A-45-91
Sa Majesté la Reine du chef du Canada (appelante)
(défenderesse)
c.
Herbert Langille, Eric Langille, Leon Langille,
Paul Langille, Langille Farms, une société de
personnes enregistrée, et H. & L. Languide
Enterprises, une société de personnes enregistrée
(intimés) (demandeurs)
RÉPERTORIÉ.' LANC/LLE C. CANADA (MINISTRE DE
L'AGRICULTURE) (CA.)
Cour d'appel, juges Marceau, Stone et Linden,
J.C.A.—Halifax, 17 février 1992.
Couronne — Responsabilité délictuelle — Appel contre une
ordonnance de la Section de première instance rejetant la
demande en radiation de plaidoirie, fondée sur la Règle
419(1)b), c) et d) ainsi que la demande de jugement fondée sur
la Règle 341 — Demandes de dommages-intérêts par suite de
la destruction de bovins soupçonnés d'être atteints de la bru-
cellose — Trois des intimés ont été déclarés en faillite et ils ont
été libérés par la suite — Le juge des requêtes a statué que ni
la faillite ni l'art. 4(1) de la Loi sur la responsabilité de la
Couronne n'empêchait la continuation de l'action — L'action
est-elle irrecevable du fait qu'une indemnité a été versée? —
L'art. 4(1) doit être interprété en fonction des allégations con-
tenues dans la déclaration — C'est à tort que le juge des
requêtes a décidé que l'art. 9 de la Loi sur la responsabilité de
l'Etat ne rend pas la demande irrecevable — La portée de l'ex-
pression «relativement à» figurant à l'art. 4(1) est très large
Les intimés ont été indemnisés «relativement à» [«in respect
qf»] des dommages ou pertes résultant de la destruction des
animaux — Il s'agit en l'espèce d'une demande «relativement
à» ces mêmes «dommages ... ou pertes» — L'art. 4(1) de la
Loi constitue un empêchement absolu à la continuation de
l'action — Appel accueilli en partie.
Animaux — Destruction, en vertu de la Loi sur les maladies
et la protection des animaux, de bovins soupçonnés d'être
atteints de la brucellose — Action en dommages-intérêts pour
négligence — Action irrecevable aux termes de l'art. 4(1) de la
Loi sur la responsabilité de la Couronne puisque une indem-
nité a déjà été versée sur le Fonds du revenu consolidé.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Lai sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970,
chap. C-38, art. 4(1).
Loi sur les maladies et la protection des animaux, S.R.C.
1970, chap. A-13 (mod. par S.C. 1974-75-76, chap. 86,
art. 2), art. 11 (mod., idem, art. 8).
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règles
341, 419(1)b),c),d).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada
et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; (1980), 115 D.L.R. (3d) 1;
33 N.R. 304; Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29;
(1983), 144 D.L.R. (3d) 193; [1983] 2 C.N.L.R. 89;
[1983] CTC 20; 83 DTC 5041; 46 N.R. 41.
DÉCISION INFIRMÉE:
Langille c. Canada (Ministre de l'Agriculture),
T-2088-80, juge MacKay, ordonnance en date du 8-1-91,
C.F. Ire inst., encore inédite.
AVOCATS:
A. R. Pringle et Michael J. Butler pour l'appe-
lante (défenderesse).
David W. T. Brattston pour les intimés (deman-
deurs).
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour l'ap-
pelante (défenderesse).
David W.T. Brattston, Lunenburg (Nouvelle-
Écosse), pour les intimés (demandeurs).
Ce qui suit est la version française des motifs du
jugement rendus par
LE JUGE STONE, J.C.A.: Il s'agit d'un appel atta-
quant une ordonnance de la Section de première ins
tance [T-2088-80, le juge MacKay, ordonnance en
date du 8-1-91, encore inédite] portant rejet de la
demande de l'appelante visant à l'obtention d'un
redressement fondé sur les alinéas b), c) et d) de la
Règle 419(1) [Règles de la Cour fédérale, C.R.C.,
chap 663] et d'une ordonnance, fondée sur la Règle
341, exigeant que soit rendu un jugement rejetant
l'action dans son ensemble. Les prétentions formu-
lées dans la déclaration concernent la perte ou le pré-
judice qui a résulté de la destruction en 1978 de
bovins appartenant aux intimés et portent en outre sur
des actes ou des omissions subséquents de l'appe-
lante, de ses préposés ou de ses mandataires.
La demande de redressement énoncée à l'alinéa
16a) de la déclaration est ainsi conçue:
[TRADUCTION] 16. Les demandeurs sollicitent en consé-
quence:
a) des dommages-intérêts généraux pour
(i) la perte de revenus;
(ii) la perte de bovins;
(iii) la perte de la progéniture de ceux-ci;
(iv) la perte des états du contrôle laitier;
(v) la perte de l'indemnisation en vertu du programme
d'assurance-récolte et d'assurance du bétail de la Nou-
velle-Écosse; et
(vi) la perte du statut de membre de l'Association Hols-
tein Friesian.
Il ressort du dossier que trois des intimés, savoir
Herbert et Leon Langille et H. & L. Langille Enter
prises, une société de personnes, ont été déclarés en
faillite en octobre 1983 et libérés le 22 décembre
1987. Le syndic a lui-même été libéré le 20 janvier
1988. De plus, il est évident que ni le syndic ni aucun
des créanciers des faillis n'a décidé de poursuivre la
présente action ou de la prendre en charge.
Le juge des requêtes a été d'avis que la faillite ne
venait pas nécessairement empêcher Herbert et Leon
Langille et H. & L. Langille Enterprises de continuer
l'action et que le paragraphe 4(1) de la Loi sur la res-
ponsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, chap. C-38
(maintenant L.R.C. (1985), chap. C-50, article 9), ne
constituait pas non plus un empêchement à l'instance.
Depuis qu'a été rendue l'ordonnance de la Section
de première instance, la Cour suprême de la Nou-
velle-Écosse siégeant en matière de faillite, dans une
ordonnance en date du 10 décembre 1991, a conféré
aux faillis libérés le droit d'exercer des poursuites.
Par suite de cette dernière ordonnance, l'avocat de
l'appelante a fait savoir à la Cour au début de sa plai-
doirie qu'il abandonnait l'argument selon lequel la
faillite avait pour effet d'empêcher ces parties de
poursuivre l'action.
L'avocat de l'appelante a en outre informé la Cour
qu'il ne demande pas maintenant la radiation des pas
sages de la déclaration, soit en l'occurrence les para-
graphes 9, 10, 11, 12, 13, 14, et 15, les sous-alinéas
16a)(iv), (v) et (vi) et l'alinéa 16b), qui se rapportent
aux actes ou aux omissions qu'aurait commis l'appe-
lante à la suite de la destruction des animaux. Il con-
vient de maintenir également les paragraphes 1, 2, 3
et 4.
Cela nous amène donc à la question de savoir si le
paragraphe 4(1) de la Loi sur la responsabilité de la
Couronne joue de manière à empêcher les intimés de
continuer l'action en ce qu'elle concerne l'indemni-
sation résultant de la destruction des animaux. Le
paragraphe 4(1) porte:
4. (1) On ne peut exercer de recours contre la Couronne, ou
un préposé de la Couronne, en raison d'un décès, de blessures,
dommages ou autres pertes, si une pension ou une indemnité a
été payée ou est payable (par prélèvement sur le Fonds du
revenu consolidé ou sur des fonds gérés par un organisme
mandataire de la Couronne) relativement à ce décès, ces bles-
sures, dommages ou autres pertes.
Pour répondre à cette question, il faut interpréter le
paragraphe précité en fonction des allégations conte-
nues dans la déclaration. Or, il est bien établi que,
dans le cas d'une demande en rejet d'une action ou
en radiation d'une prétention, «il faut tenir tous les
faits allégués dans la déclaration pour avérés» et que
la prétention doit être radiée ou l'action rejetée «seu-
lement dans les cas évidents et [lorsque le tribunal]
est convaincu qu'il s'agit d'un cas "au-delà de tout
doute" ... » (Procureur général du Canada c. Inuit
Tapirisat'of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, le
juge Estey, à la page 740.)
D'après ce que plaident les intimés, l'ordre de
détruire les bovins a été donné en conséquence des
résultats de tests pratiqués par des mandataires ou des
préposés de l'appelante sur 466 animaux sur un total
de 614 gardés dans les fermes des intimés dans le
comté d'Annapolis en Nouvelle-Écosse. Il est évident
que ces mesures se voulaient autorisées par l'article
11 de la Loi sur les maladies et la protection des ani-
maux, S.R.C. 1970, chap. A-13 [mod. par S.C. 1974-
75-76, chap. 86, art. 2 et 8], et ses règlements d'appli-
cation. Les tests en question ont révélé la présence
indubitable de brucellose chez certains animaux et
permettaient d'en soupçonner la présence chez
d'autres.
Il est allégué dans la déclaration que la destruction
des animaux à l'égard desquels les intimés deman-
dent une indemnité pécuniaire a été causée par la
négligence de l'appelante, négligence dont la nature
est précisée au paragraphe 8:
[TRADUCTION] 8. Au cours des mois de janvier, février et mars
1978, le cheptel entier des demandeurs a été abattu sur les ins
tances de la défenderesse, entraînant ainsi une perte pour les
demandeurs. Cette perte est imputable à la négligence de la
défenderesse, qui:
a) a ordonné, sans cause ou sans cause suffisante, la destruc
tion du cheptel entier;
b) a omis de désigner les prélèvements sanguins provenant
de bovins vaccinés ou de ceux atteints d'autres maladies que
la brucellose;
c) a omis de soumettre à d'autres tests les prélèvements san-
guins;
d) a refusé de faire d'autres prises de sang;
e) n'a pas tenu suffisamment compte des résultats des
épreuves d'agglutination en anneau pratiquées sur des
échantillons de lait provenant des vaches des demandeurs,
prélevés périodiquement entre le 28 décembre 1977 et le 4
avril 1978;
t) n'a pas manipulé correctement les échantillons de pro-
vende ni les échantillons de foetus et de sang provenant des
bovins des demandeurs et n'a pas consigné exactement les
résultats des tests;
g) n'a pas vérifié correctement le taux d'avortement du
cheptel des demandeurs;
h) a ordonné abusivement aux demandeurs de garder dans la
ferme Phinney, qui n'avait pas été mise en quarantaine, les
vaches ayant avorté de la ferme Langille, qui l'avait été; et
i) a tenu à ce que l'ordre de destruction soit exécuté malgré
l'absence manifeste d'une preuve de brucellose.
D'après l'appelante, le paragraphe 4(1) de la Loi
sur la responsabilité de la Couronne constitue un
empêchement absolu à la continuation de l'action
puisque, comme le révèle en outre le dossier, à la
suite de la destruction des animaux en juillet et août
1978, des sommes totalisant 149 491,60 $ provenant
du Fonds du revenu consolidé ont été versées aux
intimés à titre d'indemnité pour les animaux ainsi
détruits. Le juge des requêtes a rejeté cet argument en
affirmant, aux pages 8 et 9 de ses motifs:
Pourtant, en l'espèce, les demandeurs allèguent que leur
poursuite ne porte pas uniquement sur la question de l'indem-
nité payée à l'égard des bovins détruits. Selon leur avocat, la
poursuite qu'ils ont engagée, dans la mesure où elle vise la
perte qui a résulté de la destruction des bovins, est fondée sur
leur allégation selon laquelle la condition préalable pour
qu'une mesure puisse être prise sous le régime de la Loi sur les
maladies et la protection des animaux, c'est-à-dire l'existence
d'une preuve de brucellose, n'a pas été remplie en l'espèce, si
bien que les mesures prises ne relevaient pas de la discrétion
du ministre ou de son délégué en vertu de l'article 1 l de la Loi.
Même si cette discrétion est formulée en termes très larges et
qu'il sera peut-être difficile de prouver qu'elle a été exercée
sans droit, il me semble que l'article 9 de la Loi sur la respon-
sabilité de l'État n'a pas pour effet de rendre cette question
irrecevable. La défenderesse ne peut éviter sa responsabilité
civile délictuelle, le cas échéant, visée à l'alinéa 3a) de la
même Loi, simplement parce qu'une indemnité a été versée,
comme si ses fonctionnaires avaient agi légalement et confor-
mément à la Loi sur les maladies et la protection des animaux.
Dans la mesure où les demandeurs allèguent que les gestes
posés n'étaient pas autorisés par la loi, et qu'ils ont entraîné
une perte, il s'agit simplement d'une poursuite fondée sur la
responsabilité civile délictuelle. Or, l'article 9 de la Loi sur la
responsabilité de l'État ne saurait être invoqué comme fin de
non-recevoir à l'encontre de procédures qui visent à établir
cette responsabilité. Pareillement, il se peut que les limites
d'indemnisation prévues dans la Loi sur les maladies et la pro
tection des animaux et les règlements ne s'appliquent pas au
montant des dommages-intérêts octroyés à l'égard de la perte,
s'il est prouvé que les fonctionnaires de l'État ont commis une
faute.
Nous ne pouvons, en toute déférence, souscrire à
ce point de vue. Le paragraphe 4(1) interdit tout
recours «si ... une indemnité a été payée ... sur le
Fonds du revenu consolidé ... relativement à ...
(des) dommages ou autres pertes». La portée de l'ex-
pression «relativement à» [«in respect of»] est très
large. En effet, dans l'arrêt Nowegijick c. La Reine,
[1983] 1 R.C.S. 29, à la page 39, le juge Dickson
(alors juge puîné) dit de la même expression
employée dans une autre loi fédérale:
À mon avis, les mots «quant à» [«in respect of»] ont la portée
la plus large possible. Ils signifient; entre autres, «concernant»,
«relativement à» ou «par rapport à». Parmi toutes les expres
sions qui servent à exprimer un lien quelconque entre deux
sujets connexes, c'est probablement l'expression «quant à»
[«in respect of»] qui est la plus large.
Selon nous, la large portée du paragraphe 4(1)
comprend certainement les dommages ou les pertes
faisant l'objet de la demande portant sur leurs ani-
maux détruits présentée par les intimés en l'espèce.
L'indemnité a été payée «relativement à» des «dom-
mages ou ... pertes» résultant de la destruction des
animaux et il s'agit dans la présente action d'une
demande «relativement à» ces mêmes «dommages
ou ... pertes». La seule différence est que les
intimés cherchent en l'espèce au moyen de leur
action délictuelle à obtenir à l'égard de ladite destruc
tion une indemnité en sus de celle qui leur a été ver
sée sur le Fonds du revenu consolidé en 1978. À
notre avis, le paragraphe 4(1) de la Loi sur la respon-
sabilité de la Couronne les en empêche.
L'appel sera accueilli en partie. Les paragraphes 5,
6, 7 et 8 de la déclaration seront radiés et la demande
de dommages-intérêts généraux pour la destruction
des bovins, formulée aux sous-alinéas 16a)(i), (ii) et
(iii), sera rejetée. Comme aucune demande à cet effet
n'a été présentée, il n'y aura pas d'adjudication de
dépens.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.