A-290-89
Sa Majesté la Reine (appelante)
c.
Elizabeth C. Symes (intimée)
RÉPERTORIÉ: SYMES c. CANADA (CA.)
Cour d'appel, juges Pratte, MacGuigan et Décary,
J.C.A.—Toronto, 7 et 8 mai; Ottawa, 19 juin
1991.
Impôt sur le revenu — Calcul du revenu — Déductions —
Appel d'une décision de première instance annulant une nou-
velle cotisation par laquelle on a refusé la déduction réclamée,
à titre de dépense d'entreprise au sens de l'art. 18(1)a) de la
Loi de l'impôt sur le revenu, par une mère travaillant à son
propre compte, relativement au salaire versé à la bonne d'en-
fants, et par laquelle on a admis la déduction prévue à l'art. 63
relativement aux frais de garde d'enfants — Les frais de garde
d'enfants sont des dépenses de parents (art. 63) et non des
dépenses d'entreprise (art. 18(1)a)) — L'art. 63 est un code qui
vise les parents travaillant à leur propre compte et les parents
salariés — Retenir les prétentions de l'intimée favoriserait
davantage les contribuables professionnels travaillant à leur
propre compte que les contribuables salariés.
Interprétation des lois — Loi de l'impôt sur le revenu, art.
18(1)a) — Le juge de première instance a annulé une nouvelle
cotisation refusant la déduction réclamée, à titre de dépense
d'entreprise au sens de l'art. 18(1)a), par une mère qui tra-
vaille à son propre compte, relativement au salaire versé à la
bonne d'enfants et admettant une déduction plutôt modeste
prévue à l'art. 63 relativement aux frais de garde d'enfants —
Sens de l'expression »en vue de» prévue à l'art. 18(1)a) —
Interprétation judiciaire perméable aux changements de cir-
constances (venue des femmes dans le monde de l'économie) —
Le contexte dans lequel se sont développées les dépenses
d'entreprise a été étudié, mais le Parlement, en adoptant l'art.
63, a modifié la Loi afin de prévoir la situation de l'intimée —
Un texte législatif ne doit pas être scruté à la loupe pour
vérifier si, par une interprétation extrême, la Charte serait
mise en jeu — La Cour ne peut substituer sa propre opinion au
choix politique, social et économique fait par le Parlement.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à
l'égalité — Appel d'une décision de première instance annulant
une nouvelle cotisation par laquelle on a refusé la déduction
réclamée, à titre de dépense d'entreprise au sens de l'art.
18(1)a) de la Loi de l'impôt sur le revenu, par une mère
travaillant à son propre compte, relativement au salaire versé
à la bonne d'enfants — Allégation d'inégalité économique et
sociale parce que les frais de garde d'enfants constituent un
obstacle à la venue des femmes sur le marché du travail — La
Charte ne doit pas être mise en jeu par une interprétation
législative extrême — La Charte n'impose pas aux législatures
l'obligation de corriger les inégalités sociales ou économiques
— Le jugement de première instance crée une discrimination
entre les contribuables professionnels travaillant à leur propre
compte et les contribuables salariés — L'art. 63 favorise toutes
les femmes et ne viole pas le droit à l'égalité.
Il s'agit d'un appel de la décision rendue en première ins
tance annulant des avis de nouvelle cotisation par lesquels on a
refusé la déduction réclamée à titre de dépense d'entreprise au
sens de l'alinéa 18(1)a) de la Loi de l'impôt sur le revenu
relativement au salaire versé à une bonne d'enfants, et où on a
substitué à ces déductions celles relativement modestes autori-
sées par l'article 63 eu égard aux «frais de garde d'enfants». La
contribuable est mariée, travaille pour son propre compte
comme avocate en droit du travail. L'alinéa 18(1)a) de la Loi
de l'impôt sur le revenu permet la déduction des dépenses faites
en vue de tirer un revenu; l'alinéa 18(1)h) interdit la déduction
des frais personnels ou de subsistance; et l'article 63 permet une
déduction précise par enfant pour les frais de garde d'enfants.
L'intimée a prétendu que les frais de garde d'enfants étaient
encourus «en vue de tirer un revenu ... d'une entreprise» et
n'étaient pas des frais personnels ou de subsistance. Pendant
que l'intimée invitait la Cour à donner une interprétation de
l'expression «en vue de» que l'on retrouve à l'alinéa 18(1)a) qui
tienne compte des réalités contemporaines du milieu des affai-
res et particulièrement des problèmes précis auxquels font face
les femmes d'affaires en matière de garde d'enfant, l'appelante
suggérait un nouveau concept: les dépenses faites à l'intérieur
du «cercle de la production du revenu» seraient déductibles,
mais celles engagées simplement pour se rapprocher du cercle
ne le seraient pas. L'appelante se fondait sur l'arrêt Mattabi
Mines Ltd. c. Ontario (Ministre du revenu) pour appuyer la
thèse selon laquelle l'expression «en vue de» que l'on retrouve à
l'alinéa 18(1)a) doit être interprétée comme signifiant «pendant
le processus de gain», et les dépenses déductibles doivent être
engagées «dans le cours ordinaire des affaires». L'appelante a
également soumis que l'article 63 avait été adopté afin de
traiter de la question des frais de garde d'enfants et empêchait
leur déduction en vertu de l'alinéa 18(1)a). Enfin, l'intimée a
prétendu que si une inégalité sociale ou économique n'est pas
corrigée par une loi, les tribunaux devraient interpréter cette loi
de manière à corriger l'inégalité puisqu'une interprétation diffé-
rente de la loi serait, dans son application sinon dans son texte,
contraire à la Charte. Le juge de première instance s'est dit
d'avis d'interpréter l'alinéa 18(1)a) en tenant compte des réali-
tés sociales et économiques de l'époque et qu'il n'était pas lié
par des décisions rendues dans les années 1950 et 1960 sur la
base du raisonnement adopté dans une décision rendue en 1891.
Il a ajouté que ne pas tenir compte du fait que les femmes sont
principalement responsables du soin des enfants et que les frais
de garde d'enfants constituent un obstacle principal à la partici
pation des femmes dans l'économie violerait l'article 15 de la
Charte.
Arrêt: l'appel devrait être accueilli.
Les frais de garde d'enfants ne sont pas des dépenses d'entre-
prise au sens de l'alinéa 18(1)a), mais des dépenses de parent
en vertu de l'article 63. Bien que l'arrêt Mattabi Mines accré-
dite la thèse de l'appelante, il ne constitue pas une fin de
non-recevoir à l'égard des prétentions de l'intimée. L'interpré-
tation jurisprudentielle doit être assez souple et perméable pour
s'adapter aux changements de circonstances. Le concept de
dépense d'entreprise s'est développé exclusivement en fonction
des besoins d'affaires de l'entreprise, en faisant abstraction des
besoins particuliers des personnes qui dirigent cette entreprise.
Il est difficile de voir en quoi un changement dans les besoins
de ces personnes justifierait qu'on modifiât une interprétation
qui n'a rien à voir avec ces besoins. Quoi qu'il en soit, l'article
63 a été adopté afin de répondre à la situation précise dans
laquelle la contribuable s'est trouvée. L'article 63 est un code
en soi, complet et autonome, qui vise à la fois les mères
travaillant à leur propre compte et les mères salariées. Une
«libéralisation» de la loi a permis une déduction qui s'applique à
tous les parents, quelle que soit la nature de leur travail, quel
que soit leur revenu ou leur sexe.
Un texte législatif ne doit pas être scruté à la loupe pour
vérifier si, par une interprétation extrême, il ne serait pas
possible d'amener la Charte en jeu. Les droits que l'article 15
garantit ne sont pas fondés sur le concept d'égalité numérique
stricte entre tous les être humains. Si c'était le cas, presque tous
les textes législatifs, dont la fonction est de définir, de distin-
guer et d'établir des catégories, à première vue porteraient
atteinte à l'article 15 et devraient être justifiés aux termes de
l'article premier. Plus grande sera la portée de l'article 15, plus
il sera susceptible d'être privé de tout contenu réel.
La Charte n'impose pas aux législatures l'obligation de corri-
ger toutes les inégalités sociales ou économiques. La proposition
de l'intimée signifierait que, par le biais du droit à l'égalité
reconnu à l'article 15, la Charte garantirait aux citoyens tous
les droits, qu'ils soient ou non de ceux définis expressément
dans la Charte. Par exemple, même si le droit au travail et le
droit d'être en mesure de travailler ne sont pas reconnus par la
Charte, un individu pourrait, sous le couvert de l'article 15,
exiger des législatures qu'elles adoptent les mesures nécessaires
pour lui permettre de travailler et d'être en mesure de travail-
ler. Tel n'est pas l'effet de l'article 15. Accepter la prétention de
la contribuable accorderait un traitement privilégié aux mères
dans sa situation et créerait une discrimination entre les contri-
buables professionnels et les contribuables salariés. Le Parle-
ment, en adoptant l'article 63, a fait un choix politique, social
et économique. Une disposition qui favorise toutes les femmes
ne peut porter directement ou indirectement atteinte au droit
des femmes à l'égalité. Et s'il y avait discrimination, compte
tenu de la preuve abondante de justification qui nous a été
soumise, il n'appartient pas à cette Cour de substituer son choix
à celui qu'a fait le Parlement.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de /982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)
[L.R.C. (1985), appendice II, n° 44], art. 15.
Code criminel, L.R.C. (1985), chap. C-46, art. 215, 218.
Loi de l'impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, chap. 63,
art. 9, 18(1)a) (mod. par S.C. 1985, chap. 45, art.
126), h), 63 (mod. par S.C. 1976-77, chap. 4, art. 21;
1984, chap. 1, art. 25; chap. 45, art. 22; 1988, chap. 55,
art. 39).
Loi sur le bien-être de l'enfance, L.R.O. 1980, chap. 66,
art. 19(1)b)(ii),(iii).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1
R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2
W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 36 C.C.R. 193; 91
N.R. 255; Smith, Kline & French Laboratories Ltd. c.
Canada (Procureur général), [1987] 2 C.F. 359; (1986),
34 D.L.R. (4th) 584; 11 C.I.P.R. 181; 12 C.P.R. (3d)
385; 27 C.R.R. 286; 78 N.R. 30 (C.A.); Ontario Public
Service Employees Union et al. v. National Citizens
Coalition Inc. et al. (1987), 60 O.R. (2d) 26; 39 D.L.R.
(4th) 449; [1987] 2 C.T.C. 59; 87 DTC 5270 (H.C.);
conf. par (1990), 74 O.R. (2d) 260; 90 DTC 6326; 38
O.A.C. 70 (C.A.); AFPC c. Canada, [1987] 1 R.C.S.
424; (1987), 38 D.L.R. (4th) 249; 87 CLLC 14,022; 32
C.R.R. 114; [1987] D.L.Q. 230; 75 N.R. 161.
DÉCISION INFIRMÉE:
Symes c. Canada, [1989] 3 C.F. 59; [1989] 1 C.T.C. 476;
(1989), 89 DTC 5243; 25 F.T.R. 306 (Ife inst.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Schachter c. Canada, [1990] 2 C.F. 129; (1990), 66
D.L.R. (4th) 635; 29 C.C.E.L. 113; 90 CLLC 14,005; 34
F.T.R. 80; 108 N.R. 123 (C.A.).
DECISIONS EXAMINÉES:
Mattabi Mines Ltd. c. Ontario (Ministre du revenu),
[1988] 2 R.C.S. 175; (1988), 53 D.L.R. (4th) 656;
[1988] 2 C.T.C. 294; 87 N.R. 300; 29 O.A.C. 268;
Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1
R.C.S. 1038; (1989), 59 D.L.R. (4th) 416; 26 C.C.E.L.
85; 84 CLLC 14,031; 93 N.R. 183; Hills c. Canada
(Procureur général), [1988] 1 R.C.S. 513; (1988), 48
D.L.R. (4th) 193; 88 CLLC 14,011; 84 N.R. 86.
DECISIONS CITÉES:
Bailey et al. c. M.R.N. (1980), 1 C.H.R.R. 193
(T.C.D.P.); Foothills Pipe Lines (Yukon) Ltd. c. La
Reine (1990), 90 DTC 6607 (C.A.F.); Royal Trust Co.,
The v. Minister of National Revenue, [1956-60] R.C. de
l'E. 70; (1957), 9 D.L.R. (2d) 28; [1957] C.T.C. 32; 52
DTC 1055; La Reine c. Kurisko (S.R.), [1988] 2 C.T.C.
254; (1988), 88 DTC 6434; 19 F.T.R. 182 (C.F. 1" inst.);
conf. par [1990] 2 C.T.C. 136; (1990), 90 DTC 6376; 36
F.T.R. 160 (note); 111 N.R. 146 (C.A.F.); autorisation
de pourvoi devant la C.S.C. refusée; Tiberio c. M.R.N.,
[1990] 2 C.T.C. 2545; (1990), 91 DTC 17 (C.C.I.); R. c.
Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295;
(1985), 60 A.R. 161; 18 D.L.R. (4th) 321; [1985] 3
W.W.R. 481; 37 Alta L.R. (2d) 97; 18 C.C.C. (3d) 385;
85 CLLC 14,023; 13 C.R.R. 64; 58 N.R. 81; R. c.
Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; (1989), 48 C.C.C. (3d) 8;
69 C.R. (3d) 97; 96 N.R. 115; R. c. Beare, [1988] 2
R.C.S. 387; (1988), 55 D.L.R. (4th) 481; [1989] 1
W.W.R. 97; 71 Sask. R. 1; 45 C.C.C. (3d) 57; 66 C.R.
(3d) 97; 36 C.R.R. 90, 88 N.R. 205; R. c. Whyte, [1988]
2 R.C.S. 3; [1988] 5 W.W.R. 26; (1988), 29 B.C.L.R.
(2d) 273; 42 C.C.C. (3d) 97; 64 C.R. (3d) 123; 6 M.V.R.
(2d) 138; 86 N.R. 328; R. c. Schwartz, [1988] 2 R.C.S.
443; (1988), 55 D.L.R. (4th) 1; [1989] 1 W.W.R. 289;
56 Man. R. (2d) 92; 45 C.C.C. (3d) 97; 66 C.R. (3d)
251; 88 N.R. 90; États-Unis d'Amérique c. Cotroni,
[1989] 1 R.C.S. 1469; (1989), 23 Q.A.C. 182; 96 N.R.
321; 48 C.C.C. (3d) 193; Irwin Toy Ltd. c. Québec
(Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58
D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 94 N.R. 167;
McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229;
(1990), 76 D.L.R. (4th) 545; 91 CLLC 17,004.
DOCTRINE
Arnold, B. J. «The Deduction for Child Care Expenses in
the United States and Canada: A Comparative Analy
sis» (1973), 12 West Ont. L. Rev. 1.
Canada, Débats de la Chambre des communes, vol. 21,
P' sess., 32' Parl., 33 Eliz. II, 1983, la p. 24744.
Canada, Débats de la Chambre des communes, vol. 10, 2'
Bess., 33e Parl., 33 Eliz. II, 1988, la p. 12926.
Condition Féminine Canada. Rapport du groupe d'étude
sur la garde des enfants, Ottawa: Approvisionnements
et services, 1985.
Conseil national du bien-être social, De meilleurs services
de garde d'enf&nts, décembre 1988.
Dickson, Alan J. «Deduct the Nanny?» (1989), 16 N.S.L.
News, No. 2, p. 17.
Groupe de travail sur les pratiques et procédures d'immi-
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Hanly, Kathleen S. M. «A Break for Working Women»
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Hershfield, Joe E. «Recent Trends in the Deduction of
Expenses in Computing Income» (1989), Can. Tax
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Ontario Ministry of Labour, Study of Wages and
Employment Conditions of Domestics and their
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Rapport de la Commission royale d'enquête sur la fisca-
lité, Ottawa: Imprimerie de la Reine, 1966 (Président
K. M. Carter).
Woodman, Faye «A Child Care Expenses Deduction, Tax
Reform and the Charter: Some Modest Proposals»
(1989), 8 Rev. Can. D. Fam. 371.
AVOCATS:
John R. Power, c.r. et Sandra E. Phillips
pour l'appelante.
Mary Eberts et Wendy M. Mathieson pour
l'intimée.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour
l'appelante.
Tory, Tory, DesLauriers & Binnington,
Toronto, pour l'intimée.
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE DÉCARY, J.C.A.: L'appelante s'atta-
que à une décision rendue le 11 mai 1989 [[1989]
3 C.F. 59] par l'honorable juge Cullen. Se rendant
à l'invitation de l'intimée, le juge de première
instance avait alors annulé des avis de nouvelle
cotisation par lesquels le ministre du Revenu natio
nal avait, dans un premier temps, refusé les déduc-
tions que l'intimée réclamait relativement au
salaire qu'elle avait versé à sa bonne d'enfant et
qu'elle considérait comme une dépense d'entreprise
au sens de l'alinéa 18(1)a) de la Loi de l'impôt sur
le revenu' ((la Loi») et, dans un second temps,
substitué à ces déductions celles autorisées par
l'article 63 de la Loi eu égard aux «frais de garde
d'enfants».
Les avis de nouvelle cotisation concernent
quatre années d'imposition. Selon que l'intimée
peut ou non se prévaloir des dispositions de l'alinéa
18(1)a) de la Loi, le montant des déductions
admissibles serait de 10 075 $, 11 200 $, 13 173 $
et 13 359 $ au lieu de 1 000 $, 2 000 $, 2 000 $ et
4 000 $, respectivement, pour les années d'imposi-
tion 1982, 1983, 1984 et 1985.
Un bref rappel des faits pertinents s'impose.
LES FAITS ET LA PREUVE
a) La situation de l'intimée
L'intimée est mariée depuis 1969. Admise au
Barreau de l'Ontario en 1978, elle a exercé, seule,
à Toronto, la profession d'avocate, avant de former
avec deux collègues, en 1980, un cabinet qu'elle ne
quittera qu'en mars 1988. Sa pratique était axée
sur le litige, principalement en droit du travail.
Elle avait développé avec sa clientèle des relations
telles qu'elles rendaient difficile toute forme de
délégation de son travail à ses collègues. Il se
passait peu de jours sans qu'elle ne doive se rendre
à la cour et sa pratique l'amenait à voyager à
l'occasion à l'extérieur de Toronto. Règle générale,
elle quittait la maison à 8h30, pour n'y revenir
qu'aux environs de 18h30, se ménageant encore de
deux à trois heures de travail pendant la soirée. Il
ne lui eût pas été possible d'exercer sa profession à
partir de sa résidence, non plus qu'à temps partiel
ou par intermittence.
Son époux est un employé à salaire dont les
revenus, pour la période qui nous intéresse, sont à
peu près les mêmes que les siens. Lorsque le couple
a pris la décision d'avoir des enfants, il était
1 S.C. 1970-71-72, chap. 63, telle que modifiée.
convenu que s'il devenait nécessaire que l'un d'eux
restât à la maison pour s'occuper des enfants, ce
serait l'intimée, plutôt que son époux, qui quitte-
rait son emploi.
Une première fille est née le 26 novembre 1981.
L'intimée explora la possibilité de recourir aux
services autorisés de garderie, mais ces services
étaient à toutes fins utiles inexistants pour les
enfants en très bas âge, n'offraient pas, sous peine
de pénalité financière considérable, de flexibilité
après 18 heures et n'étaient pas offerts lorsqu'un
enfant était malade. Bref, la seule solution compa
tible avec l'exercice de la profession de l'intimée
était le louage des services d'une bonne d'enfant.
L'intimée retint donc les services de madame
Simpson. Celle-ci arrivait à la maison à 8h30 et
n'en repartait que vers 18h30, au retour de l'un des
parents. Elle s'occupait exclusivement de l'enfant
du lundi au vendredi, et ne faisait ni ménage ni
lessivage ni magasinage si ce n'est qu'en relation
avec les besoins de l'enfant. Madame Simpson
s'occupa également d'un second enfant, née le 12
juin 1985.
L'intimée et son mari avaient convenu que le
salaire de madame Simpson serait payé à même
les revenus de l'intimée plutôt qu'à même les reve-
nus de son mari ou qu'à même les revenus combi-
nés du couple. C'était là, aux dires de l'intimée,
une «décision de famille» qui tenait au fait que
c'était l'intimée qui assumait, en pratique, la res-
ponsabilité ultime de la tenue de la maison et de la
garde des enfants. La responsabilité était con-
jointe, dira l'intimée, mais le gros du fardeau
retombait sur ses épaules.
L'intimée déduisait du salaire qu'elle versait à
madame Simpson la retenue d'impôt ainsi que les
contributions relatives au régime de pensions et à
l'assurance-chômage, et lui remettait tous les ans
le formulaire T-4. Dans sa propre déclaration
d'impôt, l'intimée déduisait alors, au titre de
dépense d'entreprise, le salaire qu'elle avait versé à
sa bonne d'enfant. Il est utile à ce stade de préciser
que cette dépense était considérée non pas comme
une dépense de la société, mais comme une
dépense propre à l'intimée. Cette façon de faire
avait été suggérée par les comptables de la société
et valait aussi bien pour le salaire de la bonne
d'enfant que, par exemple, pour les dépenses d'au-
tomobiles encourues individuellement par chacune
des associées.
Revenu Canada, après avoir accepté les déduc-
tions telles que réclamées pour les années d'imposi-
tion 1982 et 1983, s'est ravisé et, par avis de
nouvelle cotisation en date du 9 décembre 1985 et
du 7 novembre 1986, informait l'intimée qu'elle
devait se satisfaire des déductions permises par
l'article 63 de la Loi («frais de garde d'enfants»),
soit 1 000 $ pour l'année 1982 (un seul enfant,
déduction permise de 1 000 $ par enfant), 2 000 $
pour chacune des années 1983 et 1984 (un seul
enfant, déduction permise portée à 2 000 $ par
enfant), et 4 000 $ pour l'année 1985 (deux
enfants, déduction permise de 2 000 $ par enfant).
De l'avis de Revenu Canada, le salaire versé à la
bonne d'enfant n'était pas une dépense engagée
par la contribuable en vue de tirer un revenu d'une
entreprise (laquelle serait déductible en vertu de
l'alinéa 18(1)a) de la Loi) mais une dépense rela
tive aux frais personnels ou de subsistance
(laquelle n'est pas déductible en vertu de l'alinéa
18(1)h)).
b) La situation de la femme d'affaires sur le
marché du travail
S'appuyant sur la déclaration assermentée et sur
le témoignage d'une experte en sociologie, Pat
Armstrong, l'intimée a fait la preuve d'une impor-
tante réalité sociale dont elle espère tirer profit
dans son interprétation tant de la Loi de l'impôt
sur le revenu que de l'article 15 de la Charte
canadienne des droits et libertés [qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap.
11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n° 44]]
(la Charte). Cette preuve, essentiellement, est à
l'effet que l'arrivée des femmes sur le marché du
travail, dans les années 1970, a modifié radicale-
ment le paysage et la conduite du milieu des
affaires; que les femmes qui ont de jeunes enfants
n'ont pas de choix, si elles veulent, et elles le
veulent, travailler, que de recourir à des services de
garderie; que les femmes portent de loin le plus
grand fardeau en ce qui a trait à la garde des
enfants, quand bien même elles travaillent à l'exté-
rieur de la maison; que les femmes qui travaillent
pour leur propre compte encourent des difficultés
additionnelles quand vient le temps de faire garder
leurs enfants, en raison notamment du fait que
leurs heures de travail sont imprévisibles, qu'elles
peuvent très difficilement s'absenter de leur travail
quand surgit un problème avec les enfants et qu'el-
les ont davantage besoin, si elles veulent continuer
leur entreprise, de services de garderie à tous
égards et en tout temps fiables et responsables. Au
risque de simplifier le témoignage de Mme Arm-
strong, il m'apparaît opportun de reproduire ce
qu'en a retenu le juge de première instance [aux
pages 73, 81 et 84]:
... le témoignage d'Armstrong étaye l'idée que la disponibilité
du soin des enfants augmente la productivité en ce sens qu'elle
accroît la tranquillité d'esprit des employés. Augmenter la
productivité est quelque chose qui correspond parfaitement à la
pratique bien établie des affaires. Son témoignage fait voir en
outre que l'absence de soin des enfants est un obstacle à la
participation des femmes à l'économie, pour ce qui est du
travail rémunéré et du travail générateur de revenus, et que, en
conséquence, lever l'obstacle en arrivant à un moyen satisfai-
sant de faire face au coût du soin des enfants serait logique sur
le plan commercial.
... les femmes portent de loin le plus grand fardeau de la
garde d'enfants.
... le témoignage d'Armstrong semble indiquer que quelque
chose «ne vas pas» et que, selon des rapports gouvernementaux,
le présent système ne fournit pas des services de garde d'enfants
en quantités suffisantes pour les femmes canadiennes. Le coût
de la garde d'enfants prend une partie considérable du revenu
des femmes (environ un cinquième) et est considéré comme un
poste coûteux. En tant que poste coûteux, il constitue un
obstacle à l'accès des femmes à l'économie.
c) L'historique fiscal des frais de garde d'enfants
En 1966, le Rapport de la Commission royale
d'enquête sur la fiscalité (le «Rapport Carter»)
recommandait expressément que «les dépenses
telles que le transport en banlieue, la garde des
enfants, et les cotisations à titre de membres de
clubs récréatifs devraient être expressément reje-
tées comme déductions du revenu» 2 et favorisait
plutôt l'octroi de crédits d'impôt aux mères qui
travaillaient à l'extérieur de la maison.
En 1969, les «Propositions de réforme fiscale» (le
Livre blanc) s'écartaient de cette recommandation
et proposaient ce qui suit 3 :
2.7 Nous proposons de permettre aux parents qui travaillent de
déduire certaines dépenses afférentes à la garde des
enfants. Lorsque les deux conjoints travaillent ou lorsque
l'enfant n'a qu'un parent et que ce dernier travaille, bien
prendre soin des enfants est un problème personnel aussi
Z Dossier d'appel, vol. 2, à la p. 243.
3 Dossier d'appel, vol. 2, à la p. 248.
bien que social. Nous estimons souhaitable, tant du point
de vue social qu'économique, qu'il soit possible de déduire
du revenu, en plus de la déduction générale accordée à
l'égard des enfants, certaines dépenses afférentes à la garde
des enfants, sous certaines conditions bien déterminées.
En 1972, dans le cadre d'une importante
réforme fiscale, le Parlement a accepté la proposi
tion contenue dans le Livre blanc et adopté
l'article 63 de la Loi de l'impôt sur le revenu. Cet
article permettait à une femme et, dans certains
cas bien précis, à un homme, de déduire de leur
revenu des frais de garde d'enfant de 500 $ par
enfant, avec un maximum de 2 000 $ par famille,
et encadrait cette déduction d'un nombre considé-
rable de conditions.
En 1976, l'article 63 était modifié [S.C.
1976-77, chap. 4, art. 21]. La déduction permise
par enfant passait de 500 $, à 1 000 $, et le total
admissible par famille était porté de 2 000 $ à
4 000 $.
En 1983, l'article 63 était de nouveau modifié
[S.C. 1984, chap. 1, art. 25]. La déduction permise
par enfant passait de 1 000 $ à 2 000 $, et le total
admissible par famille était porté de 4 000 $ à
8 000 $. De plus, afin de corriger ce que le Tribu
nal canadien des droits de la personne avait jugé
discriminatoire 4 , le Parlement accordait aux
hommes les mêmes possibilités de déductions que
celles qu'il avait accordées aux femmes. Dans son
discours sur le budget, prononcé le 19 avril 1983,
l'honorable Marc Lalonde, ministre des Finances,
déclarait que cette modification était l'une de
quatre mesures destinées à venir en aide aux famil-
les à faible revenu, aux parents au travail et à
d'autres personnes dans le besoin 5 et dans les
«Documents budgétaires» alors déposés par le
ministre, on peut lire ce qui suit 6 :
Le gouvernement fédéral offre un système complet de presta-
tions au titre des enfants au moyen du programme d'allocations
familiales, du crédit d'impôt pour enfants, de l'exemption fis-
cale au titre des enfants à charge et de la déduction pour frais
de garde d'enfants . .. [Mes soulignements.]
Finalement, en 1988, l'article 63 est encore une
fois modifié [S.C. 1988, chap. 55, art. 39]. La
déduction permise par enfant passe de 2 000 $ à
4 000 $ pour les enfants âgés de 6 ans et moins, et
° Bailey et al. c. M.R.N. (1980), 1 C.H.R.R. 193 (T.C.D.P.).
5 Dossier d'appel, vol. 2, à la p. 175.
6 Dossier d'appel, vol. 2, à la p. 179.
le total admissible de 8 000 $ par famille disparaît.
Dans son discours sur le budget, prononcé le 10
février 1988, le ministre des Finances soulignait
que cette modification, et plusieurs autres, étaient
apportées à la Loi de l'impôt sur le revenu en vue
de donner effet, sur le plan fiscal, à la nouvelle
politique gouvernementale sur la garde d'enfants
qui avait été annoncée par le ministre de la Santé
nationale et du Bien-être social en décembre
1987'.
d) Politiques gouvernementales en matière de
frais de garde d'enfants
Certaines déclarations ministérielles prononcées
dans le cadre de débats sur le budget ou sur
d'autres mesures méritent considération.
Le 21 avril 1983, l'honorable Monique Bégin,
ministre de la Santé nationale et du Bien-être
social, dans le cadre du débat sur le budget, s'ex-
primait comme suit 8 :
L'exemption pour les frais de garde d'enfants est l'une des
questions qui a soulevé le débat le plus intense. De plus en plus
... les gens estiment que l'exemption pour les frais de garde
d'enfants est tout à fait insuffisante . .. Le budget a remédié à
cette insuffisance et je m'en réjouis.
Il est certain que cette mesure est indiscutablement excellente.
Bien sûr, elle ne couvre pas tous les frais réels de la garde
d'enfants, mais le gouvernement n'a jamais eu comme philoso-
phie de devoir assumer tous les frais de la garde d'enfants.
[Mes soulignements.]
Le 12 février 1988, l'honorable Michael Wilson,
ministre des Finances, en réponse à un député de
l'opposition qui lui reprochait de ne pas faire
davantage pour la garde d'enfants, disait 9 :
Le programme que le ministre de la Santé nationale et du
Bien-être social a présenté au nom du gouvernement est beau-
coup plus équilibré et fournit aux Canadiennes, qu'elles aient
ou non un emploi, une gamme de solutions beaucoup plus vaste
que ce que la députée préconise dans le cadre de son approche
trop étroite.
e) Rapports et commissions d'enquête
Les gouvernements, tant fédéral que provin-
ciaux, ont exploré les problèmes reliés à la garde
d'enfants et se sont fait proposer une gamme de
solutions, incluant subsides directs, déductions
7 Dossier d'appel, vol. 2, aux p. 171 173.
s Canada, Débats de la Chambre des communes (21 avril
1983, vol. 21, la p. 24744), Dossier d'appel, vol. 3, à la p. 476.
9 Canada, Débats de la Chambre des communes (12 février
1988, vol. 10, la p. 12926), Dossier d'appel, vol. 3, à la p. 498.
d'impôt, crédits d'impôt, subvention à des garde-
ries privées et publiques. Les parties ont référé à
cet égard au Rapport du groupe d'étude sur la
garde des enfants, préparé en 1985 pour Condition
Féminine Canada 10 ainsi qu'à certains travaux
préparatoires "; au Rapport du Conseil national du
bien-être social intitulé: De meilleurs services de
garde d'enfants, préparé en décembre 1988 12 ;à la
Study of Wages and Employment Conditions of
Domestics and their Employers, préparée en 1985
par le ministère du Travail de l'Ontario 13 ; et au
Rapport du groupe de travail sur les pratiques et
procédures d'immigration, intitulé: Employés de
maison munis d'un visa d'emploi".
LES PRÉTENTIONS DES PARTIES
Réduites à leur plus simple expression, les pré-
tentions des parties se résument comme suit:
l'intimée: — les frais de garde d'enfants, pour peu
qu'on interprète à la moderne le concept de
dépense d'entreprise, sont véritablement encourus
par la contribuable «en vue de tirer un revenu
d'une entreprise» au sens de l'alinéa 18(1)a) de la
Loi et ne sont pas des «frais personnels ou de
subsistance» au sens de l'alinéa 18(1)h);
— l'existence, à l'article 63 de la Loi,
d'une déduction statutaire pour les frais de garde
d'enfants ne modifie en rien la possibilité qu'a la
contribuable d'invoquer l'alinéa 18(1)a);
— toute autre interprétation ferait en
sorte que l'impossibilité dans laquelle se trouverait
une contribuable travaillant pour son propre
compte de réclamer une déduction pour la totalité
des frais raisonnablement encourus de garde d'en-
fants, constituerait une forme de discrimination
prohibée par la Charte, et les tribunaux ne peuvent
interpréter une loi de manière à la rendre contraire
à la Charte.
l'appelante: — les frais de garde d'enfants ne sont
pas des dépenses d'entreprise, mais des frais per-
sonnels ou de subsistance;
10 Dossier d'appel, vol. 4, à la p. 521 et s.
11 Dossier d'appel, vol. 5, à la p. 618 et s.
12 Dossier d'appel, vol. 6, à la p. 855 et s.
13 Dossier dappel, vol. 6, à la p. 913 et s.
14 Dossier d'appel, vol. 7 à la p. 999 et s.
— le Parlement, à l'article 63 de la
Loi, s'est penché expressément sur la question des
frais de garde d'enfants;
— il n'appartient pas aux tribunaux
de remettre en question le bien-fondé des politi-
ques socio-économiques adoptées par les gouverne-
ments;
— la Charte ne conférant aucun
droit relativement à la déduction de frais de garde
d'enfants, ce n'est en rien violer la Charte que
d'interpréter la Loi de l'impôt sur le revenu
comme n'ayant pas autorisé cette déduction à titre
de dépense d'entreprise.
LE JUGEMENT DONT APPEL
Le juge de première instance a d'abord reconnu
[à la page 75] qu'«avant 1972, les frais de garde
d'enfants étaient considérés comme des dépenses
personnelles non déductibles aux fins de l'impôt
sur le revenu» 15 .
En ce qui a trait à l'alinéa 18(1)a), le juge de
première instance s'est dit d'avis [aux pages 72 et
73] qu'il fallait interpréter cet alinéa «en tenant
compte des réalités sociales et économiques de
l'époque» et qu'il n'était pas lié «par un groupe de
décisions tranchées dans les années 1950 et 1960
sur la base du raisonnement adopté dans une
décision rendue en 1891». Il a constaté [à la page
73] que l'intimée «a fait preuve de bon sens com
mercial en décidant de consacrer une partie de ses
ressources tirées de la pratique du droit au soin de
ses enfants» et que cette décision de l'intimée «est
acceptable selon les principes commerciaux qui
incluent le développement du capital intellectuel,
l'amélioration de la productivité, la fourniture des
services aux clients et la disponibilité de la res-
source qu'elle vend, c'est-à-dire son temps». Il a
souligné [à la page 73], en référant au témoignage
de M me Armstrong, que «l'absence de soin des
enfants est un obstacle à la participation des
femmes à l'économie, pour ce qui est du travail
rémunéré et du travail générateur de revenus, et
15 Voir aussi B. J. Arnold, «The Deduction for Child Care
Expenses in the United States and Canada: A Comparative
Analysis» (1973), 12 West. Ont. L. Rev. 1, aux p. 26 et 27, et
jurisprudence y citée. Ainsi, par exemple, le salaire de la bonne
d'enfant engagée par un ou par une professionnelle, ou par un
homme dont l'épouse était hospitalisée, n'était pas reconnu
comme dépense d'entreprise.
que, en conséquence, lever l'obstacle en arrivant à
un moyen satisfaisant de faire face au coût du soin
des enfants serait logique sur le plan commercial».
Il a conclu [à la page 73] qu'«on peut dire qu'il
existe un rapport de cause à effet entre la consé-
cration des ressources provenant de l'exercice de sa
profession au soin des enfants et la production de
ces ressources».
En ce qui a trait à l'article 63, le juge de
première instance, sur la foi d'une admission faite
par le procureur de l'appelante, a conclu [à la page
75] «que si la dépense liée à l'engagement d'une
bonne d'enfants est une dépense d'entreprise
appropriée en vertu des articles 3, 9 et 18 de la
Loi, alors l'article 63 ne saurait l'empêcher d'être
accueillie comme telle».
Enfin, au lieu de s'arrêter là, comme il aurait pu
le faire, le juge de première instance s'est penché
sur l'argument tiré de la Charte et a conclu [à la
page 84], pour ce qui est de l'imposition ultérieure
au 17 avril 1985, qu'aune interprétation de la Loi
de l'impôt sur le revenu qui ne tient pas compte du
fait que les femmes sont principalement responsa-
bles du soin des enfants et que les frais de garde
d'enfants constituent un obstacle principal à la
participation des femmes violerait elle-même l'arti-
cle 15 de la Charte».
LES ARTICLES 9(1), 18(1)a) ET h) ET 63 DE
LA LOI DE L'IMPOT SUR LE REVENU
De par le paragraphe 9(1) de la Loi,
9. (1) ... le revenu tiré par un contribuable d'une entreprise
ou d'un bien pour une année d'imposition est le bénéfice qu'il
en tire pour cette année.
De par les alinéas 18(1)a) [mod. par S.C. 1985,
chap. 45, art. 126] et h) de la Loi,
18. (1) Dans le calcul du revenu du contribuable, tiré d'une
entreprise ou d'un bien, les éléments suivants ne sont pas
déductibles:
a) un débours ou une dépense, sauf dans la mesure où ce
débours ou cette dépense a été fait ou engagé par le contri-
buable en vue de tirer un revenu d'une entreprise ou d'un
bien;
h) le montant des frais personnels ou frais de subsistance du
contribuable, sauf les frais de déplacement (y compris la
somme intégrale dépensée pour les repas et le logement)
engagés par le contribuable alors qu'il était absent de chez
lui, dans le cadre de l'exploitation de son entreprise.
Ainsi que le rappelle le juge de première ins
tance, la détermination du bénéfice et la question
de savoir si une dépense est une véritable dépense
d'entreprise qui doit être incluse dans le calcul du
bénéfice sont des questions de droit 16 . Règle géné-
rale, pour déterminer si une dépense peut être
déduite, la Cour se demande d'abord si le calcul du
bénéfice a été fait conformément aux principes
ordinaires des affaires commerciales ou aux princi-
pes bien reconnus de la pratique courante des
affaires. Dans la négative, la Cour n'a pas à aller
plus loin. Dans l'affirmative, la Cour doit alors se
demander si la dépense a été «fait(e) ou engagé(e)
par le contribuable en vue de tirer un revenu de
(1') entreprise...» ". En l'espèce, j'inverserai l'or-
dre habituel. Je traiterai d'abord de l'alinéa
18(1)a) et ne m'arrêterai au paragraphe 9(1) que
si j'en viens à la conclusion que la dépense n'est
pas interdite par ledit alinéa.
À l'audience, le procureur et la procureure des
parties se sont livré un beau duel pour nous con-
vaincre d'adopter leur propre interprétation de
l'expression «en vue de », «for the purpose of», que
l'on retrouve à l'alinéa 18(1)a). Pendant que l'inti-
mée invitait la Cour à donner une interprétation
qui tienne compte des réalités contemporaines du
milieu des affaires et particulièrement des problè-
mes précis auxquels font face les femmes d'affaires
en matière de garde d'enfants, l'appelante suggé-
rait un nouveau concept que le juge de première
instance décrivait comme le «cercle des affaires ou
de la production du revenu»: les dépenses faites à
l'intérieur du cercle de la production du revenu
seraient à proprement parler déductibles, mais
celles engagées par le contribuable simplement
pour se rapprocher du cercle ne le seraient pas.
L'appelante se fondait particulièrement sur l'arrêt
récent de la Cour suprême du Canada, Mattabi
Mines Ltd. c. Ontario (Ministre du revenu) 18 , où
madame le juge Wilson, au nom de la Cour,
s'exprimait comme suit [à la page 189]:
Tout ce qui importe, c'est que les dépenses aient été engagées
légitimement dans le cours ordinaire des affaires et dans le but
qu'il en découle ultérieurement un revenu imposable pour la
compagnie. [Mes soulignements.]
16 Foothills Pipe Lines (Yukon) Ltd. c. La Reine (1990), 90
DTC 6607 (C.A.F.), à la p. 6612.
17 Royal Trust Co., The v. Minister of National Revenue,
[1956-60] R.C. de l'É. 70, la p. 72.
18 [1988] 2 R.C.S. 175.
et confirmait [à la page 189] toutes fins utiles
l'interprétation que le gouvernement fédéral lui-
même faisait, dans un bulletin d'interprétation en
date du 26 avril 1982, de l'alinéa 18(1)a):
Le bulletin d'interprétation du gouvernement fédéral portant
sur l'al. 18(1)a) vient appuyer ma conclusion. Un bulletin
d'interprétation n'a évidemment pas force de loi (j'analyse ce
point plus loin), mais ces bulletins ont une force persuasive en
cas d'ambiguïté. Voici un extrait du Bulletin d'interprétation
IT-487 du gouvernement fédéral, en date du 26 avril 1982,
intitulé «Exceptions d'ordre général concernant la déduction des
débours ou des dépenses»:
b) «... en vue de ...» Il n'est pas nécessaire de prouver que le
revenu provient réellement d'un débours ou d'une dépense
particulière en soi. Il suffit que le débours ou la dépense fasse
partie d'une activité du processus de gain.
J'écarte d'entrée de jeu la prétention de l'inti-
mée à l'effet que l'existence d'une obligation légale
de garder les enfants 19 est un élément qui permet
de considérer comme dépense d'entreprise les frais
de garde. L'obligation légale—qui, je le souligne,
est imposée également aux deux conjoints et cons-
titue par ailleurs une obligation naturelle—est
imposée aux parents en leur qualité de parents et
les suit partout où ils se trouvent, qu'ils s'absentent
par affaires, par plaisir ou pour quelque raison que
ce soit. Ce n'est pas parce que l'intimée exploite
une entreprise que la loi lui impose l'obligation de
surveiller ses enfants.
En ce qui a trait à l'arrêt Mattabi Mines, il
accrédite la thèse de l'appelante à l'effet que les
mots «en vue de», «for the purpose of», à l'alinéa
18(1)a) de la Loi, doivent être interprétés comme
signifiant «pendant le processus de gain», «in the
process of earning», et que les dépenses déductibles
doivent avoir été engagées «dans le cours ordinaire
des affaires», «in the ordinary course of
business» 20 . Cependant, puisque cet arrêt n'a pas
19 Voir Code criminel, L.R.C. (1985), chap. C-46, art. 215,
218; Loi sur le bien-être de l'enfance, L.R.O. 1980, chap. 66,
art. 19(1)b) ii),iii).
20 Les parties nous ont référé à un certain nombre d'articles
de revue qui se sont interrogés sur le bien-fondé de la conclu
sion à laquelle en est arrivé le juge de première instance: Joe E.
Hershfield, «Recent Trends in the Deduction of Expenses in
Computing Income» (1989), Can. Tax Found., 44:1-44:23, la
p. 44:09; Faye Woodman, «A Child Care Expenses Deduction,
Tax Reform and the Charter, Some Modest Proposals» (1989):
8 Rev. Can. D. Fam. 371; Alan J. Dickson, «Deduct the
Nanny?» (1989), 16 N.S.L. News No. 2, p. 17; Kathleen S. M.
Hanly, «A Break for Working Women» (1989), 37 Rev. fiscale
can. 733.
traité de la question de la garde d'enfants ni
discuté de la possibilité d'élargir le concept tradi-
tionnel de dépense d'entreprise à la lumière des
nouvelles réalités sociales dont fait état l'intimée,
j'hésiterais à voir dans les propos de madame le
juge Wilson une fin de non-recevoir à l'égard des
prétentions de l'intimée.
Comme le juge de première instance, comme
l'intimée, j'estime que l'interprétation jurispruden-
tielle n'est pas figée dans le béton et qu'elle doit
être assez souple et perméable pour s'adapter aux
changements de circonstances. Je n'ai aucune
peine à croire que le droit fiscal des entreprises
s'est développé dans un contexte où la femme
n'avait pas de place et je n'ai aucune hésitation à
affirmer que des concepts devront être élargis par
les tribunaux de manière à tenir compte de la
présence des femmes dans le milieu des affaires et
sur le marché du travail, mais encore faudra-t-il
que ces concepts aient été développés en fonction
de ces circonstances qui ont, depuis, changé, ou
que le législateur n'ait pas lui-même adapté sa
législation à ces nouvelles réalités. Or, le concept
de dépense d'entreprise a été développé exclusive-
ment en fonction des besoins d'affaires de l'entre-
prise, en faisant abstraction des besoins particu-
liers des personnes qui dirigent cette entreprise, et
je vois difficilement en quoi un changement dans
les besoins particuliers de ces personnes justifierait
qu'on modifiât une interprétation qui n'a rien à
voir avec ces besoins. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas
vraiment à trancher cette question, pour la simple
raison que le Parlement, de lui-même, a déjà modi-
fié la Loi de l'impôt sur le revenu de manière à
tenir compte de la situation précise qu'invoque
l'intimée.
En effet, en adoptant, en 1972, l'article 63 qui
autorise au sous-alinéa (3)a)(i) la déduction de
frais de garde d'enfants «pour permettre au contri-
buable, ou à la personne assumant les frais d'entre-
tien de l'enfant pour l'année, qui résidait avec
l'enfant au moment où les frais ont été engagés,
(A) de remplir les fonctions d'une charge ou d'un
emploi, (B) d'exploiter une entreprise, soit seul,
soit comme associé participant activement à l'ex-
ploitation de l'entreprise» (mes soulignements), le
Parlement a expressément visé les parents travail-
lant à leur propre compte aussi bien que les
parents salariés. (J'utilise l'expression «parent»
pour simplifier le débat; il est entendu que l'article
63 vise, de façon plus générale, le particulier assu-
mant les frais d'entretien de l'enfant et résidant
avec l'enfant au moment où les frais ont été enga-
gés.) L'intimée, en l'espèce, a encouru des frais de
garde d'enfants pour lui permettre «d'exploiter une
entreprise comme associée participant activement
à l'exploitation de l'entreprise». L'article 63 eût été
rédigé en vue de s'appliquer précisément au cas de
l'intimée, qu'il n'aurait pas été rédigé autrement.
Il y a davantage. L'expression «revenu gagné», à
l'alinéa (3)b), est définie comme «le total i) des
traitements, salaires et autre rémunération ...
reçus ... dans le cadre de charges ou d'emplois
...» et iii) des revenus qu'il tire de toutes les
entreprises qu'il exploite soit seul, soit comme
associé participant activement à l'exploitation de
l'entreprise» (mes soulignements). Le «revenu
gagné» de l'intimée est, en l'espèce, le revenu
qu'elle a tiré de sa société, et c'est ce revenu que
vise l'article 63.
L'intention du Parlement dont j'ai fait état plus
tôt, et le fait que les mères travaillant à leur propre
compte étaient de par le texte même tout autant
visées par la nouvelle disposition législative que les
mères salariées, sont tellement évidents que je
m'étonne de lire dans le mémoire de l'intimée, au
paragraphe 60, [TRADUCTION] «De plus, il n'y a
aucune indication ni dans les débats ni dans le
langage permissif de l'article 63 lui-même que, en
adoptant cette disposition destinée à corriger la
situation économique inférieure des femmes qui
étaient presque uniquement des employées sur le
marché du travail, la Législature ait voulu empê-
cher les femmes travaillant à leur propre compte
de déduire les frais raisonnables de garde d'enfants
qu'elles avaient engagés en vue de tirer un revenu».
Quelle qu'ait pu être l'admission faite en pre-
mière instance par le procureur de l'appelante sur
une question de droit—qui ne saurait lier la Cour
et que le procureur s'est empressé de retirer devant
nous—il n'est pas possible d'interpréter l'alinéa
18(1)a) de la Loi en faisant abstraction de l'article
63. Ainsi que le souligne la professeure Woodman,
dans l'article précité, à la page 377, [TRADUC-
TION] «l'existence de l'article 63 est assurément
très importante, sinon décisive pour l'interpréta-
tion des articles 9 et 18». L'article 63 est un
véritable code en soi, complet, autonome, et il
importe peu en l'espèce qu'il ait été inséré dans
une sous-section de la Loi plutôt que dans une
autre, car de par ses termes mêmes, clairs, indiscu-
tables, il vise le parent qui exploite une entreprise
et le revenu tiré par le parent de l'exploitation
d'une entreprise.
L'article 63 a été adopté dès 1972, au moment,
donc, où, de par le témoignage même de Mme
Armstrong (transcription, page 217), un change-
ment social important se produisait avec l'afflux
des femmes en âge d'avoir des enfants sur le
marché du travail. Cet article a été modifié à trois
reprises depuis, soit en 1976, en 1983 et en 1988.
À la lumière de la preuve qui a été faite de
l'intention du législateur, il est difficile de ne pas
voir dans cet article la «libéralisation» que, pour
des raisons monétaires évidentes, l'intimée aurait
préféré voir prendre la forme d'une déduction pour
dépense d'entreprise plutôt que d'une déduction
pour dépense de parent, déduction nouvelle, d'ap-
plication générale, qui est limitée à des montants
prédéterminés et qui s'applique à tous les parents,
quelle que soit la nature de leur travail, quel que
soit leur revenu et quel que soit leur sexe.
J'en viens donc à la conclusion que la situation
précise de l'intimée en est une, littéralement et
fondamentalement, de celles que le Parlement
avait clairement en vue lorsqu'il a adopté, puis
modifié l'article 63. Je n'écarte pas, ce faisant, je
l'ai déjà dit, la possibilité d'emprunter une appro-
che contemporaine quand il s'agit d'interpréter des
dispositions fiscales; je constate simplement que le
Parlement, en l'espèce, a adapté la Loi aux réalités
contemporaines quand il a établi, en 1972, un
régime favorisant les mères salariées et les mères
travaillant à leur propre compte.
Ayant décidé que les frais de garde d'enfants
payés par la contribuable sont, en l'espèce, non pas
une dépense d'entreprise au sens de l'alinéa
18(1)a), mais plutôt une dépense de parent au sens
de l'article 63, je n'ai pas à déterminer s'ils ont été
correctement pris en considération aux fins de
déterminer le «bénéfice» au sens du paragraphe
9(1).
L'ARTICLE 15 DE LA CHARTE
Bien que l'intimée, dans un avis de question
constitutionnelle, ait fait part de son intention de
remettre en question la constitutionnalité des arti
cles 18 et 63 de la Loi de l'impôt sur le revenu, elle
a reconnu, à l'audience, que cet avis n'était que
pro forma et qu'elle n'attaquait pas la constitu-
tionnalité de ces deux articles en tant que tels. Son
argument fondé sur la Charte découle, non pas du
texte même de ces deux dispositions, mais plutôt
de l'interprétation qu'y donnerait cette Cour si
d'aventure cette Cour décidait—comme je viens de
le décider—que les frais de garde d'enfants encou-
rus par un parent ne sont pas des dépenses
d'entreprise 21 .
L'intimée cite, à l'appui de cette proposition, les
extraits suivants des opinions des juges Lamer
(avant qu'il ne soit juge en chef) et L'Heureux-
Dubé, dans, respectivement, Slaight Communica
tions Inc. c. Davidson 22 , et Hills c. Canada (Pro-
cureur général) 23:
Or, quoique cette Cour ne doive pas ajouter ou retrancher un
élément à une disposition législative de façon à la rendre
conforme à la Charte, elle ne doit pas par ailleurs interpréter
une disposition législative, susceptible de plus d'une interpréta-
tion, de façon à la rendre incompatible avec la Charte ... (juge
Lamer)
Bien qu'il n'invoque aucune disposition précise de la Charte,
l'appelant a néanmoins soutenu que, dans l'interprétation d'une
loi, on doit donner la préférence aux valeurs consacrées dans la
Charte, notamment à celle de la liberté d'association. Je suis
d'accord que ces valeurs doivent être préférées à une interpréta-
tion qui leur serait contraire ... (juge L'Heureux-Dubé)
Je ne crois pas que, par ces propos, la Cour
suprême du Canada ait voulu dire qu'une disposi
tion législative doit être scrutée à la loupe pour
vérifier si, par une interprétation extrême, il ne
serait pas possible d'amener directement ou indi-
rectement la Charte en jeu. Toute législation, à la
2! L'argument fondé sur l'article 15 est recevable à l'égard de
cette partie des déductions qui est réclamée pour le salaire versé
après l'entrée en vigueur de cet article, soit après le 17 avril
1985.
22 [1989] 1 R.C.S. 1038, la p. 1078.
23 [1988] 1 R.C.S. 513, la p. 558.
rigueur, constitue une atteinte à un droit, et dans
le domaine fiscal en particulier, tout ou presque
peut être de près ou de loin rattaché d'une manière
quelconque à la notion d'égalité. En ce qui a trait
aux droits économiques et à l'article 15, je fais
miens ces propos que tenait le juge Hugessen,
J.C.A. dans Smith, Kline & French Laboratories
Ltd. c. Canada (Procureur général) [aux pages
367-368, 369 et 371] 24:
Les droits que [l'article 15] garantit ne sont pas fondés sur le
concept d'égalité numérique stricte entre tous les êtres
humains. Si c'était le cas, pratiquement tous les textes législa-
tifs, dont la fonction est, après tout, de définir, de distinguer et
d'établir des catégories, à première vue porteraient atteinte à
l'article 15 et devraient être justifiés aux termes de l'article
premier. L'exception deviendrait la règle. Étant donné que les
tribunaux seraient obligés de chercher et de trouver une justifi
cation fondée sur l'article premier pour la plupart des textes
législatifs, l'autre choix étant l'anarchie, il existe un risque réel
de paradoxe: plus grande sera la portée de l'article 15 plus il
sera susceptible d'être privé de tout contenu réel.
Bien que la généralisation exigera sans doute des précisions, il
me semble que, comme la Charte vise principalement les
libertés et les droits personnels, les catégories dont l'effet
principal touche d'autres domaines, comme les droits relatifs à
la propriété et à la situation économique, seront moins assujet-
ties à l'examen.
Pour avoir gain de cause, les demandeurs doivent soutenir,
comme ils le font en l'espèce, que l'article 15 garantit une
égalité absolue à tout particulier dans toutes les circonstances
imaginables et que toute distinction possible qui peut faire en
sorte qu'un particulier reçoive un avantage ou subisse un
désavantage qui n'a pas été reçu ou subi par tous ne peut être
justifiée, si c'est possible, qu'aux termes de l'article premier ...
Comme j'ai tenté de l'indiquer, il ne me semble pas possible de
soutenir une telle position.
et qui ne sont pas différents de ceux que tiendront
les juges La Forest, Wilson et McIntyre dans
Andrews c. Law Society of British Columbia 25 :
Cela étant dit, je suis convaincu qu'en adoptant l'art. 15 on
n'a jamais voulu qu'il serve à assujettir systématiquement à
l'examen judiciaire des choix législatifs disparates qui ne por
tent aucunement atteinte aux valeurs fondamentales d'une
société libre et démocratique. A l'instar de mon collègue, je ne
suis pas prêt à accepter que toutes les classifications législatives
doivent être rationnellement défendables devant les tribunaux.
Une bonne partie de la formulation des politiques en matière
24 [ 1987] 2 C.F. 359 (C.A.).
25 [1989] 1 R.C.S. 143.
socio-économique ne relève tout simplement pas de la compé-
tence institutionnelle des tribunaux: leur rôle est d'assurer une
protection contre les empiétements sur des valeurs fondamenta-
les et non de vérifier des décisions de principe. [juge La Forest,
à la page 194.]
Si toutes les distinctions entre des individus et des groupes
avaient pour effet de violer l'art. 15, cette norme pourrait alors
fort bien se révéler trop stricte pour s'appliquer dans tous les
cas et avoir pour effet de priver l'ensemble de la collectivité des
bénéfices liés à des lois socio-économiques justes et souhaita-
bles. [juge Wilson, à la page 154.]
Ce ne sont pas toutes les distinctions ou différences de
traitement devant la loi qui portent atteinte aux garanties
d'égalité de l'art. 15 de la Charte. Il est certes évident que les
législatures peuvent et, pour gouverner efficacement, doivent
traiter des individus ou des groupes différents de façons diffé-
rentes. En effet, de telles distinctions représentent l'une des
principales préoccupations des législatures. La classification des
individus et des groupes, la rédaction de différentes dispositions
concernant de tels groupes, l'application de règles, de règle-
ments, d'exigences et de qualifications différents à des person-
nes différentes sont nécessaires pour gouverner la société
moderne. [juge McIntyre, aux pages 168 et 169.]
L'approche proposée par l'intimée risque au
fond de banaliser la Charte. Ainsi que le concluait
le juge Galligan de la Haute Cour de Justice de
l'Ontario, dans Ontario Public Service Employees
Union et al. v. National Citizens Coalition Inc.
et al. 26:
[TRADUCTION] L'argument invoqué à l'égard du paragraphe
15(1) tient à ce que les faits révélés aux paragraphes 10 et 11
de la déclaration montrent que certains contribuables pour-
raient se voir privés du même bénéfice des lois fiscales. J'ai
peine à concevoir comment on peut dire que les lois fiscales
accordent des avantages aux contribuables. Mais, ceci étant dit,
il est clair que certains contribuables ont droit à certaines
déductions de leur revenu contrairement à d'autres. La Loi de
l'impôt sur le revenu regorge d'exemples où un contribuable
pour certaines raisons jouit de certaines déductions auxquelles
n'a pas droit un autre contribuable. Il est vrai aussi que certains
contribuables doivent payer plus d'impôts que d'autres. Cer-
tains contribuables doivent payer des impôts à un taux plus
élevé que d'autres.
La Charte, comme cela a été indiqué dans une jurisprudence
trop nombreuse à énumérer, est un texte législatif important
qui protège les droits et libertés fondamentaux des personnes
qui vivent dans ce pays. Il me semble qu'on finirait par rendre
futile cette loi constitutionnelle si importante en y recourant
pour soupeser des détails secondaires contenus dans des lois
fiscales. [Mes soulignements.]
26 (1987), 60 O.R. (2d) 26 (H.C.) à la p. 29; conf. par la
Cour d'appel de l'Ontario (1990), 74 O.R. (2d) 260 (C.A.).
Voir aussi La Reine c. Kurisko (S.R.), [1988] 2 C.T.C. 254
(C.F. 1" inst.) aux p. 268 et 269, M. le juge suppléant Walsh;
:,onf. par [1990] 2 C.T.C. 136 (C.A.F.); autorisation de pourvoi
refusée par la Cour suprême du Canada le 17 septembre 1990;
Tiberio c. M.R.N., [1990] 2 C.T.C. 2545 (C.C.I.).
Retenir les prétentions de l'intimée serait
tomber dans le piège de l'«overshooting» («aller
au-delà de l'objet véritable du droit ou de la liberté
en question») contre lequel la Cour suprême du
Canada n'a cessé de mettre les tribunaux en
garde 27 . Ainsi que le soulignait le juge en chef
Dickson, par ailleurs dissident, dans AFPC c.
Canada 28 :
À mon avis, les tribunaux doivent faire preuve de prudence
considérable lorsqu'ils sont confrontés à des questions difficiles
de politique économique. Il n'appartient pas à la magistrature
d'évaluer l'efficacité ou la sagesse des diverses stratégies gou-
vernementales adoptées pour résoudre des problèmes économi-
ques urgents. La question de la meilleure forme de lutte contre
l'inflation embarrasse les économistes depuis plusieurs généra-
tions. Il ne serait guère souhaitable que les tribunaux tentent de
se prononcer sur l'importance relative de ce qui, croit-on, cause
l'inflation, comme l'expansion de la masse monétaire, les défi-
cits fiscaux, l'inflation étrangère ou les perspectives inflation-
nistes inhérents de divers acteurs économiques individuels.
C'est à bon droit qu'une grande déférence doit être manifestée
envers le choix par le gouvernement d'une stratégie pour com-
battre ce problème complexe. Il faut aussi dûment respecter le
rôle symbolique de chef de file que joue le gouvernement. Bien
des initiatives gouvernementales, spécialement dans le domaine
économique, comportent nécessairement une importante com-
posante psychologique ou incitative qu'on ne saurait sous-éva-
luer. Le rôle du pouvoir judiciaire dans de telles situations
consiste premièrement à assurer que la stratégie législative
choisie est équitablement mise en œuvre et qu'elle porte
atteinte aussi peu que raisonnablement possible aux droits et
libertés garantis par la Charte.
L'intimée soumet, ni plus ni moins, que si une
situation d'inégalité sociale ou économique n'est
pas corrigée par le législateur dans une loi donnée,
les tribunaux doivent interpréter cette loi de
manière à corriger l'inégalité, sans quoi cette inter-
prétation de la loi serait contraire à la Charte et la
loi deviendrait elle-même, dans son application
mais non dans son texte, contraire à la Charte.
Avec déférence, je crois que ce serait là donner aux
tribunaux un rôle que la Charte ne leur a pas
donné et imposer aux législatures une obligation
27 Voir R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1
R.C.S. 295, la p. 345, M. le juge Dickson; Andrews c. Law
Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, la p. 169,
M. le juge McIntyre; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, la
p. 1333, Mme le juge Wilson; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387,
à la p. 401, M. le juge La Forest.
28 [1 987] 1 R.C.S. 424, la p. 442. Voir aussi R. c. Whyte,
[1988] 2 R.C.S. 3, à la p. 26; R. c. Schwartz, [1988] 2 R.C.S.
443, aux p. 487, 489, 493; États-Unis d'Amérique c. Cotroni,
[1989] 1 R.C.S. 1469, aux p. 1495 et 1515-1516; Irwin Toy
Ltd c. Québec (Procureur général), [ 1989] 1 R.C.S. 927, la p.
990; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, à
la p. 285.
que la Charte, loin de leur imposer, a pris bien soin
d'écarter.
La Charte, en effet, n'impose pas aux législatu-
res l'obligation de corriger toutes les inégalités
sociales ou économiques. Elle leur permet, plutôt,
au paragraphe 15(2), d'adopter des «lois, program
mes ou activités destinés à améliorer la situation
d'individus ou de groupes défavorisés». Il me
semble évident que ce que les législatures ont le
pouvoir de faire, elles n'ont pas le devoir de le
faire.
La proposition de l'intimée signifierait, à toutes
fins utiles, que par le biais du droit à l'égalité
reconnu à l'article 15, la Charte garantirait aux
citoyens tous les droits, qu'ils soient ou non de
ceux définis expressément dans la Charte. Par
exemple, dans le cas présent, même si le droit au
travail et le droit d'être en mesure de travailler ne
sont pas reconnus par la Charte, un individu—une
femme, un parent, en l'espèce, mais ce pourrait
être quiconque peut se prévaloir des dispositions de
l'article 15—pourrait, sous le couvert de l'article
15, exiger des législatures qu'elles adoptent les
mesures nécessaires pour lui permettre de travail-
ler et d'être en mesure de travailler. Tel n'est pas
l'effet de l'article 15.
Personne, à mon avis, ne pouvait exiger du
Parlement qu'il adoptât l'article 63 et permît à un
parent de déduire les frais de garde d'enfants. Le
Parlement a adopté l'article 63 dans l'exercice
éclairé de sa discrétion, et je ne vois pas en vertu
de quel fondement un groupe particulier de
femmes ou de parents professionnels, qui profite de
la déduction établie à cet article, pourrait exiger
que l'article soit modifié par le législateur ou
interprété par les tribunaux de manière à donner
au groupe la possibilité d'une déduction addition-
nelle. Autant soutenir, lorsqu'un programme de
promotion sociale est adopté en vertu du paragra-
phe 15(2), que le Parlement doit adopter autant de
sous-programmes qu'il y a de sous-groupes et que
les tribunaux doivent déterminer quel sous-pro
gramme correspond le mieux à quel sous-groupe.
La situation serait bien sûr différente si le Parle-
ment, à l'article 63, avait établi que seules les
femmes auraient droit de déduire les frais de garde
d'enfants. Je note à ce sujet que c'est justement
parce que l'article 63, dans sa version originale,
visait toutes les femmes mais seulement certains
hommes, que le Parlement a été contraint, en
1983, de donner un traitement identique aux unes
comme aux autres 29. Je note aussi qu'en l'espèce
l'intimée, qui réclame en quelque sorte un traite-
ment privilégié pour les femmes et les parents
professionnels, ne prétend pas que la Loi de l'im-
pôt sur le revenu créerait une discrimination illé-
gale entre les contribuables professionnels et les
contribuables salariés si elle avait gain de cause.
Ainsi que le soutient la professeure Woodman 30 :
[TRADUCTION] Assurément, dans le contexte canadien, l'un des
problèmes que pose l'arrêt Symes, c'est que l'«interprétation
judiciaire» des articles 9 et 18 aura une incidence sur d'autres
catégories, à savoir celles des personnes qui sont employées et
celles des personnes travaillant pour leur propre compte. Mais
même si cette conséquence était acceptable, il reste encore la
question de savoir si elle est avantageuse du point de vue de la
politique fiscale. Il faut répondre carrément par la négative.
Sous ce nouveau régime, plus la contribuable est riche, plus ses
frais de garde d'enfants seront subventionnés par les autres
contribuables canadiens. Plus la contribuable est pauvre, moins
elle recevra. Et la plus démunie ne recevra rien du tout .
Le Parlement, en adoptant l'article 63 et en
décidant de créer un nouveau type de déduction
personnelle destiné aux parents et visant les frais
de garde d'enfants, a fait un choix politique, social
et économique. Ce choix favorise, selon la preuve
faite, davantage les femmes que les hommes, ce
dont ne s'est pas plainte l'intimée. Je ne vois pas
comment une disposition qui favorise toutes les
femmes pourrait porter directement ou indirecte-
ment atteinte au droit des femmes à l'égalité 31 , et
je ne suis pas prêt à reconnaître que les femmes
professionnelles forment un groupe défavorisé à
l'égard duquel une forme de discrimination recon-
nue par l'article 15 a été exercée par l'adoption de
l'article 63 ou serait exercée par le refus de cette
Cour d'interpréter l'alinéa 18(1)a) de manière à
accorder à une mère travaillant à son propre
compte une déduction additionnelle pour dépense
29 L'arrêt Schachter c. Canada, [1990] 2 C.F. 129 (C.A.),
porté en appel devant la Cour suprême du Canada suite à
l'autorisation d'interjeter appel accordée par cette dernière le
15 novembre 1990, concernait une disposition de la Loi sur
l'assurance-chômage [L.R.C. (1985) chap. U-1] qui était en
soi discriminatoire car elle accordait des droits aux parents
adoptifs et non aux parents naturels. Cet arrêt ne s'applique pas
en l'espèce, vu que l'art. 18(1)a) de la Loi n'est en lui-même
aucunement discriminatoire.
3° Supra, note 20, aux p. 382 et 383.
31 Je traite ici du principe même de l'art. 63, et non de ses
dispositions particulières dont aucune, en l'espèce, comme je
l'ai déjà dit, ne fait l'objet d'une attaque constitutionnelle.
d'entreprise. Et si tant est qu'il y avait discrimina
tion au sens de l'article 15, je suis d'avis, à la
lumière de la preuve abondante de justification qui
nous a été soumise, qu'il n'appartient pas à cette
Cour de substituer son choix à celui qu'a fait le
Parlement en toute connaissance des options pro
posées et dans le contexte d'une politique globale
d'aide à la famille.
On demande ici à la Cour non seulement de
nager dans des eaux socio-économiques des plus
troubles, mais aussi de nager à contre-courant
d'une solution expressément retenue par le Parle-
ment de préférence à celle proposée par l'intimée.
Ce serait mal servir la Charte, les contribuables et
le système judiciaire que d'accéder à semblable
demande.
DISPOSITIF
J'accueillerais l'appel et rétablirais les avis de
nouvelle cotisation émis par le ministre du Revenu
national, avec dépens en faveur de l'appelante en
première instance et en appel.
LE JUGE PRATTE, J.C.A.: Je suis d'accord.
LE JUGE MACGUIGAN, J.C.A.: J'y souscris.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.