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T-460-91
Charles C. Roach (demandeur/appelant)
c.
Ministre d'État (Multiculturalisme et Citoyenneté) (défendeur/intimé)
RÉPERTORIE' ROACH C. CANADA (MINISTRE D'ÉTAT (MULT/CULTURAL/SME ET CITOYENNETÉ)) (Ire /NST.)
Section de première instance, juge Joyal—Toronto, 18 novembre 1991; Ottawa, 21 janvier 1992.
Citoyenneté Appel est interjeté de la décision radiant la déclaration parce qu'elle ne révélait aucune cause raisonnable d'action Action visant à obtenir un jugement déclaratoire portant que le serment de citoyenneté ou la déclaration d'allé- geance à la Reine prescrit par l'art. 24 de la Loi sur la citoyenneté est inconstitutionnel parce qu'il viole des droits garantis par la Charte La Reine comme chef d'État fait par- tie intégrante de la Constitution La Loi sur la citoyenneté a été adoptée conformément à l'autorité législative exclusive conférée au Parlement en matière de naturalisation et d'au- bains par l'art. 91(25) de la Loi constitutionnelle de 1867— Il est loisible au Parlement d'exiger que les personnes qui demandent la citoyenneté canadienne prêtent serment ou affir- ment solennellement leur loyauté au chef d'État Les lois qui reflètent des valeurs, des cultures et des traditions religieuses ont néanmoins un caractère laïc ou positiviste En accordant les dispenses réclamées par l'appelant, on permettrait d'impo- ser à des lois d'application générale des croyances particu- lières, ce qui est contraire aux principes d'un État laïc Appel rejeté La réparation demandée relève de la compé- tence du Parlement ou devrait faire l'objet d'une modification constitutionnelle.
Droit constitutionnel Charte des droits L'art. 24 de la Loi sur la citoyenneté exige un serment ou une déclaration d'allégeance à la Reine Une personne demandant la citoyenneté soutient que le serment viole les art. 2a),b), 12, 15 et 27 de la Charte La présence de la Reine comme chef d'État du Canada fait partie intégrante de la Constitution Aucune partie de la Constitution n'a préséance sur les autres Le serment d'allégeance à la Reine équivaut à un serment d'allégeance au chef d'État du Canada Il est justifié d'exi- ger que les personnes qui demandent la citoyenneté prêtent serment ou affirment solennellement leur loyauté au chef d'État qui légitimise les lois du Canada qui assurent la paix, l'ordre et le bon gouvernement de ses citoyens Les argu ments selon lesquels le serment viole la liberté de religion (la Reine est le chef d'une Église à laquelle le requérant n'appar- tient pas) et la liberté d'expression (en ce qui concerne le républicanisme) sont dénués d'un contenu juridique ou consti- tutionnel Si l'appelant considère que sa conscience l'em- pêche de prêter serment devant quiconque sauf l'Être suprême et de souscrire à d'autres principes que ceux de vérité, de liberté, d'égalité, de justice et de primauté du droit, la Loi sur
la citoyenneté lui permet de faire une déclaration solennelle Quant au rejet de l'idée que la Reine devrait être le chef d'État du Canada ou que ce pays devrait avoir un chef d'État, le con cept du chef d'État personnifié par la Reine est clairement éta- bli dans la Constitution qui est la loi suprême du pays En accordant les dispenses réclamées par l'appelant, on permet- trait d'imposer à des lois d'application générale des croyances particulières, ce qui serait contraire aux principes d'un État laïc.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 2a),b), 12, 15, 27.
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Viet., chap. 3 (R.- U.) (mod. par la Loi de /982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, 1) [L.R.C. (1985), appendice II, 5], art. 9, 17, 91(25).
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, 44], art. 41, 52(1),(2)a).
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), chap. C-29, art. 24. Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle 419.
JURISPRUDENCE DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Reference re an Act to Amend the Education Act (1986), 53 O.R. (2d) 513; 25 D.L.R. (4th) I; 13 O.A.C. 241 (C.A.); R. c. Eldorado Nucléaire Ltée, [1983] 2 R.C.S. 551; (1983), 4 D.L.R. (4th) 193; 7 Admin. L.R. 195; 8 C.C.C. (3d) 449; 77 C.P.R. (2d) 1; 50 N.R. 120; I O.A.C. 243.
DÉCISION CITÉE:
O'Sullivan c. M.R.N., [1992] 1 C.F. 522; (1991), 91 DTC 5491 (Ife inst.).
DOCTRINE
Brun, Henri et Tremblay, Guy, Droit constitutionnel, 2e éd., Éditions Yvon Blais Inc., Cowansville, 1990.
AVOCATS:
Christopher Black pour le demandeur/appelant. Bonnie J. Boucher pour le défendeur/intimé.
PROCUREURS:
Roach, Schwartz & Associates, Toronto, pour le demandeur/appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur/intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE JOYAU LES FAITS
Le 22 février 1991, l'appelant a déposé devant la Cour une action visant à obtenir un jugement déclara- toire. Il a soutenu qu'il avait le droit de se voir octroyer la citoyenneté sans qu'il ne lui soit néces- saire de prêter le serment de citoyenneté dont le texte est le suivant:
Je jure fidélité et sincère allégeance à Sa Majesté la Reine Elizabeth Deux, Reine du Canada, à ses héritiers et successeurs et je jure d'observer fidèlement les lois du Canada et de rem- plir loyalement mes obligations de citoyen canadien.
ou
J'affirme solennellement que je serai fidèle et porterai sin- cère allégeance à Sa Majesté la Reine Elizabeth Deux, Reine du Canada, à ses héritiers et successeurs, que j'observerai fidè- lement les lois du Canada et que je remplirai loyalement mes obligations de citoyens canadien.
L'appelant prétend que, sous sa forme actuelle, le serment de citoyenneté viole certains droits et libertés fondamentales qui lui sont garantis par la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Par- tie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985) appendice II, no 4411. Il estime que le serment de citoyenneté viole les libertés qui lui sont garanties par les alinéas 2a) et b), car sa conscience l'empêche de prêter serment devant quiconque sauf l'Être suprême et de souscrire à d'autres principes que ceux de vérité, de liberté, d'égalité, de justice et de primauté du droit. Il ajoute que le fait de prêter serment porterait atteinte à sa liberté d'exprimer ses sentiments républicains. Enfin, il affirme que le ser- ment viole sa liberté de religion, qui lui est garantie par l'alinéa 2a), dans la mesure Sa Majesté la Reine est le chef de l'Église anglicane et qu'il n'est pas un adepte de cette religion.
L'appelant fait en outre valoir que l'obligation de prêter serment comme condition préalable à l'obten-
tion de la citoyenneté constitue une violation du droit à la protection contre les peines cruelles et inusitées que lui garantit l'article 12.
L'appelant prétend que la Loi sur la citoyenneté [L.R.C. (1985), chap. C-29] viole l'article 15, qui prévoit que la loi s'applique à tous et que tous ont droit à la même protection de la loi, dans la mesure elle crée une distinction entre les Canadiens de naissance et les citoyens naturalisés. Il affirme en outre que les exigences de cette Loi contreviennent également à l'article 15, parce qu'elles créent une catégorie distincte d'êtres humains, soit les membres de la famille royale ou de la Maison de Windsor.
L'appelant allègue enfin que la Loi va à l'encontre de l'esprit de l'article 27 de la Charte qui prévoit que toute interprétation de la Charte doit concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens.
Le protonotaire, sans motiver sa décision, a radié la déclaration conformément à la Règle 419 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., chap. 663] parce qu'elle ne révélait aucune cause raisonnable d'action.
L'appelant a interjeté appel de cette décision devant notre Cour.
LES CONCLUSIONS
La Charte canadienne des droits et libertés fait partie de la Constitution du Canada en vertu de l'ali- néa 52(2)a) de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, 44]] tout comme c'est le cas des Actes de l'Amérique du Nord britannique de 1867 1975 (qui ont été rebaptisés les Lois constitutionnelles de 1867 1975 par l'annexe) en vertu de l'alinéa 52(2)b). En conséquence, ce sont toutes ces lois qui font partie de la Constitution du Canada. Par ailleurs, le paragraphe 52(1) indique que la Constitution constitue la «loi suprême du Canada» (voir l'arrêt Reference re an Act to Am end the Éduca- tion Act (1986), 53 O.R. (2d) 513 (C.A.), aux pages 565 et 566.
L'appelant soutient essentiellement que le serment prescrit par la Loi sur la citoyenneté est inconstitu- tionnel parce qu'il viole les divers droits et libertés
garantis par les articles auxquels je me suis déjà reporté.
On peut dire du Canada qu'il s'agit d'une monar- chie constitutionnelle en ce sens que son chef d'État, c'est-à-dire la Reine, est choisi d'après un titre héré- ditaire. Toutefois, depuis 1926, il existe un roi ou une reine du Canada qui se distingue en droit du souve- rain britannique, et il y a désormais une différence entre le roi ou la reine de Grande-Bretagne et le roi ou la reine chef d'État du Canada (voir Brun, H. et Tremblay, G., Droit constitutionnel, 2e éd., Les édi- tions Blais Inc., aux pages 340 à 342).
La présence de la Reine comme chef d'État du Canada fait partie intégrante de notre Constitution comme le démontrent les articles 9 et 17 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., chap. 3 (R.- U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1 [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]] et l'article 41 de la Loi constitutionnelle de 1982:
III. POUVOIR EXÉCUTIF
9. A la Reine continueront d'être et sont par la présente attri- bués le gouvernement et le pouvoir exécutifs du Canada.
IV. POUVOIR LÉGISLATIF
17. Il y aura, pour le Canada, un parlement qui sera composé de la Reine, d'une chambre haute appelée le Sénat, et de la Chambre des communes.
41. Toute modification de la Constitution du Canada portant sur les questions suivantes se fait par proclamation du gouver- neur général sous le grand sceau du Canada, autorisée par des résolutions du Sénat, de la Chambre des communes et de l'as- semblée législative de chaque province:
a) la charge de Reine, celle de gouverneur général et celle de lieutenant-gouverneur;
Comme l'a statué la cour dans l'arrêt Reference re an Act to Amend the Education Act, précité la page 566]:
[TRADUCTION] En vertu de l'art. 52, aucune partie de la Consti tution n'a préséance sur les autres. Il faut interpréter chacune des dispositions de la Constitution du Canada par rapport aux autres dispositions qui s'y trouvent, sauf indication contraire.
Dans le contexte canadien, la Reine est l'équiva- lent de «l'État» et de la «Couronne» comme le démontre ce passage tiré de la décision du juge Dickson [tel était alors son titre] dans l'arrêt de la Cour suprême R. c. Eldorado Nucléaire Ltée, [1983] 2 R.C.S. 551, la page 562:
Au Canada, le chef de l'État est Sa Majesté la Reine, le monarque régnant du Royaume-Uni. En prévoyant que «Nul texte législatif ... ne lie Sa Majesté ... sauf dans la mesure y mentionnée ou prévue», le Parlement a exempté l'État, souvent appelé la Couronne, de l'assujettissement aux lois du Parle- ment ...
Lorsque la Loi sur la citoyenneté exige qu'une per- sonne prête un serment de citoyenneté devant Sa Majesté la Reine Elizabeth Deux, Reine du Canada, ses héritiers et successeurs, elle exige un ser- ment d'allégeance au chef d'État de ce pays. Le para- graphe 91(25) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement une autorité législative exclu sive en matière de naturalisation et d'aubains et on pourrait dire que la Loi sur la citoyenneté est une loi adoptée en vertu de cette compétence.
Il est, à mon avis, tout à fait justifié pour le Parle- ment d'exiger que les personnes qui souhaitent deve- nir citoyens canadiens prêtent serment ou affirment solennellement leur loyauté à notre chef d'État. On pourrait débattre du fait que notre chef d'État est Sa Majesté la Reine, mais il n'en demeure pas moins que cela fait tout autant partie de notre cadre constitu- tionnel que les dispositions de la Charte. Qui plus est, la personnification de notre chef d'État par Sa Majesté la Reine ne constitue pas, en vertu de notre long héritage constitutionnel, l'invention récente d'un conteur d'histoires imaginatif ou mani- pulateur, mais elle est plutôt le résultat de l'évolution constante des principes constitutionnels dont recèlent les conventions constitutionnelles du Royaume-Uni et qui sont partiellement codifiés, au Canada, dans la Loi constitutionnelle de /982.
Le chef de l'État, ainsi qu'est définie Sa Majesté, est l'incarnation même des garanties et libertés dont a hérité l'appelant et dont il bénéficie aujourd'hui. D'un point de vue juridique, le chef de l'État légiti- mise les lois du Canada qui, en termes concrets, assu- rent la paix, l'ordre et le bon gouvernement de ses citoyens.
D'un point de vue constitutionnel, le chef d'État du Canada pourrait être musulman ou athée; il pourrait être choisi au hasard, à la suite d'une loterie comme la 6/49. Selon toute vraisemblance, le chef de l'État pourrait être n'importe qui ou n'importe quoi. Qu'on se rappelle que c'est ainsi qu'a été sacrée la déesse de la Raison lors de la Révolution française.
En ce sens, les arguments invoqués par l'appelant qui allègue que le chef d'État du Canada est la Reine alors qu'il parle de républicanisme et qu'elle est anglicane alors qu'il professe une autre foi, témoi- gnent selon moi d'une dialectique dénuée de tout contenu juridique ou constitutionnel. De même, si l'appelant estime que sa conscience l'empêche de prêter serment devant quiconque sauf l'Être suprême et de souscrire à d'autres principes que ceux de vérité, de liberté, d'égalité, de justice et de primauté du droit, il peut constater que la loi n'impose pas un serment d'allégeance. En fait, par respect pour les consciences individuelles, une affirmation solennelle d'allégeance fera tout aussi bien l'affaire. Je ne peux voir comment une telle obligation pourrait contreve- nir à l'alinéa 2a) de la Charte.
Le même principe s'applique aux autres demandes de dispense formulées par l'appelant, soit qu'il rejette l'idée que la Reine devrait être le chef d'État du Canada ou que ce pays devrait avoir un chef d'État. Toutefois, le concept du chef d'État personnifié par la Reine est clairement établi dans la Constitution et fait partie de la loi suprême de ce pays. C'est la même loi qui, par un équilibre des valeurs dans notre société, garantit à l'appelant le droit de s'assurer un plus grand bien-être en préconisant ou en demandant une autre forme de structure constitutionnelle.
L'appelant doit savoir que le Canada est un État laïc et que, bien qu'un bon nombre de ses lois reflè- tent des valeurs, des cultures et des traditions reli- gieuses, elles ont néanmoins un caractère laïc ou positiviste. En accordant des dispenses comme celle réclamée par l'appelant, on permettrait d'imposer à des lois d'application générale, des croyances parti- culières, religieuses ou autres, ce qui serait contraire aux principes d'un État laïc. Je devrais à cet égard mentionner les motifs de jugement faisant autorité de mon collègue le juge Muldoon dans l'affaire O'Sulli- van c. M.R.N., [1992] 1 C.F. 522, qui traite d'autres
demandes de dispense et dans laquelle les véritables fondements laïcs de la Constitution du Canada sont examinés en détail.
L'appelant est évidemment tout à fait libre de faire pression devant le Parlement pour obtenir l'élimina- tion du serment d'allégeance ou en faire changer le libellé, ou encore pour préconiser d'autres change- ments respectant davantage ses croyances. J'aimerais seulement souligner que l'exigence d'un serment ou d'une affirmation solennelle d'allégeance prévue à l'article 24 de la Loi sur la citoyenneté ne peut, à mon avis, être contestée en invoquant la Charte. Il me semble évident, compte tenu de la décision de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Reference re an Act to Amend the Education Act (précité), que la réparation demandée relève de la compétence du Par- lement ou devrait faire l'objet d'une modification constitutionnelle conformément à la formule d'amen- dement énoncée à l'article 41 de la Loi constitution- nelle de /982.
CONCLUSION
En conclusion, le protonotaire adjoint a eu raison de radier la demande de l'appelant et l'appel est donc rejeté avec dépens.
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