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T-925-92
Edna Baluyut (requérante) c.
Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration et le secrétaire d'État aux Affaires extérieures (intimés)
RÉPERTORIÉ' BALUYUT C. CANADA (MINISTRE DE L'EMPLOI ET DE L'IMMIGRATION) Ore INST..)
Section de première instance, juge McGillis— Toronto, 17 et 19 août 1992.
Immigration Pratique Demande d'annulation du refus d'interviewer la requérante, qui sollicitait la résidence perma- nente, tant que son époux ne serait pas présent à l'entrevue L'époux et les enfants étaient inscrits comme personnes à charge sur la demande de résidence permanente La requé- rante, citoyenne des Philippines, résidait et travaillait aux E.-U. Les personnes à charge résidaient aux Philippines On a demandé à l'époux et aux enfants célibataires de se pré- senter au consulat à Los Angeles L'époux était incapable de se rendre à Los Angeles parce qu'il avait de la difficulté à obtenir un visa La requérante n'avait pas les moyens de se rendre à Manille et ne pouvait s'absenter de son travail Elle s'est présentée seule à l'entrevue Après avoir consulté ses supérieurs, qui ont confirmé les lettres indiquant que la pré- sence de l'époux était obligatoire, l'agent d'immigration a refusé d'interviewer la requérante Selon la politique géné- rale en vigueur, les requérants et les personnes à leur charge doivent être interviewés ensemble; cependant, il est prévu dans les directives que les agents des visas doivent faire preuve de jugement pour déterminer si la présence des personnes à charge est essentielle Demande accueillie L'agent des visas n'a pas fait preuve d'un jugement indépendant, entravant ainsi l'exercice de son pouvoir discrétionnaire L'agent a fait ce que d'autres lui disaient de faire, au lieu d'examiner au fond le cas de la requérante La décision ne mine pas les directives du Ministère mais renforce plutôt l'obligation qu'ont les agents des visas d'exercer leur pouvoir discrétionnaire d'une manière indépendante et impartiale en tenant compte des faits dont ils sont saisis.
Contrôle judiciaire Brefs de prérogative Certiorari L'agent des visas à Los Angeles a refusé d'interviewer la requérante, qui sollicitait la résidence permanente, tant que son époux, qui vivait aux Philippines, ne l'accompagnerait pas à l'entrevue L'époux était incapable d'obtenir un visa d'en- trée au E. - U. - L'agent des visas a suivi les instructions du directeur du Programme de l'immigration selon lesquelles les directives devaient être observées Auteurs cités quant à la possibilité d'effectuer une révision judiciaire dans les cas un représentant est contraint d'exercer son pouvoir discrétion- naire d'une manière particulière L'agent des visas a entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en ne faisant pas
preuve d'un jugement indépendant L'erreur juridictionnelle a mené à l'octroi d'une ordonnance de certiorari, mandamus.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur l'immigration, (L.R.C.) 1985, ch. I-2.
Règlement sur l'immigration de 1978, DORS/78-172, art. 9.
JURISPRUDENCE
DECISION MENTIONNÉE:
Yhap c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigra- tion), [1990] 1 C.F. 722; (1990), 9 Imm.L.R. (2d) 243; 34 F.T.R. 26 (I« inst.).
DOCTRINE
Jones, David Phillip and de Villars, Anne S. Principles of Administrative Law, Toronto: Carswell Co. Ltd., 1985.
DEMANDE d'annulation du refus d'interviewer une requérante sollicitant la résidence permanente, tant que son époux ne serait pas présent, ainsi qu'une ordonnance de mandamus prescrivant aux fonction- naires de l'immigration d'interviewer la requérante sans la présence des personnes à sa charge. Demande accueillie.
AVOCATS:
Cecil Rotenberg, c.r. et Gabriela Ramo pour la
requérante.
Leena Jaakkimainen pour les intimés.
PROCUREURS:
Rotenberg & Martinello, Don Mills (Ontario), pour la requérante.
Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement prononcés à l'audience par
LE JUGE McGiLus: La requérante, Edna Baluyut, cherche à faire annuler une décision prise par des fonctionnaires de l'immigration qui ont refusé de l'interviewer dans le cadre de sa demande de rési- dence permanente au Canada si son époux n'était pas présent à l'entrevue. Elle sollicite aussi une ordon- nance de mandamus prescrivant aux fonctionnaires des ministres intimés de l'interviewer dans le cadre de sa demande de résidence permanente sans la pré- sence de son époux et des personnes à sa charge et de
traiter ladite demande. Il est nécessaire en l'espèce de déterminer si l'agent des visas a exercé convenable- ment son pouvoir discrétionnaire en refusant d'inter- viewer Mme Baluyut en l'absence de son époux.
LES FAITS
Edna Baluyut est une citoyenne des Philippines qui vit et travaille comme infirmière autorisée en Califor- nie (États-Unis) depuis 1989. Son époux, Agustin Baluyut, ingénieur civil, et leurs deux jeunes enfants vivent toujours aux Philippines.
Dans une demande que le consulat général du Canada à Los Angeles (Californie) a reçue le 29 avril 1991, Mme Baluyut a sollicité à titre de requérante principale la résidence permanente au Canada, indi- quant comme personnes à charge son époux et ses enfants. Mme Baluyut a signé sa propre demande et celle de son époux.
Dans une lettre datée du 22 juillet 1991, le consulat du Canada à Los Angeles a informé Mme Baluyut qu'elle aurait à se présenter au consulat, le 29 janvier 1992, pour y passer une entrevue personnelle, dont l'objet serait de déterminer son admissibilité en vertu des règlements sur l'immigration, ainsi que de lui fournir des conseils au sujet du travail et de la vie au Canada. La lettre demandait aussi que l'époux de Mme Baluyut et tout enfant célibataire âgé de 18 ans ou plus qui accompagnerait Mme Baluyut au Canada se présentent au consulat à la date indiquée.
Peu de temps après, Mme Baluyut, par l'entremise de son conseil, a informé le consulat que son époux ne pourrait être présent à l'entrevue à Los Angeles. Elle a déclaré que son époux aurait de la difficulté à obtenir un visa pour les États-Unis car la demande de visa H-1 qu'elle avait présentée était en suspens au bureau de l'immigration à San Francisco. Dans une lettre datée du 30 août 1991, le conseil de Mme Baluyut a suggéré au consulat d'interviewer séparé- ment M. Baluyut à l'ambassade du Canada à Manille (Philippines). Cette suggestion est restée sans réponse. Entre cette date et le mois de janvier 1992, le conseil a écrit plusieurs autres fois pour demander que l'on réponde à la première lettre. Le 16 janvier 1992, le consulat du Canada à Los Angeles a finale-
ment rejeté la suggestion et insisté pour interviewer M. et Mme Baluyut à Los Angeles, à la date fixée.
Le 29 janvier 1992, Mme Baluyut s'est présentée au consulat du Canada à Los Angeles pour l'entre- vue, sans son époux. L'agent des visas assignée à ce cas, Mme Irma Roa, a expliqué à Mme Baluyut qu'il lui était impossible de procéder à l'entrevue. Mme Baluyut a alors fait part à Mme Roa du point de vue de son conseil, et elle a aussi déclaré qu'elle devait refuser de partir tant que l'on ne l'avait pas intervie- wée ou tant qu'elle n'avait pas communiqué avec son avocat. Mme Roa s'est entretenue avec le vice-consul, qui a confirmé que M. Baluyut devait être présent. Mme Roa a transmis cette information à Mme Baluyut et lui a dit que le dossier pouvait être transféré à Manille ou, alors, que l'entrevue pouvait être repor- tée pour que son époux dispose du temps voulu pour se rendre à Los Angeles. Mme Roa a de plus déclaré qu'elle ne pourrait interviewer Mme Baluyut sans la présence de son époux. Mme Baluyut a répondu que cela lui causerait des difficultés, car elle n'avait pas l'argent nécessaire pour se rendre à Manille et son époux ne pouvait obtenir un visa pour les États-Unis. Mme Roa s'est ensuite entretenue avec M. John Cor ning, le consul et directeur de programme pour l'im- migration et les affaires consulaires. Ce dernier a confirmé que la présence de M. Baluyut était néces- saire et qu'il fallait se conformer aux instructions données dans la lettre de convocation à une entrevue, datée du 22 juillet 1991, ainsi que dans la lettre sub- séquente adressée au conseil de Mme Baluyut le 16 janvier 1992. Mme Roa a communiqué ces renseigne- ments à Mme Baluyut, qui a alors quitté le consulat.
Mme Baluyut a toujours soutenu qu'elle ne peut quitter les États-Unis pour passer une entrevue en compagnie de son époux à l'ambassade du Canada à Manille. A l'appui de son refus de retourner à Manille, elle a déclaré qu'elle perdrait son emploi d'infirmière aux États-Unis si elle partait un certain temps ou, alors, qu'elle n'avait pas le moyen de payer le voyage. M. Baluyut a toujours été disposé à passer une entrevue à l'ambassade du Canada à Manille.
Selon les politiques applicables que le ministère de l'Emploi et de l'Immigration a adoptées, il n'est pas
d'usage d'interviewer à un autre bureau les personnes qui sont à la charge d'un requérant qui sollicite la résidence permanente. Aux termes de la section 1.07 du Manuel de sélection et de contrôle, en règle géné- rale c'est le bureau de traitement des demandés qui s'occupe entièrement des requérants non résidents et des personnes à leur charge. Le bureau situé dans le pays de résidence normale doit intervenir le moins possible. Cependant, le sous-alinéa 1.57(3)a)(i) du Manuel indique que, bien qu'il soit souhaitable que les personnes à charge soient aussi disponibles pour passer une entrevue, les agents des visas doivent faire preuve de jugement au moment de déterminer s'il est essentiel que ces personnes soient présentes pour pouvoir traiter la demande et rendre la décision appropriée en matière de sélection.
LES QUESTIONS EN JEU
i) Si le consulat du Canada a le droit, en vertu de la loi, d'exiger que le conjoint du requérant principal soit présent à l'entrevue de ce dernier;
ii) si la politique générale du ministère de l'Emploi et de l'Immigration au sujet de la présence, à l'entre- vue, du conjoint du requérant principal entravait l'exercice du pouvoir discrétionnaire que confere à l'agent des visas l'article 9 du Règlement sur l'immi- gration de 1978 [DORS/78-172]; et
iii) si l'agent des visas Irma Roa a exercé convena- blement son pouvoir discrétionnaire en refusant de procéder à l'entrevue en l'absence de l'époux de Mme Baluyut.
LA POSITION DE LA REQUÉRANTE, Mme BALUYUT
L'avocat de Mme Baluyut allègue que l'agent des visas était tenue par la loi d'interviewer sa cliente et qu'elle n'avait pas le pouvoir discrétionnaire de sus- pendre l'entrevue. L'agent des visas n'est pas autori- sée par la loi à exiger que l'époux de Mme Baluyut soit présent à l'entrevue de cette dernière à Los Angeles, parce que rien n'est dit dans la Loi sur l'im- migration [L.R.C. (1985), ch. I-2] et le Règlement au sujet de la présence d'une personne à charge au moment de l'appréciation personnelle du requérant principal. Qui plus est, la présence, à l'entrevue, du
conjoint du requérant principal n'est pas un élément du processus d'appréciation personnelle que prescrit la législation en matière d'immigration. Advenant que la politique exposée dans le Manuel de sélection et de contrôle s'applique à Mme Baluyut, cette poli- tique restreint inutilement ses droits et constitue une instruction qui ne peut avoir force de loi. Quoi qu'il en soit, l'agent des visas a traité injustement Mme Baluyut, et une révision judiciaire devrait être accor- dée.
LA POSITION DES MINISTRES INTIMES
L'avocat des ministres intimés allègue qu'il est nécessaire que l'époux soit présent à l'entrevue pour pouvoir déterminer si la requérante principale appar- tient à une catégorie de personnes non admissibles. La relation entre la requérante principale et les per- sonnes à sa charge doit être confirmée, et il faut éva- luer l'admissibilité des personnes à charge au Canada. Pour ce faire, la requérante principale et les personnes à charge qui l'accompagnent doivent être interviewées à la même date, au même bureau de trai- tement et en même temps. En outre, le Manuel de sélection et de contrôle comporte des lignes direc- trices générales sur la façon de traiter ce type de demande. Selon ces lignes directrices, la décision que prend l'agent des visas quant à savoir si un requérant et un conjoint à charge doivent être interviewés en personne pour des questions d'acceptabilité et d'ad- missibilité, est discrétionnaire. La décision que prend l'agent des visas de délivrer un visa est une décision administrative qui est régie par des lignes directrices, et elle ne donne pas lieu à une révision judiciaire. Le critère qui s'applique est celui de savoir si les fonc- tionnaires ont étudié la demande de Mme Baluyut et lui ont donné l'occasion de répondre. Dans la pré- sente affaire, l'agent des visas a rencontré Mme Baluyut, a examiné sa demande et a consulté le vice- consul. L'agent des visas est ensuite revenue et a fait part à Mme Baluyut de la position adoptée. Quand Mme Baluyut a soulevé d'autres points, l'agent des visas a consulté le consul, M. Corning, et a décidé qu'aucune circonstance inusitée ne justifiait que l'on fasse passer une entrevue séparée à l'époux, à Manille. L'affaire ne devrait pas donner lieu à une révision judiciaire.
ANALYSE
Compte tenu des faits de l'espèce, il n'est pas nécessaire que je détermine si la présence de l'époux peut être exigée en droit à l'entrevue de la requérante principale ou si les politiques du ministère de l'Em- ploi et de l'Immigration entravent le pouvoir discré- tionnaire de l'agent des visas. En supposant que la présence de l'époux peut être exigée en droit à l'en- trevue de la requérante principale, l'unique point qu'il faut trancher en l'espèce est celui de savoir si l'agent des visas, Mme Roa, a exercé son pouvoir dis- crétionnaire d'une manière convenable en refusant de procéder à l'entrevue en l'absence de l'époux de Mme Baluyut. Les avocats ont reconnu que, d'après l'éco- nomie de la Loi sur l'immigration et du Règlement y afférent, c'est l'agent des visas, Irma Roa, qui devait prendre la décision en question.
L'importance de la façon dont les agents exercent leur pouvoir discrétionnaire est exprimée dans l'ou- vrage de D. P. Jones et A. S. de Villars intitulé Prin ciples of Administrative Law (Toronto: Carswell, 1985), à la page 137 [TRADUCTION]: «[c]haque cas doit être examiné au fond séparément. Toute mesure qui exige d'un représentant qu'il exerce son pouvoir dis- crétionnaire d'une manière particulière peut donc res- treindre illégalement l'étendue de ce pouvoir. Un représentant qui entrave ainsi l'exercice de son pou- voir discrétionnaire commet une erreur juridiction- nelle susceptible de révision judiciaire». Ce principe général a été retenu dans l'affaire Yhap c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1990] 1 C.F. 722 (lPe inst.).
Les faits montrent que Mme Roa a omis de faire preuve d'un jugement indépendant dans cette affaire et qu'elle a ainsi entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. Confrontée à l'explication donnée par Mme Baluyut, à la date prévue pour l'entrevue, Mme Roa a consulté des supérieurs au consulat et a fait exactement ce qu'on lui a dit de faire. Pour para- phraser les propos de M. Corning, on a dit à Mme Roa qu'il était nécessaire que M. Baluyut soit présent et qu'il fallait se conformer aux instructions données dans la lettre de convocation à une entrevue et la let- tre subséquente adressée au conseil de Mme Baluyut. Mme Roa a exécuté ces instructions fort explicites de M. Corning et a refusé d'interviewer Mme Baluyut.
En agissant de la sorte, elle n'a pas examiné au fond le cas de Mme Baluyut.
DÉCISION
Je considère donc que Mme Roa n'a pas exercé le pouvoir discrétionnaire qui lui était conféré, commet- tant ainsi une erreur juridictionnelle susceptible de révision judiciaire. En conséquence, la demande d'annulation du refus de la part de fonctionnaires de l'immigration d'interviewer Mme Baluyut est accor- dée. Une ordonnance de mandamus sera rendue pour enjoindre les fonctionnaires du consulat du Canada à Los Angeles d'interviewer Mme Baluyut dans le cadre de sa demande de résidence permanente sans la présence de son époux et des personnes à sa charge, ainsi que de traiter ladite demande. Une seconde ordonnance de mandamus sera rendue pour enjoindre que le dossier de Mme Baluyut soit ensuite transféré à l'ambassade du Canada à Manille et que, à cet endroit, on convoque à une entrevue l'époux ou les personnes à charge de Mme Baluyut.
Selon un affidavit de M. Brian Davis, agent du ser vice extérieur au ministère des Affaires extérieures, les documents qui proviennent des Philippines sont souvent sujets à caution. J'attribue cependant peu de poids, sinon aucun, à cette preuve en l'espèce en rai- son du souhait qu'a toujours exprimé M. Baluyut d'être interviewé en personne à Manille à l'appui de la demande présentée par son épouse. En outre, on ne m'a soumis aucune preuve qui donnerait à penser, même vaguement, que les renseignements que com- porte la demande de Mme Baluyut ou celle de son époux à charge sont douteux ou inexacts. Avant de terminer, je dois faire remarquer que l'avocat des ministres intimés a averti que le fait de me prononcer en faveur de Mme Baluyut pourrait avoir pour effet d'éroder les directives générales fort sensées du ministère de l'Emploi et de l'Immigration, lesquelles font ressortir la pertinence d'interviewer ensemble les requérants principaux et les personnes à leur charge. La présente décision ne mine aucunement les politiques existantes; elle renforce plutôt l'obligation qu'ont les agents des visas d'exercer leur pouvoir dis- crétionnaire d'une manière indépendante et impar- tiale et en tenant compte des faits dont ils sont saisis. Les dépens sont adjugés à la requérante entre parties.
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