T-1004-87
Redpath Industries Limited (demanderesse)
c.
Le navire Cisco et Kim -Crest S.A. (défendeurs)
RÉPERTORIA' RF,DPATH INDUSTRIES LTD. C. C/SCO (LE) (Ire
/MT.)
Section de première instance, juge Rouleau—Mont-
réal, 7, 21, 22 et 23 janvier; Ottawa, 12 juin 1992.
Droit maritime — Transport de marchandises — Action en
dommages-intérêts suite à la livraison d'une cargaison de
sucre brut partiellement avariée — Selon le contrat, la polarité
du sucre ne devait pas être inférieure à 93° — La polarité du
sucre contaminé par l'eau de mer était inférieure au minimum
prescrit — La demanderesse a refusé d'accepter le sucre — La
seule solution était de le vendre, à 25 % de sa valeur, à des
producteurs d'aliments pour animaux — A la suite de négocia-
tions avec l'assureur, la demanderesse a acheté le sucre à
50 % de sa valeur et l'a transformé en l'incorporant en petites
quantités à du sucre non avarié — Calcul des dommages-inté-
rêts — Les dommages-intérêts doivent être évalués au moment
où survient la perte, c'est-à-dire à la date de livraison de la
cargaison avariée — Le fait que la demanderesse soit parve-
nue à raffiner le sucre est sans importance — La règle de la
«valeur marchande saine à destination» moins la «valeur mar-
chande avariée à destination» a été appliquée — La demande-
resse est tenue de minimiser les dommages-intérêts — Les
dommages-intérêts ont été évalués à 50 % de la valeur factu-
rée, plus les dépenses supplémentaires occasionnées par le
déchargement de la cargaison avariée.
Il s'agissait d'une action intentée contre un navire et son
propriétaire à la suite de la livraison d'une cargaison partielle-
ment avariée de sucre brut en vrac, expédiée du Guyana à
Toronto. L'acheteur du sucre était la demanderesse, Redpath.
Deux autres demandeurs, le vendeur et son représentant, se
sont désistés de l'action avant le procès. Le sucre brut est
négocié en fonction de sa polarité (teneur en sucrose), et la
norme reconnue est un facteur de polarité de 96°. Le 21 octo-
bre 1986, la demanderesse a acheté environ 10 000 tonnes
métriques de sucre brut, au prix de 246,29 $ la tonne métrique.
Le contrat précisait que le sucre brut aurait une polarisation
garantie d'au moins 97,5°, et des déductions étaient prévues
pour chaque degré en deça de ce niveau. Il était de plus prévu
«qu'aucune quantité de sucre ayant un facteur de polarisation
inférieur à 93° ne serait livrée à moins d'un escompte fixé d'un
commun accord par le vendeur et l'acheteur.» Le navire a été
endommagé par de la glace rencontrée sur sa route; une partie
du sucre a été contaminée par de l'eau de mer, réduisant sa
polarité en deçà du minimum garanti. En vertu des clauses
C.A.F. types, Redpath avait assumé le risque de perte au
moment du chargement du navire. Elle était donc tenue de
payer le coût intégral de la cargaison comme si elle l'avait
reçue en état sain. La demanderesse a refusé d'accepter le
sucre avarié, ce qu'elle avait le droit de faire selon les clauses
du contrat. Il n'y avait aucun débouché pour le sucre avarié,
hormis des fabricants d'aliments pour animaux, qui étaient dis-
posés à payer le sucre au quart de sa valeur. Vu les circons-
tances, la demanderesse et l'assureur ont négocié l'acceptation
de la cargaison avariée, à 50 % de sa valeur marchande saine.
La demanderesse est parvenue à la longue à transformer la
totalité du sucre avarié en l'incorporant en petites quantités à
du sucre non avarié.
L'unique point en litige était le calcul des dommages-inté-
rêts. La demanderesse a soutenu que, dans les causes relatives
au transport des marchandises, la formule classique que l'on
emploie pour évaluer les dommages-intérêts est «la juste
valeur marchande des marchandises en état sain au point de
destination moins la juste valeur marchande desdites marchan-
dises en leur état avarié» (la règle de la «valeur marchande
saine à destination ou V.M.S.D.»). Les défendeurs ont allégué
pour leur part qu'étant donné que la demanderesse avait été
capable de raffiner la totalité du sucre avarié, elle n'avait subi
aucun préjudice financier et qu'il n'y avait donc pas lieu d'ad-
juger des dommages-intérêts, ou, subsidiairement, que le mon-
tant adjugé devrait être le plus bas possible. Ils ont aussi fait
valoir que l'évaluation des dommages-intérêts devrait reposer
sur le principe de la restitutio in integrum (l'objet de tout
dédommagement étant de mettre la partie innocente dans la
position qu'elle aurait occupée si les deux parties avaient exé-
cuté le contrat comme prévu). Si l'on appliquait la règle de la
juste valeur marchande, la demanderesse serait dans une posi
tion plus favorable que celle où elle se serait trouvée si l'inci-
dent ayant donné lieu à l'action n'était pas survenu, ce qui va à
l'encontre du principe de la restitutio in integrum.
Jugement: la demanderesse devrait toucher une somme équi-
valente à 50 % de la valeur facturée, ainsi qu'une somme
représentant les dépenses supplémentaires occasionnées par le
déchargement de la cargaison avariée et des intérêts composés
au taux de 9 % par année.
Les dommages-intérêts doivent être évalués au moment où
la perte survient. Cette dernière est calculée à la date où la car-
gaison aurait da arriver, qu'elle ait été perdue ou livrée en
retard ou non; et, lorsque la cargaison est livrée dans un état
avarié, à la date de livraison effective. Une fois qu'il est établi
qu'une perte est survenue, des circonstances propres à la partie
demanderesse, non communiquées à la partie défenderesse,
sont exclues de l'évaluation du montant des dommages-inté-
rêts. Le fait que la demanderesse ait finalement pu raffiner le
sucre avarié était sans rapport avec la question du montant des
dommages-intérêts. La règle de la V.M.S.D. s'appliquait.
Ce critère est sujet à des exceptions, dont l'obligation qu'im-
pose la loi aux demandeurs lésés de minimiser leurs dom-
mages-intérêts. Le sucre avarié n'a pas été vendu à un produc-
teur d'aliments pour animaux à 25 % de sa valeur, mais à
Redpath à 50 % de sa valeur marchande saine. En agissant de
la sorte, la demanderesse minimisait les pertes potentielles, ce
qu'elle se trouvait dans l'obligation de faire. On ne pouvait
demander aux défendeurs de payer des pertes qui étaient évi-
tables et n'avaient pas été subies.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Rodocanachi, Sons, and Co. v. Milburn Brothers (1886),
6 Asp. M.L.C. 100 (C.A.); Czamikow (C.) Ltd. v. Koufos,
[1969] 1 A.C. 350 (H.L.); The «Arpad» (1934), 49 L1.L.
Rep. 313 (C.A.); Obestain Inc. v. National Mineral Devel
opment Corporation Ltd. (The Sanix Ace), [1987] 1
Lloyd's Rep. 165 (Q.B.); Jamal v. Moolla Dawood, Sons
& Co., [1916] 1 A.C. 175 (P.C.); Red Deer College c.
Michaels, [1976] 2 R.C.S. 324; (1975), 57 D.L.R. (3d)
386; [1975] 5 W.W.R. 575; 75 CLLC 14,280; 5 N.R. 99.
DECISION EXAMINÉE:
Amstar Corporation v. MN Alexandros T, [ 1979] A.M.C.
1975 (U.S. Dist. Ct.).
DÉCISION MENTIONNÉE:
Wertheim v. Chicoutimi Pulp Company, [1911] A.C. 301
(P.C.).
DOCTRINE
Carver's Carriage by Sea, Vol. 2, 13th ed., London:
Stevens & Sons, 1982.
Tetley, William Marine Cargo Claims, 3rd ed., Montréal:
Éditions Yvon Blais, 1988.
ACTION en dommages-intérêts à la suite de la
perte d'une partie d'une cargaison de sucre brut en
vrac. Action accueillie et valeur de la cargaison ava-
riée évaluée à 50 % de la valeur facturée.
AVOCATS:
Vincent M. Prager et Mireille A. Tabib pour la
demanderesse.
Victor DeMarco et David G. Colford pour les
défendeurs.
PROCUREURS:
Stikeman, Elliott, Montréal, pour la demande-
resse.
Brisset Bishop, Montréal, pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs du
jugement rendus par
LE JUGE ROULEAU: La demanderesse, Redpath
Industries Limited (ci-après appelée «Redpath»),
cherche à obtenir des dommages-intérêts de la défen-
deresse Kim -Crest S.A., du fait de la perte d'une par-
tie d'une cargaison de sucre brut en vrac expédiée du
Guyana à Toronto, à bord d'un navire de Kim -Crest,
le Cisco. Par la voie d'un avis daté du 20 décembre
1991, les demanderesses Guyana Sugar Corporation
Ltd. et Bookers Sugar Co. Ltd. se sont désistées de
leur action.
À l'ouverture du procès, les avocats de la deman-
deresse ont demandé que la déclaration soit modifiée
par l'ajout d'une demande de paiement d'intérêts
composés si elle obtenait gain de cause. Les défen-
deurs ne s'étant pas opposés à cette demande, la
modification est accordée.
Pour des raisons qui seront évidentes plus tard, il
est nécessaire de donner quelques explications sur le
sucre brut et ses propriétés, et, à ce sujet, je fais réfé-
rence aux remarques du juge suppléant Harvey dans
l'affaire Amstar Corporation v. MN Alexandros T,
[1979] A.M.C. 1975 (U.S. Dist. Ct.), à la page 1982:
[TRADUCTION] Le sucre à l'état brut se compose de sucrose
(ou saccharose), de sucre inverti et de solides autres que du
sucre. Lorsqu'une raffinerie comme Amstar achète du sucre
brut, c'est le sucrose qu'elle achète qui l'intéresse et non les
autres éléments. L'opération de raffinage sépare le sucrose des
autres éléments du sucre brut et l'utilise ensuite pour obtenir
des produits en sucre raffiné. Le prix du sucre brut est donc
fonction du pourcentage de sucrose qu'il contient. Le mot
«polarité» désigne le pourcentage de sucrose présent dans le
sucre brut. Plus cette polarité est élevée, plus le pourcentage de
sucrose est important.
Les experts qui ont témoigné au procès sont d'ac-
cord que le sucre brut est négocié en fonction de sa
polarité et qu'un facteur de polarité de 96° (teneur en
sucrose de 96 %) constitue la norme reconnue. Il con-
vient toutefois de noter que la polarité du sucre brut
peut varier, en plus ou en moins, par rapport à ce fac-
teur. La plupart des contrats types contiennent une
clause qui permet de rajuster le prix convenu, à la
hausse ou à la baisse, suivant la teneur du sucre en
sucrose et le poids à la livraison. Au moment où elle
est déchargée à une raffinerie, chaque cargaison de
sucre brut est donc pesée et des échantillons sont pré-
levés à intervalles réguliers afin d'en déterminer la
polarité à l'aide d'analyses de laboratoire.
Le 21 octobre 1986, Redpath a acheté de la deman-
deresse Bookers Sugar Co. Ltd. (agissant comme
représentant de la demanderesse Guyana Sugar Cor
poration Ltd.) environ 10 000 tonnes métriques de
sucre brut à expédier au cours des mois d'avril et de
mai 1987. Selon les clauses du contrat, Redpath
devait payer la somme de 246,29 $ C.A.F. bord à
bord la tonne métrique, et ce montant comprenait le
coût, l'assurance et le fret. Le contrat précisait que le
sucre brut aurait une polarisation garantie d'au moins
97,5° au moment de son expédition. La clause sui-
vante portait sur la polarité du sucre et le prix facturé
définitif:
[TRADUCTION] Pour chaque degré entier au-delà de 96°, ajouter
1,4 %
Pour chaque degré entier entre 96° et 95° inclusivement,
déduire 1,5 %
Pour chaque degré entier entre 95° et 93° inclusivement,
déduire 2 % de plus
Calculer les fractions de degré dans les mêmes proportions.
Aucune quantité de sucre ayant un facteur de polarisation infé-
rieur à 93° ne sera livrée à moins d'un escompte fixé d'un
commun accord par le vendeur et l'acheteur. [Les souligne-
ments sont de moi.]
Le 12 avril 1987, 5 444,56 tonnes métriques de
sucre brut ont été chargées dans deux cales du Cisco
à Georgetown (Guyana), et le navire a levé l'ancre à
destination de Toronto. Conformément aux clauses
C.A.F. types, Redpath a assumé le risque de perte au
moment du chargement du navire au Guyana. Il n'est
nullement contesté que la cargaison était en bon état
au moment du chargement. Le navire a rencontré sur
sa route de la glace flottante, et l'on a plus tard
découvert que la cale n° 1 avait été endommagée et
que de l'eau de mer y avait pénétré jusqu'à une pro-
fondeur d'environ 2,4 mètres. Ce fait a été aussitôt
communiqué par radio à toutes les parties intéressées
et à leurs assureurs.
Le Cisco est arrivé à Toronto le 27 avril 1987, à
00 h 47 approximativement, et s'est amarré au poste
de déchargement de Redpath. Peu de temps après,
deux personnes représentant les parties sont montées
à bord: M. Tsang, un inspecteur de navires engagé
par la compagnie Lloyd's of London, l'assureur de la
cargaison, et M. J. Digby, un inspecteur représentant
la société Shipowners Assurance Management Ltd.
Les deux hommes avaient pour tâche de faire enquête
sur la nature, l'étendue et la cause des dommages.
Comme la cargaison de la cale n° 2 n'était pas ava-
riée, le déchargement a commencé. Les dommages
qu'avait subis la cargaison de la cale n° 1 étaient
visibles au premier coup d'oeil. Plusieurs photogra-
phies de la cargaison avariée ont été produites en
preuve.
En fin de compte, 4 219,135 tonnes de sucre en
bon état (en état sain) ont été déchargées du Cisco et
livrées à Redpath. Des analyses de laboratoire ont
révélé que le facteur de polarisation moyen de ce
sucre était de 97,980°. Environ 1 214,485 tonnes
métriques de sucre avarié ont été déchargées de la
cale n° 1. La polarité moyenne de ce sucre était de
92,563°. Des analyses ont confirmé que de l'eau de
mer avait contaminé le sucre. Malgré ces dommages,
le paiement que Redpath était tenue de verser à la
société Bookers Sugar Corporation était fondé sur le
fait qu'elle recevait 5 433,791 tonnes métriques de
sucre en état sain. La facture définitive, qui porte la
date du 19 juin 1987, indique que Redpath a payé la
somme de 1 371 776,48 $.
Il est indubitable que le transporteur est responsa-
ble des dommages. Les défendeurs ne contestent pas
la preuve qu'étayent les photographies et les rapports
présentés par les deux inspecteurs de navires.
Tous semblent être d'accord que la demanderesse a
le droit de se faire rembourser les dépenses supplé-
mentaires occasionnées par le déchargement de la
cargaison avariée. Comme l'a écrit M. Digby à la
page 5 de son rapport:
[TRADUCTION] Par la suite, les débardeurs ont entrepris de
décharger la quantité avariée de sucre de la cale n° 1, un travail
qui est devenu lent et laborieux parce qu'une quantité considé-
rable d'eau était manifestement entrée en contact avec le sucre.
Au cours du déchargement, il a fallu interrompre de temps à
autre le travail pour nettoyer les bandes transporteuses et les
zones adjacentes, parce que le sucre humide avait tendance à
surcharger les moteurs électriques et les autres appareils.
Redpath réclame, de pair avec les dommages subis
par la cargaison, la somme de 25 990,89 $ pour frais
de déchargement supplémentaires; cette somme est
calculée comme suit:
[TRADucrioN] Coût du nettoyage des balances
et bandes transporteuses 6 162,72 $
Frais supplémentaires (débardeurs Empire et
terminaux Seaway) pour le déchargement
du produit avarié 18 675,51 $
Frais supplémentaires (personnel préposé
aux balances) 693,66
Frais supplémentaires (Burns Security) 459,00
TOTAL DES DÉPENSES 25 990,89 $
C'est le calcul des dommages-intérêts à adjuger
pour le sucre arrivé à destination en état avarié qui est
l'objet du litige.
Dès le départ, Redpath avait adopté la position
qu'elle n'accepterait pas le sucre avarié, ce qu'elle
avait le droit de faire en vertu des clauses du contrat
reproduites ci-dessus, qui précisaient qu'aucune
quantité de sucre dont le facteur de polarisation était
inférieur à 93° ne serait livrée. Redpath a avisé M.
Tsang, qui représentait l'assureur de la cargaison, de
chercher d'autres acheteurs. L'inspecteur a confirmé
ce droit de refus à ses supérieurs par télex ainsi que
dans une lettre datée du 6 mai 1987. M. Makin, qui
occupait alors le poste de vice-président chargé des
achats de sucre brut au sein de Redpath, a déclaré
qu'à cette époque la raffinerie fonctionnait à 120 %
de sa capacité, que les stocks de sucre brut dont elle
disposait suffisaient pour répondre à ses besoins et
qu'elle n'était donc pas intéressée à accepter la car-
gaison avariée.
A l'appui du témoignage de M. Makin, M. Hug-
hes, vice-président chargé des achats de sucre brut au
sein d'une société concurrente, Sucre Lantic Ltée, a
déclaré en faveur de Redpath qu'il était au courant
que la raffinerie de Redpath fonctionnait à 120 % de
sa capacité et qu'il aurait été malavisé d'intégrer du
sucre avarié au processus de raffinage. Une telle
mesure pouvait faire abaisser le «taux de fusion»,
diminuer vraisemblablement le rendement et aug-
menter sans aucun doute les coûts de production. Il a
aussi fait remarquer que ce sucre saturé pouvait créer
un danger de fermentation et faire courir à Redpath
des risques injustifiés.
L'assureur de la cargaison, la compagnie Lloyds of
London, se retrouvait donc effectivement en posses
sion du sucre et avait le droit d'en disposer comme
bon lui semblait. Il y avait plusieurs options pos
sibles. Comme l'a expliqué à la page 2 de son affida
vit le témoin expert des défendeurs, M. Calder, un
courtier en marchandises des États-Unis ayant plus de
40 années d'expérience:
[TRADUCTION] ... lorsque, comme dans ce cas-ci, c'est-à-dire
des dommages causés par de l'eau de mer, les substances
étrangères (impuretés) ne sont pas nocives ou dangereuses, la
compagnie d'assurance et le raffineur peuvent négocier l'ac-
ceptation du sucre avarié en convenant d'un escompte raison-
nable d'un point de vue commercial. A défaut de cela et/ou
subsidiairement, la compagnie d'assurance peut tenter de négo-
cier la revente ou la livraison du sucre à un raffineur situé tout
près, s'il en existe un, à un prix escompté de la même façon,
fixé d'un commun accord. L'assureur peut aussi chercher
d'autres acheteurs, comme un utilisateur de remplacement, par
exemple: un fabricant ou producteur d'aliments pour animaux
et/ou un récupérateur commercial.
M. Hughes a déclaré de plus que Sucre Lantic Ltée
possédait une raffinerie à Oshawa, mais que celle-ci
n'était pas capable de traiter du sucre dont le facteur
de polarisation était inférieur à 99°. Sa raffinerie de
Montréal, qui aurait pu traiter le sucre dans son état
avarié, fonctionnait à 100 % de sa capacité; une grève
d'une durée de six semaines et demie venait tout juste
de prendre fin et les stocks étaient fort élevés. M.
Digby, un inspecteur représentant la société Shipow-
ners Assurance Management Ltd., a indiqué dans son
compte rendu à ses supérieurs que la dépréciation
pourrait fort bien atteindre 75 % de la valeur. Il
n'était pas autorisé à négocier un règlement, mais il
considérait qu'un chiffre de 50 % était raisonnable
car la réclamation avait atteint la somme d'environ
300 000 $.
La preuve non contestée révèle qu'il n'y avait
aucun débouché pour le sucre avarié, hormis des
fabricants d'aliments pour animaux qui étaient dispo-
sés à payer le sucre au quart de sa valeur. Vu les cir-
constances, Redpath et l'assureur ont pu négocier
l'acceptation de la cargaison avariée, qui avait été
déchargée et mise dans un entrepôt séparé. Par un
fac-similé daté du 8 mai 1987, Redpath a avisé les
représentants de l'assureur qu'elle était disposée à
payer la somme de 125,52 $ la tonne métrique,
somme représentant 50 % de la valeur marchande
saine C.A.F.F.A.B. Toronto (prix indiqué le 27 avril
1987, moins les dépenses relatives au déchargement
de ce sucre). L'assureur a officiellement accepté cette
offre le 15 mai 1987. Redpath est parvenue à la lon-
gue à traiter la totalité du sucre avarié en l'incorpo-
rant en petites quantités à du sucre non avarié.
La demanderesse cherche maintenant à se faire
dédommager des pertes qu'elle a subies par la faute
du transporteur. Les avocats de la demanderesse sou-
tiennent que la formule classique qui sert à évaluer
les dommages-intérêts dans les causes relatives au
transport de marchandise est [TRADUCTION] «la juste
valeur marchande des marchandises en état sain au
point de destination moins la juste valeur marchande
desdites marchandises en leur état avarié» (Carver's
Carriage by Sea, 13e éd., Stevens & Sons, Londres,
1982, Vol. 2, aux pages 1501 et 1502). Selon l'ou-
vrage de W. Tetley, intitulé Marine Cargo Claims, 3e
éd. aux pages 323 et 324:
[TRADUCTION] Les parties à un contrat de transport sont cen-
sées savoir que, dans le cas oà la cargaison est endommagée ou
perdue, le réclamant devrait être dédommagé de la valeur de la
cargaison avariée ou perdue au moment et au lieu de la livrai-
son ou au moment où ladite cargaison aurait dû être livrée. La
règle qui précède est appelée «valeur marchande saine à desti
nation (V.M.S.D.) moins valeur marchande avariée à destina
tion (V.M.A.D.) et cette restitutio in integrum ne requiert
aucune «circonstance spéciale», les parties l'ayant manifeste-
ment envisagée raisonnablement au moment de conclure le
contrat.
On a fait valoir par ailleurs que ce critère convient
particulièrement bien dans les cas où une denrée telle
que le sucre brut est en cause, car cette denrée est
négociée tous les jours à la bourse et son prix comp-
tant quotidien peut être facilement déterminé (Amstar
Corporation v. MN Alexandros T, affaire précitée).
Les défendeurs rétorquent que la demanderesse n'a
subi aucun préjudice financier, qu'elle a été capable
de raffiner tout le sucre avarié et qu'il n'y a donc pas
lieu d'adjuger des dommages-intérêts, ou, subsidiai-
rement, s'il faut en évaluer, les dommages-intérêts
devraient être le plus bas possible.
Les avocats des défendeurs ont aussi fait valoir que
le critère de la juste valeur marchande ne devrait pas
s'appliquer dans la présente espèce et que l'évalua-
tion des dommages-intérêts, s'il y en a, devrait repo-
ser sur le principe de la restitutio in integrum. Ce
principe reflète la thèse voulant que l'objet de tout
dédommagement est de mettre la partie innocente
dans la position qu'elle aurait occupée si les deux
parties avaient exécuté le contrat comme prévu (Wer-
theim v. Chicoutimi Pulp Company, [1911] A.C. 301
(P.C.). A l'appui de cette prétention, les avocats des
défendeurs m'ont renvoyé au passage suivant de W.
Tetley, qui est tiré de son ouvrage Marine Cargo
Claims, précité, à la page 324:
[TRADUCTION] «V.M.S.D. moins V.M.A.D.» n'est qu'une règle
empirique et elle est soumise à de nombreuses exceptions afin
de la faire correspondre au principe fondamental du restitutio
in integrum.
Il a été soutenu que si l'on appliquait le critère de
la juste valeur marchande en l'espèce, la demande-
resse serait dans une position plus favorable que celle
où elle se serait trouvée si l'incident ayant donné lieu
à l'action n'était pas survenu, ce qui va à l'encontre
du principe du restitutio in integrum.
Sauf le respect que je leur dois, il me semble que
les avocats des défendeurs ne tiennent pas compte du
principe prépondérant selon lequel les dommages-
intérêts doivent être évalués au moment où la perte
est survenue.
Dans l'affaire Rodocanachi, Sons, and Co. v. Mil-
burn Brothers (1886), 6 Asp. M.L.C. 100 (C.A.), l'ar-
mateur n'avait pas livré la cargaison. La Cour a con-
clu que la formule qui convenait pour évaluer les
dommages-intérêts était la valeur marchande des
marchandises au lieu et au moment où elles auraient
dû être livrées, moins ce que la demanderesse aurait
eu à payer pour les obtenir.
Dans Czarnikow (C.) Ltd. v. Koufos, [1969] 1 A.C.
350 (H.L.), une cargaison avait été livrée, mais en
retard. Le navire, en violation de la charte-partie,
avait dévié de sa route et, de ce fait, était arrivé à sa
destination finale le 2 décembre au lieu de la date
d'arrivée prévue, le 22 novembre. Le prix comptant
du sucre avait chuté durant les mois d'octobre et de
novembre, atteignant son point le plus bas en décem-
bre. La Chambre des lords a jugé qu'il y avait eu vio
lation du contrat du navire et que les affréteurs
avaient le droit de recouvrer à titre de dommages-
intérêts la différence entre le prix du sucre au
moment où il aurait dû être livré et son prix au
moment où il avait été effectivement livré.
Dans l'affaire Amstar Corporation v. MN Alexan-
dros T, précitée, une cargaison de sucre avait été
livrée à temps, mais dans un état avarié. Les dom-
mages-intérêts ont été évalués en prenant pour base la
juste valeur marchande du sucre en état sain, c'est-à-
dire le prix comptant à destination moins la juste
valeur marchande du sucre en état avarié. La deman-
deresse a aussi été dédommagée des dépenses supplé-
mentaires qui avaient été engagées pour décharger la
cargaison avariée.
Ces arrêts étayent le principe selon lequel la perte
doit être calculée à la date où la cargaison aurait dû
arriver, qu'elle ait été perdue ou livrée en retard ou
non; et, quand la cargaison est livrée dans un état
avarié, à la date de livraison effective.
En outre, une fois qu'il a été établi qu'une perte est
survenue, des circonstances propres à la partie
demanderesse, non communiquées à la partie défen-
deresse, sont exclues lorsque l'on évalue le montant
des dommages-intérêts: The «Arpad» (1934), 49 Ll.
L. Rep. 313 (C.A.). C'est ce principe que l'on a suivi
dans l'affaire Rodocanachi, précitée. Les proprié-
taires des marchandises avaient vendu à l'avance la
cargaison à un prix en-deça du prix du marché à l'ar-
rivée au point de déchargement. Dans ses motifs, lord
Esher, M.R. a déclaré ce qui suit, à la page 103:
[renoucnox] La règle générale est de nos jours la suivante: il
ne faut prendre en compte aucune vente ou aucun achat inter-
médiaire des marchandises, et considérer plutôt cette vente ou
cet achat comme un fait accidentel n'ayant pas d'incidence sur
le contrat original. M. Bigham soutient que c'est le prix du
marché qu'il faut utiliser si le demandeur a vendu les marchan-
dises à un prix plus élevé, mais que, s'il a vendu les marchan-
dises à un prix inférieur, il ne peut alors recouvrer plus que le
prix contractuel. Il s'agirait là d'une règle inégale. La façon
d'estimer la valeur des marchandises est d'utiliser le prix du
marché, indépendamment de toute circonstance propre au
demandeur. Cela indique la valeur des marchandises, et non les
dommages-intérêts. Il faut ensuite évaluer ces derniers. Le
demandeur obtiendrait les marchandises d'une certaine valeur,
mais, pour cela, il aurait à payer le frais de transport dus, pour
lesquel il existe un droit de rétention sur les marchandises. Les
dommages-intérêts ne seraient donc pas le prix auquel le
demandeur avait convenu par contrat de vendre les marchandi-
ses, moins les frais de transport dus, mais le prix du marché
moins les frais de transport dus. [C'est moi qui souligne.]
Dans l'affaire Obestain Inc. v. National Mineral
Development Corporation Ltd. (The Sanix Ace),
[1987] 1 Lloyd's Rep. 465 (Q.B.), les affréteurs
transportaient une cargaison de 7 558 tonnes de pas-
tilles combustibles. Celles-ci étaient fort sensibles à
l'eau et, si elles étaient mouillées, elles se réoxyde-
raient et engendreraient de la chaleur, ce qui pouvait
déclencher une combustion spontanée. Les affréteurs
avaient vendu la cargaison à onze utilisateurs ultimes.
Aux termes des contrats, le droit de propriété n'était
pas cédé, mais le risque inhérent aux marchandises
vendues était transféré au chargement. Le contenu de
deux cales s'était avarié parce que de l'eau s'y était
inflitrée par des panneaux d'écoutille corrodés. En
fin de compte, seules 2 000 tonnes étaient récupé-
rables. Les armateurs soutenaient que les affréteurs
n'avaient le droit de recouvrer que des dommages-
intérêts symboliques parce que, ayant pu obtenir des
utilisateurs ultimes le prix des marchandises, ils
n'avaient subi aucune perte recouvrable. La Cour a
statué que le fait que les utilisateurs ultimes aient
payé le demandeur n'empêchait pas ce dernier d'ob-
tenir des dommages-intérêts complets, basés sur la
valeur saine des marchandises à destination. Si le
demandeur avait libéré les utilisateurs ultimes de
leurs contrats et décidé plutôt de faire affaire directe-
ment avec l'assureur de la cargaison, les transpor-
teurs n'auraient pas pu se plaindre.
Les avocats de la demanderesse ont fait valoir que
le fait que l'on a finalement pu raffiner le sucre ava-
rié n'a aucun rapport avec la question du montant des
dommages-intérêts. Je suis d'accord. Voici ce que dit
lord Wrenbury dans l'affaire Jamal v. Moolla
Dawood, Sons & Co., [1916] 1 A.C. 175 (P.C.), à la
page 180:
[TRADUCTION] La perte subie par le vendeur, à la date de la vio
lation, était la différence entre le prix contractuel et le prix du
marché à cette date. Lorsque l'acheteur a commis cette viola
tion, le vendeur avait toujours droit aux actions, et il est devenu
admissible à des dommages-intérêts comme la loi l'autorise. Il
a gardé pendant un certain temps le premier de ces deux biens,
c'est-à-dire les actions, et les a vendus par la suite lorsque le
marché était à la hausse. Il en a tiré un bénéfice, mais ce fait
n'a pas eu d'incidence sur la perte subie à la date de la viola
tion.
Je suis convaincu que la V.M.S.D. [valeur marchande
saine à destination] est le critère qu'il convient d'ap-
pliquer. La question qui se pose maintenant consiste
donc à savoir quelle était la juste valeur marchande
de la cargaison avariée?
Là encore, les parties ne s'entendent pas. Les avo-
cats des défendeurs ont soutenu qu'il était facile de
déterminer la valeur du sucre au moyen d'une échelle
mobile. À cet égard, ils ont produit une preuve d'ex-
pert sous la forme d'un affidavit et d'un témoignage
de M. Calder. Voici ce que dit ce dernier à la page 3
de son affidavit:
[rttneucriox] La polarisation du sucre avarié ayant été évaluée
à 92,5 degrés, un règlement juste et raisonnable, reposant sur le
contrat modifié, aurait pour base l'échelle susmentionnée,
c'est-à-dire 1,5 % (du prix contractuel de base, pour 96 degrés,
de 246,298833 $ la tonne métrique) pour le degré situé entre
96 degrés et 95 degrés, un pourcentage supplémentaire de 4 %
pour les deux degrés situés entre 95 degrés et 93 degrés et un
escompte supplémentaire pour les demi-degrés situés entre 93
degrés et 92,5 degrés (0,5 % des 2 % prévus par degré pour les
degrés situés entre 95 degrés et 93 degrés jusqu'à un pourcen-
tage possible de 0,5 de 5 % ce qui, à ce niveau, est l'échelle
qu'appliquent les raffineurs américains). Je crois donc que
l'escompte admissible maximal devrait être l'équivalent de
35 895,15 $ CAN, conformément au calcul ci-joint.
En arrivant à cette conclusion, M. Calder a
reconnu qu'il avait résumé la formule type employée
aux États-Unis pour l'achat de sucre. Cette formule
n'a pas été intégrée au contrat relatif à l'achat de la
cargaison de sucre dont il est question en l'espèce. En
fait, la formule à utiliser, reproduite plus tôt dans les
présents motifs, était bien précise et, en contre-inter-
rogatoire, M. Calder a reconnu que la formule préci-
sée dans le contrat empêchait d'appliquer toute for-
mule au sucre dont la polarité était inférieure à 93°.
Ainsi qu'il a été dit plus tôt dans les présents
motifs, on s'est efforcé de trouver un acheteur pour le
sucre avarié. L'unique débouché que l'on a trouvé
était celui de la nourriture pour animaux. Les parties
sont d'accord que la valeur du sucre utilisé comme
nourriture pour animaux aurait été de 43,93 $ la
tonne métrique. La demanderesse suggère maintenant
que l'on calcule comme suit la valeur de la cargaison
avariée:
Valeur marchande saine moins valeur marchande avariée:
a) Valeur saine:
225 $/tm (à 96°) x 1 214,04 tm 273 159,00 $
plus
1,7° polarité x 0,014 (prime)
x 225 $ x 1 214,04 tm = 6 501,18 $
279 660,18 $
moins
b) Valeur avariée:
43,93 $/tm x 1 214,04 tm = 53 332,78 $
226 327,40 $
Je ne suis pas convaincu que Redpath a droit à des
dommages-intérêts de 226 327,40 $. Ainsi qu'il a été
indiqué plus tôt, la règle de la V.M.S.D. moins la
V.M.A.D. [valeur marchande avariée à destination]
est sujette à des exceptions, et l'une d'elles est l'obli-
gation qu'impose la loi aux demandeurs lésés de
minimiser leurs dommages-intérêts. Comme l'a noté
la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Red Deer
College c. Michaels, [1976] 2 R.C.S. 324, à la page
330:
Dans une affaire d'inexécution contractuelle, la règle fonda-
mentale qu'un demandeur lésé a le droit d'être mis dans une
position aussi favorable que s'il y avait eu exécution régulière
de la part du défendeur, est sujette à la réserve que le défendeur
ne peut être appelé à défrayer toute perte évitable qui résulte-
rait en une augmentation du quantum des dommages-intérêts
payables au demandeur. C'est dans ce sens que doit être inter-
prétée l'expression «obligation» de minimiser dont fait état la
jurisprudence.
Dans la présente espèce, le sucre avarié n'a pas été
vendu au prix de 43,93 $ la tonne métrique à un pro-
ducteur d'aliments pour animaux. L'assureur a pu
négocier avec Redpath une entente par laquelle celle-
ci a acheté le sucre à 50 % de sa valeur marchande
saine. Je suis persuadé qu'en agissant ainsi, la
demanderesse minimisait les pertes potentielles, ce
qu'elle se trouve dans l'obligation de faire. On ne
peut donc demander maintenant aux défendeurs de
payer des pertes qui étaient évitables et qui, en réa-
lité, n'ont pas été subies. En conséquence, la valeur
de la cargaison avariée doit être calculée comme suit:
50 % de la valeur facturée convenue entre l'assureur et Red-
path:
valeur facturée (pièce P-1, par. 9)
304 927,24 $ x 50 % = 152,463,00 $
De plus, la demanderesse a droit à la somme de
25 990,89 $, qui représente les dépenses supplémen-
taires qu'elle a dû engager pour décharger la cargai-
son avariée.
La demanderesse a aussi réclamé des dépenses
accrues pour l'incorporation du sucre avarié dans le
système de raffinage. Je ne dispose d'aucune preuve
précise indiquant que cette opération a occasionné
des dépenses supplémentaires et, pour ce motif,
aucune somme ne sera accordée. Au début du procès,
les avocats de la demanderesse ont demandé de
modifier la déclaration pour pouvoir obtenir des inté-
rêts; des intérêts composés sont adjugés au taux de
9 % par année, depuis la date de la perte jusqu'à la
date de paiement du présent jugement. La demande-
resse a droit à ses dépens.
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