T-2548-91
242 946 119 caporal-chef Christian Denault, ler
bataillon, Royal 22ième régiment, base des Forces
canadiennes Lahr, République fédérale
d'Allemagne (requérant)
c.
Le procureur général du Canada, le ministre de la
Défense nationale et le Commandant des Forces
canadiennes en Europe, le major-général B. L.
Smith (intimés)
RÉPERTORIÉ.' DENA(ILT C. CANADA (MINISTRE DE L9 DÉFENSE
NATIONALE) (Ire INST.)
Section de première instance, juge Dubé—Ottawa, 10
et 22 octobre 1991.
Forces armées — Procès de meurtre par une cour martiale
— Chacun des trois accusés sera jugé séparément — Les
Ordonnances et Règlements royaux prévoient que les accusés
ne sont pas jugés ensemble, ,sauf lorsque le ministre ordonne la
tenue d'un procès conjoint — Les accusés veulent avoir un
procès conjoint pour empêcher la poursuite de contraindre
l'un ou plusieurs des accusés à témoigner contre l'un ou
l'autre des co-accusés — La ministre a rejeté la requête au
motif qu'elle n'avait plus l'autorité d'ordonner un procès con
joint, les inculpés ayant déjà été accusés de façon distincte
Y a-t-il violation des droits garantis par la Charte?
Droit constitutionnel — Charte des droits — Procédures cri-
minelles et pénales — Procès de meurtre devant une cour mar-
tiale — Trois militaires accusés séparément — Ils veulent avoir
un procès conjoint pour empêcher la poursuite de contraindre
les co-accusés de témoigner les uns contre les autres — En
vertu des Ordonnances et Règlements royaux, il n'y a pas pro-
cès conjoint, sauf ordre contraire du ministre — La ministre
rejette la requête, les accusations ayant déjà été portées — La
décision du commandant de tenir des procès distincts et le
refus de la ministre de permettre la tenue d'un procès conjoint
violent-t-ils les droits du requérant garantis aux art. 7, 11c),d)
et 15 de la Charte? — Comparaison des règles de pratique
applicables aux procès conjoints en vertu des ORFC et du
Code criminel — Des procès distincts ne violent aucun droit
garanti par la Charte — Le requérant est protégé contre
l'auto-incrimination par l'art. 13 de la Charte, mais celle-ci ne
protège pas contre le témoignage d'un co-accusé.
Le requérant demandait un bref de prohibition interdisant au
commandant des Forces canadiennes en Europe de tenir des
procès distincts pour juger le requérant et ses deux coaccusés
inculpés de meurtre au premier degré; le requérant sollicitait
aussi, conformément à l'article 24 de la Charte canadienne des
droits et libertés, une ordonnance enjoignant au ministre et au
commandant de prendre les mesures appropriées pour un pro-
cès conjoint.
Le 29 avril 1991, le requérant a été appréhendé par les auto-
rités militaires canadiennes à Lahr en Allemagne relativement
à un homicide. Deux autres militaires avaient été appréhendés
la veille pour le même acte criminel. Le 20 juin 1991, les trois
accusés ont été mis en accusation séparément pour être jugés
par une cour martiale générale. Le 30 août 1991, le procureur
du requérant a été avisé que trois procès distincts auraient lieu.
Il a demandé à la ministre la tenue d'un procès conjoint,
requête qui fut rejetée par lettre en date du 3 octobre 1991. Des
dates ont été fixées pour les trois procès, le premier étant fixé
pour le 30 octobre 1991. L'un des coaccusés figure sur la liste
des témoins devant être convoqués par la Couronne au procès
du requérant. Le sommaire de la déposition de ce témoin décrit
les événements qui entourent le meurtre allégué. Le requérant
fait valoir que des procès distincts permettent à la Couronne de
citer les coaccusés à témoigner les uns contre les autres, et que
le contraindre à témoigner à l'égard de ce que lui et les autres
militaires peuvent avoir fait est assimilable à l'auto-incrimina
tion.
Jugement: la demande devrait être rejetée.
Les Ordonnances et Règlements royaux applicables aux
Forces canadiennes prévoient que les «accusés ne sont pas
jugés ensemble par une cour martiale», à moins que le Minis-
tre n'ordonne qu'ils soient accusés conjointement et jugés
ensemble. L'alinéa 591(3)b) du Code criminel permet au tribu
nal d'ordonner la tenue de procès distincts à l'égard d'accusés
qui ont été inculpés conjointement. Un tel ordre serait norma-
lement donné à l'instance d'un accusé désireux de citer un co-
accusé à titre de témoin à décharge puisque selon le Code, les
personnes accusées conjointement sont jugées conjointement.
Le Code prévoit la réunion des chefs d'accusation, mais on n'y
trouve aucune procédure applicable aux procès conjoints de
personnes accusées séparément. En vertu de la common law,
un procès criminel doit porter sur un seul chef d'accusation ou
une seule dénonciation.
Le seul fait de tenir des procès distincts ne viole pas le droit
au silence de l'accusé ni son droit à ce que son propre témoi-
gnage ne soit pas utilisé contre lui. Le témoignage d'un accusé
au procès de l'un de ses co-accusés ne peut être utilisé contre
lui à son propre procès: article 13 de la Charte. Ce que craint le
requérant, c'est que les témoignages de ses coaccusés soient
utilisés contre lui, mais la Charte n'offre aucune protection à
cet égard.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)
[L.R.C. (1985), appendice II, n° 44], art. 7, llc),d), 13,
15, 24.
Code criminel, L.R.C. (1985), chap. C-46, art. 235(1), 591
(mod. par L.R.C. (1985) (ler suppl.), chap. 27, art.
119).
Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), chap. N-5,
art. 70.
Ordonnances et Règlements royaux applicables aux For
ces canadiennes, art. 101.09.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
R. v. Mazur (1986), 27 C.C.C. (3d) 359; 26 C.R.R. 113
(C.A.C.-B.); autorisation d'interjeter appel refusée [1986]
1 R.C.S. xi; (1986), 27 C.C.C. (3d) 359n; 26 C.R.R. 133n.
DÉCISIONS EXAMINÉES:
R. v. Weir (No. 4) (1899), 3 C.C.C. 351 (B.R. Qué.); Phil-
lips et Phillips c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 161; (1983),
50 N.B.R. (2d) 81; 3 D.L.R. (4th) 352; 131 A.P.R. 81; 8
C.C.C. (3d) 118; 35 C.R. (3d) 193; 48 N.R. 372.
DÉCISIONS CITÉES:
Regina v. Crooks (1982), 39 O.R. (2d) 193; 143 D.L.R.
(3d) 601; 2 C.C.C. (3d) 57; 2 C.R.R. 124 (H.C.); R. c.
Miller, [1983] C.S.P. 1094 (Qué.); R. c. Zurlo (1990), 57
C.C.C. (3d) 407; 50 C.R.R. 357 (C.A. Qué.); R. c. Hebert,
[1990] 2 R.C.S. 151; [1990] 5 W.W.R. 1; 47 B.C.L.R.
(2d) 1; 57 C.C.C. (3d) 1; 77 C.R. (3d) 145; 49 C.R.R.
114; 110 N.R. 1; Re Praisoody (1990), 50 C.R.R. 335
(H.C. Ont.)
AVOCATS:
Lcol D. Couture pour le requérant.
R. Morneau, Rosemarie Millar et Lcol M. Crowe
pour les intimés.
PROCUREURS:
Bureau du juge-avocat général, Ottawa, pour le
requérant.
Le sous-procureur général du Canada pour l'in-
timé.
Voici les motifs de l'ordonnance rendus en français
par
LE JUGE DueÉ: Par cette requête introductive d'ins-
tance le requérant, un militaire accusé de meurtre au
premier degré, demande un bref de prohibition inter-
disant au Commandant des Forces canadiennes en
Europe («le Commandant») de procéder à des procès
séparés pour juger le requérant et deux autres mili-
taires contre lesquels pèsent les mêmes accusations,
soit le caporal-chef Leclerc et le soldat Laflamme. La
requête recherche également l'émission d'un ordre
«de nature de remède sous le paragraphe 24(1) de la
Charte canadienne des droits et libertés» [qui consti-
tue la Partie I de la Loi constitutionnelle de /982,
annexe B, Loi de /982 sur le Canada, 1982, chap. 11
(R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] intimant
au ministre de la Défense nationale («le ministre») et
au Commandant de prendre les mesures appropriées
pour le procès conjoint du requérant et des deux
autres coaccusés.
Les faits essentiels de cette requête sont les sui-
vants. Le 29 avril 1991, le requérant fut appréhendé
par les autorités militaires à Lahr en Allemagne et
incarcéré au Centre de détention des Forces cana-
diennes à cet endroit relativement au décès de mon
sieur William Bartholomew. Les deux autres mili-
taires précités avaient été appréhendés le jour
précédent. Le 20 juin 1991, les trois militaires ont été
mis en accusation séparément pour être jugés par une
cour martiale générale. Le 30 août 1991, le procureur
du requérant était avisé que trois procès séparés
auraient lieu. Le 6 septembre 1991, le procureur a
adressé une demande à la ministre associée de la
Défense nationale («la ministre») pour qu'elle
ordonne la mise en accusation conjointe et le procès
conjoint des trois accusés. Au soutien de sa demande,
le procureur a soumis les arguments suivants:
a. les trois accusés ont été mis en accusation pour le meurtre de
M. Bartholomew le 28 avril 1991, présumément un acte collec-
tif;
b. la poursuite en procédant de la façon proposée se réserve
l'opportunité de forcer un ou plusieurs des accusés à témoigner
contre l'un ou l'autre des co-accusés, ceci à l'encontre de leur
droit fondamental au silence;
c. la poursuite a toute la liberté d'orchestrer l'ordre des procès
de façon à favoriser les intérêts de la poursuite au détriment
des droits des accusés contre l'auto-incrimination;
d. les accusés, y compris mon client, pourraient subir un préju-
dice grave à la suite de cette façon de procéder;
e. cette approche n'est pas conforme à la pratique sous le Code
criminel du Canada en vertu de laquelle des individus accusés
relativement à une même infraction sont jugés ensemble à
moins qu'une autorité judiciaire n'en décide autrement;
f. les dispositions de l'article 101.09(2) des ORFC vous autori-
sent à ordonner la mise en accusation conjointe ainsi que le
procès conjoint des accusés que ce soit à la demande de la
poursuite ou de la défense;
g. la règle généralement reconnue concernant les procès con-
joints devrait être suivie et l'on devrait laisser le soin aux auto-
rités judiciaires compétentes de prendre les décisions subsé-
quentes appropriées comme cela se fait dans le système
judiciaire canadien; et
h. la tenue de procès séparés pourrait résulter en des verdicts
inconsistants, des sentences inconsistantes ce qui ne servirait
certes pas les fins de la justice.
Dans sa demande, le procureur se réfère à l'article
101.09 des Ordonnances et Règlements royaux appli-
cables aux Forces canadiennes («ORFC») qui se lit:
101.09—PROCÈS CONJOINTS
(1) Sous réserve des prescriptions du paragraphe (2) du présent
article, des accusés ne sont pas jugés ensemble par une cour
martiale.
(2) Le Ministre, ou un officier qu'il désigne à cette fin, peut
ordonner qu'un certain nombre de personnes soient accusées
conjointement et jugées ensemble par une cour martiale pour
un délit supposé avoir été commis par elles collectivement.
(3) Lorsque, par suite d'un ordre donné en vertu du paragraphe
(2) du présent article, une cour martiale est convoquée pour
juger des personnes accusées conjointement, un accusé peut
demander à l'autorité qui convoque la cour martiale d'être jugé
séparément, alléguant que le témoignage d'un ou de plusieurs
accusés qu'on se propose de juger en même temps que lui
serait essentiel à sa défense. Si l'autorité à qui est présentée
cette requête est convaincue du bien-fondé de la demande, elle
convoque une cour martiale distincte pour le procès du requé-
rant. [Mon soulignement.]
Par lettre en date du 3 octobre 1991, la ministre
rejetait la demande. Elle cite le paragraphe 101.09(2)
précité et elle en conclut que vu que les trois accusés
avaient été accusés de façon séparée «avant que vous
fassiez votre demande pour un procès conjoint», elle
n'avait pas l'autorité maintenant d'ordonner que les
trois soient jugés ensemble. Les deux paragraphes
pertinents de la lettre de la ministre sont les suivants:
3. Je sais que les autorités militaires ont accusé votre client de
meurtre, de façon séparée, avant que vous fassiez votre
demande pour un procès conjoint. Ainsi donc, je considère que
l'exception à cette règle des procès séparés ne s'applique pas
en l'espèce puisque l'alinéa (2) de l'article 101.09 des ORFC
se rapporte à une situation où l'on veut obtenir, par ordre
ministériel, un type d'accusation et un genre de procès alors
que des accusations n'ont pas encore été portées.
4. Puisque je n'ai pas l'autorité en vertu des règlements de
donner l'ordre ministériel en question, je pense qu'il est inutile
et même qu'il ne convient pas que je commente la justesse des
arguments que vous invoquez dans votre demande de procès
conjoint.
En vertu des articles 111.06 et 111.07 des ORFC il
appartient au Commandant de déterminer la tenue
des cours martiales générales. Des dates ont déjà été
fixées pour les trois procès, le premier étant celui du
requérant fixé pour le 30 octobre 1991. Il appert au
sommaire additionnel de la preuve qui sera soumise
au procès du requérant que l'un des trois accusés, le
caporal-chef Leclerc, est sur la liste des témoins à
être convoqués. Le sommaire du témoignage du
caporal-chef Leclerc décrit les événements qui entou-
rent le meurtre allégué de la victime William Bartho-
lomew aux mains des trois accusés. Évidemment, une
telle preuve, si elle est admise au procès du requérant,
peut avoir un effet considérable sur le dénouement de
cette affaire.
Il faut retenir au départ que le procureur du requé-
rant n'attaque pas la constitutionnalité de l'article
101.09 précité à l'effet qu'en général des accusés ne
sont pas jugés ensemble par une cour martiale. Sa
prétention est que la décision du Commandant de
procéder à trois procès séparés et celle de la ministre
de refuser la demande d'un procès conjoint consti
tuent en l'espèce une violation des droits garantis au
requérant et aux deux coaccusés en vertu des articles
7, 11 (c),(d) et 15 de la Charte.
Le requérant reconnaît l'existence de certaines pré-
rogatives de la poursuite, telles les décisions de choi-
sir les accusations, le mode de procédure, etc., mais
ces prérogatives ne doivent pas être exercées d'une
manière calculée à procurer un avantage indu à la
poursuite. Le procureur allègue que selon la pratique
établie devant les cours de juridiction criminelle
civile, les personnes accusées du même chef d'accu-
sation relatif à une entreprise collective seront jugées
ensemble à moins qu'un ordre pour procès séparé ne
soit rendu en vertu de l'article 591 du Code criminel
[L.R.C. (1985), chap. C-46 (mod. par L.R.C. (1985)
(1ef suppl.), chap. 27, art. 119)]. Il soumet que les
militaires canadiens devraient bénéficier de toute la
gamme des droits garantis aux autres citoyens cana-
diens. Surtout dans la présente affaire, dit-il, où l'in-
fraction alléguée n'est pas de nature typiquement
militaire, mais plutôt de nature civile, contrairement
au paragraphe 235(1) du Code criminel, et n'aurait
pas été assujettie au droit militaire n'eut été du fait
qu'elle fut présumément commise hors du Canada,
tel qu'en fait foi l'article 70 de la Loi sur la défense
nationale ' .
L.R.C. (1985), chap. N-5.
Le procureur insiste surtout sur le droit au silence
du requérant, une partie intégrante des principes de
justice fondamentale de l'article 7 de la Charte. Bien
que le procès du requérant doit être le premier des
trois, il n'en demeure pas moins que la poursuite
détient le contrôle de l'ordre des procès et pourrait
changer cet ordre sans que le requérant ne puisse
intervenir. Si une telle décision devait être prise et
que le procès de l'un des coaccusés procède avant
celui du requérant, ce dernier serait un témoin con-
traignable dans les procédures du coaccusé en ques
tion. Le requérant serait alors appelé à témoigner sur
les faits mêmes à l'appui de l'accusation portée con-
tre lui, alors que son procès demeurerait à venir.
L'article 7 de la Charte garantit à chacun le droit à
la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne.
L'alinéa 11(c) accorde à tout inculpé le droit de ne
pas être contraint de témoigner contre lui-même et
l'alinéa 11(d) le droit d'être présumé innocent tant
qu'il n'est pas déclaré coupable. L'article 15 prévoit
que toute personne a droit à l'égalité devant la loi et à
la même protection et aux mêmes bénéfices indépen-
damment de toute discrimination.
Évidemment, le requérant bénéficie de la protec
tion de l'article 13 de la Charte à l'effet qu'aucun
témoignage incriminant qu'il donnerait à un procès
ne puisse être utilisé pour l'incriminer lui-même dans
d'autres procédures. Par contre, allègue le procureur,
l'information divulguée par lui pourrait causer un
extrême préjudice à sa future défense, fournissant à la
poursuite de l'information à laquelle elle n'aurait pas
eu accès sans son témoignage. Parce que les accusa
tions sont identiques et la preuve de la poursuite pres-
qu'identique contre chacun des trois accusés, le fait
de contraindre le requérant à témoigner contre l'un
ou l'autre des coaccusés est équivalent à le contrain-
dre à témoigner contre lui-même.
Au surcroît, même si le procès du requérant se
tenait le premier, ce dernier serait toujours contrai-
gnable à témoigner au procès de chacun des deux
autres accusés et il serait, toujours selon le procureur,
encore privé de son droit au silence sous l'article 7 de
la Charte. Si le requérant était contraint à témoigner
dans un autre procès sur les faits mêmes de l'accusa-
tion portée contre lui, la possibilité de preuve nou-
velle au niveau de la Cour d'appel, la possibilité pour
les autorités de réviser le témoignage de l'appelant et
d'obtenir de la preuve additionnelle et enfin la possi-
bilité d'un ordre pour un nouveau procès sont autant
de facteurs démontrant la violation des droits du
requérant, toujours selon le procureur du requérant.
Et les mêmes arguments vont au soutien des
requêtes identiques des deux autres coaccusés.
Dans un premier temps, il n'y a pas de stipulation
parallèle à l'article 101.09 au Code criminel. Par con-
tre, l'alinéa 591(3)(b) prévoit que lorsqu'il est con-
vaincu que les intérêts de la justice l'exigent, le tribu
nal peut ordonner, s'il y a plusieurs accusés ou
défendeurs, qu'ils subissent leurs procès séparément,
ce qui porte à croire que le principe général est à l'ef-
fet que plusieurs accusés sur un même chef d'accusa-
tion sont jugés conjointement, soit l'effet contraire de
l'article 101.09. D'ailleurs, une cause de la Cour
supérieure du Québec datant de l'année 1899, dépo-
sée par le requérant, semble confirmer cette conclu
sion 2 . Qu'il me suffise de citer ce passage du juge
Wiirtele (à la page 352):
[TRADUCTION] Lorsque plusieurs personnes sont mises en
accusation conjointement, la Couronne peut à son choix opter
pour un procès conjoint ou des procès distincts; mais les défen-
deurs ne peuvent exiger de plein droit des procès distincts.
Toutefois, si on démontre l'existence de motifs valables jus-
tifiant la disjonction, le juge du procès peut leur accorder des
procès distincts.
Selon la règle générale, les personnes mises en accusation
conjointement doivent subir leur procès conjointement; mais
lorsque, dans une instance particulière, il en résulterait une
injustice pour l'un des défendeurs accusés conjointement, le
juge du procès doit, si on démontre l'existence de motifs suffi-
sants, permettre la disjonction et ordonner la tenue de procès
distincts.
Effectivement, selon les représentations d'un des
procureurs du requérant, en général les accusés dans
les causes criminelles recherchent plutôt d'être jugés
séparément puisqu'ils y voient une meilleure protec
tion. Dans cette optique, l'article 101.09 favorise la
personne accusée. Pour ce qui est de la requête
devant le juge Würtele, les accusés avaient demandé
d'être jugés séparément et il a rejeté leur requête au
motif qu'ils n'avaient pas démontré qu'un procès
conjoint leur causerait préjudice.
2 R. v. Weir (No. 4) (1899), 3 C.C.C. 351 (B.R. Qué).
C'est donc que la règle de pratique sous le Code
criminel est à l'effet que des personnes accusées con-
jointement doivent être jugées conjointement. Telle
n'est pas la situation en l'espèce. Les trois requérants
dans les trois présentes requêtes n'ont pas été accusés
conjointement, mais séparément. De plus, la règle de
base en cour martiale est à l'effet qu'en principe les
accusés ne sont pas jugés ensemble, à moins que le
ministre l'ordonne.
Le Code criminel énonce une procédure élaborée
applicable à la réunion de chefs d'accusation mais on
n'y retrouve aucune procédure du genre applicable
aux procès conjoints de plus d'un accusé. Dans l'af-
faire Phillips et Phillips c. La Reine 3 , la Cour
suprême du Canada a conclu (à la page 171) de façon
définitive qu'en vertu de la common law un procès
criminel doit porter sur un seul acte d'accusation ou
une seule dénonciation. C'est donc que le législateur
doit légiférer s'il veut qu'un seul procès porte sur
plusieurs actes d'accusation:
Partout dans le Code, on parle de l'instruction de l'acte d'accu-
sation ou de la dénonciation. Même les dispositions relatives
aux chefs d'accusation multiples et à leur séparation indiquent
qu'un procès doit porter sur un seul acte d'accusation ou une
seule dénonciation. Si le législateur avait voulu qu'un seul pro-
cès puisse porter sur plus d'un acte d'accusation ou plus d'une
dénonciation en même temps, ces dispositions relatives à la
réunion ou à la séparation de chefs d'accusation auraient été
inutiles.
Le juge du procès n'a donc pas la compétence pour
instruire ensemble des actes d'accusation ou des
dénonciations distincts. Cependant, le juge McIntyre,
qui a rendu le jugement de la Cour suprême dans
Phillips, a conclu que lorsqu'il y a des actes d'accu-
sation ou des dénonciations distincts qui auraient dû
être présentés conjointement, il était loisible au juge
du procès de permettre, s'il y a lieu, la modification
de l'acte d'accusation ou de dénonciation afin d'in-
clure les accusés ou les accusations visées par un
autre acte d'accusation ou dénonciation.
La Cour d'appel de la Colombie-Britannique a
conclu dans l'affaire Mazur4 que cette dernière partie
du jugement du juge McIntyre était obiter dicta et
qu'elle serait limitée à l'injustice qui pourrait décou-
3 [1983] 2 R.C.S. 161.
4 R. v. Mazur (1986), 27 C.C.C. (3d) 359 (C.A.C.-B.); auto-
risation d'en appeler refusée par la Cour suprême du Canada le
20 mai 1986 [[1986] 1 R.C.S. xi].
ler d'un procès conjoint de deux accusés suite à des
actes d'accusations séparés. Elle ne s'applique aucu-
nement aux procès séparés suite à des actes d'accusa-
tions distincts, le cas en l'espèce. De plus, cette Cour
d'appel a conclu qu'un juge de la Cour provinciale
n'avait pas juridiction d'amender l'acte d'accusation
afin d'ajouter un coaccusé en l'absence du consente-
ment de la Couronne.
Dans le cas présent, le requérant et les deux autres
militaires en question ont été mis en accusation sépa-
rément et le Commandant a décidé de procéder à des
procès séparés. La ministre a par la suite exercé sa
discrétion et décidé de ne pas infirmer cette décision.
Au cours de l'audition, le procureur du requérant
s'est référé à la jurisprudences sous la Charte cana-
dienne des droits et libertés dans le but de démontrer
que l'imposition d'un procès séparé violait son «droit
au silence». À mon avis, le seul fait de tenir des pro-
cès séparés ne viole aucun des droits prévus à la
Charte. Par ailleurs, l'imposition à un coaccusé de
venir témoigner au procès d'un autre coaccusé pour-
rait éventuellement violer les droits du témoin: en
vertu de l'article 13 de la Charte, chacun a droit à ce
que son propre témoignage dans une procédure ne
soit pas utilisé contre lui à son propre procès. Si cette
protection est violée, alors la personne lésée pourra
faire valoir ses droits en temps et lieu.
La menace de violation que craint le requérant à ce
stade n'est pas vraiment que son propre témoignage
soit utilisé contre lui-même, mais que les témoi-
gnages des deux autres accusés soient utilisés contre
lui. La Charte ne protège pas un accusé contre les
témoignages de ses coaccusés.
De plus, la présente requête ne demande pas que
les coaccusés ne soient pas entendus en preuve contre
les autres coaccusés. La requête demande d'interdire
au Commandant de procéder à des procès séparés, ou
d'intimer au ministre d'ordonner un procès conjoint.
Pour les motifs précités, je ne peux acquiescer à une
telle requête.
La requête est donc rejetée.
5 Regina v. Crooks (1982), 39 O.R. (2d) 193 (H.C.); R. c.
Miller, [1983] C.S.P. 1094 (Qué.); R. v. Mazur, n° 4, ibid; R. c.
Zurlo (1990), 57 C.C.C. (3d) 407 (C.A. Qué.); R. c. Hebert,
[1990] 2 R.C.S. 151; Re Praisoody (1990), 50 C.R.R. 335
(H.C. Ont.).
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