderesse selon
lequel la publicité porte atteinte à l'emploi d'une marque de
commerce liée à des services, alors que la marque de com
merce apposée sur des marchandises n'est pas ainsi protégée,
donne lieu à une question sérieuse à trancher — La requérante
a seulement à soulever un doute que des dommages-intérêts ne
soient une réparation suffisante, elle n'a pas à prouver qu'un
préjudice irréparable s'ensuivrait réellement — L'exception
adoptée dans l'affaire Woods, qui exige une forte apparence de
droit lorsque l'injonction tranche le litige dans l'action princi-
pale, ne s'applique pas lorsque l'intimée a créé la situation en
cause — C'est la défenderesse qui a elle-même décidé de met-
tre fin à la campagne de publicité avant le procès — Le préju-
dice causé à l'achalandage de la demanderesse est plus grand
que l'accroissement des ventes de la défenderesse, puisqu'il est
probable que certains clients s'adressent ailleurs.
Marques de commerce — Contrefaçon — Une publicité
comparative de services optiques nomme un concurrent au
moyen de sa marque de commerce, faisant allusion à une
valeur inférieure — Y a-t-il eu atteinte au droit à l'emploi
exclusif prévu à l'art. 19 de la Loi? — Y a-t-il eu diminution de
la valeur de l'achalandage attaché à la marque contrairement
à l'art. 22(1)? — La publicité comparative ne constitue pas
une contrefaçon de marque de commerce employée en liaison
avec des marchandises — Lorsqu'une marque de commerce est
employée en liaison avec des services, la publicité comparative
peut constituer un emploi incriminé — Question sérieuse à
trancher.
Il s'agit d'une demande d'injonction interlocutoire présentée
dans une action en contrefaçon de marque de commerce. La
demanderesse et la défenderesse sont des opticiennes de détail
concurrentes. La défenderesse s'est procuré des publicités dans
lesquelles on voit un mannequin froncer les sourcils, porter les
lunettes de la demanderesse, dont le prix est mentionné comme
étant de 208 $, et sourire, porter les lunettes de la défenderesse
dont le prix affiché était de 107 $. La demanderesse prétend
que, en la nommant au moyen de sa marque de commerce,
«Eye Masters», la défenderesse contrefait cette marque, con-
trairement à l'article 19 de la Loi sur la marque de commerce.
Elle prétend en outre que la publicité diminue la valeur de
l'achalandage attaché à la marque, en violation du paragraphe
22(1) et qu'elle constitue une déclaration fausse et trompeuse
en application de l'alinéa 7a).
Jugement: il y a lieu de rendre une injonction interlocutoire.
Le premier critère qu'une demande d'injonction interlocu-
toire doit respecter est qu'il doit exister une question sérieuse à
trancher. On pourrait dire que la publicité vise, non pas l'acha-
landage de la marque elle-même, mais celui de l'entreprise de
la demanderesse. De plus, il est clair qu'on peut employer des
marques de commerce dans la publicité comparative de mar-
chandises sans pour autant contrefaire la marque. Toutefois, le
paragraphe 4(2) de la Loi prévoit que, lorsque la marque se
rapporte à des services, la publicité constitue un emploi; et il a
été décidé que la question de savoir si cela protège une marque
employée avec des services, par opposition à une marque
apposée sur des marchandises, donne lieu à une question
sérieuse en vue de l'octroi d'une injonction interlocutoire.
L'exception adoptée dans l'affaire Woods, qui exige, dans les
cas où statuer sur la demande d'injonction interlocutoire tran-
chera le litige entre les parties, qu'il existe une forte apparence
de droit, ne s'applique pas lorsque c'est l'intimée qui a créé la
situation. Le fait que la campagne de publicité en l'espèce
doive prendre fin après trois mois relève du choix de la défen-
deresse. La Cour présume, aux fins d'une procédure interlocu-
toire, la constitutionnalité des dispositions législatives sur les-
quelles repose la demande.
Pour respecter le second critère, c'est-à-dire qu'un préjudice
irréparable ne saurait être réparé au moyen de dommages-inté-
rêts, la requérante n'a pas à prouver qu'un préjudice irrépara-
ble doit avoir lieu. Il suffit qu'on doute du caractère adéquat
des dommages-intérêts en tant que réparation. En l'espèce, les
deux parties se trouvent dans une situation où des dommages-
intérêts constituent une réparation insatisfaisante, puisqu'il est
difficile de quantifier ou bien la conséquence monétaire d'une
campagne de publicité ou bien celle entraînée par l'absence de
cette campagne. Dans un tel cas, si une injonction a pour con-
séquence de remettre la date à laquelle une personne est en
mesure de faire un choix qui ne s'offrait pas à elle auparavant,
il y a lieu de préserver le statu quo. Il est probable que le préju-
dice causé à l'achalandage de la demanderesse par la cam-
pagne de la défenderesse dépasse l'avantage que celle-ci en
tire, puisqu'il y aura des clients qui, amenés à ne plus traiter
avec la demanderesse, s'adresseront à d'autres opticiens.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch.
T-13, art. 4, 7a), 19, 22(1).
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 321.1
(édictée par DORS/88-221, art. 7; DORS/90-846, art.
8); DORS/92-43, art. 4), 474 (mod. par DORS/79-57,
art. 14).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396
(H.L.); Turbo Resources LtcL c. Petro Canada Inc., [1989]
2 C.F. 451; (1989), 22 C.I.P.R. 172; 24 C.P.R. (3d) 1; 91
N.R. 341 (C.A.); B.C. (A.G.) v. Wale, [1987] 2 W.W.R.
331; (1986), 9 B.C.L.R. (2d) 333; [1987] 2 C.N.L.R. 36
(C.A.).
DÉCISION EXAMINÉE:
Clairol International Corp. et al. v. Thomas Supply &
Equipment Co. Ltd. et al., [1968] 2 R.C.E. 552; (1968), 38
Fox Pat. C. 176.
DISTINCTION FAITE AVEC:
NWL Ltd y Woods, [1979] 3 All ER 614 (H.L.).
DÉCISIONS CITÉES:
Purolator Courier Ltd. c. Mayne Nickless Transport Inc.
(1990), 33 C.P.R. (3d) 391; 37 F.T.R. 215 (C.F. lTe inst.);
Purolator Courier Ltd v. Canadian Pacific Express &
Transport Ltd, n° du greffe 33310/88, juge Sirois, juge-
ment en date du 25-11-88, H.C. Ont., non publié.
DOCTRINE
Field -Marsham, M. «Limitations on the Use of Trade
Marks in Comparative Advertising» Intellectual Prop
erty News, printemps 1991.
DEMANDE d'injonction interlocutoire présentée
dans une action principale en contrefaçon de marque
de commerce. Demande accueillie.
AVOCATS:
Robert A. Millar et Keith E. Spencer pour la
demanderesse.
R. A. Easton et Lance A. Turlock pour la défen-
deresse.
PROCUREURS:
Russell & DuMoulin, Vancouver, pour la
demanderesse.
Swinton & Company, Vancouver, pour la défen-
deresse.
Ce qui suit est la version française des motifs de
l'ordonnance rendus par
LE JUGE REED: La demanderesse sollicite une
injonction interlocutoire qui interdirait à la défende-
resse de mentionner sa marque de commerce dans
des publicités comparatives. La demanderesse et la
défenderesse s'occupent toutes les deux de la vente
au détail de lunettes, de verres de contact et de pro-
duits optiques connexes. La défenderesse est d'avis
que les prix de la demanderesse sont beaucoup plus
élevés que les siens pour les produits vendus.
La défenderesse a acheté une publicité qui vise à
attirer l'attention sur cet état d'affaires allégué. La
publicité montre le même mannequin, dans deux pho
tos qui sont mises côte à côte. Dans l'une des photos,
le mannequin fronce les sourcils et, en haut de la
photo on peut lire, en caractères d'imprimerie: «Eye
Masters [Ltd.], $208 Reg. Price ... » ([TRADUCTION]
Eye Masters [Ltd.], prix courant 208 $). Dans l'autre
photo, le mannequin sourit et la ligne imprimée en
haut de la photo dit «Shopper's Optical, $107 Reg.
Price ... » ([TRADUCTION] Shopper's Optical, prix
courant 107 $). Au-dessus des deux photos se trouve,
en grosses lettres, cette phrase «COMPARE THE
VALUE—SHOPPER'S OPTICAL» ([TRADUCTION]
comparer la valeur—Shopper' s Optical). Le manne
quin porte des lunettes semblables dans les deux pho
tos. Les lunettes ne sont pas identiques et les parties
divergent considérablement d'opinion quant à leur
qualité respective.
La demanderesse conclut à une injonction interlo-
cutoire qui interdirait à la défenderesse d'utiliser sa
marque de commerce «Eye Masters» dans la publi-
cité en cause, invoquant le motif qu'il s'agit d'une
atteinte à son droit à l'emploi exclusif de sa marque
de commerce; ce droit est prévu à l'article 19 de la
Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch.
T-13. Il est également allégué que cette publicité va à
l'encontre du paragraphe 22(1) de la Loi:
22. (1) Nul ne peut employer une marque de commerce
déposée par une autre personne d'une manière susceptible
d'entraîner la diminution de la valeur de l'achalandage attaché
à cette marque de commerce.
Et la demanderesse prétend que les actes de la défen-
deresse constituent une violation de l'alinéa 7a) de la
Loi:
7. Nul ne peut
a) faire une déclaration fausse ou trompeuse tendant à dis-
créditer l'entreprise, les marchandises ou les services d'un
concurrent.
Le débat à l'occasion de la présente demande inter-
locutoire porte principalement sur les articles 19 et
22. En fait, il serait difficile, sur la base des docu-
ments déposés, de déterminer si les déclarations dans
la publicité litigieuse sont fausses. À l'évidence, elles
ne le sont pas compte tenu des renseignements dépo-
sés, mais ceux-ci, dans la mesure où ils se rapportent
à la valeur que les consommateurs peuvent attendre
des commerces de détail respectifs, ont trait surtout à
seulement deux modèles particuliers de lunettes sem-
blables.
Les critères permettant d'accueillir une demande
d'injonction interlocutoire sont bien connus: Ameri-
can Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396
(H.L.), décision suivie dans l'affaire Turbo Resources
Ltd. c. Petro Canada Inc., [1989] 2 C.F. 451 (C.A.).
Il y a lieu d'examiner tout d'abord la force de l'argu-
mentation de la demanderesse.
Pour ce qui est de l'atteinte au droit de la deman-
deresse à l'emploi exclusif de sa marque de com
merce, j'ai initialement estimé que l'activité en ques
tion ne porterait pas atteinte à ce droit. En outre, on
peut à tout le moins soutenir que la publicité vise
l'achalandage de l'entreprise et non celui de la
marque de commerce. Il est clair que les marques de
commerce et les noms commerciaux en liaison avec
des marchandises peuvent être employés dans une
publicité comparative, et qu'un tel emploi n'est pas
considéré comme étant une contrefaçon de la marque
de commerce.
L'avocat de la demanderesse soutient toutefois que
la portée de la protection attribuée aux marques de
commerce qui sont en liaison avec des services est
plus grande que celle qui se rapporte aux marques de
commerce liées à des marchandises. Cet argument
repose sur les dispositions relatives à l' «emploi
réputé» de l'article 4 de la Loi:
4. (1) Une marque de commerce est réputée employée en
liaison avec des marchandises si, lors du transfert de la pro-
priété ou de la possession de ces marchandises, dans la pra-
tique normale du commerce, elle est apposée sur les marchan-
dises mêmes ou sur les colis dans lesquels ces marchandises
sont distribuées, ou si elle est, de toute autre manière, liée aux
marchandises à tel point qu'avis de liaison est alors donné à la
personne à qui la propriété ou possession est transférée.
(2) Une marque de commerce est réputée employée en liai
son avec des services si elle est employée ou montrée dans
l'exécution ou l'annonce de ces services. [Soulignements
ajoutés.]
L'argument selon lequel la portée de la protection
attribuée aux marques de commerces qui sont liées à
des services est plus grande que celle accordée aux
marques liées à des marchandises repose sur la déci-
sion Clairol International Corp. et al. v. Thomas Sup
ply & Equipment Co. Ltd. et al., [1968] 2 R.C.É. 552.
Il y a été décidé que les tableaux de comparaison des
couleurs, qui mentionnaient la marque de commerce
d'un concurrent, lorsqu'ils étaient apposés sur un
colis de teinture pour les cheveux, constituaient une
atteinte au droit à l'emploi exclusif conféré par l'ar-
ticle 19 de la Loi. Ce n'était cependant pas le cas
pour la reproduction des mêmes tableaux dans une
brochure publicitaire. Cette distinction, si je com-
prends bien, se fonde sur le texte du paragraphe 4(1)
de la Loi. Il a été décidé dans cette affaire [aux pages
564 et 565] que:
[TRADUCTION] ... la présence de la marque de la demanderesse
sur les colis des défenderesses constitue un emploi de ces
marques «en liaison avec» les marchandises contenues dans les
colis des défenderesses ... Le but de cette présence n'est pas, à
mon avis, pertinent à cet égard ... la présence des marques de
la demanderesse sur les tableaux de comparaison des couleurs
des brochures des défenderesses ne constitue pas un emploi de
ces marques au sens du paragraphe 4(1), puisque les brochures
ne sont ni les marchandises elles-mêmes ni les colis dans les-
quels les marchandises sont distribuées .. .
Dans le cas des services, il n'existe, bien entendu,
aucune marchandise ni aucun colis sur lequel des
marques de commerce peuvent être apposées, et c'est
ainsi que le paragraphe 4(2) parle de l'emploi d'une
marque de commerce «en liaison avec des services»,
«si elle est ... montrée dans ... l'annonce de ces ser
vices». Par analogie, il est allégué que l'emploi de la
marque de commerce d'autrui dans une publicité
comparative, lorsque la liaison de la marque de com
merce se fait avec un service, est une violation du
droit du détenteur de la marque de commerce à son
emploi exclusif. Je dois dire que je trouve cette con
clusion quelque peu bizarre. En même temps, je
reconnais qu'il a été décidé que cette possible inter-
prétation donnait lieu à une question suffisamment
sérieuse pour respecter les critères que les arrêts
American Cyanamid et Turbo Resources ont rendu
applicables aux injonctions interlocutoires: Purolator
Courier Ltd. c. Mayne Nickless Transport Inc.
(1990), 33 C.P.R. (3d) 391 (C.F. lre inst.); Purolator
Courier Ltd. v. Canadian Pacific Express & Trans
port Ltd. (juge Sirois, 25 novembre 1988, n° du
greffe 33310/88, H.C. Ont., non publié). Voir égale-
ment M. Field -Marsham, «Limitations on the Use of
Trade-Marks in Comparative Advertising» Intellec
tual Property News (printemps 1991). En fait, je
comprends que des modifications à la Loi sur les
marques de commerce sont proposées pour clarifier la
question. Dans les circonstances, je dois alors con-
clure qu'il existe une sérieuse question relative à l'at-
teinte au droit de la demanderesse à l'emploi exclusif
de sa marque de commerce, et que le «critère prélimi-
naire» a été respecté.
L'avocat de la défenderesse soutient que, compte
tenu des faits de l'espèce, il ne s'agit pas d'appliquer
le critère de la [TRADUCTION] «sérieuse question à
trancher», mais plutôt de démontrer qu'une «forte
apparence de droit» s'impose. Il est allégué que l'is-
sue de la présente demande interlocutoire réglera en
fait le litige entre les parties. En tout état de cause, la
fin de la campagne de publicité de la défenderesse est
prévue pour le 4 octobre 1992. Il est donc allégué que
l'exception adoptée dans l'affaire Woods 1 s'applique.
Je ne suis pas persuadée que cette exception s'ap-
plique lorsque l'intimée a la haute main sur les faits
qui font que la demande d'injonction interlocutoire
tranche le point litigieux. C'est la défenderesse qui a
décidé de mettre fin à sa campagne de publicité le 4
octobre. L'intimée ne saurait donc invoquer ce fac-
teur pour accroître le fardeau de la demanderesse
relativement à ce qui doit être prouvé pour obtenir
une injonction interlocutoire.
La défenderesse soutient que la marque de la
demanderesse est, en tout état de cause, invalide,
parce qu'elle a perdu son caractère distinctif par suite
de son emploi en liaison avec un nettoyant pour len-
tilles fabriqué par une autre compagnie. L' affidavit
d'Audrey Reed en date du 2 septembre 1992 répond à
cet argument dans une certaine mesure, au moins suf-
fisamment pour empêcher que l'allégation d'invali-
dité soit un motif invoqué pour conclure que l'argu-
ment de la demanderesse est trop faible pour justifier
une injonction.
La défenderesse a également soulevé des argu
ments sur l'inconstitutionnalité de certaines des dis
positions de la Loi sur les marques de commerce qui
sont invoquées. Il ne s'agit pas d'une question à tan
1 NWL Ltd y Woods, [1979] 3 All ER 614 (H.L.).
cher à l'occasion de la présente demande. Comme le
juge en chef adjoint Jerome l'a décidé dans l'affaire
Purolator, il convient que la Cour présume la consti-
tutionnalité de ces dispositions aux fins d'une
demande d'injonction interlocutoire dans un cas
comme l'espèce.
Dans la présente demande, on soulève une ques
tion importante, celle de la formulation appropriée du
critère du «préjudice irréparable» et de la possibilité
que la demanderesse subisse un tel préjudice si une
injonction n'est pas accordée.
L'avocat de la demanderesse soutient que les
affaires American Cyanamid et Turbo Resources
n'utilisent pas l'expression «préjudice irréparable»
lorsqu'il s'agit d'examiner si une injonction devrait
être accordée. Il prétend que le véritable sens de cette
expression consiste à se demander si des dommages-
intérêts seraient une réparation adéquate. Selon lui, il
est presque toujours pratiquement impossible, à l'oc-
casion d'une demande d'injonction interlocutoire, de
prouver qu'un préjudice irréparable aura lieu si une
injonction n'est pas accordée. Le préjudice évalué
revêt toujours un caractère éventuel. Toujours selon
lui, à tout le moins, si le critère applicable ne peut
s'exprimer qu'en fonction d'un «préjudice irrépara-
ble», il ne saurait exiger davantage que la possibilité
ou la probabilité d'un tel préjudice. Il a été fait men
tion de la décision B.C. (A.G.) v. Wale, [1987] 2
W.W.R. 331 (C.A.C.-B.), aux pages 343 345:
[TRADUCTION] Le critère traditionnel de l'octroi d'une injonc-
tion interlocutoire en Colombie-Britannique comporte deux
volets. Tout d'abord, le requérant doit satisfaire la cour qu'il y
a une question juste à trancher relative à l'existence du droit
qu'il allègue et une atteinte à ce droit, réelle ou raisonnable-
ment redoutée. En deuxième lieu, il doit établir que la prépon-
dérance des inconvénients joue en faveur de l'octroi d'une
injonction.
La décision Amer. Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975]
A.C. 396, [1975] 2 W.R.L. 316, [1975] 1 All E.R. 504 (H.L.),
peut être interprétée comme proposant un critère à trois étapes
pour l'octroi d'injonctions interlocutoires plutôt que le critère à
deux étapes que j'ai mentionné; il doit y avoir 1) une question
sérieuse à trancher, 2) un préjudice irréparable et 3) la prépon-
dérance des inconvénients doit jouer en faveur de l'octroi de
l'injonction. Bien que je préfère considérer la condition du pré-
judice irréparable comme faisant partie intégrante de l'appré-
ciation de la prépondérance des inconvénients, les deux
approches ont la même conséquence pratique.
Pour déterminer qui subira le plus grand préjudice, il faut
tout d'abord examiner le caractère adéquat des dommages-
intérêts en tant que réparation pour les parties respectives.
Dans la plupart des cas, une injonction interlocutoire ne devrait
pas être accordée à moins qu'on doute que des dommages-
intérêts soient une réparation adéquate au cas où le requérant
aurait gain de cause au procès. Autrement dit, il faut démontrer
que le requérant peut subir un préjudice irréparable en ce sens
que «la réparation au moyen de dommages-intérêts n'est pas
une indemnisation qui placera, en fait, bien que ce ne soit pas
in specie, les parties dans la position où elles se trouvaient
autrefois»: Kerr on Injunctions, 6e éd. (1927), aux pp. 17 et 18,
suivi dans l'affaire MacMillan Bloedel Ltd. v. Mullin, 61
B.C.L.R. 145, [1985] 3 W.W.R. 577, [1985] 2 C.N.L.R. 28
(C.A.), le juge d'appel Seaton. La condition qu'il soit douteux
que des dommages-intérêts constituent une réparation adéquate
est fondamentalement question de bon sens. Si des dommages-
intérêts constituent une réparation adéquate, et s'il appert que
le prétendu contrevenant peut les payer, la cour n'est pas géné-
ralement fondée à accorder à une partie sa réparation au détri-
ment de l'autre avant que les points litigieux aient été jugés.
Dans beaucoup de cas, il est simple de déterminer qui subira
plus grand préjudice. Lorsqu'il existe une question sérieuse à
trancher et que le requérant démontre que des dommages-inté-
rêts ne peuvent fournir une réparation adéquate, l'octroi d'une
injonction interlocutoire peut être justifié. De même, si c'est
seulement la partie visée par l'injonction qui subirait un préju-
dice irréparable, une injonction ne serait pas normalement
accordée.
La situation devient plus compliquée lorsque les deux par
ties démontrent que des dommages-intérêts pourraient ne pas
être une réparation adéquate—pour le requérant si aucune
injonction n'est accordée, pour l'intimé si une injonction est
accordée. L'arrêt Amer. Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., discute
de facteurs qui peuvent aider le tribunal. Un facteur qui peut
aider le tribunal à déterminer qui subirait le plus grand préju-
dice lorsque les intérêts des parties sont relativement équilibrés
réside dans le fait qu'une partie fonde son action sur des droits
existants, alors que l'exercice des droits de l'autre changerait le
statu quo. Autrement dit, lorsqu'une injonction a pour seule
conséquence de remettre la date à laquelle une personne est en
mesure de faire un choix qui ne s'offrait pas à elle auparavant,
il est prudent de préserver le statu quo: Pac. Northwest Ent.
Inc. v. Ian Downs & Assoc. Ltd. (1982), 42 B.C.L.R. 126, 73
C.P.R. (2d) 159 (C.A.). On peut, à ce stade, examiner un autre
facteur, c'est-à-dire la force de l'argument du requérant. En
dernier lieu, il peut exister des facteurs particuliers qu'il faut
examiner dans les circonstances particulières de l'affaire.
Il importe de noter que la preuve évidente d'un préjudice
irréparable n'est pas requise. Douter du caractère adéquat des
dommages-intérêts en tant que réparation peut donner lieu à
une injonction: Amer. Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd. [Souligne-
ments ajoutés.]
L'avocat de la défenderesse fait valoir que, en l'es-
pèce, le préjudice que subira la demanderesse si une
injonction n'est pas accordée n'est pas sensiblement
différent de celui que subira la défenderesse si l'in-
jonction demandée est accordée. Si une injonction
n'est pas accordée, la demanderesse perdra les clients
qui auraient pu lui acheter des marchandises en l'ab-
sence de la campagne de publicité de la défenderesse.
Si une injonction est accordée, la défenderesse perdra
les clients qui lui auraient acheté des marchandises en
cas de poursuite de cette campagne. En outre, l'avo-
cat soutient que la perte subie par la demanderesse
peut être quantifiée, de façon approximative, alors
que celle qui existerait pour la défenderesse ne sau-
rait l'être. Il est allégué que la conséquence d'une
campagne de publicité sur ses concurrents peut être
évaluée alors qu'il n'y a pas moyen d'évaluer la con-
séquence de l'absence d'une campagne de publicité.
Je ne trouve pas cet argument convaincant. La cam-
pagne de publicité se poursuit depuis deux mois. Si
ses effets peuvent être évalués avec un certain degré
de spécificité, alors, cela pourrait se faire par renvoi
aux deux mois passés en vue d'une extrapolation
pour le mois à venir. Les résultats d'une telle extra
polation par rapport à ce qui se passera en fait, si une
injonction est accordée, permettraient d'évaluer la
conséquence de l'absence d'une campagne de publi-
cité.
Toutefois, je ne suis pas convaincue par le rapport
d'expert déposé à l'appui de la prétention que la con-
séquence d'une campagne de publicité peut être
déterminée avec un degré approprié de spécificité
pour rendre adéquate la réparation au moyen de dom-
mages-intérêts. Kristian Palda a déposé un affidavit
qui affirme que cela peut se faire. Voici la conclusion
du rapport de M. Palda:
[TRADUCTION] Les études publiées au cours du dernier demi-
siècle ont établi la possibilité de mesurer les conséquences à
court et à long terme des dépenses de publicité et des change-
ments dans le message publicitaire sur l'annonceur et ses
rivaux. La foi dans les estimations quantitatives de ces consé-
quences dépend de deux aspects. Tout d'abord, il doit exister, à
titre d'échantillon, un volume convenable d'observations. En
deuxième lieu, puisque non seulement les dépenses et les
textes publicitaires peuvent changer, mais que changent aussi
les prix, les points de distribution et d'autres instruments de
commercialisation des deux concurrents, ces changements doi-
vent être examinés dans un contexte «à plusieurs variables».
Dans le cas qui nous occupe, on a estimé que les données sur
tous ces aspects sont disponibles, ce qui fait que la possibilité
de mesurer les conséquences susmentionnées existe. Bien
entendu, pour établir qu'un préjudice a été causé par A à B au
moyen de la publicité, il faut démontrer que:
1. A a modifié sa tactique publicitaire et a augmenté ses
ventes;
2. L'augmentation de A n'a pas été causée par d'autres actes
de A ni par l'expansion du marché;
3. B a perdu des ventes ou a connu un ralentissement de l'ac-
croissement de ses ventes;
4. La perte des ventes de B n'a pas été causée par sa propre
modification de ses tactiques de commercialisation ni par
une baisse générale du marché
et
elle a été causée uniquement par la modification du message
publicitaire de A, et non par d'autres actes de commercialisa
tion de A tels que l'accroissement des dépenses de publicité ou
la baisse des prix.
Ces rapports peuvent sembler compliqués, mais ils ont été
abordés dans diverses permutations et ce, si fréquemment que
nous pouvons être sûrs qu'ils peuvent être évalués en l'espèce.
Il s'agit là d'une approche très théorique. La pre-
mière question qui vient immédiatement à l'esprit
consiste à se demander comment on va démontrer
que «la perte des ventes de B ... a été causée unique-
ment par la modification du message publicitaire de
A». Comment pourrait-on s'attendre à isoler les
autres variables qui auraient pu influer, à l'époque en
question, sur les ventes respectives des deux parties.
Ainsi qu'il ressort du rapport d'expert, ces facteurs
devraient être relevés et leur effet trouvé négligeable.
Sans une explication simple, par exemple, quant au
type de données qui s'imposerait pour une telle ana
lyse, à l'endroit où on pourrait s'attendre à le trouver
et à la façon dont il serait utilisé pour donner l'éva-
luation requise, je ne suis pas persuadée que la consé-
quence de la publicité soit raisonnablement suscepti
ble d'être quantifiée. Il ne suffit pas pour un expert
d'affirmer simplement que cela peut se faire. En
deuxième lieu, même si un tel exercice peut être fait,
on doit se demander: à quel prix? On ne m'a pas con-
vaincue qu'une méthode pratique d'évaluer la consé-
quence de la campagne de publicité a été établie.
Quant à l'argument selon lequel, quoi qu'il en soit,
il n'est pas possible de quantifier le préjudice d'un
côté comme de l' autre, et ce préjudice est approxima-
tivement de même ordre, je ne suis pas persuadée que
tel soit le cas. La publicité laisse une impression très
négative. Elle a pour objectif et conséquence proba
ble la création d'une impression négative durable
dans l'esprit du public quant à la valeur moindre
obtenue en achetant chez Eye Masters. Cette publi-
cité vise principalement la clientèle de l'entreprise
d'Eye Masters. Cette conséquence n'entraînerait pro-
bablement pas uniquement un accroissement des
ventes de la défenderesse. Elle pourrait également
avoir pour conséquence que des clients s'adressent à
d'autres vendeurs des produits optiques en question.
Je ne saurais conclure que le préjudice respectif que
subiront la demanderesse et la défenderesse est
approximativement égal en cas d'octroi d'une injonc-
tion et de rejet de la demande d'injonction.
L'avocat de la défenderesse soutient que l'intérêt
public doit également entrer en ligne de compte.
Selon lui, si une injonction est accordée, le public se
verra priver des renseignements que lui fournit la
publicité comparative. Pour conclure que l'intérêt
public est en cause, je dois présumer que le message
véhiculé par la publicité est exact. Compte tenu des
renseignements dont je dispose, je ne saurais me pro-
noncer sur ce fait. Ainsi qu'il a été noté, il existe des
renseignements concernant la qualité et le prix rela-
tifs des deux paires de lunettes, mais le message de la
publicité porte sur la valeur générale que donnent aux
consommateurs les deux commerces respectifs. Il ne
porte pas sur les deux paires de lunettes seules. Dans
les circonstances, je ne suis pas disposée à donner
beaucoup de poids à l'argument voulant que le public
subisse un préjudice parce qu'il est privé des rensei-
gnements contenus dans la publicité.
La défenderesse subira un certain préjudice pour
les dépenses de publicité et les textes publicitaires
qu'elle ne pourra plus utiliser. Il ne s'agira toutefois
pas d'une grosse somme, étant donné le fait qu'elle
envisage, de toute façon, de remplacer les publicités
actuelles le 4 octobre.
J'estime que le préjudice que subira la demande-
resse si une injonction n'est pas accordée l'emporte
sur celui que subira la défenderesse si une injonction
est accordée. Il s'agit d'une situation où la défende-
resse est tenue de remettre à plus tard une ligne de
conduite récemment adoptée jusqu'à ce qu'il ait été
statué sur la légalité de cet acte.
L'avocat de la défenderesse prétend qu'il existe en
l'espèce, un autre facteur qui fait pencher la balance
en faveur de la défenderesse: le retard et l'expiration
imminente de la campagne publicitaire.
La publicité en question a commencé le 29 juin
1992. La demanderesse en a eu connaissance immé-
diatement. Le 21 juillet 1992, cette Cour a été saisie
d'une demande d'injonction provisoire. Cette
demande a été entendue le 24 juillet 1992. Elle a été
rejetée, parce qu'elle n'a pas été formulée en temps
opportun et que des éléments de preuve insuffisants
d'un préjudice irréparable avaient été produits. La
Cour a noté à cette époque qu'il convenait davantage
pour la demanderesse de solliciter une injonction
interlocutoire plutôt qu'une injonction provisoire.
La demanderesse s'est par la suite vu offrir la date
du 4 août 1992 pour l'audition d'une demande d'in-
jonction interlocutoire. La demanderesse a refusé
cette offre parce qu'il lui aurait été difficile de ras-
sembler tous ses documents à cette date étant donné
surtout qu'elle avait besoin d'éléments de preuve
additionnels concernant l'insuffisance des dom-
mages-intérêts. Le 12 août 1992, la demanderesse et
la défenderesse ont été avisées que la demande pour-
rait être entendue le 2 septembre 1992. La Règle
321.1 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch.
663, édictée par DORS/88-221, art. 7; DORS/92-43,
art. 4] exige d'un demandeur qu'il dépose et signifie
un dossier de requête au moins dix jours avant la date
de l'audition d'une demande telle que la présente. La
demanderesse n'a déposé et signifié son dossier de
requête que le 27 août 1992, et, même là, il n'était
pas complet. La défenderesse a eu de la difficulté à
préparer son dossier de requête pour y répondre. Ce
dernier n'a été déposé qu'au milieu de l'audition de
la demande le 2 septembre 1992. Les deux parties ont
déposé des affidavits additionnels à la dernière
minute. La campagne de publicité, ainsi qu'il a été
noté, expire le 4 octobre 1992. Il ne fait pas de doute
que, dans les circonstances, la proposition de l'avocat
de la défenderesse selon laquelle une injonction
devrait être refusée, en grande partie parce qu'elle
aura une durée très limitée dans les faits, est
attrayante.
Certes, bien des arguments peuvent être invoqués
pour refuser une injonction en l'espèce parce qu'elle
aura une durée limitée dans les faits; mais je me
rends compte que l'on est peut-être à planifier
d'autres campagnes de publicité. La défenderesse
s'est engagée à ne pas entreprendre une autre publi-
cité comparative, mais cet engagement ne vaut que
jusqu'à l'été 1993. Il est regrettable que la question
juridique qui sous-tend le litige en l'espèce n'ait pas
été tranchée. Il s'agit d'une question juridique assez
simple qu'on pourrait facilement trancher en déférant
à la Cour une question de droit seule, en vertu de la
Règle 474 [mod. par DORS/79-57, art. 14]. En tout
état de cause, refuser d'accorder une injonction en
l'espèce peut simplement conduire à d'autres
demandes à une date ultérieure. En conséquence, j'en
suis arrivée à la conclusion que la demanderesse se
verra accorder l'injonction sollicitée. Il sera rendu
une ordonnance conforme aux présents motifs.
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