A-777-90
Mohammed Inman Akthar (requérant)
c.
Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (intimé)
A - 780 - 90
Saijad Hussein (requérant)
c.
Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (intimé)
A - 942 - 90
Mohammed Azad (requérant)
c.
Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (intimé)
RÉPERTORIÉ: AKTHAR c. CANADA (MINISTRE DE L'EMPLOI ET
DE L'IMMIGRATION) (CA.)
Cour d'appel, juges Pratte, Hugessen et Desjar-
dins, J.C.A.—Edmonton, 13 et 14 mars; Ottawa, 7
juin 1991.
Immigration — Statut de réfugié — Laps de temps extraor-
dinaires entre la formulation des revendications du statut de
réfugié et les décisions du premier palier d'audience concluant
à l'absence du minimum de fondement — Bien que la revendi-
cation des parties requérantes eût probablement satisfait au
critère du minimum de fondement si leur audition avait eu lieu
plus rapidement, cela n'a aucune incidence sur le caractère
équitable de la question — L'objet du système applicable aux
réfugiés n'est pas de fournir aux immigrants un moyen facile
de trouver un pays de résidence plus désirable — Si les parties
requérantes n'ont plus de motif raisonnable de craindre d'être
persécutées dans leur pays d'origine, elles ne sauraient se
plaindre d'être traitées injustement si leurs revendications du
statut de réfugié sont rejetées — La possibilité que le retard à
tenir l'audience d'un réfugié donne lieu à une réparation
fondée sur la Charte n'est pas exclue.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droit à la vie,
la liberté et la sécurité de la personne — Les revendications du
statut de réfugié ont été jugées sans minimum de fondement à
la suite d'un laps de temps extraordinaire avant que soit
rendue la décision du premier palier d'audience — Les parties
requérantes auraient probablement satisfait au critère du
minimum de fondement si leur audition avait eu lieu plus
rapidement — Le retard abusif à procéder au traitement des
revendications porte-t-il atteinte au droit à la justice fonda-
mentale et équivaut-il à un traitement cruel et inusité? — Les
demandeurs du statut de réfugié ne jouissent pas des droits
que la Charte reconnaît aux accusés — Les demandeurs
doivent satisfaire au critère du minimum de fondement — Il
n'y a pas réparation fondée sur la Charte en l'absence de
préjudice — Aucun préjudice n'est causé aux parties requé-
rantes si elles n'ont plus raison de craindre d'être persécutées
dans leur pays — La possibilité que le retard apporté au
traitement de la revendication du statut de réfugié puisse
donner lieu à une réparation fondée sur la Charte n'est pas
exclue.
Les demandes, fondées sur l'article 28 de la Loi sur la Cour
fédérale, contestent la décision par laquelle le premier palier
d'audience a conclu que les revendications du statut de réfugié
des parties requérantes étaient dépourvues d'un minimum de
fondement. Les trois parties requérantes, toutes des ressortis-
santes de Fiji d'origine ethnique indienne, ont fui leur pays en
1987 en raison de la situation politique qui existait alors et elles
sont entrées au Canada vers la fin de l'année en cause. Leurs
revendications du statut de réfugié ayant été rejetées presque
trois ans après avoir été faites, elles ont soutenu que le retard
abusif à traiter ces revendications portait atteinte à leur droit à
la justice fondamentale garanti par l'article 7 de la Charte
canadienne des droits et libertés, et qu'il équivalait à un
traitement cruel et inusité prévu à l'article 12. La question
consiste à savoir si le laps de temps considérable entre la
formulation originale de la revendication du statut de réfugié
des parties requérantes et la décision du premier palier d'au-
dience ou de la présélection peut être pour elles une source de
réparation.
Arrêt: les demandes devraient être rejetées.
La Loi sur l'Immigration ne peut être d'aucun secours aux
parties requérantes puisqu'elle n'impartit pas un délai fixe pour
la tenue de l'audience sur le minimum de fondement; il entre
néanmoins dans l'économie de la Loi que le processus soit aussi
expéditif que possible. Les modifications récentes apportées à la
Loi sur l'immigration visaient à alléger le processus de détermi-
nation du statut de réfugié de façon à faciliter l'accès aux
véritables demandeurs de statut d'une part, et d'autre part, à
décourager les abus soupçonnés en renvoyant rapidement les
demandeurs non authentiques. Même lorsque la Loi contient
des délais fixes, le défaut par un tribunal de s'acquitter d'une
fonction dans le délai légal ne lui attire généralement que
l'ordre de s'exécuter; seulement dans des circonstances excep-
tionnelles la décision tardive sera-t-elle considérée nulle. En
l'espèce, l'annulation des décisions tardives ne serait d'aucune
aide aux parties requérantes.
La prétention des parties requérantes selon laquelle le retard
apporté au traitement de leurs revendications portait atteinte
aux droits que leur garantit la Charte fait face à deux obstacles
insurmontables. Tout d'abord, elles n'étaient pas dans la même
situation juridique qu'un accusé, et elles ne jouissaient donc pas
de la protection particulière offerte à l'alinéa 11b) de la Charte.
Les dispositions particulières de l'article 11 ne sont que des
applications spécifiques des principes de justice fondamentale
consacrés à l'article 7: R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199. Les
parties requérantes n'étaient ni accusées ni poursuivies par
l'État. Au contraire, c'est elles qui faisaient valoir des revendi-
cations contre l'État, qui n'a pas l'obligation de prouver quoi
que ce soit contre elles. Ce sont ces dernières qui étaient tenues
de satisfaire au critère préliminaire applicable au minimum de
fondement de leurs revendications. Contrairement à l'accusé,
les parties requérantes ne jouissaient d'aucune présomption en
leur faveur et elles ne pouvaient jamais obtenir le statut de
réfugié à moins de satisfaire au critère applicable.
Le second obstacle aux prétentions des parties requérantes
tient à ce que le retard apporté à l'audition de leurs revendica-
tions du statut de réfugié n'est pas nécessairement injuste à leur
égard. Toute prétention à la violation de la Charte fondée sur le
retard doit dépendre de la preuve d'un préjudice. L'objet du
système applicable aux réfugiés n'est pas de fournir aux immi
grants un moyen facile de trouver un pays de résidence plus
désirable, mais plutôt d'offrir un abri sûr à ceux qui craignent
avec raison d'être persécutés dans leur pays d'origine. En
conséquence, bien que les parties requérantes eussent probable-
ment satisfait au critère du minimum de fondement si leur
audition avait eu lieu peu après leur arrivée, cela n'a aucune
incidence sur le caractère équitable de la question. Si la situa
tion dans le pays d'origine des parties requérantes ne soulève
plus une crainte raisonnable de persécution, celles-ci ne sau-
raient se plaindre d'être traitées injustement si leurs revendica-
tions du statut de réfugié sont rejetées. Même dans les affaires
criminelles, le simple temps écoulé ne justifie pas un tribunal de
conclure à un déni de justice sans tenir compte de tous les
autres faits. En l'espèce, aucun élément de preuve ni quelqu'in-
férence tirée des faits n'indiquent que les parties ont subi une
injustice ou un préjudice attribuable au retard, ni qu'elles ont
reçu un traitement cruel ou inusité aux mains des autorités
canadiennes. Il ne faut toutefois pas exclure la possibilité que le
retard à tenir l'audience d'un réfugié puisse donner lieu à une
réparation fondée sur la Charte.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)
[L.R.C. (1985), appendice II, n° 44], art. 7, I lb), 12.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7, art.
28.
Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), chap. 1-2.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS SUIVIES:
R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199; (1990), 75 O.R. (2d)
673; 74 D.L.R. (4th) 355; 59 C.C.C. (3d) 449; 79 C.R.
(3d) 273; 49 C.R.R. 1; 42 O.A.C. 81; W.K.L. c. Canada,
21616, jugement en date du 16-5-91, C.S.C., encore
inédit.
DÉCISIONS CITÉES:
Misra v. College of Physicians & Surgeons of Sas-
katchewan (1988), 52 D.L.R. (4th) 477; [1988] 5
W.W.R. 333 (C.A. Sask.); Saskatchewan Human Rights
Commission v. Kodellas (1989), 60 D.L.R. (4th) 143;
[1989] 5 W.W.R. 1 (C.A. Sask.); Mileva c. Canada
(Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), A-726-90,
juges Pratte, Desjardins et Marceau, J.C.A., jugement en
date du 25-2-91, C.A.F., encore inédit; Canada (Ministre
de l'Emploi et de l'Immigration) c. Paszkowska,
A-724-90, juge Hugessen, J.C.A., jugement en date du
16-4-91, C.A.F., encore inédit.
DOCTRINE
Canada. Débats de la Chambre des communes, vol. IX,
1" sess., 33' Lég., 35 Eliz. II, 1986, p. 13482 et 13483.
Canada. Débats de la Chambre des communes, vol. XIII,
2' sess., 33' Lég., 37 Eliz. II, 1988, p. 16095.
AVOCATS:
Andriy J. Semotiuk et Linda Long pour les
requérants.
Kirk Lambrecht pour l'intimé.
PROCUREURS:
Andriy J. Semotiuk, Edmonton, pour les
requérants.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE HUGESSEN, J.C.A.: Ces trois deman-
des fondées sur l'article 28 de la Loi sur la Cour
fédérale [L.R.C. (1985), chap. F-7] ont été plai-
dées ensemble. Elles ne soulèvent qu'un seul point
sérieux.
Les trois parties requérantes sont toutes des
ressortissantes de Fiji d'origine ethnique indienne.
Toutes trois ont fui leur pays au moment des coups
d'État et des troubles connexes qui s'y sont pro-
duits en 1987. Elles ont revendiqué le statut de
réfugié au Canada. Le premier palier d'audience a
conclu que leurs revendications étaient dépourvues
d'un minimum de fondement. Le temps écoulé
entre leur première entrée au Canada alors qu'elles
ont revendiqué le statut de réfugié et la décision du
premier palier d'audience a varié entre juste un
peu plus de deux ans et demi et un peu moins de
trois ans'.
' M. Akthar est entré au Canada le 13 décembre 1987 et sa
revendication a été considérée, le 17 juillet 1990, comme
n'ayant pas un minimum de fondement. M. Hussein est entré
au Canada le 5 novembre 1987 et sa revendication a été jugée,
le 17 juillet 1990, comme étant dépourvue du minimum de
fondement. M. Azad est entré au Canada le 6 septembre 1987
et sa revendication a été considérée, le 8 août 1990, comme ne
possédant pas le minimum de fondement.
La question qui doit être déterminée consiste à
savoir si ce laps de temps vraiment extraordinaire
entre la formulation originale de la revendication
du statut de réfugié et la décision du «premier
palier d'audience» ou de la «présélection» peut être,
pour les présentes parties requérantes, une source
de réparation. Après m'être anxieusement inter-
rogé, j'ai conclu que ce n'était pas le cas, tout au
moins dans les circonstances de l'espèce.
Tout d'abord, il semble évident que la Loi sur
l'immigration [L.R.C. (1985), chap. I-2] elle-
même ne peut être d'aucun secours aux parties
requérantes. Bien que la Loi n'impartisse pas un
délai fixe pour la tenue de l'audience sur le mini
mum de fondement, je suis convaincu qu'il entre
dans l'économie de la Loi que le processus soit
aussi expéditif que possible. L'objectif déclaré des
modifications apportées à la Loi sur l'immigration
était d'une part, d'alléger et de moderniser le
processus de détermination du statut de réfugié de
façon à faciliter l'accès aux véritables demandeurs
de statut et d'autre part, de décourager les abus
soupçonnés en renvoyant rapidement les deman-
deurs non authentiques.
En présentant les modifications en seconde lec
ture, le ministre de l'Emploi et de l'Immigration,
l'honorable Barbara McDougall, a déclaré ce qui
suit:
[FRANÇAIS]
Un processus de reconnaissance du statut de réfugié plus
efficace, à l'intérieur duquel l'accent sera mis davantage sur
l'équité et sur la procédure légale, ne peut qu'être favorable aux
personnes qui ont un véritable besoin de protection et aux
personnes qui respectent les règles établies.
[TRADUCTION]
... Nous voulons être en mesure de traiter avec ceux qui ont
réellement besoin de notre protection aussi rapidement et
humainement que possible. Le gouvernement est d'avis que le
projet de loi C-55, combiné aux initiatives de contrôle que
prévoit le projet de loi C-84, contient toutes les dispositions
voulues pour assurer la mise en oeuvre du processus stable,
équitable et efficace auquel les Canadiens—et les réfugiés—
sont manifestement en droit de s'attendrez. [C'est moi qui
souligne.]
À une étape antérieure, le ministre d'État à
l'Immigration, l'honorable Walter McLean, a dit
ce qui suit:
2 Canada. Débats de la Chambre des communes, 2' sess., 33e
Lég., (3 juin 1988), la p. 16095.
[TRADUCTION]
Toute le monde reconnaît que les demandes de statut de
réfugié doivent être examinées équitablement, humainement et
rapidement.
Dans la formulation de nos propositions, nous n'avons pas
perdu de vue nos obligations internationales, légales et morales,
en tant que signataires de la convention des Nations-Unies, ni
les normes canadiennes de justice fixées par la Déclaration
canadienne des droits et la Charte des droits et libertés. Nous
avons pris un régime lourd et alambiqué, un régime désuet, qui
entraînait des retards tragiques pour d'authentiques réfugiés et
des mois d'incertitude pour d'autres, et nous l'avons affiné. Je
pense qu'en substance nous en avons fait quelque chose de plus
juste et de plus efficace 3 . [C'est moi qui souligne.]
Quelle que soit l'intention du législateur cepen-
dant, et même si la Loi contenait un délai fixe
pour l'achèvement des audiences au premier palier,
il est difficile de savoir comment cela pourrait
apporter quelque réconfort aux parties requéran-
tes. Règle générale, le défaut par un tribunal de
s'acquitter d'une fonction dans le délai légal ne lui
attire rien de plus que l'ordre de s'exécuter; tout au
plus, et dans des circonstances exceptionnelles, la
décision tardive sera-t-elle déclarée nulle.
En l'espèce, les parties requérantes ont obtenu
une décision, bien que tardive. Il est évident que
l'annulation des décisions tardives ne saurait leur
être d'aucune aide; cela ne ferait que les replacer
au point de départ. Cette mesure aurait pour
conséquence de prolonger les retards sans nécessai-
rement donner une heureuse issue aux revendica-
tions du statut de réfugié des parties requérantes.
Cela m'amène au principal moyen invoqué par
l'avocat des parties requérantes à l'appui des
demandes fondées sur l'article 28, à savoir la
Charte canadienne des droits et libertés [qui cons-
titue la Partie I de la Loi constitutionnelle de
1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982,
chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II,
no 44] ] . On soutient que le retard abusif apporté
au traitement des revendications des parties requé-
rantes portait atteinte à leur droit à la justice
fondamentale garanti par l'article 7 et équivalait à
un traitement cruel et inusité en vertu de l'article
12.
3 Canada. Débats de la Chambre des communes, 1" sess., 33°
Lég., (21 mai 1986), aux p. 13482 et 13483.
Je suis parfaitement disposé, aux fins de la
discussion, à tenir pour acquis que les droits des
parties requérantes à la vie, à la liberté et à la
sécurité de leur personne sont mis en cause par le
processus de détermination du statut de réfugié, et
que le droit à une audition dans un délai raisonna-
ble est un aspect de la justice fondamentale.
Je pourrais même être disposé à concéder que
des restrictions abusives, des tracasseries adminis-
tratives et des retards interminables à traiter des
revendications qui touchent aux principes essen-
tiels de la vie humaine pourraient, dans certaines
circonstances, être assimilés à un traitement cruel
ou inusité.
Cependant deux obstacles insurmontables s'op-
posent, me semble-t-il, à la prétention des parties
requérantes que le retard apporté au traitement de
leurs revendications constitue une violation des
droits que leur confère la Charte.
Tout d'abord, les parties requérantes ne sont pas
du tout dans la même situation juridique qu'un
accusé. Cela signifie naturellement qu'elles ne
jouissent pas de la protection particulière offerte à
l'alinéa 11 b) de la Charte. Ce qui n'est pas, en soi,
concluant, car il est reconnu que les dispositions
particulières de l'article 11 ne sont que des appli
cations spécifiques des principes de justice fonda-
mentale consacrés à l'article 7. Dans l'arrêt
Askov 4 , le juge Cory, qui s'exprimait pour une
majorité de la Cour suprême, a dit ce qui suit [à la
page 1219]:
l'al. 11b) vise explicitement le droit individuel à la liberté et à
la sécurité de la personne. Comme les autres droits garantis par
l'art. 11, cet alinéa vise principalement un aspect particulier de
la justice fondamentale garantie en vertu de l'art. 7 de la
Charte. Il est difficile d'imaginer pire frustration pour des
personnes innocentes qui sont accusées d'une infraction que
celle d'être privées pendant un temps démesurément long de la
possibilité de prouver leur innocence, et cela, en raison de délais
excessifs à leur faire subir leur procès. L'attente d'un procès
doit être un supplice pour les accusés et leur famille immédiate.
Il existe un précepte fondamental de notre droit criminel selon
lequel toute personne est présumée innocente jusqu'à preuve de
sa culpabilité. Il s'ensuit qu'il est tout aussi fondamental qu'un
accusé, présumé innocent, ait la possibilité de se défendre de
l'accusation portée contre lui, de se disculper et de rétablir sa
réputation le plus tôt possible.
4 R. c. Askov, [ 1990] 2 R.C.S. 1199.
Cet extrait, à mon sens, fait aussi ressortir la
claire distinction en droit entre la situation des
présentes parties requérantes et celle d'une per-
sonne accusée d'une infraction criminelle. Même
s'il se peut fort bien que l'article 7 comporte le
droit d'exiger que l'État prenne contre un citoyen
des procédures qui ne sont pas des poursuites
criminelles dans un délai raisonnables, il ne saurait
y avoir aucune analogie de ce genre entre ces
parties requérantes et des personnes accusées d'ac-
tes criminels.
Les parties requérantes ne sont ni accusées ni
poursuivies par l'Etat de quelque façon que ce soit.
Au contraire, c'est elles qui font valoir des revendi-
cations contre l'État. Ce n'est pas l'État qui a
l'obligation de prouver quoi que ce soit contre les
parties requérantes; ce sont plutôt ces dernières qui
sont tenues de satisfaire au critère préliminaire
peu exigeant applicable au minimum de fondement
de leurs prétentions au statut de réfugié. En der-
nier lieu et plus important encore, les parties
requérantes ne jouissent d'aucune présomption en
leur faveur, comme c'est le cas pour les accusés.
En effet, l'accusé dont l'affaire n'est jamais jugée
est et demeure innocent; le demandeur du statut de
réfugié, dans les mêmes circonstances, n'atteint
jamais le statut de réfugié.
Dans l'arrêt Askov, précité, une majorité de la
Cour suprême a reconnu que les intérêts servis par
l'alinéa 11b) de la Charte n'étaient pas unique-
ment individuels mais sociaux également. On peut
croire qu'il doit en être de même pour les revendi-
cations contre l'État: la partie requérante aussi
bien que l'État peuvent être intéressés à la tenue
d'une audience dans un délai raisonnable. Mais ce
qui est raisonnable doit forcément varier d'un cas à
l'autre. Puisque l'une ou l'autre des parties, ou les
deux, peuvent avoir un intérêt parfaitement légi-
time à retarder l'audience pendant une période
plus ou moins longue, il me semblerait impossible
d'affirmer qu'un retard particulier à tenir une
audience est toujours abusif, indépendamment des
circonstances. Du point de vue de la partie requé-
rante, certaines sortes d'actions contre l'État peu-
vent même s'améliorer ou se parfaire à la suite
5 Voir par exemple l'arrêt Misra v. College of Physicians &
Surgeons of Saskatchewan (1988), 52 D.L.R. (4th) 477, (C.A.
Sask.) et Saskatchewan Human Rights Commission v. Kodel-
las (1989), 60 D.L.R. (4th) 143 (C.A. Sask.).
d'un laps de temps démesurément long. Dans le
cas particulier des demandeurs du statut de réfu-
gié, il est bien connu que la paralysie de l'ancien
système, avec ses arriérés de travail inévitables, ne
trouvait une solution que dans les amnisties pério-
diques et l'admission au Canada de personnes dont
les revendications du statut de réfugié étaient des
plus douteuses.
Comme j'estime qu'on ne peut correctement
faire une analogie en droit entre la situation des
parties requérantes et celle des personnes accusées
d'infractions, toute prétention à la violation de la
Charte fondée sur le retard doit dépendre de la
preuve d'un préjudice causé au demandeur, à
savoir que le retard était abusif pour une personne
dans sa situation. C'est là le second obstacle
auquel font face ces parties requérantes, car je
crois en outre que ni les circonstances ni la preuve
dans les présentes affaires n'appuient leurs
revendications.
Pour dire les choses différemment, le retard
apporté à l'audition d'une revendication du statut
de réfugié ne rend pas nécessairement cette audi
tion inéquitable ou injuste pour le demandeur.
Bien qu'effectivement la revendication de chacune
des parties requérantes eût probablement satisfait
au critère du minimum de fondement si leur audi
tion avait eu lieu peu après leur arrivée (et le
tribunal l'a laissé entendre dans chaque cas), cela
n'a aucune incidence sur le caractère équitable de
la question. L'objet du système applicable aux
réfugiés, tant en droit international qu'en droit
interne, n'est pas de fournir aux immigrants un
moyen facile de trouver un pays de résidence
nouveau et plus désirable, mais plutôt d'offrir un
abri sûr à ceux qui craignent avec raison d'être
persécutés dans leur pays d'origine. Donc, si
comme on l'a conclu en l'espèce, la situation dans
le pays d'origine des parties requérantes ne soulève
plus une crainte raisonnable de persécution, cel-
les-ci ne sauraient se plaindre d'être traitées injus-
tement si leurs revendications du statut de réfugié
sont rejetées 6 . Évidemment l'inverse peut tout
aussi bien se produire: le concept du réfugié sur
6 Voir Mileva c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immi-
gration) (25 février 1991) A-726-90 (C.A.F.) et Canada
(Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Paszkowska, (16
avril 1991) A-724-90 (C.A.F.).
place est bien connu, et les personnes qui se trou-
vent au Canada au moment où des événements
dans leur pays d'origine donnent lieu à une crainte
de persécution jusque-là non fondée peuvent faire
une revendication et être acceptées ici comme
réfugiés.
Même dans les affaires criminelles, il est main-
tenant clair que le simple temps écoulé ne justifie
pas un tribunal de conclure à un déni de justice
sans tenir compte de tous les autres faits. Dans
l'arrêt très récent W.K.L. c. Canada', le juge
Stevenson, qui s'exprimait pour une Cour suprême
unanime, a dit ce qui suit:
Un grand nombre des arrêts qui traitent de la question
affirment que le «simple retard» ou le «retard comme tel»
n'entraîne jamais d'atteinte aux droits d'un particulier. Ces
expressions sont imprécises. Le retard peut clairement être le
seul «tort» sur lequel se fonde une personne pour prétendre qu'il
y a eu atteinte à ses droits. La question est de savoir si un
accusé peut s'appuyer uniquement sur le temps écoulé, qui
ressort de l'acte d'accusation, pour prouver qu'il y a violation de
l'art. 7 ou de l'al. 11d).
Le retard à accuser et à poursuivre une personne ne peut, en
l'absence d'autres facteurs, justifier l'arrêt des procédures au
motif qu'elles constitueraient un abus de procédure selon la
common law. Dans l'arrêt Rourke c. La Reine, [1978] 1 R.C.S.
1021, le juge en chef Laskin (avec l'accord de la majorité sur ce
point) a dit ce qui suit, aux p. 1040 et 1041:
En l'absence de toute prétention que le retard mis à arrêter
l'accusé avait quelque but caché, les tribunaux ne sont pas en
mesure de dire à la police qu'elle n'a pas enquêté avec assez
de diligence et ensuite, comme sanction, de suspendre les
procédures quand la poursuite est engagée. Le délai qui
s'écoule entre la perpétration d'une infraction et la mise en
accusation d'un prévenu à la suite de son arrestation ne peut
pas être contrôlé par les tribunaux en imposant des normes
strictes aux enquêtes. Preuves et témoins peuvent disparaître
à brève comme à longue échéance; de même, on peut avoir à
rechercher le prévenu plus ou moins longtemps. Sous réserve
des contrôles prescrits par le Code criminel, les poursuites
engagées longtemps après la perpétration alléguée d'une
infraction doivent suivre leur cours et être traitées par les
tribunaux selon la preuve fournie, preuve dont le bien-fondé
et la crédibilité doivent être évalués par les juges. La Cour
peut demander une explication sur tout retard fâcheux de la
poursuite et être ainsi en mesure d'évaluer le poids de
certains éléments de la preuve.
La Charte met-elle maintenant les accusés à l'abri des pour-
suites simplement en raison du délai écoulé entre la perpétra-
tion de l'infraction et la mise en accusation? À mon sens, tel
n'est pas le cas.
Mettre fin aux procédures simplement en raison du temps
écoulé équivaudrait à imposer une prescription de création
judiciaire à l'égard d'une infraction criminelle. Au Canada,
' Numéro du greffe 21616, jugement en date du 16 mai
1991.
sauf dans de rares circonstances, il n'existe pas de prescription
en matière criminelle. Les observations du juge en chef Laskin
dans l'arrêt Rourke s'appliquent aussi sous l'empire de la
Charte.
L'article 7 et l'al. l id) de la Charte garantissent notamment
le droit de l'inculpé à un procès équitable. Cette équité n'est
toutefois pas automatiquement compromise même par un long
délai avant le dépôt de l'accusation. En fait, un retard peut
jouer en faveur de l'accusé, puisque des témoins à charge
peuvent oublier ou disparaître. Les observations du juge Lamer
(maintenant Juge en chef) dans l'arrêt Mills c. La Reine,
précité, à la p. 945, sont pertinentes:
Le délai antérieur à l'inculpation est pertinent en vertu de
l'art. 7 et de l'al. lid), car ce n'est pas la durée du délai qui
importe, mais plutôt l'effet de ce délai sur l'équité du procès.
[Je souligne.]
Par conséquent, les tribunaux ne peuvent pas apprécier
l'équité d'un procès donné sans prendre en considération les
circonstances propres à l'espèce. Il n'y a pas violation des droits
de l'accusé simplement en raison du long délai qui ressort de
l'acte d'accusation même.
À mon avis, dans les affaires non criminelles,
toute prétention à la violation de la Charte fondée
sur un retard doit s'appuyer sur la preuve, ou à
tout le moins sur quelque inférence tirée des cir-
constances environnantes, que la partie demande-
resse a réellement subi un préjudice ou une injus
tice imputable au retard. Les présentes affaires
n'offrent aucune preuve de ce genre.
Plus particulièrement, rien n'indique que les
parties requérantes ont subi une injustice procédu-
rale attribuable au retard à tenir les audiences. De
fait, cela semble être le contraire. En effet, dans la
plupart des auditions des revendications des réfu-
giés, que ce soit au palier du minimum de fonde-
ment ou au second palier, le demandeur de statut
est susceptible d'être le seul témoin à l'appui de sa
revendication. Or, en l'espèce, l'avocat des parties
requérantes a été capable d'employer le temps
dont il disposait pour réunir des éléments de
preuve à Fiji et ailleurs; ces éléments de preuve ont
été produits à l'audience et les parties requérantes
les ont invoqués.
Dans la mesure où la revendication fondée sur la
Charte s'appuie sur l'article 7, ces dossiers n'of-
frent non plus aucun indice du motif du long
retard apporté ni ne permettent de déceler s'il peut
être en partie imputé aux parties requérantes elles-
mêmes. Rien non plus n'indique qu'aucune des
parties requérantes, à quelque moment que ce soit,
a pris des mesures pour que sa cause soit entendue
dans un meilleur délai.
Dans la mesure où les prétentions fondées sur la
Charte s'appuient sur l'article 12, nous nous heur-
tons à une absence totale de preuves. Il n'existe
tout simplement rien qui permet de dire que ces
parties requérantes en particulier, ou les deman-
deurs de statut de réfugié en général, subissent un
traitement cruel ou inusité aux mains des autorités
canadiennes.
Bien que, comme je l'ai laissé entendre, je n'ex-
clue pas la possibilité que le retard à tenir l'au-
dience d'un réfugié donne lieu à une réparation
fondée sur la Charte, je conclus que tel n'est pas le
cas dans les circonstances de l'espèce.
Je rejetterais les demandes fondées sur
l'article 28.
LE JUGE PRATTE, J.C.A.: Je souscris à ces
motifs.
LE JUGE DESJARDINS, J.C.A.: Je souscris à ces
motifs.
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