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T-2541-90
Ian MacLeod, Ann McLaughlin et Southam Inc. (demandeurs)
c.
Le général John de Chastelain, chef d'état-major de la défense des forces armées canadiennes, le lieutenant-général Kent Foster, le brigadier-géné- ral Armand Roy et le Procureur général du Canada (défendeurs)
T-2543-90
La corporation de l'Association canadienne des libertés civiles et Alan Borovoy (demandeurs)
c.
Le général John de Chastelain, le lieutenant-géné- ral Kent Foster et le brigadier-général Armand Roy (défendeurs)
RÉPERTORIÉ: MACLEOD C. CANADA (CHEF D'ÉTAT-MAJOR DE IA DÉFENSE, FORCES ARMÉES) (I 1e INST.)
Section de première instance, juge Joyal—Ottawa, 26 septembre et 26 octobre 1990.
Droit constitutionnel Charte des droits Libertés fon- damentales La décision des Forces armées de réserver aux journalistes, pendant le siège de la réserve indienne, le même traitement qu'aux autochtones ne viole pas la liberté de la presse La liberté de la presse ne confère pas de statut particulier aux employés des médias qui n'ont pas le droit de revendiquer, lorsqu'ils se placent volontairement en situation dangereuse, un traitement différent de celui du public en général.
Contrôle judiciaire Recours en equity Injonctions Forces armées mettant fin à l'approvisionnement séparé des journalistes durant le siège d'une réserve indienne Journa- listes traités de la même façon que les assiégés Jurispru dence concluant que la presse doit recevoir le même traitement que le public en général La mesure appliquée par les défendeurs n'a pas empêché les journalistes de faire parvenir leurs reportages Pas de question sérieuse à trancher.
À l'été 1990, les Indiens d'une réserve du Québec ont érigé des barricades pour protester contre l'agrandissement d'un terrain de golf sur un terrain qu'ils revendiquaient. Incapable de faire face à la situation, la police provinciale du Québec a faire appel aux Forces armées canadiennes. Il s'agit en l'espèce de requêtes en injonction interlocutoire présentées par des journalistes qui se sont joints aux quelque cinquante autochto- nes assiégés dans un centre de déxintoxication situé sur la réserve indienne mohawk, près d'Oka. Au début, les journalis- tes recevraient directement leur approvisionnement en vivres et en matériel, séparément des autochtones. Par la suite, les Forces armées ont décrété qu'il n'y aurait plus qu'une seule livraison par jour, et ce pour tous les occupants du centre. Les journalistes ont fait valoir que le refus de leur permettre d'être_
approvisionnés séparément en nourriture et en matériel portait atteinte (1) à la liberté d'expression et à la liberté de la presse garanties par l'alinéa 2b) de la Charte ainsi que (2) à leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, garanti par l'article 7 de la Charte, en ce qu'ils ont été forcés de s'en remettre à la bonne volonté des Indiens pour ce qui est de la distribution de la nourriture, sans pouvoir obtenir leur juste part. Cette dépendance aurait menacé leur objectivité et leur indépendance. La privation de matériel professionnel a fait en sorte qu'il leur est devenu très difficile de transmettre leurs reportages. Les défendeurs ont soutenu que les exigences du siège n'avaient aucun rapport avec la présence des journaliste et que ceux-ci ne pouvaient juridiquement justifier un traite- ment différent de celui des autochtones. La présence des jour- nalistes n'était tolérée de la part des Indiens que parce que cela leur convenait. De plus, malgré le renforcement des mesures, les journalistes ont continué à faire parvenir leurs reportages. Le litige portait sur l'opportunité de prononcer une injonction interlocutoire et sur la question de savoir si le refus d'autoriser la livraison de matériel professionnel aux journalistes et de permettre leur approvisionnement séparé en vivres et en maté riel allait à l'encontre de la liberté de la presse.
Jugement: il y a lieu de rejeter les requêtes.
Les demandeurs n'ont pas réussi à démonter l'existence d'une question sérieuse à trancher. Ils n'ont pas établi que les défen- deurs avaient envers eux une obligation particulière de vigilance fondée sur le droit à la liberté de la presse garanti par la Charte. C'est volontairement qu'ils sont demeurés à l'intérieur du retranchement, malgré la détérioration des conditions. La ligne de conduite suivie par les défendeurs quant à l'approvi- sionnement en vivres et autres produits de première nécessité consistait n'exercer aucune distinction entre les occupants. Or d'après la jurisprudence américaine et canadienne récente, la presse doit être traitée sur un pied d'égalité avec les membres du public en général. Le concept de la liberté de la presse ne confère aucun statut privilégié aux membres des médias. Si un journaliste se place lui-même en situation dangereuse pour recueillir des informations, son droit à la protection n'est pas supérieur à celui de son voisin. Aucun principe juridique ne saurait lui garantir l'immunité quant aux conséquences de sa conduite. Les livraisons séparées dont bénéficiaient les journa- listes au début constituait un privilège et non un droit suscepti ble d'être protégé à l'intérieur du droit garanti à la liberté de la presse. Quoi qu'il en soit, le durcissement de la politique des défendeurs pour ce qui concerne l'approvisionnement en vivres n'a pas empêché les journalistes de transmettre l'information à leurs journaux.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, 44], art. 2b), 7.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Canadian Newspaper Co. Ltd. v. Isaac (1988), 63 O.R. (2d) 698; 48 D.L.R. (4th) 751; 27 O.A.C. 229 (C. div.);
Pell v. Procunier, 417 US 817; 94 S Ct 2800; 41 L Ed 2d 495 (1974); Branzburg y Hayes, 408 US 665; 92 S Ct 2646; 33 L Ed 2d 626 (1972); Saxbe y Washington Post Co., 417 US 843; 94S Ct 2811; 41 L Ed 2d 514 (1974); Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; (1987), 38 D.L.R. (4th) 321; [1987] 3 W.W.R. 1; 46 Man. R. (2d) 241; 25 Admin. L.R. 20; 87 CLLC 13,015; 18 C.P.C. (2d) 273; 73 N.R. 341.
DÉCISIONS CITÉES:
American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.); Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc., [1989] 2 C.F. 451; (1989), 22 C.I.P.R. 172; 24 C.P.R. (3d) 1; 91 N.R. 341 (C.A.); N.W.L. Ltd. v. Woods, [1979] 1 W.L.R. 1294 (H.L.).
AVOCATS:
Richard G. Dearden, Neil Wilson, Alan D. Reid et Milos Barutciski, pour les deman- deurs.
Claude Joyal et Mario Dutil, pour les défendeurs.
PROCUREURS:
Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE JOYAL:
PRÉAMBULE
Les questions soulevées dans les présentes requê- tes ont fait l'objet d'une audience le 26 septembre 1990. Au moment s'achevait l'instance, ces questions étaient toutefois devenues, dans un cer tain sens, théoriques. J'ai néanmoins été appelé à rendre une décision à leur égard, ce que j'ai fait en prononçant oralement de brefs motifs. Je m'en explique de façon plus détaillée dans les motifs écrits qui suivent. J'ai rédigé ces derniers motifs en tenant compte des circonstances telles qu'elles existaient à la date de l'audience.
LES PARTIES:
Les demandeurs Ian MacLeod et Ann McLaughlin sont journalistes respectivement au Ottawa Citizen et au journal The Gazette de
Montréal, deux quotidiens propriété de la deman- deresse Southam Inc. Ces demandeurs sollicitent une injonction interlocutoire pour des raisons qui seront examinées plus loin dans ces motifs.
Simultanément, la corporation de l'Association des libertés civiles ainsi que le procureur de cette dernière, Alan Borovoy, demandent un redresse- ment similaire. Les questions en litige étant les mêmes et aucune objection n'ayant été soulevée quant à la qualité pour agir des derniers deman- deurs, les deux requêtes ont été entendues conjoin- tement sur preuve commune.
Les défendeurs, comme leur titre l'indique, sont de hauts commandants des Forces armées cana- diennes. Le procureur général du Canada est éga- lement désigné par mesure de précaution.
HISTORIQUE
Ce sont les événements survenus au cours des trois derniers mois aux réserves indiennes mohawks près d'Oka et de Châteauguay, au Québec, qui ont donné lieu aux requêtes. Le 11 juillet 1990, la force de police provinciale, la Sûreté du Québec, tentait sans succès de démante- ler une barricade près d'Oka. Cette barricade avait été érigée par des Mohawks qui entendaient ainsi protester contre le projet d'agrandissement par la municipalité d'Oka d'un terrain de golf situé sur un terrain revendiqué par les Mohawks. Pour assu- rer la défense de la barricade, un groupe armé revendiquant le titre de «Warriors» est venu se joindre à la bande mohawk locale. La province de Québec a finalement fait appel aux Forces armées canadiennes pour démanteler cette barricade, de même que plusieurs autres érigées par les autoch- tones et les Warriors à Oka et à Châteauguay. Les Forces armées canadiennes ont commencé les opé- rations de démantèlement le 27 août 1990 et le 3 septembre, elles prenaient le contrôle de la der- nière barricade mohawk à Oka. Le même jour, une cinquantaine d'Indiens, dont des Warriors, des hommes, des femmes et des enfants se sont retran- chés dans un centre de désintoxication situé sur la réserve de Kanesatake à Oka. Les Forces armées canadiennes ont encerclé le centre, délimitant un périmètre de fil barbelé. C'est à partir de cette date que s'est installée une véritable épreuve de force opposant d'une part les Warriors et les autochtones, retranchés à l'intérieur du périmètre,
et les Forces armées canadiennes qui les assié- geaient d'autre part. À cause de la présence de femmes et d'enfants dans le retranchement, il devenait impérieux d'éviter l'asssaut armé dans toute la mesure possible. Plusieurs journalistes, dont les demandeurs MacLeod et McLaughlin, sont restés au centre de traitement et onze d'entre eux sont toujours à l'intérieur du périmètre avec les Mohawks. C'est la situation dans laquelle se retrouvent ces journalistes qui donne lieu aux pré- sentes requêtes en injonction interlocutoire.
LA POSITION DES DEMANDEURS
La stratégie des Forces armées canadiennes con- siste à briser l'impasse: des mesures de sécurité ont par conséquent été prises pour isoler les gens pré- sents à l'intérieur du retranchement et mettre ainsi fin au siège. Toutefois, étant donné la présence de femmes et d'enfants, les défendeurs ont permis, mais de façon limitée, l'envoi de nourriture et autres produits essentiels à l'intérieur du périmè- tre. Cette mesure était fondée sur des motifs humanitaires évidents. Selon les demandeurs, les défendeurs ont, jusqu'au 11 septembre 1990, auto- risé l'approvisionnement des journalistes en vivres et en matériel directement et séparément de l'ap- provisionnement des autochtones à l'intérieur du centre. Le 12 septembre cependant, on a mis fin à la fourniture de matériel tel que calepins de note, piles, bandes magnétiques et films. Puis, le 14 septembre 1990, les défendeurs ont décidé de mettre fin à la livraison séparée de nourriture et autres produits de première nécessité aux journa- listes présents à l'intérieur du centre de traitement. Dorénavant, nourriture, vêtements et autre maté riel devaient faire l'objet d'une seule commande par la «ligne rouge», les livraisons n'étant plus effectuées qu'une fois par jour au retranchement et la distribution devant se faire parmi tous les occu pants, y compris les journalistes.
Les demandeurs soutiennent que le refus des défendeurs de permettre l'approvisionnement séparé en nourriture et en matériel des journalistes se trouvant à l'intérieur du centre porte atteinte à la liberté d'expression ainsi qu'à la liberté de la presse garanties à ces derniers par l'alinéa 2b) de
la Charte canadienne des droits et libertés'. Subsi- diairement, la demanderesse Southam Inc. sou- tient que les agissements des défendeurs portent atteinte au droit des demandeurs à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, garanti par l'article 7 de la Charte canadienne. De façon plus spécifique, les demandeurs font valoir que les jour- nalistes sont ainsi forcés de se fier, pour ce qui est de la juste distribution des vivres, à la bonne volonté des Warriors se trouvant à l'intérieur du retranchement. Or, cette dépendance menace l'ob- jectivité et l'indépendance avec lesquelles les jour- nalistes peuvent rapporter l'information sur l'évo- lution de la situation à Oka.
Les demandeurs allèguent également que les vivres qui sont distribués ne sauraient suffire aux besoins des assiégés. En conséquence de quoi les journalistes ne recoivent des autochtones que des restes et leur santé s'en trouve menacée. Par sur- croît, les Forces armées canadiennes refusent aux demandeurs l'accès au matériel professionnel, de sorte qu'il leur est devenu très difficile de trans- mettre leurs reportages à leur rédaction. Aussi les demandeurs estiment-ils qu'il y a atteinte aux libertés et aux droits fondamentaux garantis par la Charte.
LA POSITION DES DÉFENDEURS
Les défendeurs prétendent que, quelles que soient les difficultés et les épreuves que subissent les journalistes, les exigences du siège n'ont rien à voir spécifiquement avec leur présence dans le retranchement. Le plan d'action des défendeurs est de faire cesser l'épreuve de force en ne laissant aux Warriors d'autre choix que d'évacuer le retranche- ment.
L'atteinte de cet objectif est entravée par la présence de femmes et d'enfants à l'intérieur du retranchement. Un assaut leur ferait courir de graves risques et irait certainement à l'encontre de l'objectif des défendeurs qui est de résoudre le conflit de façon pacifique.
De plus, des motifs humanitaires empêchent les défendeurs de purement et simplement affamer les insurgés. encore, c'est la présence de femmes et
I Qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice 11, 44].
d'enfants, contrôlés de fait par les Warriors armés, qui impose aux défendeurs cette restriction.
Les défendeurs ne voient pas en quoi les journa- listes présents dans le retranchement devraient recevoir un traitement différent de celui des autochtones. Les journalistes sont parce que leur présence sert les intérêts des Warriors. Leur condi tion est peut-être difficile à supporter pour ce qui est de la nourriture et des autres produits de première nécessité, mais s'il doit y avoir distribu tion de vivres pour des motifs humanitaires, rien ne justifie à cet égard un traitement particulier pour les journalistes.
Les défendeurs ajoutent que depuis l'adoption de mesures plus strictes les 11 et 14 septembre, les journalistes ont continué à faire parvenir leurs reportages aux médias. On ne saurait donc soute- nir que les agissements des défendeurs conduisent à un embargo sur les informations destinées au monde extérieur donnant lieu à une attaque fondée sur la Charte.
LA QUESTION EN LITIGE
La question en litige est donc celle de savoir si le refus de la part des défendeurs et de ceux qui sont sous leur autorité d'autoriser l'approvisionnement séparé en vivres et autres fournitures aux journa- listes se trouvant à l'intérieur du centre de traite- ment, de même que leur refus de permettre que leur soient remis films, bandes magnétiques, piles et autre matériel professionnel additionnel, violent la liberté de la presse garantie par l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Plus spécifiquement, il s'agit de savoir si, à la lumière de toutes les circonstances de l'espèce, une injonc- tion interlocutoire devrait être prononcée à ce stade.
Il est bien connu en droit que pour avoir gain de cause dans leurs requêtes en injonction interlocu- toire, les demandeurs doivent démontrer les élé- ments suivants:
a) il y a une question sérieuse à trancher;
b) les demandeurs subiront un préjudice irrépara- ble si une injonction n'est pas accordée;
c) la prépondérance des inconvénients joue en faveur des demandeurs 2 .
Selon un dernier critère formulé par lord Diplock dans l'arrêt N.W.L. Ltd. v. Woods', la délivrance d'une injonction interlocutoire ne doit pas avoir pour effet de régler de façon définitive le sort de l'action avant la tenue du procès.
LES CONCLUSIONS DE FAIT
La preuve soumise par les parties ne révèle aucun conflit sérieux quant aux principaux faits et circonstances ayant donné lieu à la présente ins tance. Pour tirer des conclusions à cet égard, il ne me sera donc pas nécessaire de me reporter à un élément particulier de la preuve ou d'attribuer tel élément à l'une des parties.
Le rôle qu'exercent en temps normal les journa- listes est tenu pour fondamental dans une société libre et démocratique. C'est le rôle qu'ont volontai- rement endossé les demandeurs en assurant la vigile dans le retranchement et en transmettant continuellement leurs reportages. Les demandeurs exercent ainsi leur droit de rester sur place en dépit du fait que plus la situation devient critique à l'intérieur du retranchement, plus leur condition devient pénible et difficile à supporter.
Ces conditions, cependant, ne résultent pas de la coercition, de l'emprisonnement ou de la détention, légale ou autre. Au contraire, les défendeurs ont à plusieurs reprises invité les journalistes à quitter le retranchement et n'ont pas caché leur mécontente- ment devant la poursuite de leur présence sur les lieux. Dans le contexte du conflit lui-même, la Cour serait très réticente à exprimer une opinion quant au bien-fondé ou non de la ligne de conduite des défendeurs envers ces journalistes. Il y a une limite à cette sorte d'arrogance judiciaire qui prête flanc à la critique. Je me bornerai à souligner que l'épreuve de force dure depuis 70 jours et que les mesures qu'ont prises jusqu'à maintenant les défendeurs n'ont pas provoqué d'actes graves de violence.
Jusqu'au 11 septembre 1990, tant les autochto- nes que les demandeurs ont eu accès aux produits
2 American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.); Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc., [1989] 2 C.F.451 (C.A.).
3 [1979] 1 W.L.R. 1294 (H.L.).
de première nécessité. Les demandeurs étaient approvisionnés directement par leur employeur. À partir de cette date cependant, les défendeurs ont décrété que les demandes d'approvisionnement en vivres, vêtements, médicaments et autres produits essentiels parviendraient dorénavant par la «ligne rouge», que les livraisons auraient lieu une fois par jour au retranchement et qu'il y aurait alors par- tage entre tous les occupants, y compris les journalistes.
La fourniture de ces produits essentiels est manifestement un geste humanitaire à l'égard des femmes et des enfants qui se trouvent dans le retranchement. Par le fait même toutefois, ce geste profite aussi aux Warriors armés et, à moins qu'ils ne recoivent pas l'hospitalité minimale, aux demandeurs eux-mêmes. Les demandeurs convien- nent que leur présence dans le retranchement est simplement tolérée. Elle ne durera qu'aussi long- temps que les Warriors le voudront bien et aussi longtemps• que cela servira leurs intérêts. À mon avis, ce n'est pas parce que les Warriors considè- rent qu'en agissant autrement ils violeraient l'ali- néa 2b) de la Charte qu'ils tolèrent la présence des demandeurs dans le centre.
Il est clair que la stratégie des défendeurs est de n'exercer aucune distinction quant à l'approvision- nement en vivres et autres produits essentiels entre les journalistes, les Warriors, ainsi que les femmes et les enfants. Les demandeurs se plaignent de ne pas recevoir leur juste part des produits de pre- mière nécessité et de se voir refuser le matériel technique. C'est une façon indirecte ou oblique de réduire l'accès à l'information en provenance du retranchement, ce qui équivaut dans les faits à une interdiction par les défendeurs de la couverture des événements en cours à Oka et constitue en soi une atteinte aux droits garantis par la Charte.
La question peut donc être formulée ainsi: la ligne de conduite qu'imposent les défendeurs aux demandeurs soulève-t-elle un litige susceptible de justifier, à ce stade des procédures, l'intervention de la Cour par voie de redressement interlocu- toire? Pour faciliter la solution de cette question, il importe d'examiner certaines décisions traitant des principes fondamentaux que sont en droit canadien la liberté de la presse et la, liberté de l'information.
LE DROIT
Dans l'affaire Canadian Newspaper Co. Ltd. v. Isaac 4 , le coroner avait permis à un témoin de témoigner de façon anonyme à une enquête. La société Canadian Newspaper Co. a présenté une requête en jugement déclaratoire portant que l'or- donnance du coroner allait à l'encontre de l'alinéa 2b) de la Charte canadienne et exigeant la divul- gation du nom du témoin. Le juge Campbell a conclu qu'il pouvait exister un fondement juridique à l'ordonnance du coroner et que la divulgation du nom du témoin ne servirait aucun intérêt public. Voici ce qu'il a dit à l'égard des droits de la presse, [aux pages 704 et 705]:
[TRADUCTION] Le droit de la presse en vertu de l'art. 2b) de la Charte n'est pas supérieur au droit du public de savoir ce qui se passe devant les tribunaux et devant les audiences publiques telles les enquêtes.
Le droit de publier ce qui a déjà été exigé et divulgué diffère du droit d'exiger et de divulguer ce qui n'a pas été porté à la connaissance du juge des faits. La Charte ne confère pas à la presse ou au public le droit d'exiger du coroner la mise en preuve de tous les faits. La presse a le droit de faire état du déroulement de l'enquête mais non de la contrôler.
J'en arrive par conséquent à la conclusion qu'il n'y a eu aucune violation de la liberté de la presse garantie par la Charte.
Même si les juges Hughes et Austin n'étaient pas d'accord pour dire que l'ordonnance du coro ner était justifiable en droit, ils ont eux aussi estimé qu'il y avait lieu de rejeter la requête au motif qu'exiger la divulgation du nom d'un témoin ayant accepté de témoigner contre promesse d'ano- nymat, était susceptible de déconsidérer l'adminis- tration de la justice.
Dans cette décision donc, il a été statué que la presse n'avait pas davantage que les autres mem- bres du public le droit d'exiger la divulgation d'information.
L'avocat des défendeurs a également porté à mon attention deux arrêts de la Cour suprême des États-Unis qui illustrent encore plus clairement le principe suivant lequel la presse doit être traitée sur un pied d'égalité avec les autres membres du public en général.
Le premier de ces arrêts, Pell v. Procunier 5 , porte sur la contestation, par des détenus et des
4 (1988), 63 O.R. (2d) 698 (C. div.).
5 417 US 817 (1974).
journalistes, de la constitutionnalité d'un règle- ment pénitentiaire interdisant les entretiens face à face avec des détenus spécifiquement choisis par les médias. Ce règlement interdisait également les entretiens à l'initiative d'un détenu. La Cour suprême à la majorité a conclu que le règlement ne violait ni les droits des détenus en vertu du Premier amendement ni le droit des médias à la liberté de la presse.
S'exprimant au nom de la majorité, le juge Stewart a cité un passage d'un arrêt antérieur de la Cour suprême, Branzburg y Hayes 6 , il avait été statué que la presse ne possédait pas de droit constitutionnel à un accès privilégié à l'informa- tion non accessible au public en général et que:
[TRADUCTION] [1]es journalistes n'ont aucun droit constitu- tionnel d'accès aux scènes de crimes ou de désastres d'où est exclu le public en général' ...
Appliquant ensuite ce principe aux faits dont il était saisi, le juge a déclaré:
[TRADUCTION] Le Premier et le Quatorzième amendements interdisent au gouvernement de s'ingérer de quelque façon que ce soit dans la liberté de la presse. La Constitution, cependant, n'oblige pas le gouvernement à accorder à la presse un accès privilégié à l'information dont ne dispose pas le public en général. C'est une chose de dire qu'un journaliste est libre d'aller à la recherche de sources d'information non accessibles au grand public, qu'il a droit à une certaine protection constitu- tionnelle de la confidentialité de ces sources, voir Branzburg v. Hayes, précité, et que le gouvernement ne peut empêcher la publication d'information émanant de telles sources. Cf. New York Times Co. v United States, précité. Mais c'est tout autre chose que de prétendre que la Constitution impose au gouverne- ment l'obligation positive de rendre accessibles aux journalistes les sources d'information inaccessibles au grand public. Cette prétention ne trouve appui ni dans le texte de la Constitution ni dans aucun arrêt de cette Cour. En conséquence, § 415.071 ne privant pas la presse de l'accès à des sources d'information publiquement accessibles, nous concluons qu'il ne porte pas atteinte aux protections que garantissent le Premier et le Qua- torzième amendements 8 . [Souligné par mes soins.]
La question en litige était à peu de chose près la même dans l'arrêt Saxbe y Washington Post Co. 9 , où, un énoncé de politique interdisait les entretiens face à face entre journalistes et détenus spécifique- ment désignés. Parlant à nouveau au nom de la majorité de la Cour, le juge Stewart a d'abord
6 408 US 665 (1972). Ibid., aux p. 684 et 685.
8 Voir ci-dessus, note 5, aux p. 834 et 835.
9 417 US 843 (1974).
souligné l'importance des privilèges de visite accor dés aux familles des détenus, à leur avocat et à leur conseiller spirituel, tout en faisant observer que le public en général n'était pas autorisé à entrer dans les prisons et à y interviewer les déte- nus consentants. Cette politique était appliquée également à tous les visiteurs éventuels, y compris les journalistes. Appliquant l'arrêt Pell, précité, le juge a conclu qu'il n'était pas:
[TRADUCTION] ... nécessaire de s'engager sur la voie délicate de l'équilibre à établir entre ces considérations d'ordre pénal et les exigences légitimes découlant du Premier amendement. Car il appert que la seule limite imposée à la cueillette de l'informa- tion par l'Énoncé de politique 1220.1A n'est rien d'autre qu'une application particulière de la règle générale selon laquelle personne ne peut pénétrer à l'intérieur d'une prison et rendre visite au détenu de son choix, à moins d'être avocat, prêtre, parent ou ami de ce détenu. Cette limitation des visites est justifiée par ce que la Cour d'appel reconnaît comme «le truisme voulant que les prisons soient des institutions l'accès du public est généralement restreint». 161 U.S.App.D.C., à la p. 80, 494 F.2d, à la p. 999 ... À cet égard, la politique du Bureau des prisons concernant les visites ne place pas la presse dans une position moins avantageuse que celle du grand public. En fait, l'accès aux prisons fédérales et aux détenus qu'accorde dans l'ensemble le Bureau des prisons à la presse est de loin supérieur à celui dont disposent les autres membres du public 10 . [Souligné par mes soins.]
Le juge Stewart cite ensuite un passage de l'arrêt Pell suivant lequel le gouvernement n'a aucune obligation positive de rendre accessible aux journalistes les sources d'information qui ne le sont pas au public en général. Ce qui fait que l'Énoncé de politique ne viole pas la liberté de la presse protégée par le Premier amendement.
Bien que la jurisprudence américaine ne fasse pas autorité en matière de Charte, elle est souvent citée en l'absence de précédents canadiens perti- nents. Pour l'essentiel, les causes citées concluent à l'absence de statut constitutionnel priviligié pour les journalistes. La législation américaine ne con- tient pas non plus de stipulation expresse leur conférant ce statut. Je n'en vois pas davantage dans la Charte. Au contraire, le jugement qu'a rendu la Cour divisionnaire de l'Ontario dans l'af- faire Canadian Newspaper Co. v. Isaac, précité, confirme à mon avis que les journalistes n'ont pas un droit à l'information, à la divulgation, voire même à l'accès à l'information supérieur à celui du citoyen ordinaire.
10 À la p. 849.
CONCLUSIONS
Si les journalistes doivent être traités comme des citoyens ordinaires et s'ils ne jouissent d'aucun statut privilégié pour obtenir des renseignements refusés aux autres citoyens, il s'ensuit, à' nion avis, que dans des conditions de siège et dans un retran- chement défendu par des Warriors armés qui con- trôlent effectivement la conduite des journalistes, que le statut de ces derniers n'impose aux défen- deurs aucune obligation positive particulière de vigilance au sens le prétendent les demandeurs. Ce ne sont pas les défendeurs qui ont forcé les demandeurs à pénétrer dans le retranchement ou à y demeurer, pas plus qu'ils ne les ont empêchés d'en partir par des menaces ou autrement. Au contraire, ils les ont exhortés à quitter les lieux. Indépendamment de leurs obligations ou de l'éthi- que journalistique, c'est volontairement que les demandeurs restent sur place et leur liberté de quitter le retranchement en tout temps n'est pas moins restreinte que la liberté de, quiconque, femmes, enfants et Warriors armés, de quitter les lieux.
Vu les circonstances, je suis d'avis que le prin- cipe suivi tant dans la jurisprudence américaine que canadienne est applicable à la présente espèce. Le concept de la liberté de la presse ne confère aucun statut privilégié aux membres des médias. Un journaliste en quête d'information se place-t-il en situation dangereuse, son droit à. la protection n'est pas supérieur à celui de son voisin. S'il décide de transmettre un reportage «derrière les lignes des Warriors», comme le demandeur MacLeod .a inti- tulé ses articles dans le Ottawa Citizen, cela ne crée pas pour ceux qui se trouvent en face des dites lignes l'obligation corrélative de lui accorder un traitement particulier. Si un journaliste, placé au cœur d'une confrontation armée, estime qu'il y va de son devoir professionnel d'y rester, il ne peut imposer quiconque l'obligation de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer sa présence. Si un journaliste met librement et volontairement la sécurité de sa personne en danger pour remplir ses fonctions, aucun principe juridique ne peut, à ma connaissance, lui garantir l'immunité par rap port aux conséquences de sa conduite. Enfin, si, comme on l'affirme dans l'arrêt Branzburg y Hayes, précité, un journaliste n'a aucun droit cons- titutionnel d'accès à la scène d'un crime ou d'un
désastre lorsque le public en est exclu, je ne vois pas comment il pourrait obtenir une protection constitutionnelle lorsque c'est volontairement qu'il demeure dans un retranchement assiégé.
Je ne m'aventurerai pas davantage dans cette voie. Je ne suis pas appelé aujourd'hui à trancher le fond du litige mais plutôt à déterminer si la question que soulèvent les demandeurs est une question sérieuse et si, dans l'affirmative, des ordonnances d'injonction sont justifiées à ce stade.
Je dois de conclure que, d'après la preuve qui m'a été présentée et vu l'état du droit tel qu'il a été porté à ma connaissance, les demandeurs n'ont pas réussi à démontrer que les défendeurs ont envers eux une obligation particulière de vigilance fondée sur le droit à la liberté de la presse garanti par la Charte. Je ne puis accepter la prétention selon laquelle les demandeurs devraient jouir d'une immunité ou autre statut privilégié. Ils n'ont pas le droit d'exiger un traitement privilégié et ne peu- vent pas s'attendre à en recevoir un, sauf à l'invita- tion de ceux qui, comme les Warriors, peuvent apprécier leur présence ou la tolérer.
Les journalistes présents dans le retranchement ont certes joui d'une apparence de privilège du fait que leur employeur voyait à leurs besoins de façon séparée et que les livraisons étaient acceptées sépa- rément aux divers postes de surveillance. À mon avis toutefois, cette sorte de privilège ne constitue pas un droit qui devrait maintenant être protégé à l'intérieur du droit conféré en particulier à l'alinéa 2b) de. la Charte ou à l'intérieur des droits et libertés inscrits dans la Charte en général.
Quoi qu'il en soit, la preuve révèle que depuis le 11 septembre, les journalistes n'ont pas cessé d'alimenter leurs journaux afin de répondre au besoin d'information réputé insatiable du public sur la crise actuelle. Tous conviennent, naturelle- ment, que la stratégie des défendeurs ne facilite pas l'atteinte de cet objectif. Ces difficultés, cepen- dant, sont inhérentes à l'évolution de la situation à Oka. Conclure, comme on m'y a invité, que la stratégie des défendeurs constitue une violation serait aller bien au-delà de l'objet et de la portée du droit particulier garanti par la Charte.
En ce qui concerne brièvement la preuve des demandeurs selon laquelle le système actuel de
distribution des vivres est susceptible de créer des pénuries pour les journalistes, je ne peux que faire remarquer qu'il s'agit d'une question relevant davantage des Warriors que des défendeurs.
Qu'il suffise, en terminant, de citer les remar- ques du juge Beetz dans l'arrêt Manitoba (Procu- reur général) c. Metropolitan Stores Ltd. ":
En bref, je conclus que, lorsque l'autorité d'un organisme chargé de l'application de la loi fait l'objet d'une attaque fondée sur la Constitution, aucune injonction interlocutoire ni aucune suspension d'instance ne devrait être prononcée pour empêcher cet organisme de remplir ses obligations envers le public, à moins que l'intérêt public ne soit pris en considération et ne reçoive l'importance qu'il mérite dans l'appréciation de la prépondérance des inconvénients. Telle est la règle lorsqu'il y a un doute sérieux relativement à l'autorité de l'organisme chargé de l'application de la loi car, s'il en était autrement, la question d'un redressement interlocutoire ne devrait même pas se poser. Toutefois, cette règle s'applique aussi même lorsqu'on considère qu'il y a une apparence de droit suffisante contre l'organisme chargé de l'application de la loi, laquelle apparence de droit nécessiterait par exemple le recours à l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés. [Souligné par mes soins.]
Si tel est le cas lorsqu'un requérant a réussi à démontrer une apparence de droit suffisante, a fortiori cette Cour devrait-elle être plus réticente à intervenir dans l'exercice d'une politique gouverne- mentale de cette nature lorsque le requérant n'a pu établir l'existence d'une question sérieuse?
Les journalistes présents dans le retranchement sont peut-être dignes d'admiration et de respect pour le courage dont ils font preuve pendant ce long siège. Néanmoins, d'après les faits et le droit dont j'ai été saisi, les demandeurs n'ont pas démontré l'existence d'une question sérieuse à trancher et les requêtes en injonction sont par les présentes rejetées.
Il n'y a pas lieu en l'espèce d'adjuger de dépens.
" [1987] 1 R.C.S. 110, à la p. 149.
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