A-354-90
Sa Majesté la Reine, le premier ministre du
Canada, le très honorable Brian Mulroney, le
ministre de la Justice du Canada, l'honorable
Raymon Hnatyshyn, le ministre des Affaires
indiennes et du Nord canadien, l'honorable
William McKnight, le ministre de l'Énergie, des
Mines et des Ressources, l'honorable Marcel
Masse (appelants)
c.
John Clifford Turner (intimé)
RÉPERTOR/E: TURNER C. CANADA (CA.)
Cour d'appel, juges Mahoney, Marceau et Linden,
J.C.A.—Vancouver, 22 juin 1992.
Pratique — Plaidoiries — Requête en radiation — Appel
d'un jugement de première instance radiant les allégations de
fond de la déclaration, mais maintenant les paragraphes où
sont identifiées les parties et ceux où une réparation est
demandée et autorisant l'intimé à modifier sa déclaration —
Une modification à une loi fédérale avec effet rétroactif aurait
prétendument privé l'intimé de son moyen de défense dans une
autre action en justice et aurait donné lieu à un règlement
défavorable — L'intimé allègue que les ministres, «par leur
négligence et leur entière connivence», ont fait édicter la loi
qui a abrogé ses droits et qui lui a causé un préjudice — Le
juge de première instance a-t-il eu tort de ne pas rejeter com-
plètement la demande du fait qu'elle ne révélait aucune cause
raisonnable d'action? — Souveraineté parlementaire en cause
— Appel accueilli — Les éléments de la souveraineté, énoncés
dans l'arrêt Pickin v. British Railways Board, [1974] A.C. 765
sont cités — Une action dirigée contre Sa Majesté et fondée
sur des allégations selon lesquelles le Parlement a été amené à
édicter une loi par les actes et les omissions délictuels de
ministres de la Couronne ne relève pas de la compétence des
tribunaux — La déclaration a été complètement radiée.
Droit constitutionnel — Dans la déclaration, il est allégué
que le Parlement a été amené, par tromperie délictuelle, à
édicter une loi rétroactive qui a privé le demandeur de son
moyen de défense dans une autre action — Le demandeur
affirme avoir été privé d'une audition impartiale par les pro-
cédés subreptices adoptés par le Parlement — L'équité procé-
durale n'est pas exigée lorsqu'il s'agit d'un processus législa-
tif — L'action met en cause la souveraineté parlementaire —
Les éléments de cette souveraineté sont énoncés dans l'arrêt
Pickin v. British Railways Board, [1974] A.C. 765 — La décla-
ration a été complètement radiée puisque la question en litige
ne relève pas de la compétence des tribunaux.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.)
[L.R.C. (1985), appendice II, n° 44].
Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), appen-
dice III.
Loi sur l'extraction du quartz dans le Yukon, S.R.C. 1970,
ch. Y-4.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Pickin v. British Railways Board, [1974] A.C. 765 (H.L.);
Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de
l'Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S.
49; (1989), 61 D.L.R. (4th) 604; 97 N.R. 241.
DÉCISION CITÉE:
Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada
et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; (1980), 115 D.L.R. (3d) 1;
33 N.R. 304.
APPEL d'une ordonnance [T-492-88, juge Collier,
ordonnance en date du 26-4-90, C.F. Ire inst., encore
inédite] radiant une déclaration à l'exception des
paragraphes où sont identifiées les parties et ceux où
une réparation est demandée. Appel accueilli.
AVOCATS:
Duff Friesen, c.r. pour les appelants.
A COMPARU:
John Turner pour son propre compte.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour les
appelants.
INTIME POUR SON PROPRE COMPTE:
John C. Turner, Vedder Crossing (Colombie-
Britannique).
Ce qui suit est la version française des motifs du
jugement de la Cour prononcés à l'audience par
LE JUGE MAHONEY, J.C.A.: Appel est interjeté d'une
décision dans laquelle la Section de première instance
[T-492-88, le juge Collier, ordonnance en date du
26-4-90, C.F. I re inst., encore inédité] a radié les allé-
gations de fond contenues dans la déclaration en l'es-
pèce; seuls ont été maintenus les paragraphes où sont
identifiées les parties et ceux oh une réparation est
demandée. Cependant, le juge de première instance a
refusé de rejeter l'action dirigée contre les défendeurs
à titre individuel, c'est-à-dire le premier ministre et
trois ministres de la Couronne nommément désignés;
de plus, le juge a autorisé l'intimé [le demandeur] à
modifier sa déclaration. Les appelants affirment que
le juge de première instance a eu tort de ne pas rejeter
complètement la demande puisque la déclaration ne
révèle aucune cause raisonnable d'action; selon eux,
le juge a également eu tort de ne pas rejeter l'action
dirigée contre les personnes nommément désignées,
pour défaut de compétence.
L'intimé a admis, à juste titre selon nous, que l'ap-
pel devrait être accueilli à l'égard des appelants, à
titre individuel. Par conséquent, nous sommes invités
à décider uniquement si la déclaration révèle une
cause raisonnable d'action.
Il est plaidé que l'intimé était partie à une action en
justice contre un tiers devant la Cour suprême du
Yukon lorsqu'une modification à la Loi sur l'extrac-
tion du quartz dans le Yukon [S.R.C. 1970, ch. Y-4],
avec effet rétroactif, l'a privé de son moyen de
défense à l'action et a donné lieu à un règlement
défavorable à son égard. Il est allégué que les minis-
tres, «par leur négligence et leur entière connivence»,
ont fait édicter la loi qui a abrogé ses droits et qui lui
a causé un préjudice pour lequel il demande des dom-
mages-intérêts.
Tout au long de la déclaration, l'intimé ne cesse
d'affirmer, essentiellement, que le Parlement a été
amené, par tromperie délictuelle, à édicter la modifi
cation rétroactive et que l'intimé a été privé d'une
audience impartiale par les procédés subreptices
adoptés par le Parlement. Il est bien établi que
l'équité procédurale n'est pas exigée lorsqu'il s'agit
d'un processus législatif: Procureur général du
Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980]
2 R.C.S. 735.
L'intimé invoque à la fois la Déclaration cana-
dienne des droits [L.R.C. (1985), appendice III] et la
Charte canadienne des droits et libertés [qui consti-
tue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11
(R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n° 44]]. À notre
avis, bien que ces textes puissent, sans aucun doute,
avoir une incidence sur la validité et l'interprétation
des lois, ils n'intéressent pas le processus législatif.
Dans la présente action, il n'est pas allégué que la Loi
contestée est invalide ou inopérante; l'intimé sollicite
plutôt des dommages-intérêts en raison du processus
vicié par lequel, allègue-t-il, la Loi a été édictée.
Cette allégation met directement en cause la souve-
raineté parlementaire.
Dans l'arrêt Canada (Vérificateur général) c.
Canada (Ministre de l'Énergie, des Mines et des Res-
sources), [1989] 2 R.C.S. 49, aux pages 88 et sui-
vantes, une affaire qui, à l'instar du présent appel,
n'intéressait pas la validité constitutionnelle de la loi
en cause, le juge en chef Dickson a cité, en les
approuvant, les éléments de cette souveraineté, tels
qu'énoncés par lord Simon dans l'arrêt Pickin v.
British Railways Board, [1974] A.C. 765 (Hl.):
[TRADUCTION] [En premier lieu, cela (la souveraineté parlemen-
taire)] signifie que, contrairement à ce qu'on affirmait parfois
avant le XVIIIc siècle et par opposition à d'autres régimes
démocratiques, les tribunaux de ce pays n'ont pas le pouvoir de
déclarer une loi invalide. On a admis devant vos Seigneuries
(au contraire de ce qui semble avoir été accepté en Cour d'ap-
pel) que les tribunaux étaient impuissants à invalider directe-
ment une loi adoptée. Cela étant, il serait étrange de pouvoir
parvenir indirectement au même résultat en contrecarrant la loi
édictée par l'application de quelque doctrine d'equity.
Un second élément de la souveraineté du Parlement réside
dans les privilèges dont jouissent ses Chambres. Ces privilèges
leur sont conférés afin que le Parlement puisse s'acquitter de la
fonction clé qui lui incombe dans notre régime de gouverne-
ment démocratique...
... Au nombre des privilèges des Chambres du Parlement
figure le droit exclusif de juger de la régularité de leurs propres
procédures internes...
On sait que sont apparues dans le passé de dangereuses ten
sions entre les tribunaux et le Parlement—dangereuses parce
que chacune de ces institutions a un rôle précis à jouer dans
notre constitution et qu'un conflit entre elles est susceptible
d'affaiblir leur pouvoir de garantir aux citoyens les droits cons-
titutionnels dont ils sont les protecteurs. Aussi pendant
longtemps le Parlement et les tribunaux se sont chacun ingé-
niés à respecter la sphère d'action et les privilèges de l'autre—
le Parlement, par exemple, se pliant à la règle du sub judice et
les tribunaux prenant soin d'exclure les éléments de preuve
pouvant constituer une atteinte à un privilège parlemen-
taire .. .
[En troisième lieu, une] autre considération d'ordre pratique
s'impose: en présence de preuve indiquant que le Parlement a
été induit en erreur, il est possible—et même probable—que ce
dernier veuille mener sa propre enquête. Il serait impensable
de tenir concurremment deux enquêtes—l'une parlementaire et
l'autre judiciaire—susceptibles d'arriver à des conclusions dif-
férentes. Un examen par le Parlement des procédures parle-
mentaires et des faits et gestes des fonctionnaires du Parlement
semble manifestement plus satisfaisant qu'un examen mené
par un tribunal—indépendamment de toute question de privi-
lège parlementaire.
Parmi les éléments susmentionnés, le deuxième et le
troisième sont pertinents en l'espèce, le premier ne
l'étant pas du tout puisque la validité de la Loi n'est
pas en cause.
Nous sommes tous d'avis qu'une action dirigée
contre Sa Majesté et fondée sur des allégations selon
lesquelles le Parlement a été amené à édicter une loi
par les actes et les omissions délictuels de ministres
de la Couronne ne relève pas de la compétence des
tribunaux. L'appel sera accueilli avec dépens, la
déclaration sera complètement radiée et l'action sera
rejetée avec dépens.
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