A-821-91
Procureur général du Canada (requérant)
c.
Clarence Levac et Commission canadienne des
droits de la personne (intimés)
RÉPERTORIÉ.' CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL) C. LEVAC
(CA.)
Cour d'appel, juges Marceau, Desjardins et Décary,
J.C.A.—Montréal, 29 et 30 avril; Ottawa, 8 juillet
1992.
Droits de la personne — Demande présentée en vertu de
l'art. 28 en vue de faire annuler une décision rendue par un
tribunal canadien des droits de la personne en vertu de la Loi
canadienne sur les droits de la personne — L'intimé a été
libéré de son emploi pour des raisons d'ordre médical — Le
tribunal a déclaré que les Forces armées ont commis un acte
discriminatoire illicite en refusant de continuer à employer
l'intimé — Il s'agit, à première vue, d'un cas de discrimination
— Rejet du principal moyen qu'invoque le requérant sur le
fondement de la négation de son droit à une audience impar-
tiale — La Cour n'est pas strictement tenue de recevoir de
nouvelles observations parce qu'une juridiction supérieure a
rendu une décision qui a pu modifier le droit — La réouverture
de l'audience est une question discrétionnaire — L'arrêt Cen
tral Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commis
sion) de la C.S.C. n'a pas modifié fondamentalement le droit
— La conduite du requérant l'empêche de prétendre qu'il y a
eu violation des règles de justice naturelle — La preuve médi-
cale des intimés est plus convaincante — C'est à bon droit que
le tribunal a conclu que l'EPJ d'ordre médical n'était pas jus-
tifiée.
Juges et tribunaux — La C.S.C. a rendu un arrêt qui aurait
modifié fondamentalement le droit avant que le tribunal des
droits de la personne ne tranche la présente affaire de discri
mination dans l'emploi — Il échet d'examiner s'il y a eu viola
tion des règles de justice naturelle étant donné que le tribunal
n'a pas accordé aux parties l'occasion de présenter de nou-
velles observations et de nouveaux éléments de preuve — Les
cours de justice et les tribunaux administratifs ne sont jamais
strictement tenus de recevoir de nouvelles observations lorsque
la décision rendue par une juridiction supérieure après l'au-
dience pourrait influencer leur décision — Il s'agit d'une ques
tion discrétionnaire en l'absence d'une demande de la part des
parties.
Il s'agit d'une demande présentée en vertu de l'article 28 en
vue de faire annuler la décision par laquelle un tribunal cana-
dien des droits de la personne agissant en vertu de la Loi cana-
dienne des droits de la personne a déclaré que les Forces
armées canadiennes ont commis un acte discriminatoire illicite
en refusant de continuer d'employer l'intimé, Clarence Levac.
Après près de 30 années de service au sein des Forces armées,
M. Levac a été libéré contre son gré de son emploi pour des
raisons d'ordre médical à cause d'une déficience cardiaque
détectée au cours d'un examen médical de contrôle. Il a plaidé
devant la Commission canadienne des droits de la personne
que sa libération avait été imposée sur le fondement d'un des
motifs de distinction illicite prévus par la Loi, à savoir la défi-
cience physique. Les Forces armées se sont dites d'avis que
Levac avait été libéré en raison d'une exigence professionnelle
justifiée (EPJ) au sens de l'alinéa 15a) de la Loi. Le tribunal
n'a pas accepté la réponse que les Forces armées ont donnée à
la plainte; il a conclu qu'un acte discriminatoire avait été com-
mis au sens de la Loi. Le principal moyen d'appel qu'invoque
le requérant pour contester la décision du tribunal est qu'on a
nié aux Forces armées le droit à une audience impartiale. Plus
précisément, il prétend que le tribunal ne pouvait, sans rouvrir
l'audience, rendre une décision fondée, du moins en partie, sur
l'arrêt Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights
Commission), que la Cour suprême a rendu après la clôture de
l'audience. La question qui est soumise à la Cour est celle de
savoir si le tribunal a eu raison de ne pas rouvrir l'audience
après le prononcé de l'arrêt de la Cour suprême et de rejeter le
moyen des Forces fondé sur l'exigence professionnelle justi-
fiée.
Arrêt (le juge Desjardins, J.C.A., dissidente): la demande
devrait être rejetée.
Le juge Marceau, J.C.A.: Le principal moyen que le requé-
rant tire de la justice naturelle doit être rejeté. Un tribunal
administratif ou une cour de justice ne peut jamais être stricte-
ment tenu de recevoir de nouvelles observations des parties à
un litige parce que la décision rendue par une juridiction supé-
rieure après l'audience pourrait influencer sa décision. Il s'agit
d'une question purement discrétionnaire. De plus, l'opinion du
requérant suivant laquelle l'arrêt Alberta Dairy Pool signifie
un changement fondamental du droit est insoutenable. S'il y a
quelque chose de nouveau dans cet arrêt, c'est les éclaircisse-
ments qui y sont donnés au sujet de la signification et de la
portée de quelques-unes des notions à partir desquelles les lois
et la jurisprudence sur les droits de la personne se sont déve-
loppées. Madame le juge Wilson a souligné que l'exigence
professionnelle justifiée que la loi fédérale et toutes les lois
provinciales permettent d'invoquer comme moyen de défense
dans le cas d'une plainte de discrimination dans l'emploi
n'était pas conçue pour s'appliquer aux règles concernant
l'exécution du travail, mais uniquement aux règles exigeant
des employés des caractéristiques personnelles spéciales se rat-
tachant à l'un des motifs de distinction illicite. Il y a une autre
angle sous lequel on peut considérer l'arrêt Alberta Dairy Pool
comme quelque peu innovateur. Jusqu'à maintenant, pour être
justifiée, une exigence professionnelle justifiée devait, pour
reprendre les termes employés par la Cour suprême dans l'arrêt
Commission ontarienne des droits de la personne et autres c.
Municipalité d'Etobicoke, être «raisonnablement nécessaire
pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans
mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le
public en général». Désormais, elle doit être non seulement
«raisonnablement» mais absolument nécessaire, c'est-à-dire
qu'il ne doit exister aucune solution de rechange réalisable et
moins rigoureuse. Les membres du tribunal ont conclu que les
Forces armées ne pouvaient excuser leur acte discriminatoire
en invoquant une présumée exigence professionnelle justifiée
d'ordre médical parce que, dans son inflexibilité et sa généra-
lité, cette exigence n'était pas justifiée. L'approche qu'ils ont
adoptée pour examiner l'affaire et les principes qu'ils ont sui-
vis pour tirer leur principale conclusion étaient bien fondés et
le tribunal n'avait aucune raison de rouvrir l'audience.
Le juge Décary, J.C.A.: En ce qui concerne le principal
moyen soulevé par le requérant, c'est-à-dire qu'on lui a refusé
une audience impartiale, le procureur général n'a jamais, au
cours de la période relativement longue qui s'est écoulée entre
le moment oh la Cour suprême a rendu l'arrêt Alberta Dairy
Pool et le moment oh le tribunal a rendu sa décision, tenté
d'obtenir la réouverture de l'audience. Il ne s'agissait pas en
l'espèce du cas d'une partie à qui l'on refuse la possibilité de
débattre une modification fondamentale apportée au droit. Il
s'agit plut8t du cas d'une partie qui était si peu convaincue
qu'il y avait effectivement eu une modification fondamentale
par suite du prononcé d'une décision récente qu'elle ne s'est
pas donnée la peine de demander l'autorisation de rouvrir l'au-
dience. La conduite du requérant l'empêche de prétendre qu'il
y a eu violation des règles de justice naturelle.
Au sujet du second moyen invoqué par le requérant, c'est-à-
dire la question de savoir si le tribunal a eu raison de rejeter le
moyen de défense invoqué par les Forces armées, on ne peut
pas dire que le tribunal a commis une erreur qui donne lieu à
un contrôle dans son appréciation de la preuve ou qu'il a tiré
une conclusion qu'il ne pouvait raisonnablement tirer. La
preuve médicale présentée par le requérant au sujet de la car-
diopathie de Levac était maigre. Son principal expert médical
n'a jamais examiné Levac personnellement, alors que l'expert
médical des intimés l'a fait. Comme il n'y a pas eu de preuve
d'un «risque suffisant», le tribunal avait le droit de confirmer
le bien-fondé de la plainte.
Le juge Desjardins, J.C.A. (dissidente): La seule question
qui est soumise à la Cour est celle de savoir si le tribunal a eu
raison de rejeter le moyen de défense invoqué par les Forces
années. Comme les parties ont reconnu que le présent cas est
un cas de discrimination directe, par opposition à un cas de
discrimination indirecte, il n'y a pas obligation de composer
avec l'employé lorsqu'on invoque une EPJ étant donné que par
définition une exigence professionnelle se rapporte à l'emploi
et non à l'employé. En ce qui concerne la composante objec
tive de l'EPJ, la véritable question qui se pose est celle de
savoir si un bilan de santé impeccable sans «cardiopathie» est
«raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace
et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses
compagnons de travail et le public en général».
L'intimé bénéficiait d'affectations en mer, de sorte que c'est
lui qui assumait les risques. Cependant, ce faisant, il ne pouvait
que mettre en danger la vie d'autres personnes, étant donné
qu'aucune des opérations de sauvetage décrites par les témoins
des Forces ne pouvait être effectuée sans mettre en péril la vie
de ses compagnons. De plus, ces opérations entraînaient néces-
sairement des dépenses publiques considérables. La difficulté
qui se pose en l'espèce est d'apprécier ce que le tribunal a fait
précisément lorsqu'il a évalué la preuve en ce qui concerne
l'intéressé. Une fois qu'il a accepté que l'affectation en mer de
l'intimé comportait un «élément de risque que ne présente pas
l'affectation d'une personne en excellente santé», le tribunal a
commis une erreur de droit en évaluant le degré de risque de
manière h justifier l'application de la règle discriminatoire. La
seule conclusion à laquelle il pouvait en venir était que les For
ces armées avaient le droit d'imposer une ligne de démarcation
arbitraire. Dès lors qu'il y avait un élément de risque, la bonne
santé exigée par les Forces armées constituait une EPJ.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C.
(1985), ch. H-6, art. 3(1), 7a), 15a).
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 28.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS SUIVIES:
Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights
Commission), [1990] 2 R.C.S. 489; (1990), 33 C.C.E.L. 1;
Commission ontarienne des droits de la personne et
autres c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202;
(1982), 132 D.L.R. (3d) 14; 82 CLLC 17,005; 40 N.R.
159.
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Commission ontarienne des droits de la personne et
O'Malley c. Simpsons-Sears Ltd. et autres, [1985] 2
R.C.S. 536; (1985), 52 O.R. (2d) 799; 23 D.L.R. (4th)
321; 17 Admin. L.R. 89; 9 C.C.E.L. 185; 86 CLLC
17,002; 64 N.R. 161; 12 O.A.C. 241; Bhinder et autre c.
Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et
autres, [1985] 2 R.C.S. 561; (1985), 23 D.L.R. (4th) 481;
17 Admin. L.R. 111; 9 C.C.E.L. 135; 86 CLLC 17,003;
63 N.R. 185; Brossard (Ville) c. Québec (Commission des
droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279; (1988), 53
D.L.R. (4th) 609; 88 N.R. 321; Saskatchewan (Human
Rights Commission) c. Saskatoon (Ville), [1989] 2 R.C.S.
1297; (1989), 90 CLLC 17,001.
DEMANDE présentée en vertu de l'article 28 de la
Loi sur la Cour fédérale en vue de faire annuler une
décision par laquelle un tribunal canadien des droits
de la personne a déclaré que les Forces armées cana-
diennes ont commis un acte discriminatoire illicite en
refusant de continuer d'employer l'intimé. Demande
rejetée.
AVOCATS:
Alain Préfontaine et K. Watkin pour le requé-
rant.
René Duval pour les intimés.
PROCUREURS:
Le sous procureur général du Canada pour le
requérant.
Commission canadienne des droits de la per-
sonne, Services juridiques, Ottawa, pour les
intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs du
jugement rendus par
LE JUGE MARCEAU, J.C.A.: La décision contestée en
l'espèce a été rendue par un tribunal canadien des
droits de la personne qui agissait en vertu de la Loi
canadienne sur les droits de la personne, L.R.C.
(1985), ch. H-6. Il s'agit d'une déclaration portant
que les Forces armées canadiennes ont commis un
acte discriminatoire illicite en refusant de continuer
d'employer l'intimé, Clarence Levac.
Les faits
Les faits essentiels qui ont donné lieu à la décision
sont simples. M. Levac, qui travaillait pour les Forces
armées depuis qu'il s'était engagé dans la Marine
royale canadienne en 1955, à l'âge de 17 ans, a été
libéré contre son gré de son emploi le 26 février 1984
pour des raisons d'ordre médical. À l'époque, Levac
avait atteint le grade de premier maître de première
classe, soit le grade le plus élevé qu'il pouvait obtenir
en tant que sous-officier, et il était maître ingénieur
(classement C-1/ER4). Les fonctions qu'il exerçait
normalement à ce titre consistaient à s'occuper du
fonctionnement et de l'entretien des divers appareils
électriques et génératrices se trouvant à bord de
navires. Les raisons d'ordre médical invoquées con-
cernaient une déficience cardiaque détectée au cours
d'un examen médical de contrôle.
S'estimant lésé, Levac a déposé auprès de la Com
mission canadienne des droits de la personne une
plainte dans laquelle il a plaidé que sa libération avait
été imposée sur le fondement d'un des motifs de dis
tinction illicite prévus par la Loi, à savoir la défi-
cience physique.
Un tribunal composé de trois membres a tenu une
audience qui a duré quatre jours. Le cas de Levac
était simple. Il a lui-même témoigné qu'il n'avait
aucun des symptômes liés à une maladie de cœur; il
n'avait jamais souffert de douleurs à la poitrine; il
n'avait jamais eu de difficulté à s'acquitter de ses res-
ponsabilités; il s'estimait parfaitement apte à accom-
plir ses tâches. Il était par ailleurs accompagné d'un
cardiologue réputé, le docteur Jean Gratton, qui s'est
dit d'avis, sur le fondement de son examen et de ses
connaissances techniques, que le rétrécissement des
artères de Levac qui avait été diagnostiqué en 1979
était «minime» et qu'en fait, il se manifestait chez la
majorité des hommes âgés de plus de 40 ans.
La réponse des Forces armées était, comme on
pouvait s'y attendre, plus complexe. Elles se sont
dites d'avis que Levac avait été libéré en raison d'une
exigence professionnelle justifiée (EPJ) au sens de
l'alinéa 15a) de la Loi, et que par conséquent aucun
acte discriminatoire illégal n'avait été commis. Elles
ont plaidé, en fait que, 1) à cause du rétrécissement
des artères coronaires de Levac, les risques que celui-
ci subisse une crise cardiaque au cours des cinq pro-
chaines années étaient de huit à douze fois plus
élevés; 2) Levac devait être affecté en mer au cours
des années en question dans le cadre du système nor
mal des affectations en mer et sur terre applicable aux
personnes ayant son grade et exerçant ses fonctions et
il était essentiel de laisser intact ce système, principa-
lement pour des raisons de moral; 3) si Levac avait
une crise cardiaque en mer, il courait deux à trois fois
plus de risques de mourir que s'il se trouvait près
d'un hôpital, compte tenu des installations médicales
limitées disponibles sur certains navires, les des
troyers par exemple, à bord desquels Levac pourrait
servir; 4) la mort d'un marin à bord d'un navire
affecte ses compagnons d'équipage sur le plan psy-
chologique, et peut causer une interruption non sou-
haitable de l'opération navale en cours.
La décision
Le tribunal n'a pas accepté la réponse que les For
ces armées ont donnée à la plainte; il a conclu qu'un
acte discriminatoire avait été commis au sens de la
Loi. Il n'est pas nécessaire d'examiner en détail les
longs motifs qu'il a soumis à l'appui de sa décision;
ce qu'il faut remarquer attentivement, c'est l'ap-
proche qu'il a adoptée dans son raisonnement et les
conclusions essentielles auxquelles il en est venu.
Voici un résumé rapide des motifs en question.
Après un examen complet des témoignages, les
membres définissent dans les termes suivants les
questions à trancher (aux pages 30 et 31 de la déci-
sion):
(1) La décision des intimées de libérer de force le plaignant
pour des motifs d'ordre médical constitue-t-elle un acte dis-
criminatoire fondé sur un motif de distinction illicite, c'est-
à-dire la déficience physique, en contravention de l'alinéa
7a) de la Loi?
(2) Si la réponse à cette question est affirmative, les intimées
ont-elles néanmoins réussi à se disculper en invoquant la
défense fondée sur l'exigence professionnelle justifiée pré-
vue à l'alinéa 15a) de la Loi?
(3) De toute manière, les intimées étaient-elles légalement
tenues de composer avec le plaignant, dans la mesure où
cela n'entraînait pas une contrainte excessive, en raison de
l'effet préjudiciable que leur décision de mettre fin à son
emploi pourrait avoir sur lui?
(4) Les intimées se sont-elles acquittées de cette obligation?
La première question ne soulève évidemment pas
de difficulté: personne ne pourrait contester qu'il
s'agissait, à première vue, d'un cas de discrimination.
La deuxième question a donné lieu à une longue dis
cussion qui a mené à la conclusion centrale suivante
(aux pages 38, 39 et 40):
Le tribunal estime que les intimées n'ont pas démontré que
le plaignant ne pouvait pas occuper, ni qu'on ne pouvait pas
s'attendre qu'il puisse occuper le poste de premier maître de
première classe ou de maître mécanicien que ce soit en mer ou
à terre; elles n'ont d'ailleurs pas non plus prouvé que l'inexis-
tence d'une maladie des artères coronaires ainsi que de la pré-
vision ou la probabilité d'une crise cardiaque associée à cette
maladie constitue une exigence professionnelle justifiée.
Par conséquent, le tribunal conclut que les intimées n'ont
pas réussi à s'acquitter de leur fardeau d'établir une défense
valide fondée sur une exigence professionnelle justifiée parce
qu'elles n'ont pas réussi à prouver cette exigence au tribunal.
Nous ne sommes pas convaincus que le plaignant ne pourrait
pas, le cas échéant, servir en mer sans danger ou sans représen-
ter un risque véritable pour lui-même, ses compagnons de tra
vail ou son employeur, les intimées, et le public en général
qu'elles représentent. Nous ne sommes pas non plus convain-
cus, comme nous l'avons déjà clairement indiqué, que le plai-
gnant ne pourrait pas s'acquitter de ses fonctions à terre.
La troisième question est introduite par les com-
mentaires suivants (à la page 40):
Malgré ce qui précède, compte tenu de l'arrêt le plus récent
de la Cour suprême concernant l'espèce, Alberta Human
Rights Commission c. Central Alberta Dairy Pool, (précité) les
intimées sont, de toute manière, légalement tenues de prendre
les mesures raisonnables appropriées pour composer avec le
plaignant qui a été lésé par l'acte discriminatoire des intimées,
dans la mesure od cela n'entraîne pas une contrainte excessive.
Le tribunal estime que les intimées ne se sont acquittées
d'aucune de ces obligations légales.
Une déclaration rapide résout la quatrième ques
tion (à la page 42):
Le tribunal est convaincu que les intimées pouvaient, de
diverses manières sans que cela n'entraîne une contrainte
excessive pour elles, composer avec le plaignant quant aux
effets discriminatoires qu'il a subis, mais qu'elles ne l'ont pas
fait.
Le moyen d'appel
Cet examen des faits et du contenu de la décision
est décidément laconique, mais je n'ai pas besoin
d'aller plus loin pour examiner le seul moyen de droit
invoqué pour contester la décision que j'ai l'intention
d'aborder dans les présents motifs. D'autres moyens
ont été soulevés. L'avocat du procureur général a
essayé de mettre en doute certaines des conclusions
de fait tirées par le tribunal, mais il est rapidement
devenu clair au cours de l'audience que cela ne ser-
vait à rien, car il était déjà évident pour la Cour qu'on
ne pouvait prétendre qu'aucune de ces conclusions
avait été tirée sans tenir compte de la preuve. L'avo-
cat n'a pas insisté sur ces autres moyens, sauf pour
faire ressortir le seul moyen qui n'était pas exclusive-
ment fondé sur les conclusions de fait.
La question qu'il nous reste à examiner concerne
la justice naturelle. Le procureur général prétend
qu'on a nié aux Forces armées le droit à une audience
impartiale. Il prétend que le tribunal ne pouvait, sans
rouvrir l'audience, rendre une décision fondée, du
moins en partie, sur l'arrêt Central Alberta Dairy
Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990]
2 R.C.S. 489, que la Cour suprême a rendu après la
clôture de l'audience. Voici comment il formule son
raisonnement dans son mémoire:
[TRnnucnoN] 63. Lorsque le droit est modifié aussi fondamen-
talement qu'il l'a été le 13 septembre 1990 à la suite de la
publication de l'arrêt de principe Alberta Human Rights Com
mission c. Central Alberta Dairy Pool de la Cour suprême du
Canada, un organisme qui a le pouvoir de rendre la justice
comme le tribunal est tenu, de par les règles de justice natu-
relle, d'accorder aux parties qui comparaissent devant lui la
possibilité de débattre la question de savoir si la décision de
principe s'applique à leur situation particulière et, si elles le
désirent, de présenter de nouveaux éléments de preuve pour
répondre aux nouvelles exigences auxquelles elles sont assujet-
ties. Le fait de ne pas leur accorder cette possibilité revient à
leur nier une audition impartiale, ce qui vicie toute la procé-
dure et rend la décision invalide.
64. Le principe de l'audition impartiale suppose que les parties
connaissent à l'avance les questions qu'elles devront aborder
dans leur plaidoirie et qu'elles sachent quelle preuve elles doi-
vent présenter pour appuyer leurs arguments.
65. Si le droit est modifié fondamentalement pendant que l'af-
faire a été mise en délibéré, comme c'est le cas en l'espèce, la
seule façon pour le tribunal d'accorder une audition impartiale
aux parties est de leur donner la possibilité de présenter des
arguments et des éléments de preuve.
66. Il était spécialement important que le tribunal agisse ainsi
dans l'affaire qui nous occupe, parce que cette modification
importante apportée au droit a des répercussions importantes
sur la nature des éléments de preuve qui doivent être présentés
pour aborder la présente affaire. La question de savoir ce qui
constitue une solution de rechange acceptable ou ce qui fait
partie de la liste non exhaustive d'exemples de contrainte
excessive donnés par la Cour suprême est une question de fait
qui doit être tranchée par le tribunal et que les parties doivent
avoir la possibilité d'aborder.
Le rejet du moyen d'appel
On peut répondre en peu de mots à la prétention du
requérant. Je ne crois pas qu'un tribunal administratif
ou une cour de justice puisse être strictement tenu de
recevoir de nouvelles observations des parties à un
litige parce que la décision rendue par une juridiction
supérieure après l'audience pourrait influencer sa
décision. Il peut être utile et plus prudent de le faire
mais j'estime qu'il s'agit d'une question purement
discrétionnaire, surtout en l'absence de toute
demande de la part des parties.
Il y a aussi une réponse plus complète. Je ne suis
tout simplement pas d'accord avec l'opinion du
requérant suivant laquelle l'arrêt Alberta Dairy Pool
signifie un changement fondamental du droit. Le rai-
sonnement fondamental du jugement que Madame le
juge Wilson a rédigé au nom de la majorité est claire-
ment exposé dans l'extrait suivant de ses motifs (aux
pages 514 et 515):
Lorsque, à première vue, une règle établit une distinction
fondée sur un motif de discrimination prohibé, sa justification
devra reposer sur la validité de son application à tous les
membres du groupe touché. En vertu du critère du motif justi
fiable, il ne peut en effet y avoir d'obligation d'accommode-
ment à l'égard des membres individuels du groupe puisque,
comme l'a fait observer le juge McIntyre, cela saperait le fon-
dement même de ce moyen de défense. Ou bien on peut valide-
ment établir une règle qui généralise à l'égard des membres
d'un groupe ou bien on ne le peut pas. Par leur nature même,
les règles qui constituent une discrimination directe imposent
un fardeau à tous ceux qui y sont assujettis. Si tant est qu'elles
puissent être justifiées, c'est dans leur, application générale
qu'elles doivent l'être. Voilà pourquoi la règle doit être annulée
si l'employeur ne réussit pas à démontrer qu'il s'agit d'une
EPN. Une telle règle doit être distinguée d'une règle qui, neu-
tre en apparence, a un effet préjudiciable sur certains membres
du groupe auquel elle s'applique. En pareil cas, le groupe des
personnes qui subissent un effet préjudiciable est toujours plus
petit que le groupe auquel la règle s'applique. Dans les faits,
fréquemment, le «groupe» lésé se composera d'une seule per-
sonne, savoir le plaignant. La règle est alors maintenue en ce
sens qu'elle s'appliquera à tous sauf aux personnes sur les-
quelles elle a un effet discriminatoire, pourvu que l'employeur
puisse procéder aux accommodements nécessaires sans subir
de contraintes excessives. Dans l'arrêt O'Malley, le juge McIn-
tyre met en lumière les conséquences différentes que compor-
tent une conclusion à la discrimination directe ou une conclu
sion à la discrimination par suite d'un effet préjudiciable. Voici
comment il s'exprime à la p. 555:
L'obligation dans le cas de la discrimination par suite d'un
effet préjudiciable, fondée sur la religion ou la croyance,
consiste à prendre des mesures raisonnables pour s'entendre
avec le plaignant, à moins que cela ne cause une contrainte
excessive; en d'autres mots, il s'agit de prendre des mesures
qui peuvent être raisonnables pour s'entendre sans que cela
n'entrave indûment l'exploitation de l'entreprise de l'em-
ployeur et ne lui impose des frais excessifs. Les cas comme
celui-ci soulèvent une question très différente de celle que
soulèvent les cas de discrimination directe. Lorsqu'on
démontre l'existence de discrimination directe, l'employeur
doit justifier la règle, si cela est possible, en vertu de la loi
en cause, sinon elle est annulée. Lorsqu'il y a discrimination
par suite d'un effet préjudiciable, fondée sur la croyance, la
règle ou la condition répréhensible ne sera pas nécessaire-
ment annulée. Elle subsistera dans la plupart des cas parce
que son effet discriminatoire est limité à une personne ou à
un groupe de personnes et que c'est son effet sur eux plutôt
que sur l'ensemble des employés qui doit être examiné.
Dans un tel cas, le problème de la justification ne se pose
pas, car la condition raisonnablement liée à l'emploi n'a
besoin d'aucune justification; ce qui est requis est une cer-
taine mesure d'accommodement. L'employeur doit, à cette
fin, prendre des mesures raisonnables qui seront susceptibles
ou non de réaliser le plein accommodement. Cependant,
lorsque ces mesures ne permettent pas d'atteindre complète-
ment le but souhaité, le plaignant, en l'absence de conces
sions de sa propre part, comme l'acceptation en l'espèce
d'un emploi à temps partiel, doit sacrifier soit ses principes
religieux, soit son emploi, [Mots soulignés par Madame le
juge Wilson.]
Il n'y avait rien de nouveau à partir du principe
que, sous le régime de la Loi, une règle d'admission
que doit respecter une personne pour accéder à un
emploi et qui établit ouvertement entre des personnes
une distinction fondée sur un motif de distinction illi-
cite ne peut pas être traitée de la même manière
qu'une règle concernant l'exécution du travail qui est
neutre en apparence mais qui peut devenir discrimi-
natoire lorsqu'on la met en pratique à cause des
caractéristiques personnelles de certaines des per-
sonnes du groupe auquel elle doit s'appliquer. Depuis
l'arrêt Commission ontarienne des droits de la per-
sonne et O'Malley c. Simpsons-Sears Ltd. et autres,
[1985] 2 R.C.S. 536, dans lequel la Cour suprême du
Canada a établi qu'aucune loi sur les droits de la per-
sonne n'exige une intention de la part de l'employeur
de commettre un acte discriminatoire et a conclu, par
conséquent, que la discrimination indirecte ou discri
mination par suite d'un effet préjudiciable était égale-
ment interdite, la distinction a toujours été considérée
comme un point de départ.
Il n'y avait rien de nouveau non plus à affirmer
qu'une règle générale, qui prévoit les conditions
d'admission que doit respecter quelqu'un pour accé-
der à un emploi et qui établit en apparence une dis
tinction illicite, doit évidemment être justifiée pour
pouvoir être acceptée comme moyen de défense vala-
ble, mais que, si elle est justifiée, il n'est pas alors
question de vérifier si l'employeur ne pouvait pas en
suspendre les effets dans certains cas particuliers. La
nature même du moyen de défense fondé sur une
EPJ 1 que l'employeur tire de l'existence d'une telle
règle discriminatoire générale exige qu'il en soit
ainsi. (Voir, plus particulièrement, les commentaires
du juge McIntyre dans l'arrêt Commission ontarienne
des droits de la personne et autres c. Municipalité
d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202 et dans l'arrêt
Bhinder et autre c. Compagnie des chemins de fer
nationaux du Canada et autres, [1985] 2 R.C.S. 561,
et ceux du juge Beetz dans l'arrêt Brossard (Ville) c.
Québec (Commission des droits de la personne),
[1988] 2 R.C.S. 279.)
Finalement, il n'y avait rien de nouveau à réitérer
le principe que, dans le cas d'une règle concernant
l'exécution du travail qui est neutre et qui crée une
discrimination indirecte, l'employeur est tenu de
prendre des mesures pour composer avec les
I Je conclus, à la lecture des motifs de Madame le juge Wil-
son, aux p. 502 et 503, que les concepts d'EPJ et de QPJ (qua-
lification) sont équivalents.
membres du groupe victimes de discrimination à
laquelle la règle s'applique, à moins que cela ne
cause une contrainte excessive. D'ailleurs, on a
apporté une nuance nécessaire à l'élargissement
donné dans l'arrêt O'Malley à l'interdiction faite par
la loi à l'égard de la discrimination indirecte. Le tri
bunal a déclaré que l'employeur pouvait se disculper
en démontrant que la règle concernant l'exécution du
travail contestée avait uniquement pour but d'attein-
dre un objectif valable lié à l'emploi et qu'il avait
pris des mesures raisonnables pour composer avec les
employés lésés à cause de leurs caractéristiques per-
sonnelles spéciales.
S'il y a quelque chose de nouveau dans l'arrêt
Alberta Dairy Pool, c'est, je crois, les éclaircisse-
ments qui y sont donnés au sujet de la signification et
de la portée de quelques-unes des notions à partir
desquelles les lois et la jurisprudence sur les droits de
la personne se sont développées. La plus grande par-
tie des commentaires de Madame le juge Wilson
visent à démontrer que l'exigence ou la qualification
professionnelle justifiée que la loi fédérale et toutes
les lois provinciales permettent d'invoquer comme
moyen de défense dans le cas d'une plainte de discri
mination dans l'emploi n'était pas conçue pour s'ap-
pliquer aux règles concernant l'exécution du travail,
mais uniquement aux règles exigeant des employés
des caractéristiques personnelles spéciales se ratta-
chant à l'un des motifs de distinction illicite. Ce qui,
en fait, semble être strictement conforme à l'expres-
sion «exigence ou qualification professionnelle» et au
fait que le moyen de défense qu'elle permet d'invo-
quer à l'encontre de l'accusation est sans réserve.
Madame le juge Wilson met dans une catégorie com-
plètement différente les règles concernant l'exécution
du travail qui n'ont rien à voir avec les caractéris-
tiques personnelles des employés, comme les règles
relatives à la tenue vestimentaire, à l'horaire de tra
vail, aux pauses et ainsi de suite. Lorsque, dans l'ar-
rêt O'Malley, la Cour a conclu que la discrimination
qui pouvait découler de leur application était interdite
non pas expressément, bien sûr, mais par les disposi
tions générales et l'esprit de la loi (dans cette affaire,
la loi ontarienne ne permettait même pas à l'époque
d'invoquer une QPJ comme moyen de défense), elle
a, comme on nous l'a rappelé ci-dessus, nuancé sa
conclusion en précisant que l'employeur ne serait pas
tenu responsable s'il avait pris toutes les mesures
possibles pour composer avec les employés lésés. Ce
n'est que dans ce cas, et dans ce cas seulement,
qu'existe l'obligation de prendre des mesures pour
composer avec l'employé. C'est sur le fondement de
ces éclaircissements sur les concepts applicables que
Madame le juge Wilson a exprimé ses réserves au
sujet de l'arrêt Bhinder. La «règle relative au port
d'un casque de sécurité» dont il était question dans
l'arrêt Bhinder n'était pas une EPJ mais une règle
classique concernant l'exécution du travail qui avait
un possible effet discriminatoire indirect semblable à
celui dont il était question dans l'arrêt O'Malley, et
en conséquence une obligation de prendre des
mesures pour composer avec l'employé aurait da
automatiquement être imposée à l'employeur.
Ces précisions sur la portée limitée du moyen de
défense fondée sur une EPJ que prévoit l'article 15 de
la Loi et sur la critique formulée en conséquence au
sujet de l'arrêt Bhinder peuvent clarifier certains con
cepts mais ne changent pas le droit. En tout état de
cause, elles ne se rapportent manifestement pas direc-
tement au cas qui nous occupe, étant donné que le
moyen de défense que font valoir les Forces années
en l'espèce est fondé directement sur l'article 15, car
la règle invoquée constitue manifestement et sans
équivoque une exigence professionnelle qui est direc-
tement discriminatoire à sa face même.
Je suis prêt à reconnaître qu'il y a également un
autre angle sous lequel on peut considérer l'arrêt
Alberta Dairy Pool comme quelque peu innovateur,
du moins indirectement, surtout si l'on rapproche les
motifs de la minorité de ceux de la majorité. Il se
peut que cet arrêt limite encore plus qu'auparavant
les cas où le moyen de défense tiré d'une EPJ peut
être invoqué. Jusqu'à maintenant, l'opinion la plus
répandue voulait, je crois, que pour être justifiée, une
exigence professionnelle justifiée devait, pour repren-
dre les termes employés dans l'arrêt Etobicoke (à la
page 208), être «raisonnablement nécessaire pour
assurer l'exécution efficace et économique du travail
sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de
travail et le public en général». Il semble que désor-
mais elle doive être non seulement «raisonnable-
ment» mais absolument nécessaire, c'est-à-dire qu'il
n'existe aucune solution de rechange réalisable et
moins rigoureuse. Toutefois, ce pas en avant, si tant
est qu'il faille reconnaître qu'il a été franchi, avait été
préparé par l'arrêt Brossard et par l'arrêt Saskatche-
wan (Human Rights Commission) c. Saskatoon
(Ville), [1989] 2 R.C.S. 1297. Certains peuvent même
voir, dans l'arrêt Alberta Dairy Pool, des indices
démontrant que la solution de rechange à la règle
générale peut incorporer des exceptions possibles ou
des, appréciations individualisées, un point de vue qui
a été adopté par la minorité dans cet arrêt et qui n'a
certainement pas été répudié par la majorité 2 . S'il en
était ainsi, l'arrêt aurait introduit, à l'égard d'une
EPJ, une notion non complètement étrangère à l'obli-
gation de composer avec l'employé, enlevant de ce
fait ironiquement presque toute signification et toute
pertinence à la distinction entre une règle prévoyant
des conditions d'aptitude ou d'admission qui crée en
apparence une discrimination, et une simple règle
concernant l'exécution du travail qui crée une cer-
taine discrimination par suite d'un effet préjudiciable.
Cette dernière remarque peut expliquer pourquoi le
tribunal, même après avoir déclaré injustifiée l'EPJ
invoquée par les Forces armées, a poursuivi son ana
lyse en affirmant que les Forces armées ne s'étaient
pas acquittées de leur obligation légale de composer
avec le plaignant. Il est évident, toutefois, que cette
dernière partie de sa décision était complètement
superflue et qu'elle n'était nullement exigée par ce
qu'on pourrait peut-être considérer comme une nou-
veauté dans l'arrêt Alberta Dairy Pool.
Essentiellement, le tribunal a conclu que les Forces
armées ne pouvaient excuser leur acte discriminatoire
en invoquant, une présumée exigence professionnelle
justifiée d'ordre médical parce que, dans son inflexi-
bilité et sa généralité, cette exigence n'était pas justi-
fiée. L'approche qu'il a adoptée pour examiner l'af-
faire et, les principes qu'il a suivis pour tirer sa
principale conclusion étaient bien fondés et n'étaient
nullement établis par l'arrêt Alberta Dairy Pool. Dès
le départ, les Forces armées savaient ce qu'elles
devaient établir. Le tribunal n'avait aucune raison de
rouvrir l'audience.
La demande devrait, à mon avis, être rejetée.
2 À la p. 513, Madame le juge Wilson déclare:
Par conséquent, la justification d'une règle révélant un
stéréotype de groupe dépend ou bien de la validité de la
généralisation ou bien de l'impossibilité d'évaluer chaque
cas individuellement, ou des deux.
Ce gui suit est la version française des motifs du
jugement rendus par
LE JUGE DESJARDINS, J.C.A. (dissidente): Un tribu
nal canadien des droits de la personne constitué en
vertu de la Loi canadienne sur les droits de la per-
sonne 3 a confirmé le bien-fondé d'une plainte de pré-
sumé acte discriminatoire commis en contravention
de l'alinéa 7a) de la Loi canadienne sur les droits de
la personne. Cette plainte a été portée contre les For
ces années canadiennes (les «Forces armées») par
Clarence Levac (l'«intimé») qui a été libéré contre
son gré de son poste au sein des Forces armées. La
présente demande fondée sur l'article 28 [Loi sur la
Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7] a été présentée
pour contester le jugement déclaratoire qui a été
rendu par le tribunal.
Les faits
L'intimé, qui est né le 27 février 1938, s'est
engagé dans les Forces armées canadiennes (Marine)
en 1955 comme matelot et a commencé son service
militaire comme chauffeur. Au moment de sa libéra-
tion en 1984, Clarence Levac avait atteint le grade de
premier maître de première classe, soit le grade le
plus élevé qu'il pouvait obtenir en tant que sous-offi-
cier. Quant à ses compétences professionnelles, il
était maître mécanicien, ce qui constituait également
le degré de compétence le plus élevé qu'il pouvait
obtenir dans son métier. Il avait servi à bord d'un
destroyer des F.A.C., le N.C.S.M. Margaree. Il
s'agissait principalement d'un emploi de supervision.
Son métier est qualifié dans le service de «spécialité
navale difficile» parce qu'il était nécessaire pour cet
emploi qu'il serve en mer et à terre. On avait déjà
prévu des affectations en mer et à terre pour lui. En
fait, l'intimé préférait les affectations en mer aux
affectations à terre 4 .
Les résultats d'un examen médical de contrôle que
l'intimé a subi au début de 1979 ont indiqué que
celui-ci souffrait d'un «problème cardiaque», ce qui a
donné lieu à d'autres examens à la suite desquels il a
été déclaré par le Conseil médical de révision des car-
rières inapte à poursuivre son service dans les Forces
3 L.R.C. (1985), ch. H-6.
4 Dossier d'appel, à la p. 68.
armées. Il a reçu l'avis officiel de sa libération le 18
mars 1982 5 . À l'époque, il était affecté à terre en tant
qu'inspecteur du contrôle de la qualité et chef du
détachement des services techniques à la Vickers à
Montréal. Même s'il devait être libéré le 8 août 1983,
l'intimé a conservé son emploi à la Vickers comme
membre des Forces armées jusqu'au 26 février 1984.
La décision contestée
Le tribunal des droits de la personne s'est dit con-
vaincu que l'intimé avait établi qu'il était, à première
vue, victime d'un acte discriminatoire qui était fondé
sur une déficience physique et qui avait été commis
par les Forces armées en violation du paragraphe 3(1)
et de l'alinéa 7a) de la Loi canadienne sur les droits
de la personne 6 . Il s'agissait ensuite de savoir si le
moyen de défense invoqué par les Forces armées
canadiennes en vertu de l'alinéa 15a) de la Loi 7 était
bien fondé. Le tribunal a exposé la question dans les
termes suivantss:
... les intimées ont-elles néanmoins réussi à se disculper en
invoquant la défense fondée sur l'exigence professionnelle jus-
tifiée prévue à l'alinéa 15a) de la Loi?
Les Forces armées soutenaient essentiellement par
leur moyen de défense qu'aucun acte discriminatoire
n'avait été commis parce que l'intimé avait été libéré
en vertu d'une exigence professionnelle justifiée
(EPJ). Elles prétendaient que M. Levac n'était plus
apte à poursuivre son service à cause d'un risque
d'erreur humaine. Son état de santé l'empêchait non
seulement d'être affecté en mer, mais aussi à tout
5 Ibid., à la p. 661.
6 3. (1) Pour l'application de la présente loi, les motifs de
distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l'ori-
gine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le
sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de per-
sonne graciée ou la déficience.
7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un
motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou
indirects:
a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un
individu;
7 15. Ne constituent pas des actes discriminatoires:
a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions,
conditions ou préférences de l'employeur qui démontre
qu'ils découlent d'exigences professionnelles justifiées;
8 Dossier d'appel, à la p. 1252.
poste ou base ne possédant pas d'installations médi-
cales suffisantes.
La preuve médicale soumise au tribunal était con-
tradictoire. Le médecin de l'intimé, le docteur Jean
Gratton, un cardiologue, s'est dit d'avis que les
lésions qui semblaient exister sur le cardiogramme de
l'intimé n'étaient que minimes et qu'elles se mani-
festaient chez la majorité des hommes âgés de plus de
quarante ans. Le docteur Gratton a jugé que l'intimé
pouvait satisfaire à toutes les conditions d'emploi
dans les Forces armées pendant une longue période.
Le lieutenant-colonel Kafka, un cardiologue au ser
vice des Forces armées, a laissé entendre que l'intimé
devait envisager le «risque d'un accident soudain et
imprévisible». Bien que le lieutenant-colonel Kafka
ait reconnu que l'intimé avait «un bon pronostic» 9 , il
s'est dit d'avis que, dans le cas de l'intimé, «les ris-
ques sont considérablement plus élevés que ceux
existant pour une personne tout à fait normale». Il a
estimé qu'en raison de son état général, l'intimé pré-
sentait un risque trop important pour qu'il puisse être
affecté en mer ou à une station ou base ne possédant
pas d'installations médicales suffisantes. Le docteur
René Maurice Bélanger, commandant de l'École du
Service de santé des Forces armées canadiennes, était
également préoccupé par l'état de santé de l'intimé
pour ce qui était d'une affectation en mer. Il n'était
pas préoccupé par le service à terre, à moins que l'in-
timé ne soit affecté à un poste isolé 10 .
Le tribunal a conclu que l'intimé était de toute
façon apte à remplir ses fonctions dans une affecta
tion à terre comme celle qu'il occupait à la date de sa
libération. Au sujet des affectations en mer, il a
déclaréll:
Le tribunal reconnaît que l'affectation en mer du plaignant,
si cela devait jamais se produire, comportait en raison de ses
problèmes cardiaques un élément de risque que ne présente pas
l'affectation d'une personne en excellente santé. Néanmoins,
se fondant sur l'ensemble de la preuve médicale, le tribunal ne
considère pas que des risques de crise cardiaque de 8 à 10 % au
cours des cinq prochaines années (ou de 6 à 9 % au cours des
trois prochaines années si l'on se fonde sur les critères du
CASS) sont réels ou suffisants, lorsqu'on les compare avec les
autres preuves médicales concernant l'état de santé du plai-
9 Dossier d'appel, aux p. 1239 et 1256.
u° Ibid., à la p. 1251.
1 Ibid., à la p. 1257.
gnant et ses pronostics, pour justifier légalement l'application
d'une règle ou d'un acte discriminatoire qui est inacceptable et
contrevient à la Loi.
Le tribunal est convaincu que l'établissement d'un risque de
crise cardiaque n'est qu'un des éléments dont il faut tenir
compte pour déterminer si les intimées ont démontré que le
plaignant ne pouvait s'acquitter ou qu'on ne pouvait s'attendre
qu'il s'acquitte de son travail en mer ou à terre compte tenu
d'une telle prévision. En outre, il faut souligner qu'un facteur
de risque ne constitue pas en soi une maladie ni une déficience.
Beaucoup d'autres éléments qui ont déjà été signalés plus haut
jouent en faveur du plaignant et amènent le tribunal à conclure
que les intimés n'ont pas établi qu'il leur était raisonnablement
nécessaire d'écarter le plaignant de son emploi et de le libérer
de son service militaire afin d'éliminer ou d'éviter un risque
réel de dommages graves pour le plaignant, ses compagnons de
travail ou le public en général.
Le tribunal estime que les intimées n'ont pas démontré que
le plaignant ne pouvait pas occuper, ni qu'on ne pouvait pas
s'attendre qu'il puisse occuper le poste de premier maître de
première classe ou de maître mécanicien que ce soit en mer ou
à terre; elles n'ont pas d'ailleurs non plus prouvé que l'inexis-
tence d'une maladie des artères coronaires ainsi que de la pré-
vision ou la probabilité d'une crise cardiaque associée à cette
maladie constitue une exigence professionnelle justifiée. [C'est
moi qui souligne.]
Il a conclu ainsi 12 :
... les intimées n'ont pas réussi à s'acquitter de leur fardeau
d'établir une défense valide fondée sur une exigence profes-
sionnelle justifiée parce qu'elles n'ont pas réussi à prouver
cette exigence au tribunal. Nous ne sommes pas convaincus
que le plaignant ne pourrait pas, le cas échéant, servir en mer
sans danger ou sans représenter un risque véritable pour lui-
même, ses compagnons de travail ou son employeur, les inti-
mées, et le public en général qu'elles représentent. Nous ne
sommes pas non plus convaincus, comme nous l'avons déjà
clairement indiqué, que le plaignant ne pourrait pas s'acquitter
de ses fonctions à terre. [C'est moi qui souligne.]
Le tribunal 'a également conclu que les Forces
armées ne s'étaient pas acquittées de leur obligation
de composer avec l'intimé.
Analyse
La seule question qui nous est soumise est celle de
savoir si le tribunal a eu raison de rejeter le moyen de
défense invoqué par les Forces armées. Comme les
parties ont reconnu que le cas qui nous occupe est un
cas de discrimination directe, par opposition à un cas
de discrimination indirecte, ainsi que ces termes ont
été élaborés particulièrement par Madame le juge
Wilson, au nom de la majorité, dans l'arrêt Central
12 Ibid., à la p. 1258.
Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Com
mission) 13 , il n'y a pas obligation de composer avec
l'employé lorsqu'on invoque une EPJ étant donné
que par définition une exigence professionnelle se
rapporte à l'emploi et non à l'employé 14 .
Dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de
la personne et autres c. Municipalité d'Etobicoke 15 ,
que Madame le juge Wilson a cité au long dans l'ar-
rêt Alberta Dairy Pool, le juge McIntyre a traité
d'une disposition prévoyant une EPJ dans les termes
suivants 16 :
Lorsqu'un plaignant établit devant une commission d'enquête
qu'il est, de prime abord, victime de discrimination, en l'es-
pèce que la retraite obligatoire à soixante ans est une condition
de travail, il a droit à un redressement en l'absence de justifica
tion de la part de l'employeur. La seule justification que peut
invoquer l'employeur en l'espèce est la preuve, dont le fardeau
lui incombe, que la retraite obligatoire est une exigence profes-
sionnelle réelle de l'emploi en question. La preuve, à mon avis,
doit être faite conformément à la règle normale de la preuve en
matière civile, c'est-à-dire suivant la prépondérance des proba-
bilités.
Il a ensuite défini les deux composantes d'une EPJ:
... Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une
restriction ... doit être imposée honnêtement, de bonne foi et
avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en
vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une
manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non
pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs
susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code. Elle doit en
outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en
question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer
l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en
danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en
générale.
Il n'y a pas de doute que la première composante,
celle du critère subjectif, est respectée. La véritable
question qui se pose est celle de savoir si un bilan de
santé impeccable sans «cardiopathie» est «raisonna-
blement nécessaire pour assurer l'exécution efficace
13 [1990] 2 R.C.S. 489, aux p. 505 et 506.
14 Ibid., aux p. 510 et 511.
15 [1982] 1 R.C.S. 202.
16 Ibid., à la p. 208.
17 Ibid.
et économique du travail sans mettre en danger l'em-
ployé, ses compagnons de travail et le public en
général»' 8 ?
Les Forces armées ont produit un témoin, le doc-
teur John D. Smith, médecin-chef adjoint du com-
mandement maritime, qui servait comme médecin
militaire à bord des navires canadiens de Sa Majesté.
Il a d'abord décrit dans le détail le type d'installa-
tions disponibles à bord des navires en cas de pro-
blème cardiaque. On lui a ensuite demandé 19 :
[nu+Duc'rtox] À quoi servent ces installations dans le traite-
ment des accidents cardiaques?
R. Les installations qui se trouvent à bord des destroyers
servent essentiellement à stabiliser l'état du patient, si
cela est possible. A bord des destroyers, des destroyers à
vapeur, il n'y a qu'un médecin A. Il peut évaluer le
patient, mais il ne peut en fait poser un diagnostic cer
tain.
Q. Qu'en est-il des traitements à bord des navires ravitail-
leurs?
R. Eh bien, sur les navires ravitailleurs, la situation est un
peu meilleure. Il y a un médecin militaire qui a une for
mation plus poussée que celle d'un adjoint médical et il
a à sa disposition un électrocardiogramme qui peut ajou-
ter un autre élément d'information qui peut l'aider à
poser un diagnostic.
Q. Ainsi donc, essentiellement, lorsqu'un incident car-
diaque se produit à bord d'un navire, la première chose à
faire est de stabiliser l'état du patient.
Q. Que se passe-t-il ensuite?
R. On songe alors à le transporter ailleurs.
Q. Comment s'y prend-on?
R. Pour sortir un patient d'un navire ... Eh bien, il n'y a en
réalité que trois façons. Une des façons consiste à inter-
rompre ce qu'on est en train de faire et d'accoster, de
descendre le patient à terre avec une civière.
La deuxième façon de procéder consiste à le faire transférer
à l'aide d'un va-et-vient pour...
Q. Qu'est-ce qu'un va-et-vient?
18 Ce critère a été appliqué par Madame le juge Wilson, pour
la majorité, dans l'arrêt Alberta Dairy Pool. Je ne partage pas
l'opinion incidente exprimée par mon collègue le juge Mar-
ceau, J.C.A., qui estime que l'on peut considérer que l'opinion
minoritaire a renforcé ce critère de sorte qu'on peut maintenant
considérer que l'obligation doit être «absolument nécessaire».
19 Dossier d'appel, aux p. 325 à 330.
R. Un va-et-vient, c'est une corde que l'on lance d'un
navire à l'autre et sur laquelle est suspendu le patient.
C'est une situation très angoissante parce qu'on est sus-
pendu entre deux navires qui filent à une distance de
probablement 70 pieds l'un de l'autre avec la mer en-
dessous de vous et, vous savez, les navires se rappro-
chent et s'éloignent et la corde, ou le va-et-vient, monte
et descend. C'est angoissant et c'est le seul mot qui me
vient à l'esprit, ayant vécu l'expérience alors que j'étais
en parfaite santé. Pour la personne qui est en plein
milieu d'une crise cardiaque, je suis certain que c'est
encore plus angoissant.
Q. Et quel serait le dernier moyen?
R. Le troisième moyen consisterait à employer un hélicop-
tère, si l'on en a un à sa disposition.
Q. Et s'il y en a un, quels sont les inconvénients?
R. Eh bien, les hélicoptères que nous utilisons sont des Sea
King, qui datent d'à peu près 25 ans. Le premier incon-
vénient, c'est lorsqu'ils ne fonctionnent pas, parce que,
vous savez, il n'y en a qu'un sur le navire et s'il tombe
en panne, et que vous n'avez pas la pièce, il ne décolle
pas. Si l'on présume donc qu'il fonctionne, ou qu'un
autre navire en a un de disponible, il faut présumer que
les conditions de vol sont à l'intérieur des limites, c'est-
à-dire que l'état de la mer n'est pas excessif, pour qu'on
puisse décoller et que le temps n'est pas mauvais au
point d'empêcher l'hélicoptère de décoller, et, évidem-
ment, il faut avoir un endroit ob amener le patient.
L'hélicoptère a un rayon d'action d'environ 240 milles. Il
faut donc un endroit où l'hélicoptère peut atterrir dans un
rayon de 240 milles et je serais porté à dire que cela n'est pas
possible plus que la moitié du temps.
Q. Y a-t-il d'autres inconvénients au transport par ...
R. Oui. Avec un hélicoptère, on ne peut pratiquement pas
contrôler l'évolution de l'état du patient...
Bon, comme je l'ai dit, l'hélicoptère a un rayon d'action
d'environ 240 milles et peut se déplacer à 120 milles à l'heure.
Le patient peut donc être dans l'hélicoptère pendant une
période de jusqu'à deux heures pendant laquelle on ne pourra
même pas prendre sa pression ou son pouls ou l'ausculter. On
ne peut rien faire sauf le regarder et lui demander comment ça
va.
On peut administrer un médicament approprié en route, mais
on ne peut pas contrôler l'état du patient.
Q. Vous nous avez parlé un peu des inconvénients que com-
porte le transfert d'un patient à l'aide d'un...
R. D'un va-et-vient. Le seul endroit où on pourrait le trans-
férer serait un navire de ravitaillement s'il y en a un de
disponible.
Q. Et quels inconvénients comporte le fait de ramener le
patient au port?
R. Eh bien, dans ce cas, on abandonne la mission. Le navire
est envoyé à grands frais pour faire un travail, que ce soit
pour une recherche, un sauvetage, une patrouille de
pêches ou une formation. Le navire est envoyé pour faire
quelque chose et vous demandez au commandant
d'abandonner la mission pour ramener le patient à terre.
Le témoignage du docteur Smith n'a pas été con-
tredit. On ne peut guère le qualifier d'«impression-
niste» 20 .
L'intimé bénéficiait d'affectations en mer. C'est
lui qui assumait les risques. Cependant, ce faisant, il
ne pouvait que mettre en danger la vie d'autres per-
sonnes, étant donné qu'aucune des opérations
décrites, qu'il s'agisse de la procédure de va-et-vient
ou du sauvetage par hélicoptère, ne pouvait être
effectuée sans mettre en péril la vie de ses compa-
gnons. De plus, ces opérations entraînaient nécessai-
rement des dépenses publiques considérables.
Dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de
la personne et autres c. Municipalité d'Etobicoke 21 ,
le juge McIntyre a établi une distinction entre la
retraite obligatoire pour des raisons de sécurité et la
retraite obligatoire pour des raisons d'ordre purement
économique. Il a déclaré 22 :
Lorsque le souci de la capacité de l'employé est surtout d'or-
dre économique, c'est-à-dire lorsque l'employeur s'intéresse à
la productivité, et que les conditions de travail ne requièrent
aucune qualification particulière susceptible de diminuer sensi-
blement avec l'âge, ou ne comportent pour les employés ou le
public aucun danger exceptionnel qui peut augmenter avec
l'âge, il peut être difficile, voire impossible, d'établir que la
retraite obligatoire à un âge déterminé, sans égard à la capacité
d'une personne en particulier, peut valablement être imposée
en vertu du Code. Dans un emploi de ce genre, à mesure que la
capacité décline, et que ce déclin devient évident, les employés
peuvent être, à juste titre, congédiés ou mis à la retraite.
Il a poursuivi en disant 23 :
Devant l'incertitude du vieillissement, deux solutions, à mon
avis, s'offrent à l'employeur. Il peut fixer l'âge de la retraite à
soixante-cinq ans ou plus, et le cas échéant, il ne peut être
accusé de discrimination fondée sur l'âge aux termes du Code.
D'autre part, il peut, en ce qui concerne certains types d'em-
plois, en particulier ceux qui ont trait à la sécurité publique
comme c'est le cas des pilotes de ligne aérienne, des conduc-
teurs de trains et d'autobus, des policiers et des pompiers, esti-
20 Ibid., à la p. 210.
21 Précité, à la p. 202.
22 Ibid., à la p. 209.
23 Ibid., aux p. 209 et 210.
mer que le risque d'erreur humaine imprévisible que: comporte
le maintien de tous les employés à leur poste jusqu'à soixante-
cinq ans peut justifier l'application à tous les employés d'un
âge de retraite fixé arbitrairement. On peut affirmer que l'em-
ploi dont il est question en l'espèce entre dans cette catégorie.
Même s'il ne fait aucun doute que certaines personnes âgées de
moins de soixante ans peuvent devenir inaptes au travail de
pompier et que maintes personnes plus âgées sont encore aptes
à la tâche, la reconnaissance de cette prémisse n'aide aucune-
ment à résoudre la seconde question. Dans un métier ob,
comme en l'espèce, l'employeur cherche à justifier la retraite
par la sécurité publique, le commissaire enquêteur et la cour
doivent, pour décider si on a prouvé l'existence d'une exigence
professionnelle réelle, se demander si la preuve fournie justifie
la conclusion que les personnes qui ont atteint l'âge de la
retraite obligatoire présentent un risque d'erreur humaine suffi-
sant pour justifier la mise à la retraite prématurée dans l'intérêt
de l'employé, de ses compagnons de travail et du public en
général.
Ce dernier paragraphe du juge McIntyre a été
résumé dans les termes suivants par Madame le juge
Wilson dans l'arrêt Alberta Dairy Pool 24 :
En revanche, lorsque l'«erreur humaine imprévisible» a pour
prix la sécurité publique, la Cour reconnaît que l'âge de la
retraite peut être fixé arbitrairement. [C'est moi qui souligne.]
En l'espèce, toutefois, la difficulté qui se pose est
d'apprécier ce que le tribunal a fait précisément lors-
qu'il a évalué la preuve en ce qui concerne l'inté-
ressé. Il lui était loisible de déterminer qui il croyait
et qui il ne croyait pas parmi les divers experts. Dans
ces conditions, il n'y aurait pas d'erreur donnant lieu
au contrôle de notre Cour à, moins que les conditions
d'intervention prévues par l'alinéa 28(1)c) de la Loi
sur la Cour fédérale ne soient respectées. Cependant,
une fois qu'il a accepté, comme il l'a fait selon moi,
que l'affectation en mer de l'intimé comportait un
«élément de risque que ne présente pas l'affectation
d'une personne en excellente santé» 25 , le tribunal a
commis une erreur de droit en évaluant le degré de
risque de manière à justifier l'application de la, règle
discriminatoire. La seule conclusion à laquelle il pou-
vait en venir était que les Forces armées avaient le
droit d'imposer une ligne de démarcation arbitraire.
Dès lors qu'il y avait un élément de risque, la bonne
santé exigée par les Forces armées constituait une
EPJ.
24 Précité, à la p. 504.
25 Dossier d'appel, à la p. 1257.
Dispositif
Je suis d'avis d'accueillir la demande fondée sur
l'article 28, d'annuler la décision rendue le 2 août
1991 par le tribunal canadien des droits de la per-
sonne et de confirmer l'avis officiel de libération
signé par les Forces armées canadiennes le 18 mars
1982.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du
jugement rendus par
Le juge Décary, J.C.A.: Je suis d'accord avec mon
collègue le juge Marceau, J.C.A., pour dire que la
présente demande devrait être rejetée.
En ce qui concerne le principal moyen soulevé par
le requérant, c'est-à-dire qu'on lui a refusé une
audience impartiale parce que l'audience n'a pas été
rouverte après la publication de l'arrêt de la Cour
suprême, Central Alberta Dairy Pool c. Alberta
(Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489, je
désire ajouter le commentaire suivant à ceux qui ont
déjà été formulés par mon collègue.
L'audience qui s'est déroulée devant le tribunal
s'est terminée le 7 juin 1990. L'arrêt Alberta Dairy
Pool de la Cour suprême a été rendu le 13 septembre
1990. La décision du tribunal a été signée le 17 juin
1991 et a été reçue par le requérant le 2 août 1991.
Au cours de la période relativement longue qui s'est
écoulée entre le moment où la Cour suprême a publié
son jugement et le moment où le tribunal a rendu sa
décision, le requérant n'a jamais tenté d'obtenir la
réouverture de l'audience. L'avocat du requérant a
reconnu à l'audience que le procureur général du
Canada avait couru le «risque» que le tribunal ne
mentionne pas l'arrêt Alberta Dairy Pool dans sa
décision. Il ne s'agit pas en l'espèce du cas d'une par-
tie à qui l'on refuse la possibilité de débattre une
modification fondamentale apportée au droit. Il s'agit
du cas d'une partie qui était si peu convaincue qu'il y
avait effectivement eu une modification fondamen-
tale ou que de nouveaux éléments de preuve devaient
être présentés par suite de l'arrêt de la Cour suprême,
qu'elle ne s'est pas donnée la peine de demander
l'autorisation—ce qu'elle avait amplement le temps
de faire—de rouvrir l'audience. La conduite du
requérant l'empêche, eu égard aux circonstances par-
ticulières de la présente affaire, de prétendre qu'il y a
eu violation des règles de justice naturelle.
Au sujet du second moyen invoqué par le requé-
rant, c'est-à-dire la question de savoir si le tribunal a
eu raison de rejeter le moyen de défense invoqué par
les Forces armées, je ne puis me rallier à la conclu
sion à laquelle ma collègue le juge Desjardins,
J.C.A., en est venue.
Même si je ne pourrais pas souscrire à chacun des
paragraphes de la décision du tribunal si on les pre-
nait hors contexte, je ne puis dire que le tribunal a
commis une erreur qui donne lieu à un contrôle dans
son appréciation de la preuve ou qu'il a tiré une con
clusion qu'il ne pouvait raisonnablement tirer. Essen-
tiellement, selon moi, le tribunal a conclu que le
requérant n'avait pas démontré qu'il existait un «ris-
que d'erreur humaine suffisant», pour reprendre les
mots employés par le juge McIntyre dans l'arrêt
Commission ontarienne des droits de la personne et
autres c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S.
202, à la page 210, pour justifier le renvoi de Levac.
La preuve médicale présentée par le requérant au
sujet de la cardiopathie de Levac était, pour employer
un euphémisme, remarquablement maigre. Son prin
cipal expert médical, le lieutenant-colonel Kafka, n'a
jamais examiné Levac personnellement mais a fondé
son témoignage sur un examen du dossier médical de
Levac entre le 7 mars 1979 et le 9 août 1983 (d.a.,
vol. 7, à la page 1077, vol. 7, aux pages 1240 et
1241). L'expert médical des intimés, le docteur Jean
D. Gratton, avait examiné Levac personnellement le
12 novembre 1986. Bien qu'il ne l'ait pas dit en des
termes explicites, le tribunal était de toute évidence
plus impressionné par le témoignage du docteur Grat-
ton et l'a préféré à celui du docteur Kafka. Comme il
n'y a pas eu de preuve d'un «risque suffisant», le tri
bunal avait le droit dans ce cas particulier de confir-
mer le bien-fondé de la plainte de Levac.
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