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A-160-90
Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par le procureur général (appelante) (défenderesse)
c.
Brewer Bros., Howard Copeland, Elie Dorge, Donald Duffy, Gisli Eirikson, Alex Gorr & Sons, Allan Hauser, Franklin Heck, Hutterian Brethren of Erskine, Hutterian Brethren of Pleasant Valley, Thomas J. Lund, Tyrone Lund, Dan MacFadyen, Jack MacFadyen, 7M Acres Ltd., Ronald Metzger, Moran Farm Ltd., George Paul, Dale et Robert Peterson, Hazel Peterson, G. W. Pogmore, Walter Riehl et Larry Weimer (intimés) (demandeurs)
RÊPERTOR/E.' BREWER BROS. C. CANADA (PROCUREUR GENERAL) (CA.)
Cour d'appel, juges Heald, Stone et Décary, J.C.A.—Winnipeg, 14 au 18 janvier; Ottawa, 21 mai 1991.
Couronne Responsabilité délictuelle Négligence Appel et appel incident à l'encontre d'un jugement ayant con- clu à la responsabilité délictuelle de la Commission cana- dienne des grains Livraisons de grains non payés aux pro- ducteurs La situation financière de l'exploitant de l'élévateur avait reçu la cote «mauvaise» La garantie dépo- sée était insuffisante pour satisfaire aux réclamations des pro- ducteurs de grains La Commission n'a pas agi en temps voulu malgré les informations reçues sur les difficultés finan- cières de l'exploitant titulaire de permis La Commission doit, aux termes de l'art. 36(1)c) de la Loi sur les grains du Canada, s'assurer du caractère suffisant de la garantie et de la capacité . financière du titulaire de poursuivre l'exploitation de l'entreprise Manquement à l'obligation de diligence Exa- men de la jurisprudence Interprétation de l'art. 36(1)c) Distinction entre décisions de politique et décisions opération- nelles La violation de la nonne de prudence est la cause des pertes alléguées Possibilité d'être indemnisé pour le préju- dice purement . financier Pas de négligence concourante Dommages correctement évalués.
Agriculture La Commission canadienne des grains a été tenue responsable de négligence envers les producteurs pour n'avoir pas agi en temps voulu après avoir été mise au courant des difficultés financières d'un exploitant d'élévateur titulaire de permis La garantie déposée était insuffisante pour satis- faire aux réclamations Les producteurs n'ont pas commis de négligence concourante en concluant avec l'exploitant des ententes d'établissement reporté des prix.
Le juge Collier a tenu la Couronne responsable de négli- gence et a accordé aux intimés des dommages-intérêts propor- tionnels à leur part dans le produit d'un cautionnement déposé à titre de garantie auprès de la Commission canadienne des grains, un organisme gouvernemental, par Memco Limited, titulaire d'un permis d'exploitant d'élévateur de conditionne- ment. Les intimés étaient des producteurs de grains qui, du 3 octobre 1979 au 25 mars 1982, ont livré à Memco des charge- ments sur camion de grains, sans en recevoir paiement. Après avoir constaté l'inefficacité du système de déclaration volon- taire des impayés par les titulaires de permis, la Commission a décidé, en avril 1981, de modifier son programme de permis et de déclarations, et d'examiner la situation financière d'un cer tain nombre de titulaires sur la base des renseignements conte- nus dans ses dossiers. L'agent chargé de l'examen a attribué à la situation financière de Memco la cote mauvaise; il a relevé certains signes de danger et suggéré qu'il y aurait lieu d'exiger une garantie de 600 000 $. Malgré ces mises en garde, Memco n'a fait l'objet d'aucune vérification ni d'aucun examen entre août 1981 et mars 1982. Et bien que la Commission ait été informée, en mai 1982, du fait que Memco n'avait pas divul- gué certaines réclamations élevées des producteurs et que ses impayés s'élevaient à environ 1 300 000 $, elle n'a pas demandé d'augmentation de la garantie déjà fournie. Lorsque le permis de Memco a été révoqué par la Commission en juin 1982 et que l'entreprise a été mise sous séquestre le mois sui- vant, on a découvert que les dettes totales qu'elle avait contrac- tées envers les producteurs de grains s'élevaient à 1 430 000 $. La Commission a réaliser la garantie existante de 600 000 $.
Huit questions ont été soulevées dans le présent appel: (1) Le juge de première instance a-t-il mal interprété la Loi? (2) Existait-il une obligation de diligence au profit des intimés? (3) Quelle était la norme de prudence? (4) Y a-t-il eu violation de cette norme? (5) Cette violation a-t-elle été la cause des pertes alléguées? (6) Un organisme gouvernemental peut-il être tenu responsable de négligence dans le cas d'un préjudice purement financier? (7) Y a-t-il eu négligence concourante de la part des demandeurs? Et enfin, (8) les dommages ont-ils été correcte- ment évalués?
Arrêt: il y a lieu de rejeter l'appel et d'accueillir l'appel inci dent.
(1) Aux termes de l'alinéa 36(1)c) de la Loi, la Commission avait l'obligation de s'assurer non seulement du caractère suf- fisant de la garantie, mais également de la capacité financière du titulaire de poursuivre l'exploitation visée par le permis.
(2) L'adoption de l'alinéa 36(1)c) avait pour but de protéger les producteurs de grains détenteurs de documents en obligeant les titulaires de permis à donner une garantie suffisante pour assurer le respect de leurs «engagements» envers eux. En ce qui concerne l'existence d'une obligation de diligence, élément essentiel à toute cause d'action fondée sur la négligence, le cri- tère qu'a formulé la Chambre des lords pour déterminer si un organisme gouvernemental a une obligation de diligence rele vant du droit privé a été appliqué récemment par la Cour suprême dans l'arrêt Just c. Colombie-Britannique. Suivant ce critère, il doit exister entre l'auteur allégué de la faute et la
victime un lien suffisamment étroit de proximité ou de voisi- nage pour que le manque de diligence du premier soit suscepti ble de causer un préjudice à cette dernière. Le Parlement ayant prévu expressément la protection des intérêts des membres d'un groupe défini (les détenteurs de documents) en exigeant le dépôt d'une garantie à la satisfaction de la Commission, il y avait en l'espèce, entre la Commission et les intimés, une rela tion de proximité suffisante pour donner naissance à une obli gation de diligence. Bien que l'existence d'une obligation de diligence ne signifie pas nécessairement qu'un organisme, telle la Commission, sera tenu responsable de négligence, la Loi impose à la Commission l'obligation de veiller à ce que les titulaires de permis maintiennent un niveau de garantie adéquat et aucune exonération de responsabilité n'est prévue en cas d'inexécution de cette obligation. Dans l'arrêt Just c. Colom- bie-Britannique, la Cour suprême a établi une distinction entre décisions de «politique» et décisions «opérationnelles», souli- gnant que les décisions de politique devraient être à l'abri des poursuites en responsabilité délictuelle, tandis que leur applica tion engagerait cette même responsabilité. En l'espèce, la mise en oeuvre de la politique de la Commission visant à substituer un système de vérification au système d'autosurveillance anté- rieur a nécessité un certain nombre de décisions opération- nelles. Ce sont ces décisions qui, le cas échéant, pouvaient engager sa responsabilité. L'appelante ne pouvait donc pas être exonérée de toute responsabilité au motif que les décisions pri ses étaient des décisions de politique.
(3) La norme de diligence applicable se résume à la question de savoir si la Commission a agi de façon raisonnable compte tenu de toutes les circonstances.
(4) La Commission ne pouvait invoquer le manque de per sonnel pour expliquer le retard mis à effectuer la vérification de Memco. Le juge de première instance a conclu à la lumière des faits que Memco avait été «reportée» sur la liste des prio- rités et que la Commission n'a ni vérifié, ni inspecté, ni visité, ni même contacté Memco entre août 1981 et la mi-février 1982, en dépit de sa situation financière précaire. Contraire- ment au Règlement, les montants correspondant au total par Memco n'ont jamais été vérifiés par des déclarations offi- cielles. De plus, la Commission n'a rien fait pour exiger une augmentation du niveau de la garantie au cours des six mois qui ont suivi le moment la situation financière précaire du titulaire a été portée à son attention. Par conséquent, la négli- gence de la Couronne n'a pas consisté en un seul acte ni en une seule omission, mais a été en fait cumulative.
(5) Le demandeur doit démontrer d'après la prépondérance des probabilités que, n'eût été la conduite délictueuse du défendeur, il n'aurait pas subi le préjudice reproché. En l'es- pèce, le juge de première instance était fondé à conclure que, n'eût été la négligence que l'appelante a commise en omettant d'exiger une garantie suffisante, les préjudices subis par les intimés auraient pu être évités. Ces préjudices étaient raisonna- blement prévisibles et découlaient directement de cette négli- gence.
(6) Bien que, traditionnellement, les tribunaux aient jugé que le préjudice financier ne pouvait faire l'objet d'une indemnisa- tion que si la négligence avait également causé des pertes ou
dommages matériels, la perte financière peut donner lieu à indemnisation si, «selon l'interprétation de la loi, il s'agit d'un type de perte que la loi vise à prévenir». Or en l'espèce, le but visé par l'alinéa 36(1)c) de la Loi sur les grains du Canada est la protection des personnes qui se trouvent dans la situation des intimés à titre de «détenteurs de documents»; ainsi, les «enga- gements» dont le Parlement voulait assurer la protection ne pouvaient être que relatifs «aux versements de fonds ou à la livraison de grains» ou, en d'autres mots, relatifs à une perte de nature financière ou économique. Les préjudices des intimés étaient donc réparables nonobstant le fait qu'ils étaient pure- ment financiers.
(7) Étaient sans fondement les allégations de l'appelante sui- vant lesquelles les intimés ont commis une négligence concou- rante en concluant avec Memco des ententes d'établissement reporté des prix, retardant ainsi le moment de la vente et du paiement effectif. Les intimés étaient les bénéficiaires du sys- tème de garantie, non ses débiteurs. La pratique des prix dif- férés était bien établie et la Commission elle-même en était parfaitement au fait. Les intimés étaient raisonnablement justi- fiés de se fier à la garantie détenue par la Commission; ils n'ont pas contribué à leur préjudice.
(8) En ce qui concerne l'évaluation des dommages, l'appe- lante a soutenu qu'il ne pouvait y avoir indemnisation quant à la différence entre le prix du grain initialement convenu et le prix ultérieurement relevé suivant entente entre le vendeur et l'acheteur. La réponse à cette question se trouve à l'alinéa 36(1)c) de la Loi. Les dettes ne sont recouvrables que si elles entrent dans la définition du terme «engagements». Cette portion du prix de vente ne devrait pas être exclue des dommages-intérêts.
Il y avait lieu d'accueillir l'appel incident, le juge de pre- mière instance ayant commis une erreur en déduisant de la réclamation des intimés les intérêts accumulés sur la part pro- portionnelle de chacun dans le montant principal du produit de la garantie, entre la réalisation de celle-ci et la date de la distri bution. Les appelants incidents étaient les seules personnes à détenir un droit de propriété sur le fonds et les intérêts affé- rents. Le produit du cautionnement était à leur bénéfice exclu- sif. La Commission n'ayant aucune part dans ce produit, elle bénéficierait donc d'une aubaine si les intérêts venaient réduire sa responsabilité quant aux dommages-intérêts. Le juge n'a toutefois pas commis d'erreur en ne statuant pas sur la demande en dommages-intérêts pour fausse déclaration négli- gente, fondée sur l'arrêt Hedley Byrne. C'est au juge de pre- mière instance qu'il appartenait de peser la preuve soumise à cet égard.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur les grains du Canada, S.C. 1970-71-72, chap. 7,
art. 2(19),(38), 5(1), 6(2), 8, 10c), 11, 35(1),(2), 36(1),
38(1),(2), 65(2), 69(1), 77(1)c),(2),(3).
Règlement sur les grains du Canada, C.R.C. chap. 889, art. I 8a),b), 20c), 26a).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS SUIVIES:
Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228; (1989); 64 D.L.R. (4th) 689; [1990] 1 W.W.R. 385; 103 N.R. 1; Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.); Murphy v. Brentwood District Council, [1991] 1 A.C. 398 (H.L.); Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311; (1990), 110 N.R. 200; Kamloops (Ville de) c. Nielsen et autres, [1984] 2 R.C.S. 2; (1984), 10 D.L.R. (4th) 641; [1984] 5 W.W.R. 1; 29 C.C.L.T. 97.
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Stein et autres c. Le navire «Kathy et autres, [1976] 2 R.C.S. 802; (1975), 62 D.L.R. (3d) 1; 6 N.R. 359; N.V. Bocimar S.A. c. Century Insurance Co. of Canada, [1987] 1 R.C.S. 1247; (1987), 39 D.L.R. (4th) 465; 27 C.C.L.I. 51; 17 C.P.C. (2d) 204; 76 N.R. 212; R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; (1983), 143 D.L.R. (3d) 9; [1983] 3 W.W.R. 97; 23 COLT 121; 45 N.R. 425; Le Lievre v. Gould, [1893] 1 Q.B. 491 (C.A.); Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.); Munday (J.R.) Ld. v. London County Council, [1916] 2 K.B. 331 (C.A.); R. c. CAE Industries Ltd, [1986] 1 C.F. 129; (1985), 20 D.L.R. (4th) 347; [1985] 5 W.W.R. 481; 30 B.L.R. 236; 61 N.R. 19 (C.A.).
DÉCISION CONFIRMÉE:
Brewer Bros. c. Canada (Procureur général) (1990), 66 D.L.R. (4th) 71; 31 F.T.R. 190 (C.F. inst.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1990] 3 C.F. 114; (1990), 65 D.L.R. (4th) 321; 3 C.C.L.T. 229; 104 N.R. 321 (C.A.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Saskatchewan Wheat Pool c. R., [1981] 2 C.F. 212; (1980), 117 D.L.R. (3d) 70; 34 N.R. 74 (C.A.); Caparo Industries Plc. v. Dickman, [1990] 2 A.C. 605 (H.L.); Riv- tow Marine Ltd. c. Washington Iron Works et autre, [1974] R.C.S. 1189; (1973), 40 D.L.R. (3d) 530; [1973] 6 W.W.R. 692; B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] 1 R.C.S. 228; (1986), 26 D.L.R. (4th) 1; [1986] 3 W.W.R. 216; 1 B.C.L.R. (2d) 324; 36 C.C.L.T. 87; 65 N.R. 261; Davie Shipbuilding Limited c. La Reine, [1984] 1 C.F. 461; 4 D.L.R. (4th) 546; 53 N.R. 50 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES:
Rothfield c. Manolakos, [1989] 2 R.C.S. 1259; (1989), 63 D.L.R. (4th) 449; [1990] 1 W.W.R. 408; 102 N.R. 249; Yuen Kun Yeu v. Attorney-General of Hong Kong, [1988] A.C. 175 (P.C.); Davis v. Radcliffe, [1990] 2 All ER 536 (P.C.); Sutherland Shire Council v Heyman (1985), 60 A.L.R. 1 (H.Ct.); Wilsher v. Essex Area Health Authority, [1988] A.C. 1074 (H.L.); Hedley Byrne & Co. Ltd. v. Hel- ler & Partners Ltd., [1964] A.C. 465 (H.L.); D. & F. Estates Ltd. v. Church Comrs. for England, [ 1989] 1 A.C. 177 (H.L.); Curran v. Northern Ireland Co-ownership
Housing Association Ltd., [1987] A.C. 718 (H.L.); Pea- body Donation. Fund (Governors of) v. Sir Lindsay Parkinson & Co. Ltd., [1985] A.C. 210 (H.L.); Junior Books Ltd v. Veitchi Co. Ltd., [1983] A.C. 520 (H.L.); Bowen v Paramount Builders (Hamilton) Ltd, [1977] 1 NZLR 394 (C.A.); Candlewood Navigation Corp. Ltd. v. Mitsui 0.5.K. Lines Ltd., [1986] A.C. 1; [1985] 2 All ER 935 (C.P.); Leigh and Sillavan Ltd. v. Aliakmon Shipping Co. Ltd., [1986] A.C. 785 (H.L.); Agnew-Surpass Shoe Stores Ltd. c. Cummer-Yonge Investments Ltd., [1976] 2 R.C.S. 221; (1975), 55 D.L.R. (3d) 676; [1975] I.L.R. 1-675; 4 N.R. 547; Haig c. Bamford et autres, [1977] 1 R.C.S. 466; (1976), 72 D.L.R. (3d) 68; [1976] 3 W.W.R. 331; 27 C.P.R. (2d) 149; 9 N.R. 43; Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S 147; (1986), 75 N.S.R. (2d) 109; 31 D.L.R. (4th) 481; 186 A.P.R. 109; 34 B.L.R. 187; 37 C.C.L.T. 117; 42 R.P.C. 161; Morrison Steamship Co. Ld., v. Greystoke Castle (Cargo Owners), [1947] A.C. 265 (H.L.); Ross v. Counters, [1980] Ch. 297 (Ch.D.).
DOCTRINE
Cooke, Robin «An Impossible Distinction» (1991), 107 L.Q. Rev. 46.
Fleming, John G. «Requiem for Anns» (1990), 106 L.Q. Rev. 525.
Negligence after Murphy v. Brentwood DC., Legal Research Foundation, University of Auckland (7 mars 1991).
Symposium on Recent Developments on Liability For Economic Negligence, parrainé par le Canadian Busi ness Law Journal et la Faculté de droit de l'Université de Toronto (19 avril 1991).
AVOCATS:
Brian H. Hay et Karen Molle pour l'appelante
(défenderesse).
Roland K. Laing pour les intimés (demandeurs).
PROCUREURS:
Le sous -procureur général du Canada pour l'ap- pelante (défenderesse).
Bennett, Jones, Verchere, Calgary, pour les intimés (demandeurs).
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE STONE, J.C.A.: Il s'agit d'un appel et d'un appel incident interjetés contre le jugement du juge Collier de la Section de première instance, rendu le 31 janvier 1990 (no du greffe T-1453-84). En vertu de ce jugement, l'appelante a été tenue responsable de négligence et condamnée à verser aux intimés des dommages-intérêts proportionnels à leur part dans le
produit d'un cautionnement déposé à titre de garantie auprès de la Commission canadienne des grains (la «Commission») par Memco Limited («Memco») de Red Deer (Alberta). Le cautionnement devait être déposé relativement à la délivrance à Memco d'un permis d'exploitation d'un élévateur de conditionne- ment conformément aux dispositions de la Loi sur les grains du Canada, S.C. 1970-71-72, chap. 7 (la «Loi») 1 , et de son Règlement d'application. La res- ponsabilité de la Commission n'ayant pu être établie qu'au terme d'un long procès, nous avons l'avantage de disposer d'un dossier très complet et de conclu sions bien étoffées du juge de première instance, aux- quels j'aurai sous peu l'occasion de me reporter.
Dans leur appel incident, les intimés contestent le traitement qu'a réservé le juge de première instance, dans son évaluation des dommages, à l'intérêt couru sur le produit de la garantie entre la date de la réalisa- tion et celle de la distribution. Deux des intimés atta- quent pour leur part le défaut du juge de statuer sur leurs réclamations fondées sur l'allégation de fausse déclaration négligente.
Devant la Section de première instance, la présente action a été instruite conjointement à une seconde action (T-1169-84) des réclamations similaires étaient faites contre l'appelante. Le nombre de demandeurs parties aux deux actions s'élevaient au total à 27, mais par suite d'une entente entre les par ties, 16 d'entre eux ont été «séparés». Dans le présent appel, les demandeurs qui restent sont les intimés Brewer Bros., Dorge, Duffy, Alex Gorr & Sons, Hut- terian Brethren of Pleasant Valley, Dale et Robert Peterson, Hazel Peterson, Riehl et Weimer. Dans l'autre appel (no du greffe A-161-90), les demandeurs (intimés) qui restent sont Spring Valley Farms et Rainbow Farms. Ces deux appels ayant été entendus conjointement, les motifs de jugement du présent appel seront déposés au dossier A-161-90 et consti- tueront les motifs de cet appel, sauf indication con- traire.
Suivant les termes de l'entente de séparation, les demandeurs séparés sont présumés avoir intenté une ou des actions distinctes, ce qui ne porte pas atteinte à la position qu'ils occupaient dans les actions faisant l'objet de l'un ou l'autre appel. Il est également
Maintenant L.R.C. (1985), chap. G-10.
entendu que les questions de responsabilité tranchées à l'égard des demandeurs qui restent lient les deman- deurs séparés et la défenderesse dans les deux actions et qu'advenant une déclaration de responsabilité, les demandeurs séparés pourront poursuivre leurs actions afin de faire évaluer leurs dommages-intérêts. Tou- jours en vertu de cette entente, les questions liées aux allégations de fausse déclaration négligente, soule- vées au nom des demandeurs séparés Wayne Layden et Bona Vista Farm Ltd. dans l'autre action, ne seront pas tranchées par la décision rendue, ces demandeurs se réservant le droit d'établir le bien-fondé de ces allégations.
NATURE DU LITIGE
L'appel ainsi que l'appel incident interjetés en l'espèce soulèvent la question de la responsabilité d'un organisme gouvernemental à l'égard des pertes purement économiques résultant de sa négligence. Les intimés réclament individuellement une indemni- sation pour les pertes découlant du défaut de Memco, dont le permis a été révoqué par la Commission en juin 1982 et qui a été mise sous séquestre le 30 juillet 1982, de payer les montants qu'elle s'était contrac- tuellement engagée à payer pour le grain acheté des intimés. Parmi l'éventail des questions soumises à notre examen figurent l'interprétation législative, l'existence d'une obligation de diligence, la violation de cette obligation et les dommages en résultant. Pour trancher ces questions, il faudra déterminer si la Commission peut être exonérée de sa responsabilité soit en raison de sa nature, soit en raison de la nature des actions et des omissions qui lui sont reprochées et, dans la négative, si les intimés sont coupables de négligence concourante et si les dommages-intérêts adjugés ont été correctement évalués à tous égards.
LES INTIMÉS
Les intimés sont des producteurs de grains résidant tous dans la province de l'Alberta, sauf l'intimé Dorge qui réside au Manitoba. Du 3 octobre 1979 au 25 mars 1982, les intimés ont chacun livré à Memco plusieurs chargements sur camion de graines de colza (ou canola), sans en recevoir paiement. Lors de cha- cune de ces livraisons, tous, sauf l'intimé Duffy, se sont vu remettre un récépissé attestant la quantité livrée et le montant dû. M. Duffy a quant à lui livré à
Memco quatre chargements sur wagon de chemin de fer à l'égard desquels aucun récépissé n'a été établi mais, au mois de mai 1982, il a découvert que le transporteur avait établi des connaissements ferro- viaires et qu'il en avait conservé la possession. Pour ce qui est de l'intimé Dorge, il avait livré du grain surchauffé. Certains des intimés ont convenu d'un délai de paiement en échange d'un prix plus élevé alors que d'autres ont simplement accepté le paie- ment différé pour des raisons personnelles.
CADRE LÉGISLATIF
Une brève description du cadre législatif s'impose à ce stade. Je me reporterai à certaines dispositions importantes des différentes parties de la Loi.
La Partie I traite de la constitution de la Commis sion et de certains pouvoirs qui lui sont conférés. La Commission est composée de trois commissaires nommés par le gouverneur en conseil (article 3); chaque commissaire reçoit un traitement fixé par le gouverneur en conseil (paragraphe 5(1)) et doit con- sacrer toute son activité à l'exercice des fonctions qui lui sont conférées en vertu de la Loi (paragraphe 6(2)); six fonctionnaires appelés commissaires adjoints peuvent être nommés par le gouverneur en conseil (paragraphe 7(1)); la Commission est habili- tée à nommer «[l]es autres fonctionnaires et employés nécessaires à la bonne administration des affaires de la Commission» de la manière autorisée par la loi (article 8); en vertu de l'article 10, la Com mission peut établir des règlements administratifs sur différents sujets dont des règlements «spécifiant les fonctions des fonctionnaires, gérants et employés nommés conformément à l'article 7 ou à l'article (alinéa 10c)).
La Commission est un organisme important, tant par le nombre de ses employés que par le niveau de ses revenus et de ses dépenses. Ainsi, au 31 mars 1982, fin de son exercice financier, le nombre total de ses employés à son siège de Winnipeg et dans les 18 centres qu'elle possède au Canada atteignait plus
de 800, tandis que les revenus gagnés et les dépenses engagées au cours de cette année financière excé- daient respectivement 27 000 000 $ et 31 000 000 2 .
Les objets de la Commission sont énoncés à l'ar- ticle 11 de la Loi:
11. Sous réserve des autres dispositions de la présente loi à cet égard, et des instructions données à l'occasion à la Com mission, en vertu de la présente loi, par le gouverneur en con- seil ou le Ministre, la Commission doit, dans l'intérêt des pro- ducteurs de grain, établir et maintenir des normes de qualité pour le grain canadien et réglementer la manutention du grain au Canada en vue d'obtenir une denrée valable sur les marchés intérieurs et les marchés d'exportation.
La Partie III de la Loi, et en particulier les articles 35 et 36, traite de l'octroi de permis aux négociants en grains et aux exploitants d'élévateurs. L'autorité première de délivrer un permis est prévue au para- graphe 35(1), lequel dispose:
35. (1) La Commission peut, sur demande écrite de permis présentée par une personne qui se propose d'exploiter un élé- vateur ou à faire le commerce de négociant en grains et, lors- qu'elle est convaincue que le requérant et, le cas échéant, l'élé- vateur répondent aux exigences de la présente loi,
a) délivrer au requérant un permis d'une catégorie ou sous- catégorie déterminée par la Commission comme convenant au genre d'opérations de cet élévateur ou au commerce de ce négociant en grains; et
b) sous réserve des règlements, fixer la garantie à donner sous forme de cautionnement, d'assurance ou sous une autre forme par le requérant ou le titulaire de permis.
Le paragraphe 35(2) prévoit la durée de validité d'un permis et autorise la Commission à imposer les «con- ditions, outre celles qui sont prescrites, que la Com mission juge dans l'intérêt public, propres pour facili- ter le commerce des grains».
L'un des «règlements» mentionnés à l'alinéa 35(1)h) de la Loi est le Règlement sur les grains du Canada, C.R.C., chap. 889, modifié (le «Règle- ment»), approuvé par le gouverneur en conseil le 3 juillet 1975. La Partie III de ce Règlement prescrit la formule sur laquelle doit être faite toute demande de permis ainsi que les droits exigibles. L'article 18 vise les modalités générales des permis et prévoit entre autres que:
18. Tout permis est émis à condition que son titulaire
2 Commission canadienne des grains, Rapport annuel 1982, Dossier d'appel, annexe conjointe, vol. 4, aux p. 561 et 568.
a) soit cautionné à la satisfaction de la Commission aussi longtemps qu'il détient le permis;
b) se conforme à la Loi, au présent règlement et à tous les arrêtés qui s'appliquent aux titulaires de permis;
L'alinéa 26a) du Règlement prescrit certaines exi- gences quant aux rapports que doivent présenter les titulaires de permis d'élévateur de conditionnement:
26. Chaque titulaire d'un permis d'exploitation d'élévateur de conditionnement doit présenter à la Commission a) un rapport mensuel, établi sur la formule 2 de l'annexe VI, couvrant les opérations du mois écoulé;
Selon la formule 2 de l'annexe VI, le titulaire de per- mis devait indiquer quel était entre autres, à la fin du mois écoulé, la «valeur totale brute de tous les char- gements de grain sur camion, déchargés à ce jour et non encore totalement payés», le «montant au titre du grain acheté...» et le «total dû». La formule se terminait par une déclaration solennelle portant que les renseignements exposés dans ce rapport étaient «exacts et véridiques».
Le paragraphe 36(1) de la Loi édicte que certaines conditions préalables à la délivrance d'un permis doi- vent être remplies à la satisfaction de la Commission:
36. (I) Aucun permis d'exploitation d'un élévateur ne doit être délivré à moins que le requérant du permis n'établisse à la satisfaction de la Commission
a) que les installations que le requérant se propose d'utiliser conviennent au stockage et à la manutention du grain;
b) que l'élévateur est ou sera d'un genre, d'une dimension et dans un état, et son équipement est ou sera d'un genre, d'une dimension et dans un état permettant au requérant de four- nir, au lieu il se propose d'exploiter l'élévateur, les ser vices que le titulaire d'un permis de la catégorie pour laquelle le requérant a fait une demande est tenu de fournir aux termes ou en application de la présente loi; et
c) qu'il est financièrement capable de poursuivre l'exploita- tion de l'élévateur qu'il se propose d'exploiter et qu'il a donné sous forme de cautionnement, d'assurance ou sous une autre forme une garantie suffisante pour assurer le res pect de tous les engagements envers les détenteurs de docu ments, relatifs au versement de fonds ou à la livraison de grains, établis par le requérant en application de la présente loi.
Avant de refuser de délivrer un permis, la Commis sion est tenue, conformément au paragraphe 36(4), de «donner au requérant ... ou à son représentant la plus large possibilité d'être entendu au sujet de la demande». Aux termes du paragraphe 36(5), tout refus de délivrance d'un permis «doit être fait par
arrêté de la Commission», arrêté que le ministre de l'Agriculture peut réviser suivant l'article 78 (Partie VI).
En vertu du paragraphe 38(1), la Commission peut, dans certaines circonstances, exiger d'un titulaire de permis qu'il donne une garantie supplémentaire:
38. (1) Lorsque, à tout moment au cours de la durée de vali- dité d'un permis, la Commission a des raisons de croire ou est d'avis que toute garantie donnée par le titulaire de permis n'est pas suffisante pour assurer le respect de tous les engagements envers les détenteurs de documents relatifs au versement de fonds ou à la livraison de grains, la Commission peut, par arrêté, exiger du titulaire de permis qu'il donne, dans le délai que la Commission estime raisonnable, la garantie supplémen- taire sous forme de cautionnement, d'assurance ou autrement qui, de l'avis de la Commission, est suffisante pour assurer le respect de tous ces engagements.
Le paragraphe 38(2) prévoit les modalités de réalisa- tion ou de recouvrement de la garantie donnée, par les «détenteurs de documents» ou pour leur compte:
38....
(2) Toute garantie donnée par un titulaire de permis pour ce permis peut être réalisée ou recouvrée
a) par la Commission; ou
b) par toute personne qui a subi une perte ou un préjudice en raison du refus ou de l'omission du titulaire de permis
(i) de se conformer à la présente loi, à tout règlement ou à tout arrêté établis sous son régime, ou
(ii) de verser des fonds ou de livrer du grain au détenteur d'un bon de paiement au comptant ou d'un récépissé d'élévateur établis par le titulaire du permis en application de la présente loi, sur présentation du bon ou du récépissé d'élévateur aux fins de paiement ou de livraison.
La définition du mot «détenteur» figurant à l'ali- néa 36(1)c) et au sous-alinéa 38(2)b)(ii) de la Loi se trouve au paragraphe 2(19) que voici:
2. Dans la présente loi,
(19) «détenteur», lorsque ce mot se rapporte à un document qui donne à la personne à laquelle il est délivré le droit au paie- ment d'argent ou à la livraison de grain, désigne la personne qui, à l'occasion, a un tel droit du fait
a) que le document a été établi ou endossé à son nom, ou
G) que le document lui a été délivré après avoir été endossé en blanc;
Enfin sont aussi pertinentes les autres dispositions suivantes de la Loi. Le paragraphe 65(2) de la Partie IV prévoit que l'exploitant d'un élévateur doit accu ser réception du grain conformément à la formule
«prescrite». Il s'agit, en l'occurrence, de la formule «prescrite» à l'alinéa 20c) du Règlement, lequel dis pose:
20. Un permis d'exploitation d'un élévateur de conditionne- ment n'est délivré que si son titulaire
c) achète tout le grain reçu à l'élévateur et émet pour ce grain un récépissé conforme à la formule 1 de l'annexe V ou un bon de paiement au comptant conforme à la formule 2 de cette même annexe ou les deux;
À l'époque en cause, seul un titulaire de permis était autorisé à acheter du grain de l'Ouest de personnes comme les intimés, tel qu'il appert du paragraphe 69(1):
69. (1) Dans la division de l'Ouest, une personne ne doit pas, dans un but lucratif, moyennant commission ou autrement,
a) agir au nom d'une autre personne pour l'achat, la vente ou les dispositions à prendre pour la pesée, l'inspection ou le classement de grain de l'Ouest, ou
b) passer un contrat pour l'achat de grain de l'Ouest,
à moins qu'elle ne soit titulaire d'un permis ou employée par un titulaire de permis et que, dans ce dernier cas, elle n'agisse que pour le compte de son employeur.
Les dispositions visant la révocation des permis se trouvent à l'article 77, Partie VI de la Loi. Voici le texte de l'alinéa l c) et des paragraphes (2) et (3) de cet article:
77. (1) Lorsque
c) [u]n titulaire de permis n'a pas donné de garantie supplé- mentaire comme l'exigeait un arrêté pris en vertu du para- graphe (1) de l'article 38,
la Commission peut, par arrêté, révoquer le permis d'exploita- tion de l'élévateur visé par l'arrêté ou par la déclaration de cul- pabilité, ou le permis de faire le commerce de négociant en grains, selon le cas.
(2) Sous réserve du paragraphe (3), sauf du consentement du titulaire de permis, aucun permis ne doit être révoqué en appli cation du paragraphe (1) à moins que le titulaire de permis ou son représentant n'ait eu la plus large possibilité d'être entendu sur la question qui peut donner lieu à la révocation du permis.
(3) Lorsque, en application de l'article 76, la Commission a donné à un titulaire de permis ou à son représentant la possibi- lité d'être entendu sur une question, la Commission peut, en conformité avec le présent article, révoquer le permis d'exploi- tation de l'élévateur ou le permis de faire le commerce de négociant en grains sans accorder au titulaire de permis une nouvelle possibilité d'être entendu à ce sujet.
LES RESPONSABILITÉS EN MATIÈRE D'OCTROI DE PERMIS
L'octroi des permis et l'obtention des garanties relevaient de la responsabilité de la section Pro grammes et administration de la Division de l'écono- mie et de la statistique, que présidait un directeur. Celui-ci relevait du directeur administratif de la Commission, autorité principale en matière de permis et de cautionnement investie du pouvoir de renvoi aux commissaires. Le contrôle administratif du pro gramme de la section Programmes et administration relevait du sous-directeur de la Division de l'écono- mie et de la statistique. Cependant, compte tenu de l'importance du programme des permis et des cau- tionnements, le directeur de cette division travaillait de concert avec ses cadres supérieurs à l'examen des politiques, des procédures et des domaines se posaient des problèmes. La direction et le contrôle du service des permis était sous la responsabilité de l'agent d'octroi des permis, lequel agissait également à titre de registraire et était assisté d'un adjoint. Un greffier principal et ses adjoints complétaient la sec tion des permis.
Le poste de directeur administratif a été occupé par M. Earl Baxter jusqu'à la fin de 1981, date à laquelle il a été remplacé par M. John O'Connor. M. D. N. Kennedy a occupé le poste de directeur intérimaire de la Division de l'économie et de la statistique de jan- vier 1981 jusqu'à sa nomination à titre de directeur en juillet 1982. Le sous-directeur, Octroi de licences et documentation, était M. H. D. Swalwell. ' I1 est devenu sous-directeur, Programmes et administra tion, le ler mars 1982. M. Regis Gosselin était regis- traire et agent d'octroi de permis, alors que M. Grant Bolen occupait le poste d'agent d'octroi de permis adjoint. Engagé par la Commission en 1974, M. Gos- selin est devenu agent d'octroi de permis intérimaire en 1979, poste qu'il a occupé jusqu'à ce qu'il soit nommé registraire et agent d'octroi de permis en mars 1981. Quant à M. Bolen, engagé en 1954, il est devenu agent d'octroi de permis adjoint en 1975.
LE TITULAIRE DE PERMIS
Constituée en société en 1973, Memco a pour la première fois obtenu de la Commission, en 1977, un permis d'exploitation d'un «élévateur primaire». En
1978, elle a obtenu un permis d'exploitation d'un «élévateur de conditionnement», soit un élévateur du type défini au paragraphe 2(38) de la Loi:
2. Dans la présente loi,
(38) «élévateur de conditionnement» désigne un élévateur servant principalement à la réception et au stockage du grain en vue de le transformer sur place en d'autres pro- duits;
La société a subséquemment obtenu chaque année un permis pour toute «campagne agricole» commençant le ler août d'une année et se terminant le 31 juillet de l'année suivante. Le ler août 1981, la Commission a renouvelé le permis de Memco pour la campagne agricole de 1981-1982 sur la base des renseignements que la société avait fournis et que la Commission avait tenus pour véridiques, sans qu'ils aient fait l'ob- jet d'une vérification indépendante. Avant la fin de cette campagne agricole, le permis de Memco était révoqué et la société était mise sous séquestre.
LA RESPONSABILITÉ DES EXPLOITANTS D'ÉLÉVATEURS DE CONDITIONNEMENT EN MATIÈRE DE DÉCLARATION
À l'origine, comme on l'a indiqué précédemment, les titulaires de permis étaient tenus de déclarer men- suellement leurs impayés sur une formule conforme au Règlement. Cette politique a été modifiée après que la Commission eut décidé, en avril 1981, de met- tre en oeuvre certaines recommandations que lui avait faites M. J. C. Blackwell dans un rapport provisoire daté du mois de mars 1981. M. Blackwell avait été engagé par les commissaires en septembre 1980 pour proposer des changements au système de déclaration des titulaires de permis et pour établir une gestion plus efficace des dispositions de la Loi et du Règle- ment visant l'octroi des permis et l'obtention des garanties. En vertu du système alors existant, chaque titulaire était tenu de calculer les montants dus à la fin du mois et d'en faire rapport à la Commission peu après. La formule qu'utilisait Memco a varié au cours des années, sans jamais toutefois qu'y soit incorporée une déclaration solennelle. En pratique, l'un de ses représentants attestait simplement que les renseigne- ments exposés dans le rapport étaient [TRADUCTION] «exacts et véridiques au meilleur de [s'a connais- sance». Seul un chiffre était inscrit dans ses rapports
mensuels, soit le «Total dû» pour la période se termi- nant à la fin du mois précédent à l'égard du grain acheté par contrat de vente libre. La Commission n'avait pas alors de programme régulier d'examen des registres du titulaire de permis, même s'il pouvait arriver que la section des permis examine les regis- tres dans des cas spéciaux si elle recevait une plainte concernant un titulaire en particulier ou s'il y avait des signes évidents indiquant que les déclarations d'un titulaire étaient insatisfaisantes.
Il ne semble guère douteux que les commissaires étaient fort préoccupés de l'efficacité du système de déclaration volontaire et de la viabilité financière des titulaires de permis lorsqu'ils ont décidé d'engager M. Blackwell à la fin de l'année 1980. Le portrait que celui-ci a tracé dans son rapport provisoire n'était d'ailleurs pas très reluisant. M. Blackwell a estimé que le système existant de déclaration souffrait de deux grands problèmes, comme il s'en explique à la page 13 de son rapporta, dont la version définitive est datée du 5 mai 1981:
[TRADUCTION] Le premier est le dépôt tardif de plusieurs décla- rations, malgré les appels téléphoniques et les lettres de suivi des fonctionnaires qui s'occupent de l'octroi de permis. Le second, qui est plus grave, est celui des inexactitudes et des omissions que comportent les rapports. Certaines d'entre elles sont évidentes; dans d'autres cas, il ne s'agit que de craintes, lesquelles sont malheureusement souvent confirmées. À tout événement, on a l'impression que les rapports de certains titu- laires de permis ne sont pas fiables et il y a fort à parier que leurs dettes ne sont pas suffisamment garanties.
Peu après la réception de la version provisoire de ce rapport, les premiers responsables de l'octroi des permis et de l'obtention des cautionnements au sein de la Commission ont décidé, en consultation avec M. Blackwell, des mesures à prendre pour améliorer le système et, en particulier, pour accroître la fiabilité des données financières fournies par les titulaires de permis. La Commission devait sous peu recevoir les demandes de renouvellement de permis pour la cam- pagne agricole 1981-1982 commençant le ler août 1981, en outre des nouvelles demandes. Aussi a-t-elle cherché à mettre au point une méthode permettant de déterminer la viabilité financière des requérants et la suffisance de la garantie déposée grâce à un examen
financier indépendant. De fait, c'est M. Blackwell
3 Dossier d'appel, annexe conjointe, vol. 1, à la p. 167 (pièce 69).
lui-même qui a été engagé pour effectuer ces exa- mens. La Commission s'est également attaquée à la tâche d'établir une procédure d'analyse interne des données, confiant à M. Blackwell le soin d'élaborer une méthode que le personnel pourrait facilement appliquer. De plus, on établirait un programme per- mettant à certains employés (l'agent d'octroi des per- mis et son adjoint) d'accroître leur capacité d'analy- ser les données financières qui leur seraient soumises à l'occasion. Ces changements quant aux méthodes d'analyse et à la formation du personnel devaient per- mettre au personnel de la Commission d'être mieux en mesure d'effectuer des inspections sur le terrain et d'évaluer ainsi tant la santé financière des titulaires de permis que l'importance de leurs dettes déclarées par rapport à la garantie déposée.
EXAMEN FINANCIER DE MEMCO
Je m'attarderai un instant aux examens financiers auxquels M. Blackwell a procédé au cours de l'été 1981, conformément à son mandat. Il avait convenu de passer en revue la situation d'environ 50 % de tous les titulaires de permis sur la base des renseigne- ments contenus dans les dossiers de la Commission, savoir dans les demandes de nouveaux permis ou de renouvellement, les déclarations mensuelles sur le niveau d'endettement et, dans certains cas, des états financiers non vérifiés. Son étude a porté sur deux groupes, les résultats de l'examen du premier groupe de 33 titulaires étant divulgués le 22 juillet 1981. Dans ce groupe, il a constaté qu'il y avait un fort pourcentage de comptes faibles-13 sur 33. M. Blackwell procédait à ces examens lorsque la Com mission lui a demandé d'examiner personnellement, conformément à son engagement, certains comptes particuliers qui l'inquiétaient. L'examen de ce second groupe de 14 titulaires, qui comprenait Memco, devait commencer aussitôt terminé l'examen du pre mier groupe. M. Blackwell s'était déjà fait une opi nion quelque peu différente de Memco en ce qu'elle était une entreprise «diversifiée», c'est-à-dire qu'elle détenait, outre l'usine de transformation de Red Deer (Alberta), d'autres propriétés et d'autres droits.
Le 7 août 1981, M. Blackwell avait procédé à l'évaluation de la santé financière et des garanties fournies par ces titulaires supplémentaires et avait fait part de ses conclusions au personnel de la Com-
mission responsable de l'octroi des permis et de l'ob- tention des cautionnements. Il a attribué à la situation financière de Memco la cote «mauvaise» ou «D», fai- sant les observations suivantes dans son évaluation écrite 4 :
[TRADUCTION]Remarques — La situation financière de cette entreprise présente des signes de danger qu'il faudra avoir à l'esprit lorsqu'on se demandera s'il y a lieu de renouveler le permis de cette société.
Les signes de danger sont les suivants:
1. Dette élevée
2. Fonds de roulement déficitaire
3. Investissement important dans des filiales qui enregistrent des pertes
4. Investissement important dans des motels et des immeubles locatifs (valeur comptable de 3 269 000 $ avec hypothèque de premier, deuxième et troisième rangs de
3 220 000 $)
5. Rentabilité minime: usine de transformation, profit de 47 000 $ sans amortissement sur un chiffre d'affaires de 5 000 000 $; perte de 237 000 $ à l'égard de l'exploitation d'un motel ayant un chiffre d'affaires de 480 000 $ et perte de 312 000 $ découlant des immeubles locatifs
Face à cette situation, la société a déclaré un dividende de 108 000 $. On peut se demander jusqu'à quand elle pourra tenir le coup devant tous ces problèmes, mais les choses pour- raient mal tourner. Avant de lui accorder un renouvellement de permis pour une autre année, il importe donc de s'assurer qu'une garantie suffisamment élevée est maintenue (un mon- tant de 600 000 $ semblerait approprié). Toutefois, il serait peut-être souhaitable d'aviser la société que les exploitants titulaires de permis se doivent d'améliorer considérablement leur situation financière, faute de quoi ils n'obtiendront peut- être pas de renouvellement.
Manifestement, M. Blackwell considérait que Memco était un cas limite et qu'elle devait être avisée de la nécessité d'améliorer sa situation si elle voulait continuer à détenir un permis d'exploitation. Il a même utilisé dans ses remarques les termes «signes de danger» et «mal tourner» afin d'attirer nettement l'attention de la Commission. Ainsi qu'il appert de l'extrait suivant de son contre-interrogatoire, il n'était pas heureux de voir retardées les mesures qui s'impo- saient 5 :
[TRADUCTION] Q. Et vous dites aujourd'hui, Monsieur, que vous vous seriez contenté, si on vous l'avait demandé en
4 Dossier d'appel, annexe conjointe, vol. 2 aux p. 261 et 262 (pièce 89).
5 Débats de première instance, vol. 7, de la p. 1093, ligne 26, à la p. 1094, ligne 23.
août 1981, de dire que les choses pouvaient restées ainsi jusqu'à la fin de décembre de cette année?
R. Non, j'aurais pensé qu'on aurait renouvelé leur permis et qu'un représentant de la Commission aurait commu- niqué avec M. Memco pour lui dire: j'aimerais vous ren- contrer, à votre bureau ou au nôtre, pour discuter de votre situation financière. En théorie, mais c'est ce que j'aurais proposé, le représentant aurait abordé franche- ment la question de sa situation financière et lui aurait fait part de la préoccupation de la Commission à ce sujet. Il l'aurait averti que si des correctifs n'étaient pas apportés, il serait peut-être impossible de renouveler le permis pour une autre année et que la situation de l'en- treprise ferait l'objet d'une surveillance étroite. Et dans les quelques mois suivant cette rencontre, un vérificateur indépendant ou un vérificateur de la Commission serait allé sur place pour examiner les comptes et s'assurer que l'entreprise était sur la bonne voie.
En dépit de ses réserves, mais en présumant de l'exactitude des déclarations mensuelles, M. Blackwell a recommandé que le permis de Memco soit renouvelé et que sa garantie demeure inchangée à 600 000 $.
VÉRIFICATION DE MEMCO
Entre temps, la Commission se préparait active- ment à une vérification externe de Memco et des autres titulaires de permis dont M. Blackwell avait jugé la situation financière «mauvaise» ou «très mau- vaise», c'est-à-dire ceux auxquels il avait attribué la cote «D»—«Situation financière mauvaise—Niveau d'exploitation et/ou de garantie douteux», ou la cote «E»—«Situation financière très mauvaise—Renou- vellement de permis très douteux». L'attribution à Memco de la cote «D» a causé un certain étonnement à la Commission car malgré les «signes de danger» dont il avait fait état, M. Blackwell n'avait exprimé aucune insatisfaction quant à la garantie déposée ou quant à l'exactitude des déclarations mensuelles.
Au cours de l'été 1981, il a été décidé de faire pro- céder pour l'année financière se terminant le 31 mars 1982 à une vérification externe complète, par le Bureau des Services de vérification, de tous les titu- laires ayant reçu les cotes «C» et «D» (neuf) ainsi que la cote «E» (deux). On eut tôt fait de réunir et de faire approuver les fonds nécessaires aux trois pre- mières vérifications après que les agents d'octroi de permis eurent exprimé des doutes quant à l'exactitude
des déclarations de nombreux titulaires. La priorité devait être accordée aux deux titulaires ayant reçu la cote «E» et à un troisième ayant reçu la cote «D». Bien qu'elle ait aussi reçu la cote «D», Memco ne figurait pas parmi les trois titulaires devant faire l'ob- jet d'une vérification à l'automne 1981.
La première de ces trois vérifications, terminée avant la fin de novembre 1981, a révélé une sous-évaluation grave des dettes totales, l'écart attei- gnant 250 000 $. Craignant que cette situation repré- sente seulement «la pointe de l'iceberg», M. Swal- well a estimé qu'il était [TRADUCTION] «impératif que nous prenions rapidement des dispositions pour exa miner la situation des autres titulaires de permis» que M. Blackwell avait identifiés comme [TRADUCTION] «étant dans une situation financière mauvaise ou très mauvaise», afin de juger de [TRADUCTION] «la validité globale du système de déclaration» 6 . La seconde véri- fication a également révélé une sous-évaluation des dettes 7 .
À la fin de novembre 1981, les trois vérifications touchant à leur fin, la Division de l'économie et de la statistique a demandé des fonds additionnels, qu'elle a obtenus peu après, afin de mener de nouvelles véri- fications. Au mois de décembre, le Bureau des ser vices de vérification a dressé à cet égard une liste de priorité Memco figurait au deuxième rang. Peu de temps après, une autre vérification a été ajoutée et des changements ont été apportés à l'ordre de priorité indiqué.
Le 18 février 1982, le Bureau des services de véri- fication avait terminé quatre des vérifications qui lui avaient été demandées. Dans le cadre de ce pro gramme, M. Blackwell avait lui-même mené quatre autres inspections et la section des permis et des cau- tionnements avait quant à elle procédé à dix inspec tions additionnelles. Comme les fonds alloués à la vérification s'épuisaient, les commissaires ont autoriser un nouveau crédit de 5 000 $ pour la vérifi- cation de Memco, crédit qui fut alloué le 22 février 1982. C'est à cette époque que le Bureau des services de vérification a avisé la Commission qu'il était dans l'impossibilité de mener d'autres vérifications avant
6 Dossier d'appel, annexe conjointe, vol. 2, à la p. 357 (pièce 117).
7 Transcription du témoignage de D. N. Kennedy, vol. 6, à la p. 963, lignes 8 à 25.
la fin de l'année financière en cours de la Commis sion, le 31 mars 1982.
Peu de temps auparavant, le 12 février 1982, un des négociants en grains titulaire d'un permis de la Commission, Econ Consulting Limited, dont le per- mis avait été révoqué le 8 février, a fait faillite. Memco avait quant à elle déclaré des impayés totaux de 586 000 $ au 31 décembre 1981, soit un niveau légèrement inférieur à la garantie de 600 000 $ qu'elle avait déposée. Le 18 février 1982, M. Regis Gosselin, registraire et agent d'octroi de permis, a fait parvenir à Memco une lettre lui demandant de porter sa garantie à 800 000 $. M. Gosselin y reprenait point par point les craintes qu'avait exprimées M. Blackwell en août 1981:
[TRADUCTION] Nous avons examiné avec soin vos déclarations quant aux impayés de la dernière année ainsi que le niveau de grain traité par votre entreprise au cours de cette période-là.
En outre, nous avons demandé à notre conseiller financier d'examiner vos plus récents états financiers. Notre conseiller s'est montré très inquiet à votre sujet, compte tenu de votre niveau élevé d'endettement, de votre fonds de roulement défi- citaire et de la rentabilité minime de vos activités.
À la lumière de tous ces faits, nous sommes d'avis que la garantie actuelle est insuffisante et qu'il faudrait y ajouter un montant supplémentaire de 200 000 $. Cette augmentation devrait être obtenue sous peu, quels que soient les renseigne- ments pouvant découler de la prochaine vérification. Nous exa- minerons également les renseignements en question et nous pourrons exiger à nouveau une garantie supplémentaire, s'il appert de la vérification que le montant déclaré au titre des dettes est inexact.
Il y aurait lieu de déposer cette garantie supplémentaire au cours des prochaines semaines. Sinon, il serait loisible à la Commission de prendre un arrêté portant révocation du permis à défaut de dépôt de cette garanties.
Quelques jours plus tard, un titulaire de permis de la Colombie-Britannique informait la Commission du bruit qui courait concernant les difficultés de Memco.
La Commission a décidé de mener une «vérifica- tion rudimentaire» ou examen des comptes de Memco au début du mois de mars 1982; elle a confié cette tâche à M. Grant Bolen, agent d'octroi de per- mis adjoint, qui s'en est acquitté entre le 8 et le 11 mars 1982. Il a constaté qu'au 31 janvier 1982, les impayés de Memco s'élevaient à 791 877 $, compa-
S Dossier d'appel, annexe conjointe, vol. 3, à la p. 407 (pièce 145).
nativement au total déclaré à cette date de 360 750 $, et il a estimé qu'au 5 mars, ils atteignaient 801 538 $. Il a tenu pour négligeable un découvert bancaire d'environ 500 000 $. Il a également fait les remarques suivantes: 9
[TRADUCTION] Memco possède un bon système de comptabilité et le seul conseil que j'aie pu donner à la direction a été d'ajou- ter quelques renvois, ce qui a été fait de bonne grâce. Je suis convaincu que les registres de l'entreprise indiquent ses impayés de façon exacte. J'ai été très satisfait du système en place et de la coopération de la direction. Il y aurait toutefois lieu à mon avis d'effectuer un suivi dans un délai de 3 à 6 mois.
Memco n'avait toujours pas augmenté sa garantie comme le lui avait demandé la Commission le 18 février 1981, bien que M. Bolen ait prévenu la direc tion, au cours de son examen, qu'on souhaitait une augmentation immédiate de 200 000 $. Malgré le fait que la garantie n'ait jamais été accrue, aucun arrêté n'a été officiellement pris contre Memco en applica tion du paragraphe 38(2) de la Loi. Après l'examen de M. Bolen, la Commission a renoncé à sa décision de demander une vérification externe de Memco.
Grâce à l'examen de M. Bolen, la Commission a découvert que certaines propriétés immobilières de Memco étaient à vendre. Au mois d'avril 1981, elle a appris que certains producteurs de grains avaient été payés, ce qui réduisait les impayés de Memco de plus de 100 000 $. Cependant, au début du mois de mai 1982, la Commission a été informée que Memco n'avait pas divulgué certaines réclamations élevées des producteurs et qu'au 4 juin 1982, les impayés de Memco s'élevaient à environ 1 300 000 $. Elle a décidé de ne pas renouveler sa demande d'augmenta- tion de la garantie. À cette époque, les banquiers de Memco continuaient d'honorer ses chèques, si bien que chaque chèque encaissé par un producteur entraî- nait une réduction correspondante du montant total des dettes. C'est le 10 juin 1982, jour la banque du titulaire a refusé de continuer à honorer les chèques, que la Commission a décidé de révoquer le permis de Memco et de réaliser la garantie existante de 600 000 $. Peu après, on découvrait que les dettes totales que Memco avait contractées envers les pro- ducteurs de grains s'élevaient à 1 430 000 $.
9 Dossier d'appel, annexe conjointe, vol. 3, à la p. 451 (pièce 159).
LE JUGEMENT DE PREMIÈRE INSTANCE
Les conclusions suivantes du juge de première ins tance revêtent une importance considérable quant aux questions que nous devons trancher en l'espèce:
1. Avant 1981, la politique de la Commission consis- tait à exiger des titulaires de permis qu'ils déclarent chaque mois le total de leurs impayés à la fin du mois écoulé. On se fiait à l'exactitude de ces rapports men- suels, aucune vérification n'étant effectuée et des examens n'étant menés que ponctuellement en cas de difficultés.
2. En 1981, cette politique fut remplacée par suite de l'étude que M. Blackwell avait soumise à la Commis sion au mois de mars de cette année et des examens financiers auxquels il avait procédé au cours de l'été.
3. Ces examens ayant révélé qu'une forte proportion des titulaires de permis étaient, à différents degrés, en difficulté financière, la Commission a décidé que les douze auxquels M. Blackwell avait attribué la cote «mauvaise» ou «très mauvaise» devaient faire l'objet d'une vérification avant la fin de l'année financière en cours le 31 mars 1982.
4. Memco n'a fait l'objet d'aucune vérification ni d'aucun examen entre août 1981 et mars 1982, mal- gré de nombreux signaux d'alarme et le fait que les dirigeants de la Commission connaissaient la fragilité de sa santé financière. Bien que l'entreprise ait d'abord été placée en tête de liste quant aux vérifica- tions à mener, elle a perdu sa place au profit d'autres titulaires et n'a jamais en fait été l'objet d'une vérifi- cation.
5. Bien que l'examen effectué par l'agent d'octroi de permis adjoint, en mars 1982, ait révélé un niveau important de dettes non déclarées, il n'a pas permis de découvrir leur ampleur réelle et l'insuffisance cri tique de garantie. En fait, cet agent n'était pas quali- fié pour mener des vérifications de cette nature.
6. La Commission aurait pu procéder plus tôt à une inspection appropriée de Memco, sans engager pour autant des frais élevés.
7. La preuve faite à l'instruction a révélé de façon non équivoque que les demandeurs se fondaient sur la garantie déposée par Memco pour les protéger en cas de défaut de l'entreprise.
8. Il ressort également de la preuve que la Commis sion a exposé les demandeurs et d'autres producteurs de grains aux pratiques financières irresponsables de Memco.
9. Il n'y avait aucune preuve indiquant que la Com mission désapprouvait officiellement les pratiques d'établissement reporté des prix ou qu'elle les jugeait non couvertes par les dispositions de la Loi visant la garantie.
Un examen du dossier me convainc que chacune de ces conclusions repose sur des éléments de preuve. Elles découlent de onze jours d'audience, pendant lesquels de nombreux témoins ont été produits des deux côtés, plusieurs étant appelés à exposer le con- tenu de documents préparés nombre d'années aupara- vant. Il est manifeste que le juge qui a présidé l'ins- truction a démêler plusieurs contradictions dans les dépositions de certains témoins de l'appelante et apprécier, quant à des actes ou à des omissions, des explications fournies plusieurs années après les évé- nements. Ce n'était pas là, à mon avis, chose facile. Il est bien établi que la capacité d'une cour d'appel de modifier une conclusion de fait est limitée à l'erreur manifeste et dominante ayant faussé l'appréciation des faits par le juge de première instance. Le juge Ritchie a énoncé cette règle dans l'arrêt Stein et autres c. Le navire «Kathy et autres, [ 1976] 2 R.C.S. 802, la page 808:
On ne doit pas considérer que ces arrêts signifient que les con clusions sur les faits tirées en première instance sont intan gibles, mais plutôt qu'elles ne doivent pas être modifiées à moins qu'il ne soit établi que le juge du procès a commis une erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits. Bien que la Cour d'appel ait l'obligation de réexaminer la preuve afin de s'assurer qu'aucune erreur de ce genre n'a été commise, j'estime qu'il ne lui appartient pas de substituer son appréciation de la prépondérance des probabilités aux conclu sions tirées par le juge qui a présidé le procès.
Voir également l'arrêt N.V. Bocimar S.A. c. Century Insurance Co. of Canada, [1987] 1 R.C.S. 1247.
Même si la chose est possible, il n'est donc pas facile de contester avec succès en appel une conclusion de fait.
Au vu de ces conclusions de fait et des règles de droit, le juge de première instance a conclu que la Commission n'avait pas agi de façon raisonnable- ment prudente dans l'application de sa politique ou des décisions discrétionnaires en vue de s'assurer de la santé financière de Memco et du niveau suffisant de la garantie déposée. À son avis, la Commission assumait une obligation de diligence envers les intimés, lesquels se fiaient au système prévu par la Loi pour garantir les obligations qu'avait contractées Memco à l'égard de chacun d'eux. D'après lui, ce manquement à l'obligation de diligence a causé aux intimés des dommages, lesquels pouvaient être réparés malgré leur nature purement économique. Enfin, le juge de première instance a rejeté l'argu- ment de l'appelante suivant lequel il y avait eu négli- gence concourante de la part des intimés, certains ayant accepté des ententes d'établissement reporté des prix, d'autres ayant convenu d'un délai dans le paiement du prix d'achat du grain en échange d'une augmentation du prix initialement convenu.
QUESTIONS SOULEVÉES EN L'ESPÈCE
On peut résumer ainsi les questions que soulève l' appelante:
] . Le juge de première instance a-t-il mal interprété la Loi?
2. L'appelante avait-elle une obligation de diligence envers les intimés?
3. Quelle était la norme de prudence applicable dans les circonstances?
4. Y a-t-il eu violation de cette norme?
5. Cette violation a-t-elle causé les pertes alléguées?
6. Les demandeurs peuvent-ils être indemnisés pour un préjudice purement financier?
7. Y a-t-il eu négligence concourante de la part des demandeurs?
8. Les dommages ont-ils été correctement évalués?
Quant aux appels incidents, ils soulèvent la ques tion du traitement que le juge de première instance, dans les deux actions, a réservé aux intérêts dans son appréciation des dommages, et celle de son défaut présumé de statuer sur la demande de dommages-in- térêts pour fausse déclaration négligente.
J'examinerai séparément chacune de ces questions.
EXAMEN ET ANALYSE Interprétation législative
L'appelante conteste l'interprétation que le juge de première instance a donnée à l'alinéa 36(1)c) de la Loi. Ce dernier s'est dit d'avis que cet alinéa, surtout lorsqu'on le rapproche du paragraphe 36(2), impose à la Commission l'obligation de s'assurer que le demandeur de permis en vertu du paragraphe 35(1) est financièrement capable d'exploiter l'entreprise proposée et qu'il a donné «une garantie suffisante pour assurer le respect de tous les engagements envers les détenteurs de documents, relatifs au verse- ment de fonds, établis par le requérant en application de la présente loi». Or, l'appelante soutient qu'une telle obligation n'existe pas et que s'il en existe une, c'est celle qui incombe au requérant de donner une garantie suffisante «à la satisfaction de la Commis sion».
Telle n'est pas mon interprétation de l'alinéa 36(1)c). L'intention d'imposer à la Commission l'obligation de s'assurer du caractère suffisant de la garantie est en effet manifeste. En bref, Memco étant tenue de déposer la garantie, il était du devoir de la Commission de s'assurer que cette garantie était suf- fisante. J'ajouterais que la Commission avait égale- ment l'obligation de s'assurer de la capacité finan- cière du titulaire de poursuivre l'exploitation visée par le permis. J'examinerai plus loin l'argument vou- lant que la Commission ait légitimement agi à l'inté- rieur de son pouvoir discrétionnaire en fixant le mon- tant de la garantie donnée par Memco, et la question du niveau suffisant de cette garantie au cours de la période en cause.
L'appelante soutient qu'en concluant que la Com mission «aurait pu remédier» en temps voulu à l'in- suffisance de la garantie et que les fonctionnaires de la Commission avaient fait preuve de négligence
«lors de l'exécution de leur mandat d'origine législa- tive et de leur devoir de prudence reconnu en com mon law envers les producteurs de grains», le juge de première instance a négligé de tenir compte de l'en- semble de la Loi. L'eût-il fait qu'il aurait constaté que le pouvoir de la Commission d'exiger le dépôt d'une garantie supplémentaire en vertu du paragraphe 38(1) est assujetti aux garanties procédurales édictées à l'alinéa 77(1)c).
Je ne suis pas convaincu que le juge de première instance ait commis une erreur. Bien que ces garan- ties visent sans aucun doute à protéger le titulaire contre la révocation illégale de son permis, leur exis tence ne diminue pas le devoir incombant à la Com mission en vertu de l'alinéa 36(1)c). Il était certes loi- sible à la Commission d'adopter des mesures propres à assurer l'exécution de ce devoir mais, l'ayant fait, elle se devait d'agir de façon raisonnablement pru- dente dans la mise en œuvre de ces mesures.
S'appuyant sur l'arrêt Saskatchewan Wheat Pool c. R., [1981] 2 C.F. 212 (C.A.), aux pages 219 et 220, l'appelante fait valoir que la Loi n'a pas été adoptée pour le bénéfice ou la protection d'une classe particu- lière mais dans l'intérêt de l'ensemble du pays. De cet argument découlerait la proposition suivant laquelle, en l'absence d'une protection spéciale visant les détenteurs, la Loi n'engendrerait alors aucune res- ponsabilité de droit privé. Même si cette proposition était juste, je ne puis souscrire à la lecture que l'appe- lante fait de l'arrêt Saskatchewan Wheat Pool. L'ali- néa 36(1)c) n'y était pas en litige et la Cour s'était attachée avant tout à l'interprétation de l'article 11 de la Loi. La Cour suprême du Canada n'a quant à elle fait aucun commentaire sur ce point en rejetant le pourvoi final (R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205).
Obligation de diligence
Il est évident que l'existence d'une obligation de diligence est un élément essentiel à toute cause d'ac- tion fondée sur la négligence. Comme l'a déclaré lord Esher, maître des rôles, il y a près d'un siècle, dans l'arrêt Le Lievre v. Gould, [1893] 1 Q.B. 491 (C.A.), à la page 497:
[TRADUCTION] Toute personne a le droit d'être négligente comme il lui plaît à l'égard du monde entier si elle n'a aucune obligation envers lui.
La notion d'obligation est un moyen que les tribu- naux ont élaboré pour contrôler l'étendue de la res- ponsabilité des défendeurs par suite de négligence. Dans sa manifestation contemporaine comme prin- cipe fondamental d'une telle responsabilité, elle tire son origine des propos suivants de lord Atkin dans Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.), aux pages 580 et 581:
[TRADUCTION] Qui est donc mon prochain en droit? La réponse semble être: les personnes qui sont de si prés et si directement touchées par mon acte que je devrais raisonnablement envisa- ger le risque qu'elles courent lorsque je pense aux actes ou omissions en question ... Je crois que cela correspond suffi- samment à la réalité, si on ne limite pas la proximité à une simple proximité physique mais qu'on l'étend, comme je pense qu'on l'entendait, à des relations si rapprochées et si directes, que l'acte incriminé touche directement une personne alors que celui qui est censé être prudent sait qu'elle sera directement touchée par sa négligence.
Cet arrêt ne portait pas sur une obligation de dili gence assumée par un organisme gouvernemental. Des décisions subséquentes ont entraîné l'application précise du principe énoncé par lord Atkin.
Dans Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228, une majorité de la Cour suprême a appliqué la formulation plus récente donnée par lord Wilberforce dans Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.), pour déterminer si un organisme gouvernemental a une obligation de diligence relevant du droit privé. Cette formulation n'a pas été reprise en Angleterre dans l'arrêt Murphy v. Brentwood District Council, [1991] 1 A.C. 398 (H.L.), qui tranchait aussi une demande fondée sur un préjudice purement financier. Dans l'arrêt Murphy, la Chambre des lords a conclu que la prévisibilité des dommages n'était pas un critère satisfaisant de proxi- mité même s'il pouvait s'appliquer à la plupart des affaires fondées sur des préjudices ou des dommages
matériels. Même s'il ne nous lie pas, cet arrêt revêt une très grande autorité. Bien sûr, il n'appartient pas à cette Cour de résoudre le conflit apparent entre cet arrêt et les décisions de la Cour suprême du Canada qui ont appliqué la formulation donnée dans l'arrêt Anns. Même si l'arrêt Just, précité, portait sur une action fondée sur la négligence intentée contre un organisme gouvernemental par suite d'une blessure, la décision de la majorité énonce selon moi un ensemble de principes fondamentaux permettant d'établir la responsabilité d'un organisme gouverne-
mental, qu'il s'agisse d'un préjudice matériel, d'un préjudice financier ou d'une combinaison des deux.
Comme je l'ai déjà dit, le juge Cory a repris comme critère pour établir l'existence d'une obliga tion de diligence le processus à deux étapes énoncé par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns, lorsqu'il a déclaré ce qui suit à la page 1235:
Dans les cas où, comme en l'espèce, des allégations de négli- gence sont dirigées contre un organisme gouvernemental, il y a lieu, pour les tribunaux, d'appliquer les critères établis par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728. Voici ce qu'il déclare aux pp. 751 et 752.
[TRADUCTION] Les trois arrêts suivants de la présente cour— Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562, Hedley Byrne & Co. Ltd. v. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465, et Dor- set Yacht Co. Ltd. v. Home Office, [1970] A.C. 1004, ont établi le principe selon lequel, lorsqu'il s'agit de prouver qu'il existe une obligation de diligence dans une situation donnée, il n'est pas nécessaire de démontrer que les faits de cette situation sont semblables aux faits de situations anté- rieures il a été jugé qu'une telle obligation existait. Il faut plutôt aborder cette question en deux étapes. En premier lieu, il faut se demander s'il existe, entre l'auteur allégué de la faute et la personne qui a subi le préjudice, un lien suffi- samment étroit de proximité ou de voisinage pour que le manque de diligence de la part de l'auteur de la faute puisse raisonnablement être perçu par celui-ci comme étant suscep tible de causer un préjudice à l'autre personne—auquel cas il existe à première vue une obligation de diligence. Si on répond par l'affirmative à la première question, il faut se demander en second lieu s'il existe des motifs de rejeter ou de restreindre la portée de l'obligation, la catégorie de per- sonnes qui en bénéficient ou les dommages qui peuvent découler de l'inexécution de cette obligation: voir l'affaire Dorset Yacht, [1970] A.C. 1004, lord Reid à la p. 1027. [Je souligne.]
Ces critères ont reçu l'approbation de la majorité de notre Cour dans l'arrêt Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2. Les juges Beetz et L'Heureux-Dubé les ont également spécifi- quement mentionnés dans l'arrêt Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), [1989] 1 R.C.S. 705. Certes, il n'est peut-être pas toujours souhaitable d'adopter servilement cette démarche en deux temps: voir Yuen Kun Yeu v. Attorney -General of Hong Kong, [1988] A.C. 175 (C.P.), aux pp. 190, 191 et 194. Néan- moins, dans tous les cas on allègue la conduite négligente d'un organisme gouvernemental, il est opportun de déterminer d'abord si le défendeur avait, envers le demandeur, une obliga tion de diligence.
Le critère établi dans l'arrêt Anns a également été appliqué dans Rothfield c. Manolakos, [1989] 2 R.C.S. 1259.
Dans l'arrêt Just, précité, la Cour a conclu qu'une obligation de diligence relativement à l'entretien rai- sonnable d'une route découlait de l'invitation, lancée par la défenderesse, à l'utilisation de certains centres de ski et de la route qui y conduisait. Comme l'a déclaré le juge Cory à la page 1236, «[e]n tant qu'usager de la route, l'appelant avait certainement avec l'intimée un lien de proximité suffisante pour être visé par l'obligation de diligence».
Il est évident que l'adoption de l'alinéa 36(1)c) de la Loi avait pour but de protéger les producteurs de grains qui sont détenteurs de documents en obligeant les titulaires de permis à donner, sous forme de «cau- tionnement, d'assurance ou sous une autre forme», une garantie suffisante pour assurer le respect de leurs «engagements» envers eux et en donnant à la Commission l'obligation de s'assurer que cette garantie est suffisante.
On n'a pas prétendu et je ne maintiens pas que ces dispositions en elles-mêmes ont créé une responsabi- lité en faveur des intimés. Le juge de première ins tance a souligné, en employant les mots du juge Dickson (tel était alors son titre) dans l'arrêt R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, pré- cité, que la «notion d'un délit civil spécial de viola tion d'une obligation légale qui donnerait droit à des dommages-intérêts sur simple preuve d'une violation et d'un préjudice doit être rejetée» bien que «[1]a preuve de la violation d'une loi, qui cause un préju- dice, peut être une preuve de négligence». Dans la même décision, à la page 225, le juge Dickson a déclaré ce qui suit: «La violation d'une loi, lors- qu'elle a une incidence sur la responsabilité civile, doit être considérée dans le contexte du droit général de la responsabilité pour négligence». Il semble donc qu'on peut tenir compte des dispositions susmention- nées de la Loi pour établir l'existence d'un des élé- ments fondamentaux de la négligence—l'obligation de diligence.
La Loi fournit une forte preuve de l'existence d'une obligation de diligence de droit privé. Il me suffira d'ajouter qu'aucun élément de l'ensemble des relations Commission-producteur ne me porte à croire que ce serait nuire au but visé par la notion d'obligation (soit maintenir la responsabilité délic- tuelle dans les limites de la raison et du bon sens
commercial) que de conclure à l'existence d'une obli gation de diligence en l'espèce. Au contraire, la preuve a démontré que le rôle de la Commission dans l'application adéquate des dispositions de la Loi et du Règlement relatives aux permis et aux cautionne- ments était un élément essentiel du commerce cana- dien des grains. La politique qu'elle a adoptée à cette fin est inattaquable, puisqu'aucune preuve n'établit qu'elle n'a pas constitué un exercice raisonnable de son pouvoir discrétionnaire réel. Je suis convaincu qu'une relation de proximité comme celle qui entraîne une obligation de diligence de droit privé a été créée.
Parce que les préjudices visés sont de nature finan- cière plutôt que matérielle, l'appelante demande à la Cour d'étudier des facteurs supplémentaires comme fondements valides de l'exclusion d'une obligation de diligence. Elle invoque à cette fin les décisions récentes du Conseil privé dans l'affaire Yuen Kun Yeu v. Attorney -General of Hong Kong, [1988] A.C. 175 (mentionnée dans l'arrêt Just, précité) et l'arrêt Davis v. Radcliffe, [ 1990] 2 All ER 536 (P.C.).
Les facteurs invoqués sont les suivants. En premier lieu, les intimés appartenaient à une catégorie vaste et changeante de personnes à titre de producteurs de grains faisant affaire avec un titulaire de permis. En deuxième lieu, la Commission n'était pas en mesure de contrôler les opérations commerciales quoti- diennes du tiers titulaire de permis. En troisième lieu, la possibilité pour la Commission de découvrir les faiblesses financières du titulaire de permis et l'insuf- fisance de la garantie était limitée par la nature du problème, qui était fluide et fluctuant. En dernier lieu, le pouvoir de la Commission d'exiger d'un titu- laire de permis financièrement précaire qu'il accroisse sa garantie était de nature quasi-judiciaire. Selon l'appelante, ces facteurs devraient amener la Cour à conclure que la relation entre la Commission et les intimés n'était pas suffisamment étroite pour entraîner une obligation de diligence.
De plus, selon l'appelante, puisque les fonctions déléguées à la Commission sous le régime de la Loi devaient être exercées dans l'intérêt public en géné- ral, comme l'a déclaré cette Cour dans l'arrêt Saskat- chewan Wheat Pool, précité, les décisions que devaient prendre la Commission à l'égard de la suffi-
sauce de la garantie étaient «délicates», pour repren- dre une expression employée par lord Keith dans l'ar- rêt Yuen Kun Yeu et par lord Goff dans l'arrêt Davis. Comme je l'ai déjà dit, l'arrêt Saskatchewan Wheat Pool n'appuie pas la prémisse sur laquelle se fonde cette prétention.
Il se peut fort bien que des facteurs comme ceux que l'appelante suggère doivent être étudiés et éva- lués dans une espèce appropriée. Toutefois, je ne suis pas convaincu qu'ils puissent nous aider à déterminer l'existence d'une obligation de diligence dans les cir- constances de l'espèce. Dans les affaires Yuen Kun Yeu et Davis, il s'agissait de pertes financières subies par des déposants par suite de l'écroulement d'une institution financière réglementée et, particulière- ment, en raison de l'omission prétendument négli- gente de l'organisme de réglementation de déceler le problème et de prendre en temps opportun des mesures correctives comme la révocation d'un per- mis ou la radiation d'un enregistrement. Le cadre législatif de l'espèce diffère fondamentalement de celui qui s'appliquait à ces affaires. Dans ces der- nières, il est manifeste que les deux dispositions législatives accordaient un vaste pouvoir général de réglementation dans l'intérêt public, sans prévoir d'obligation de protéger les intérêts de membres d'un groupe particulier dans leurs relations avec un orga- nisme réglementé. Telle n'est pas la situation en l'es- pèce. Le Parlement a prévu expressément la protec tion des intérêts des membres d'un groupe défini—les détenteurs de documents—et ce, d'une façon particulière, c'est-à-dire en exigeant le dépôt d'une garantie à la satisfaction de la Commission et en assurant aux détenteurs de documents l'accès à des recours exercés soit indirectement, soit par action directe en vertu du paragraphe 38(2) de la Loi.
Dans un dernier argument, l'appelante invoque le fait qu'il s'agit en l'espèce d'une demande fondée sur un préjudice purement financier plutôt qu'un préju- dice matériel pour nier l'existence d'une obligation de diligence. Nous traiterons de façon distincte la question de l'indemnisation. S'il est parfois néces- saire, dans certaines circonstances, d'examiner à la présente étape la nature du préjudice visé comme un des facteurs, je ne suis pas convaincu qu'il y a lieu de le faire en l'espèce. Comme nous l'avons vu, l'exis- tence d'une obligation de diligence n'entraîne pas
automatiquement qu'un organisme gouvernemental soit tenu responsable. Dans l'affaire récente de Caparo Industries Plc. v. Dickman, [1990] 2 A.C. 605 (H.L.), lord Bridge a fait l'observation suivante,
à la page 627:
[TRADUCTION] Il ne suffit pas de se demander simplement si A a une obligation de diligence envers B. Il est toujours nécessaire d'établir la portée de l'obligation par rapport au type de dom- mage contre lequel A doit s'efforcer de protéger B.
Il est évident qu'un demandeur dans une telle action devra surmonter un certain nombre d'obstacles avant d'obtenir gain de cause. Eu égard à ce que je viens de dire quant à la protection accordée par la Loi aux «détenteurs de documents», il ne faudrait pas écarter une obligation de diligence du seul fait que le préjudice visé par la demande est de nature purement financière, tout particulièrement lorsque les préju- dices contre lesquels la Loi veut prémunir sont préci- sément de cette nature.
J'aborde le point suivant. Le seul fait de conclure en l'existence d'une obligation de diligence n'en- traîne pas inexorablement qu'un organisme gouver- nemental comme la Commission soit tenu responsa- ble de négligence. Ce principe a été ainsi expliqué par le juge Cory dans l'arrêt Just, précité, à la page
1236:
L'existence d'une obligation de diligence étant établie, il est nécessaire ensuite d'examiner deux questions pour décider si l'intimée peut être tenue responsable. En premier lieu, il faut examiner la législation applicable pour voir si elle impose à l'intimée une obligation d'entretenir ses routes ou si, subsidiai- rement, elle crée une exonération de responsabilité en cas de défaut d'entretien. En second lieu, il faut se demander si la pro vince est exonérée de toute responsabilité au motif que le sys- tème des inspections, notamment leur fréquence et leur qualité, constitue une décision de «politique» émanant d'un organisme gouvernemental.
J'ai déjà conclu que la Loi impose à la Commission l'obligation de s'assurer qu'un niveau de garantie adéquat est maintenu par les détenteurs de permis. La Loi ne prévoit aucune exonération de responsabilité
en cas d'inexécution de cette obligation.
Existe-t-il d'autres motifs pour exonérer la Com mission de son obligation de diligence? Le juge Cory a exposé de façon assez détaillée les motifs de «poli- tique» permettant d'exonérer un organisme gouver- nemental, dans l'arrêt Just, précité aux pages 1237 à 1244. Il a examiné la distinction entre une décision
de «politique» et une décision «opérationnelle», et en a énoncé ainsi, à la page 1239, le motif sous-jacent:
Les fonctions du gouvernement et des organismes qui en dépendent se sont multipliées de façon phénoménale depuis le début du siècle. Les organismes gouvernementaux ont souvent représenté, et représentent encore aujourd'hui, le meilleur moyen, à vrai dire le seul moyen, de protéger le public dans les multiples situations difficiles auxquelles il est confronté. Il peut s'agir de la distribution ou de la fabrication de produits alimentaires ou pharmaceutiques, de production d'énergie, de protection de l'environnement, de transport et de tourisme, de prévention des incendies ou de construction. En raison de la complexité croissante de la vie, les organismes gouvernemen- taux interviennent dans presque tous les aspects du quotidien. Cette présence gouvernementale accrue a donné naissance à des incidents qui auraient entraîné une responsabilité civile délictuelle s'ils étaient survenus entre particuliers. L'immunité gouvernementale initiale en matière de responsabilité délic- tuelle était devenue intolérable. C'est pourquoi des lois ont été adoptées pour imposer de façon générale à la Couronne la res- ponsabilité de ses actes comme si elle était une personne. Cependant, la Couronne n'est pas une personne et elle doit pouvoir être libre de gouverner et de prendre de véritables décisions de politique sans encourir pour autant une responsa- bilité civile délictuelle. On ne saurait, par contre, restaurer l'immunité complète de la Couronne en qualifiant de «poli- tique» chacune de ses décisions. D'où le dilemme qui a donné lieu à l'incessante bataille judiciaire autour de la différence entre «décision de politique» et «décision opérationnelle». La distinction sera particulièrement difficile à faire dans les cas on peut s'attendre à des inspections gouvernementales.
Le juge Cory, dans l'arrêt Just, précité, a souligné l'importance d'établir une ligne de démarcation entre le «politique» et l'«opérationnel», aux pages 1240 et 1241:
La nécessité d'établir une distinction entre une décision de politique gouvernementale et sa mise en oeuvre opérationnelle est donc évidente. Les véritables décisions de politique devraient être à l'abri des poursuites en responsabilité délic- tuelle, de sorte que les gouvernements soient libres de prendre leurs décisions en fonction de facteurs sociaux, politiques ou économiques. Cependant l'application de ces décisions peut fort bien engager la responsabilité. Sur quels principes direc- teurs les tribunaux peuvent-ils donc s'appuyer pour faire cette distinction entre le politique et l'opérationnel?
Après avoir cité abondamment des extraits des motifs du juge Mason de la Haute Cour de l'Australie dans l'arrêt Sutherland Shire Council y Heyman (1985), 60 A.L.R. 1, comme illustration de la façon d'établir cette distinction, le juge Cory a résumé la position jurisprudentielle qui prévaut actuellement au Canada lorsqu'il s'agit de déterminer la responsabilité d'un
organisme gouvernemental en matière de négligence, aux pages 1244 et 1245. Voici ce qu'il a dit au sujet de ce qui constitue une décision de «politique»:
Pour déterminer si une décision est une décision de politique, il ne faut pas oublier que de telles décisions sont généralement prises par des personnes occupant un poste élevé au sein de l'organisme mais qu'elles peuvent aussi émaner d'un échelon inférieur. La qualification de la décision dépend de sa nature et non de l'identité des acteurs. De façon générale, les décisions concernant l'allocation de ressources budgétaires à des minis- tères ou organismes gouvernementaux seront rangées dans la catégorie des décisions de politique. En outre, il ne faut pas oublier qu'une décision de politique peut être contestée sur le motif qu'elle n'a pas été prise dans l'exercice réel d'un pouvoir discrétionnaire. Si, après mûre considération, on conclut que l'organisme gouvernemental a une obligation de diligence et qu'il n'en est pas exempté parla loi ou la nature politique de sa décision, il faut procéder alors à l'analyse traditionnelle de la responsabilité délictuelle, et c'est la question de la norme de diligence requise de l'organisme gouvernemental qui doit alors être examinée.
La méthode et la qualité d'un système d'inspection font mani- festement partie de l'aspect opérationnel d'une activité gouver- nementale et doivent donc être évaluées dans le cadre de l'exa- men de la norme de diligence. À ce stade, la norme à respecter dans l'opération en cause doit être déterminée en fonction de toutes les circonstances, y compris par exemple les restrictions budgétaires et la possibilité de trouver le personnel qualifié et l'équipement nécessaire.
Je constate comme le juge de première instance que la politique de la Commission sur la façon de s'assurer que Memco avait donné une garantie suffi- sante à la date du renouvellement de son permis a été modifiée en 1981 par la substitution d'un système de vérification au système d' autosurveillance antérieur. La nouvelle politique prévoyait un accroissement de la fréquence et de l'efficacité des inspections effec- tuées par le personnel de la Commission, de même que le renforcement des ressources nécessaires pour procéder aux examens et aux inspections financiers. Un programme précis de vérifications à effectuer, notamment auprès de Memco, pendant l'année finan- cière courante de la Commission a également été adopté. La mise en oeuvre de cette nouvelle politique, comme en a conclu le juge de première instance, nécessitait un certain nombre de décisions opération- nelles. Je reconnais avec lui que ce sont ces dernières décisions qui, le cas échéant, pouvaient engager la responsabilité de la Commission. Il n'existe donc aucun fondement pour exonérer l'appelante de toute responsabilité du fait que les décisions prises seraient
des décisions de «politique». Il reste cependant à déterminer si l'appelante a respecté la norme de dili gence prévue dans la mise en oeuvre de la nouvelle politique.
Enfin, je n'accepte pas les arguments selon les- quels l'appelante était exonérée de toute responsabi- lité de droit privé parce que ses fonctions étaient qua- si-judiciaires ou analogues à des fonctions de police. Même si on peut soutenir que certains des pouvoirs de la Commission pourraient être ainsi qualifiés, les actes et les omissions reprochés par les intimés n'en font pas partie.
J'aborde maintenant la question de savoir si la Commission a satisfait à la norme de diligence pré- vue dans la mise en oeuvre de la nouvelle politique.
La norme de diligence
Il me semble que la juste norme de diligence qui doit être appliquée se résume à la question de savoir si la Commission a agi de façon raisonnable compte tenu de toutes les circonstances. Cela semble s'accor- der avec les opinions exprimées par le juge Cory dans l'arrêt Just, précité, à la page 1244:
Prenons le cas un organisme gouvernemental assume indé- niablement une obligation de diligence envers un particulier dont il n'est pas exempté en raison soit d'une disposition légis- lative, soit du fait qu'il s'agit d'une vraie décision de politique. Dans cette hypothèse, l'obligation de diligence qu'assumerait l'organisme gouvernemental serait identique à celle qu'ont les particuliers entre eux. Néanmoins la norme de diligence impo sée à la Couronne pourrait ne pas être la même que celle qu'on exige d'un particulier. Ainsi, on s'attend à ce qu'une personne entretienne raisonnablement son trottoir ou son allée, tandis qu'un organisme gouvernemental, comme l'intimée, peut être responsable de l'entretien de centaines de kilomètres de routes. Il se peut que la fréquence et la nature des inspections requises du particulier diffèrent de celles exigées de la Couronne. Dans chaque cas, la fréquence et la méthode doivent être raison- nables compte tenu de toutes les circonstances. L'organisme gouvernemental devrait pouvoir démontrer qu'au regard de la nature et de l'ampleur du risque, son système d'inspection était raisonnable compte tenu de toutes les circonstances, y compris les limites budgétaires, le personnel et l'équipement dont il dis- posait, et qu'il a satisfait à la norme de diligence qui lui était imposée.
Le juge a ajouté ce qui suit, à la page 1247:
Cette manière d'aborder la question est équitable tant pour l'organisme gouvernemental que pour le poursuivant. L'exis- tence d'une obligation de diligence et l'absence d'exemption ayant été établies, le procès permettra de déterminer si l'orga-
nisme gouvernemental a respecté la norme de diligence requise. À ce stade, le système et les méthodes d'inspection pourront faire l'objet d'un examen, compte tenu cependant des restrictions budgétaires imposées et du personnel et de l'équi- pement disponibles pour effectuer une telle inspection.
Manquement à la norme
La Commission a-t-elle agi raisonnablement compte tenu de toutes les circonstances? L'appelante prétend qu'un manque de ressources financières et humaines a nui à la mise en œuvre par la Commis sion de son nouveau programme de vérification et, de façon plus précise, retardé la vérification de Memco. Le juge de première instance n'a pas retenu cette pré- tention. Après un examen approfondi de la preuve et des conclusions, je suis en mesure de partager son opinion. Parmi les douze titulaires de permis qui devaient faire l'objet d'une vérification, on avait décidé dès le départ d'accorder la priorité aux deux titulaires auxquels M. Blackwell avait attribué la cote «E» et à celui à qui il avait attribué la cote «D» parce que ces trois vérifications étaient considérées plus urgentes et qu'elles donnaient à la Commission l'oc- casion de mettre son nouveau programme à l'essai. Les demandes de crédits pour la vérification présen- tées par la section des permis et des cautionnements en septembre 1981 ont reçu une réponse positive et rapide. En novembre 1981, par suite de la décision de procéder à des vérifications supplémentaires, les commissaires ont à nouveau approuvé rapidement la demande des crédits nécessaires. Ce fut également le cas lorsqu'une demande de crédits a été présentée en février 1982 pour la vérification de Memco. En fait, comme l'a déclaré le commissaire en chef en réponse à une question de la Cour, chaque fois que le direc- teur administratif a fait valoir la nécessité d'accorder des crédits [TRADUCTION] «pour retenir les services de vérificateurs ... cela a été approuvé» 10 .
Il semble également que le manque de personnel n'était pas un facteur. La preuve indique que le retard mis à effectuer la vérification de Memco découlait de décisions prises par le personnel des permis et des cautionnements d'accorder la priorité à la vérification et l'inspection d'autres titulaires de permis après la conclusion des vérifications menées par le Bureau des services de vérification à l'automne 1981. Le
10 Débats de première instance, vol. 9, à la p. 1553, lignes 9 à 14.
juge de première instance a conclu à la lumière des faits que Memco avait été «reporté» sur les listes de priorité. Il s'agissait d'une question qu'il pouvait trancher à partir de la preuve et je ne puis voir aucun motif qui justifierait la réformation de sa conclusion. Après une période de négociations, la Commission et le Bureau des services de vérification ont signé une lettre d'entente datée du 16 décembre 1981 qui [TRA- DUCTION] «établit les listes de priorité des titulaires de permis que votre Commission désire soumettre à une vérification» 11 et Memco figurait en deuxième position. Un autre titulaire de permis, Weyburn Inland Terminals Ltd., figurait en huitième position. Toutefois, le 21 décembre 1981, la Commission a avisé les vérificateurs de sa décision [TRADUCTION] «d'accorder ... la priorité» à Weyburn et à un autre titulaire de permis 12 . En date du 18 février 1982, les vérificateurs avaient terminé la vérification de Wey- burn et de quatre autres titulaires de permis. Par con- tre, Memco n'avait pas encore fait l'objet d'une véri- fication même si l'on estimait que la vérification devait être menée [TRADUCTION] «sans plus tarder» 13 . De plus, bon nombre d'inspections ont été menées par des membres du personnel des permis et des cau- tionnements de la Commission dans le cadre du nou- veau programme de vérification, et M. Blackwell a lui-même été affecté à quatre inspections à un coût approximatif de 2 500 $. Pendant tout ce temps-là, la Commission n'a ni vérifié, ni inspecté, ni visité, ni même contacté Memco entre août 1981 et la mi-fé- vrier 1982, en dépit de sa situation financière précaire dont avait fait état le rapport de M. Blackwell, avec le résultat que, lorsque M. Bolen a finalement procédé à une inspection de Memco en mars 1982, la mort pré- maturée de Memco et les pertes qu'elle devait entraî- ner pour les intimés étaient devenues inévitables.
Je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'examiner en détail la preuve sur laquelle le juge de première ins tance s'est fondé pour conclure que l'appelante n'avait pas respecté la norme de diligence. Il me suf- fira de souligner un élément à titre indicatif. Il peut sembler anodin en lui-même, mais pris dans le con- texte global, il est révélateur. Les montants corres- pondant au total de Memco, qui, en vertu du
11 Dossier d'appel, annexe commune, vol. 3, aux p. 375 et 376 (pièce 126).
12 Ibid., à la p. 378 (pièce 127).
13 Ibid., à la p. 405 (pièce 144).
Règlement, doivent faire l'objet d'un rapport men- suel, n'étaient pas vérifiés par des déclarations offi- cielles ainsi que l'exige le Règlement. Cette exigence n'a pas été respectée pendant des mois et des années. La Commission semblait se satisfaire de rapports «certifiés» qui, au dire de l'appelante aujourd'hui, donnaient une image trompeuse de la réalité. C'était effectivement le cas. Si la Commission avait insisté pour que cette exigence importante soit respectée, elle aurait peut-être obtenu communication de rensei- gnements exacts dans les rapports, ce qui lui aurait permis d'avoir en temps opportun une image plus claire de la situation financière de Memco et de la nécessité d'accroître la garantie exigée.
La Commission est accusée de négligence princi- palement pour n'avoir rien fait, dans la mise en oeuvre de cette politique, pour exiger une augmenta tion du niveau de garantie au cours des six mois qui ont suivi le moment où, durant l'été 1981, on a claire- ment porté à son attention la situation financière pré- caire du titulaire de permis. Je trouve, comme le juge de première instance, que la Commission a finale- ment fait trop peu et agi trop tard en mars 1982. Il ressort clairement des conclusions du juge de pre- mière instance que la négligence qu'il a reconnue ne consistait pas en un seul acte ni en une seule omis sion, à un moment précis, mais qu'elle était effective- ment cumulative. Je n'ai aucun doute sur le bien-fondé de sa conviction que la situation finan- cière de Memco était irrémédiable au moment M. Bolen a procédé à son inspection en mars 1982, et qu'il ne servait pratiquement à rien d'insister par la suite pour que soient respectées les demandes d'aug- mentation des garanties, ou de rendre un arrêté sous le régime du paragraphe 38(1) de la Loi. Les dés étaient jetés. On ne peut toutefois en dire autant de l'omission de prendre des mesures avant cette date, et particulièrement avant comme après la délivrance du permis de Memco pour la campagne agricole de 1981-1982, le 7 août 1981.
Je suis convaincu que l'appelante n'a pas respecté la norme de diligence applicable.
Lien de causalité
J'aborde maintenant la question du lien de causa- lité. Dans toute demande de dommages-intérêts fon-
dée sur la négligence, comme l'a fait remarquer lord Reading, J.C., dans l'arrêt Munday (J.R.) Ld. v. Lon- don County Council, [1916] 2 K.B. 331 (C.A.), à la page 334:
[TRADUCTION] La seule négligence ne donne pas une cause d'action, ni le seul dommage; les deux doivent coexister.
L'appelante prétend que le juge de première ins tance a commis une erreur en concluant que la négli- gence de l'appelante a causé les préjudices subis par les intimés. Dans sa conclusion, le juge a appliqué le critère de «l'essentiel» et dit à la page 40: «la partie défenderesse sera tenue responsable... dans les cas le préjudice ne serait pas survenu, n'eût été de la violation par la partie défenderesse d'un devoir de prudence».
Le juge de première instance a ensuite dit ce qui suit, à la page 40 de ses motifs:
À mon sens, il est clair, d'après la preuve présentée au procès, que la violation par la Commission de son devoir (c.-à-d. assu- rer l'existence d'une garantie suffisante ou prendre des mesures visant à accroître la garantie à une date antérieure) a exposé de façon négligente les demandeurs et d'autres produc- teurs de grains aux pratiques financièrement irresponsables de Memco. Il est également évident que la Commission aurait pu remédier à cette menace imminente (c.-à-d. en menant une vérification professionnelle dès qu'elle a été mise au courant de la mauvaise situation financière de Memco et en demandant une augmentation de la garantie), n'eût été de la négligence des fonctionnaires de la Commission lors de l'exécution de leur mandat d'origine législative et de leur devoir de prudence reconnu en common law envers les producteurs de grains.
Il semble juste de dire que cette conclusion était fon-
dée sur une inférence que le juge de première ins tance a tirée de la très abondante preuve produite devant lui.
L'appelante fait valoir qu'il n'existait aucune preuve ou qu'il y avait insuffisance de la preuve pro- duite par les intimés pour démontrer que le niveau des montants dus aux producteurs de grains aurait pu être décelé si une vérification du titulaire de permis avait été effectuée auparavant, qu'une meilleure ins pection en mars 1982 aurait évité les préjudices ou qu'une demande ou un arrêté antérieurs exigeant la production d'une garantie supplémentaire auraient été respectés, et que les éléments de preuve produits ne permettaient pas de conclure directement ou par infé- rence que la négligence de la Commission avait causé le préjudice subi par les intimés.
Les principes du lien de causalité dans une action fondée sur la négligence ont été examinés et expliqués récemment par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311. Comme cet arrêt l'affirme à nouveau à la page 320, le demandeur doit démontrer d'après une prépondé- rance des probabilités que, n'eût été la conduite délic- tueuse du défendeur, il n'aurait pas subi le préjudice reproché. Le juge Sopinka, qui a rendu le jugement de la Cour, a défini en ces termes, à la page 326, la notion de causalité:
La causalité est une expression du rapport qui doit être constaté entre l'acte délictueux et le préjudice subi par la victime pour justifier l'indemnisation de celle-ci par l'auteur de l'acte délic- tueux.
Dans l'affaire Snell, qui portait sur une blessure, il s'agissait de déterminer si la négligence du médecin avait causé le préjudice ou s'il existait une autre cause. L'arrêt reflète la souplesse obtenue en vertu des principes de la causalité, non par la modification de l'attribution du fardeau ultime de la preuve, mais plutôt par l'adoption [TRADUCTION] «d'une façon déci- sive et pragmatique d'aborder les faits fondamentaux incontestés de l'affaire» (lord Bridge dans l'arrêt Wilsher v. Essex Area Health Authority, [1988] A.C. 1074 (H.L.), à la page 1090). La Cour a conclu que même si elle ne pouvait être démontrée à partir d'une opinion médicale positive, la preuve du lien de causa- lité pouvait être déduite des circonstances, par l'ap- plication du bon sens, lorsque le défendeur n'a pro- duit aucun élément de preuve contraire. Il semble que ces principes soient également applicables à d'autres affaires que celles qui sont fondées sur la négligence professionnelle du médecin, dans des cas appropriés. Ces principes peuvent-ils aider à prouver le lien de causalité en l'espèce?
L'appelante prétend que le lien de causalité n'a pas été démontré d'après une prépondérance des probabi- lités par les intimés, et que par conséquent le juge de première instance a commis une erreur en concluant que la négligence de l'appelante avait causé le préju- dice, conclusion que l'avocat a décrite comme pure [TRADUCTION] «spéculation et conjecture». Il me semble toutefois qu'il s'agit d'une affaire dans laquelle le juge était fondé à conclure, en déduisant le lien de causalité des circonstances prouvées, que n'eût été la négligence de l'appelante en ce qu'elle a
omis d'exiger une garantie suffisante, les préjudices subis par les intimés auraient pu être évités. L'appe- lante n'a produit aucun élément de preuve contraire —malgré sa meilleure connaissance des opérations du titulaire de permis—pour établir qu'une demande ou un arrêté antérieurs n'auraient pas entraîné une augmentation de la garantie exigée.
Je me référerais de plus à l'arrêt Kamloops (Ville de) c. Nielsen et autres, [1984] 2 R.C.S. 2, la Cour a étudié la question du lien de causalité dans une action fondée sur la négligence intentée contre un organisme public. Le demandeur poursuivait la ville de même que le constructeur et le vendeur d'une mai- son qui avait été construite sur des fondations inadé- quates. La ville ne s'étant pas acquittée de son obli gation d'inspecter l'immeuble en temps opportun, la construction s'était poursuivie.- On a prétendu que la cause du préjudice subi par le demandeur était la négligence du constructeur et que, partant, la négli- gence de la ville n'en était pas la cause. Le juge Wil- son n'a pas accueilli cette prétention, dans les motifs qu'elle a prononcés au nom de la majorité, à la page 15:
Il ne s'agit pas d'un pouvoir que la ville a décidé d'exercer, mais qu'elle a exercé de façon négligente. Il s'agit d'un cas d'obligation à laquelle la ville est tenue envers le demandeur, qui satisfait au critère du lien entre les parties énoncé par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns. La responsabilité de la ville énoncée dans le règlement consistait à examiner soigneuse- ment les travaux du constructeur et à protéger le demandeur contre les conséquences de toute négligence dans leur exécu- tion. Dans ces circonstances, on ne peut à mon avis prétendre que le manquement de la ville à son obligation ne constitue pas une cause. La négligence du constructeur est vraiment fonda- mentale. Il a construit les fondations inadéquates. Mais la ville, dont l'obligation consistait à veiller à ce qu'on y remédie, a autorisé la construction de l'édifice sur ces fondations. La négligence de la ville dans ce cas a été de manquer à son obli gation de protéger le demandeur contre la négligence du cons- tructeur.
De la même façon, on peut dire en l'espèce que l'appelante aurait pu empêcher que les intimés ne subissent des préjudices, n'eût été de sa négligence dans l'exécution de son obligation de surveillance du niveau de la garantie. Je ne veux pas laisser entendre par que l'appelante avait l'obligation d'assurer un niveau de garantie tel qu'une personne qui se trouve- rait dans la situation des intimés puisse, en toutes les circonstances, récupérer la totalité des sommes dues par le titulaire d'un permis, puisque la norme de dili-
gence était d'agir avec une diligence raisonnable dans les circonstances. A supposer que cette nonne ait été respectée et que le niveau de la garantie produite à un moment donné ait été insuffisant, les détenteurs de documents ne pourraient s'attendre à recouvrer de l'appelante le solde manquant. Par contre, comme les intimés ne pouvaient recouvrer ces sommes du débi- teur original et que la négligence de l'appelante les empêche de recouvrer sur la garantie la totalité de leurs pertes, ils devront absorber l'insuffisance si l'appelante est dégagée de toute responsabilité, nonobstant le fait que le sinistre même contre lequel ils devaient être protégés au moyen de la garantie s'est produit. A mon avis, les préjudices qu'ils ont subis étaient raisonnablement prévisibles et décou- laient directement de cette négligence; en d'autres termes, cette négligence a constitué la cause des pertes subies par les intimés.
Je ne modifierais pas la conclusion tirée par le juge de première instance en ce qui a trait au lien de cau- salité.
Préjudice purement financier
Il est maintenant nécessaire de déterminer si le préjudice subi par les intimés peut faire l'objet d'une indemnisation nonobstant le fait qu'il soit purement financier. J'ai déjà mentionné la nature du préjudice comme un facteur dont on peut tenir compte pour éta- blir l'existence d'une obligation de diligence. Dans les arrêts anglais récents, on considère généralement que ce facteur a des incidences sur l'existence d'une obligation de diligence ou sur la portée de celle-ci. Toutefois, selon l'arrêt Just, précité, il faut au préala- ble que soit établie l'existence à première vue d'une obligation de diligence. Puisque j'ai conclu en l'exis- tence d'une telle obligation, je dois aborder la deuxième étape du critère établi dans l'arrêt Anns pour déterminer «s'il existe des motifs de reje- ter ... les dommages qui peuvent découler de l'inexécution de cette obligation». Le résultat final serait apparemment le même, que la question soit posée en termes d'obligation ou d'éloignement du dommage.
Dans l'arrêt Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1990] 3 C.F. 114 (C.A.), porté en appel devant la Cour suprême du Canada, la Cour a procédé à un examen
assez approfondi de la question de la réparation du préjudice purement financier et bon nombre des déci- sions qu'elle a passées en revue sont pertinentes en l'espèce. Les deux affaires ne sont toutefois pas iden- tiques. Cette affaire portait sur une action fondée sur la négligence, intentée par une partie à un contrat d'utilisation d'un pont contre un tiers dont le navire était entré en collision avec le pont, ainsi rendu inuti- lisable pendant un certain temps pour la demande- resse. La présente espèce n'a rien en commun avec cette affaire. Elle s'apparente davantage à la situation visée par l'arrêt Ville de Kamloops, précité, dans laquelle la Cour a conclu que la ville était coupable de négligence à l'égard d'un préjudice purement financier parce qu'elle ne s'était pas aperçue, par défaut d'inspection, qu'une maison n'était pas cons- truite sur de bonnes fondations (comme l'exigeait le règlement municipal), et qu'elle avait négligé de faire respecter l'ordonnance d'arrêt des travaux rendue contre le constructeur. La Cour suprême du Canada a conclu à la majorité qu'une perte purement financière pouvait donner lieu à réparation si, pour reprendre les mots du juge Wilson à la page 35, «selon l'interpréta- tion de la loi, il s'agit d'un type de perte que la loi vise à prévenir».
La question de la réparation d'un préjudice pure- ment financier dans une action de ce type demeure toujours une question judiciaire très controversée qui n'a pas encore été réglée définitivement dans notre pays. Traditionnellement, à quelques exceptions près, les tribunaux ont jugé que le préjudice financier n'est réparable que si la négligence qui lui a donné lieu a également causé des pertes ou dommages matériels.
Depuis une dizaine d'années, la question a été por- tée à l'attention de la Cour suprême du Canada dans des affaires précises. Dans l'arrêt Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works et autre, [1974] R.C.S. 1189, la Cour a accepté l'attribution de dommages-intérêts pour une perte purement écono- mique en se fondant sur le principe établi dans l'arrêt Hedley Byrne & Co. Ltd. v. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465 (H.L.); dans l'arrêt Ville de Kam- loops, précité, l'indemnisation a également été accor- dée, comme je l'ai indiqué. Par contre, dans l'arrêt B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] 1 R.C.S.
228, la Cour a refusé d'accorder la réparation d'un tel préjudice 14 .
Cette question a été soulevée à l'occasion de diver- ses affaires dont ont été saisis la Chambre des lords et le Conseil Privé, de même que des cours d'instance supérieure en Australie et en Nouvelle-Zélande: voir, par exemple, Murphy, précité; Davis, précité; Caparo, précité; D. & F. Estates Ltd. v. Church Comrs. for England, [1989] 1 A.C. 177 (H.L.); Yuen Kun Yeu, précité; Curran v. Northern Ireland Co -ow nership Housing Association Ltd., [1987] A.C. 718 (ILL.); Peabody Donation Fund (Governors of) v. Sir Lindsay Parkinson & Co. Ltd., [1985] A.C. 210 (H.L.); Sutherland Shire Council, précité; Junior Books Ltd. v. Veitchi Co. Ltd., [1983] A.C. 520 (H.L.); Bowen v Paramount Builders (Hamilton) Ltd, [1977] 1 NZLR 394 (C.A.). Voir aussi Candlewood Navigation Corp. Ltd. v. Mitsui O.S.K. Lines Ltd. («The Mineral Transporter»], [1986] A.C. 1 (P.C.); Leigh and Sillavan Ltd. v. Aliakinon Shipping Co. Ltd., [1986] A.C. 785 (H.L.).
Dans l'arrêt Murphy, précité, la Chambre des lords a rejeté une demande de réparation d'un préjudice purement financier intentée contre une ville dans une action fondée sur la négligence parce qu'il n'était embrassé par la portée d'aucune obligation de dili gence. Le jugement a soulevé de nombreux débats dans les milieux juridiques 15 . Le demandeur était l'occupant d'une maison dont les murs de fondation se sont crevassés après que les plans de construction eurent été approuvés négligemment par un expert indépendant sur l'avis duquel la ville s'est fondée pour autoriser les plans. Selon lord Keith, à la page 469, permettre l'indemnisation [TRADUCTION] «ouvri- rait la porte à une gamme trop vaste de demandes». Même s'il partageait la même opinion, lord Oliver a reconnu dans ses motifs, à la page 485, que [TRADUC-
14 Voir aussi Agnew-Surpass Shoe Stores Ltd. c. Cummer- Yonge Investments Ltd., [1976] 2 R.C.S. 221, motifs du juge Pigeon, à la p. 252; Haig c. Bamford et autres, [1977] 1 R.C.S. 466; Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147.
15 Voir par exemple Fleming, «Requiem for Anns» (1990), 106 L.Q. Rev. 525; Cooke, «An Impossible Distinction» (1991), 107 L.Q. Rev. 46; Negligence after Murphy v. Brentwood D.C., Legal Research Foundation, University of Auckland (7 mars 1991); Symposium on Recent Developments on Liability For Economic Negligence, parrainé par le Cana- dian Business Law Journal et la Faculté de droit de l'Univer- sité de Toronto (19 avril 1991).
TION] «le seul fait que l'unique préjudice subi par le demandeur dans une action en dommages-intérêts fondée sur la négligence soit de nature financière ou «économique» n'entraîne pas nécessairement le rejet de sa demande». En adoptant l'attitude d'élargisse- ment progressif reflétée dans l'arrêt Murphy, il a estimé que la réparation d'un préjudice purement financier ne serait possible que si la confiance au sens de l'arrêt Hedley Byrne, précité, le mettait à l'inté- rieur du champ d'application de l'obligation de dili gence.
Toutefois, lord Oliver a aussi reconnu, à la page 486, qu'il ne fallait pas [TRADUCTION] «nécessaire- ment supposer que les affaires de confiance formaient la seule catégorie possible d'affaires dans lesquelles peut exister l'obligation de diligence raisonnable pour éviter ou empêcher une perte financière»; il a cité à titre d'exemples Morrison Steamship Co., Ld. v. Greystoke Castle (Cargo Owners), [1947] A.C. 265 (H.L.) et Ross v. Caunters, [1980] Ch. 297 (Ch.D.). Il a ensuite souligné, à la page 487, que pour qu'une perte financière soit qualifiée de préjudice quasi délictuel.
[TRADUCTION] ... il est nécessaire de trouver un facteur en plus de la seule existence de la perte et du fait qu'on pouvait prévoir qu'elle se produise. Par conséquent, la qualification d'un dom- mage comme financier sert au moins à indiquer qu'il faut quelque chose de plus ... [C'est moi qui souligne.]
En cherchant ce «quelque chose de plus», à la page 490, lord Oliver ne pouvait rien trouver dans la loi pertinente qui puisse [TRADUCTION] «même suggérer que l'objet de la Loi était de protéger les propriétaires des immeubles contre un préjudice financier».
Le facteur qui permet de distinguer la présente espèce provient du fait qu'un des buts visés par la Loi sur les grains du Canada est la protection des per- sonnes qui se trouvent dans la situation des intimés à titre de «détenteurs de documents». Selon moi, il existe une très grande différence entre l'obligation d'assurer la qualité d'un immeuble construit à des fins d'habitation humaine par des acquéreurs ou des occupants successifs, et celle d'assurer le dépôt d'une garantie suffisante conformément à des dispositions législatives précises. L'alinéa 36(1)c) énonce ce but clair et évident. Les «engagements» dont le Parle- ment voulait assurer la protection ne pouvaient être que les engagements relatifs «aux versements de
fonds ou à la livraison de grains» ou, en d'autres mots, relatifs à une perte de nature financière, pécu- niaire ou purement économique. Je suis convaincu que les préjudices des intimés sont réparables nonob- stant le fait qu'ils sont purement financiers.
Négligence concourante
Le juge de première instance a rejeté les alléga- tions de l'appelante suivant lesquelles les dommages résultent de la négligence ou de la faute partagée des intimés qui ont conclu avec Memco des ententes d'établissement reporté des prix, retardant ainsi le moment de la vente et du paiement effectif. Une fois le prix devenu exigible, Memco n'était pas en mesure de payer.
Les raisons pour lesquelles le juge de première ins tance a rejeté la prétention de l'appelante figurent à la page 41 de ses motifs de jugement:
La preuve n'appuie pas les allégations de la défenderesse. Il n'y a aucune preuve indiquant que la Commission désapprou- vait officiellement les pratiques d'établissement reporté des prix ou qu'elle jugeait ces pratiques non couvertes par les dis positions relatives à la garantie. En ce qui a trait aux deman- deurs, ces opérations représentaient une partie des engage ments de Memco qui, en cas de faillite de cette dernière, seraient couverts par la garantie détenue par la Commission. La Commission n'a donné aucun signe indiquant que tel n'était pas le cas et, lorsque Donald Bradly, ex-employé de Memco, a demandé à M. Grant Bolen, de la Commission, si la garantie était suffisante, M. Bolen a répondu que la garantie était suffi- sante pour assurer le respect des engagements en cours.
L'appelante soutient qu'il y a eu manquement de la part du juge de première instance en ce qu'il n'a pas examiné la conduite des particuliers intimés. Ceux-ci, dit-elle, auraient exiger le paiement du prix d'achat au moment de la livraison ou dans un délai raisonnable. En ne le demandant pas, ils se sont à tout le moins rendus coupables de négligence concou- rante. Qui plus est, ils ne devraient pas pouvoir tirer parti du régime législatif prévu quand leurs actes équivalaient à renoncer à une garantie.
Je ne puis accepter ces allégations. Les intimés étaient les bénéficiaires du système de garantie, non les débiteurs. La preuve confirme la conclusion du juge de première instance selon laquelle la pratique des prix différés était bien établie et que la Commis sion elle-même en était parfaitement au fait. À titre de producteurs primaires dont le statut a fait l'objet
d'une reconnaissance particulière du législateur et qui n'ont pas voix à l'octroi des permis d'exploitant d'élévateur, les intimés étaient raisonnablement justi- fiés de se fier à cette garantie. De plus, comme le dit le juge de première instance dans l'extrait précité: «En ce qui a trait aux demandeurs, ces opérations représentaient une partie des engagements de Memco qui, en cas de faillite de cette dernière, seraient cou- verts par la garantie détenue par la Commission».
Je ne vois donc aucune raison de limiter la large protection dont jouissent les «détenteurs de docu ments», en vertu de l'alinéa 36(1)c) de la Loi, relati- vement aux «engagements» non respectés de Memco. À mon avis, les intimés n' ont pas eux-mêmes causé leur préjudice pas plus qu'ils n'y ont contribué.
Dommages-intérêts
Enfin, j'en viens à cette partie du préjudice qui, selon l'appelante, ne peut en aucun cas être indemni- sée. Il s'agit de la différence entre le prix du grain initialement convenu au moment de la livraison et le prix ultérieurement relevé suivant entente entre le vendeur et l'acheteur.
Comme je l'ai fait observer au nom de la majorité de cette Cour dans l'arrêt R. c. CAE Industries Ltd., [1986] 1 C.F. 129, aux pages 173 et 174:
Il n'appartient évidemment pas à cette Cour siégeant en appel d'évaluer les dommages-intérêts car si elle agissait ainsi, elle enlèverait au juge de première instance cette fonction qui lui revient de plein droit. Il a déjà été statué à plusieurs reprises qu'une cour d'appel ne devrait pas infirmer la décision d'un juge de première instance quant au montant des dommages-in- térêts pour la simple raison qu'elle estime que, si elle avait été saisie de l'affaire en première instance, elle aurait accordé une somme inférieure ou supérieure. Pour que la cour soit justifiée d'infirmer la décision du juge de première instance quant à son évaluation des dommages-intérêts, il faut démontrer qu'il s'est fondé sur un principe erroné. (Voir par exemple Guerin et autres c. La Reine et autre, [1984] 2 R.C.S. 335; (1985), 55 N.R. 161, le juge Dickson aux pages 390 et 391 R.C.S.; 178 N.R.; et le juge Wilson à la page 364 R.C.S.; 191 N.R.; Nance v. British Columbia Electric Ry. Co. Ltd., [1951] A.C. 601 (P.C.), à la page 613; Flint v. Lavell, [1935] 1 K.B. 354 (C.A.), le lord juge Greer à la page 360.)
Le problème que soulève l'appelante n'a pas été tranché explicitement en première instance. À mon avis, toutefois, la solution se trouve dans les termes mêmes de la Loi, et particulièrement dans ceux de
l'alinéa 36(1)c). Quoiqu'on puisse donner au passage «tous les engagements envers les détenteurs de docu ments, relatifs au versement de fonds ou à la livraison de grains» une interprétation étroite pour faire en sorte que soient visées les obligations dans leur seule forme initiale, je ne vois rien qui justifie cette solu tion. Les dettes ne sont recouvrables que si elles entrent dans la définition du terme «engagements». Or, j'estime que c'est le cas en l'espèce. Que le prix soit celui fixé à l'origine ou le prix finalement con- venu ne change rien. Je suis d'accord avec le juge de première instance pour conclure que la Commission était elle-même pleinement au courant de l'existence ponctuelle de ces ententes de relèvement des prix. A mon avis, cette portion du prix de vente ne devant pas être exclue des dommages-intérêts, le juge de pre- mière instance n'a pas commis d'erreur de principe dans son évaluation.
En définitive, je suis d'avis de rejeter l'appel.
APPEL INCIDENT
J'en viens aux questions soulevées dans l'appel incident. La première est celle de savoir si le juge de première instance a commis une erreur en déduisant de la réclamation de chacun des intimés les intérêts accumulés sur sa part proportionnelle du montant principal du produit de la garantie, entre la réalisation de celle-ci et la date de la distribution. En tranchant comme il l'a fait, le juge de, première instance a dit, aux pages 41 et 42 de ses motifs de jugement:
Ces demandeurs ont reçu un paiement proportionnel à même le produit du cautionnement de 600 000 $ de Memco. Lors de la distribution, le montant disponible s'élevait à environ 704 000 $ ou 705 000 $, en raison des intérêts. Lors du calcul des dommages-intérêts des demandeurs, on n'a pas déduit les intérêts proportionnels reçus pour déterminer le montant net réclamé de la défenderesse. Je ne vois pas pourquoi les intérêts seraient exclus du produit du cautionnement. Ce qu'il faut déterminer en l'espèce, c'est la perte nette que les demandeurs ont subie en raison du non-paiement par Memco et la dette qui en résulte pour la défenderesse.
Avec égards, je ne puis souscrire au traitement ainsi réservé aux intérêts. Les appelants incidents soutiennent qu'à compter de la date de la réalisation de la garantie, chacun d'eux est devenu, en propor tion de sa part, bénéficiaire véritable du produit du cautionnement. Ils allèguent que, juridiquement par- lant, chacun a ainsi reçu de l'intérêt sur son propre
argent et qu'il est par conséquent erroné de réduire la dette principale de la partie reçue au titre de l'intérêt. Je conviens de la valeur des arguments des appelants incidents. Quelle que soit la qualification attribuée au fonds—point que je n'ai pas à trancher—il est évi- dent que les seules personnes susceptibles de détenir un droit de propriété sur ce fonds et sur les intérêts de celui-ci étaient les appelants incidents. Si l'on avait pu distribuer le produit du cautionnement à la date de sa réalisation, chaque appelant incident aurait reçu sa part, laquelle aurait commencé à porter intérêt. Si l'un des appelants incidents avait réalisé le cautionne- ment de son propre chef, comme ils y étaient tous autorisés en vertu de la loi, l'intérêt couru sur la part de cet appelant incident aurait commencé à être porté à son propre compte. Quoi qu'il en soit, le produit du cautionnement était au bénéfice exclusif des appe- lants incidents. Pourquoi alors, compte tenu que la
Commission ne pouvait en aucun cas espérer partici- per au produit, les intérêts courus sur le fonds vien- draient-ils réduire la responsabilité nette quant aux dommages-intérêts qu'encourt la Commission envers les appelants incidents? À mon avis, un tel résultat serait une aubaine pour la Commission et, partant, inéquitable.
La seconde question soulevée est celle de savoir si le juge de première instance a commis une erreur en ne statuant pas sur la demande en dommages-intérêts qu'ont présentée subsidiairement Robert et Hazel Peterson pour fausse déclaration négligente, se fon dant sur le principe de confiance établi dans l'arrêt Hedley Byrne, précité. On a soutenu que notre com- pétence pour trancher une question que n' aurait pas
tranchée le juge de première instance trouve appui dans l'arrêt Davie Shipbuilding Limited c. La Reine, [1984] 1 C.F. 461 (C.A.), le juge Urie a dit, à la page 464:
Il n'est nullement nécessaire de s'appuyer sur une jurispru dence pour dire que le fait, pour un premier juge, de ne pas trancher une question importante soulevée par une partie à l'instruction, que cela implique ou non l'exercice de son pou- voir discrétionnaire, ne doit pas empêcher une cour d'appel de statuer sur la question lorsque, comme en l'espèce, la Cour dis pose, dans les éléments de preuve et les motifs de jugement, de tous les renseignements nécessaires pour trancher la question.
Or, la solution de cette question soulève à mon avis des difficultés considérables. L'appelant incident Robert Peterson et un ex-employé de Memco ont
témoigné au procès relativement à des conversations qu'ils ont eues entre eux en mars 1982. M. Peterson a déclaré que l'employé de Memco s'était engagé envers lui à communiquer avec M. Bolen pour s'as- surer que le paiement des livraisons de grains ne pré- senterait pas de problèmes dans l'avenir. L'employé de Memco a quant à lui déclaré avoir abordé la ques tion avec M. Bolen, lequel l'a assuré que la garantie déposée était suffisante pour couvrir les impayés. Selon cet employé, l'information a ensuite été trans- mise à M. Peterson. Les Peterson disent s'être fiés à l'exactitude de cette information. M. Bolen n'a pas témoigné sur ce point et on ne dispose d'aucune preuve de communication directe entre l'un de ces
appelants incidents et M. Bolen.
La valeur que l'on doit accorder à ces témoignages dépend de leur force probante, dont l'appréciation est du ressort privilégié du juge de première instance et non de la cour d'appel. Cette appréciation est non seulement importante pour les appelants incidents, mais pour les deux parties car la question de la res- ponsabilité en dépendra. En conséquence, je suis d'avis de rejeter ce moyen d'attaque contre le juge- ment de première instance. On n'a pas suggéré en argumentation que cette question soit renvoyée à la Section de première instance.
En définitive, je suis d'avis d'accueillir l'appel incident en ce qui a trait au traitement qu'a réservé le juge de première instance à l'intérêt couru sur la garantie.
DISPOSITIF
Je suis d'avis de rejeter l'appel et d'accueillir l'ap- pel incident, le tout avec dépens. J'ajouterais aux dommages-intérêts adjugés à chacun des intimés par le jugement de la Section de première instance un montant égal à l'intérêt couru sur sa part proportion-
nelle du produit de la garantie, après la réalisation de
celle-ci et avant la distribution. À cette fin, je modi- fierais le paragraphe premier de ce jugement de la façon suivante:
1. La défenderesse est condamnée à payer aux demandeurs nommés ci-après les dommages-intérêts suivants:
Brewer Bros. 92 503,11 $
Elie Dorge 34 590,21 $
Donald Duffy 108 889,78 $
Alex Gorr & Sons 10 166,77 $
Hutterian Brethren of Pleasant Valley 83 192,23 $
Dale, Robert et Hazel Peterson 56 780,28 $
Walter Riehl 57 539,45 $
Larry Weimer 48 411,32 $
À tous autres égards, je confirmerais ledit jugement.
LE JUGE HEALD, J.C.A.: Je souscris à ces motifs. LE JUGE DÉCARY, J.C.A.: Je soucris à ces motifs.
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