T-1162-89
N.M. Paterson & Sons Limited (demanderesse)
c.
Le navire Birchglen, Universal Metal Co. Limi
ted, Universal Metal Co. (N.S.) Ltd., Leonard
Bujokas, les propriétaires et toutes les autres per-
sonnes ayant un droit sur le Birchglen, le remor-
queur Thunder Cape, Misner Offshore Services
(Canada) Ltd., les propriétaires et toutes les
autres personnes ayant un droit sur le remorqueur
Thunder Cape, le remorqueur Elmore M. Misner,
Commerce Leasing Limited, les propriétaires et
toutes les autres personnes ayant un droit sur le
remorqueur Elmore M. Misner, Great Lakes
Marine Contracting Limited, North American
Marine, Inc., Sa Majesté la Reine du chef du
Canada et l'Administration de la Voie maritime
du Saint-Laurent (défendeurs)
RÉPERTORIÉ: N.M. PATERSON & SONS LTD. C. BIRCHGLEN
(LE) (I" INST.)
Section de première instance, juge Joyal—
Toronto, 7 mai; Ottawa, 26 juin 1990.
Droit maritime — Privilèges et hypothèques — Requête en
jugement déclaratoire portant qu'un privilège maritime est
éteint — Les propriétaires des remorqueurs impliqués dans
une collision veulent vendre les navires — Les assureurs
conviennent d'assumer tous les dommages-intérêts adjugés
jusqu'à concurrence d'une somme maximale de 1,15 million de
dollars, ce qui est supérieur à la valeur des remorqueurs à une
vente en justice — Requête rejetée — Effets des privilèges
maritimes et du cautionnement — Le recours à un engagement
au lieu d'un cautionnement est un développement récent
C'est en fonction des faits de chaque affaire qu'on détermine si
le privilège maritime est éteint lors de la passation d'une
sûreté — Il est prématuré de déclarer le privilège éteint
L'existence continue du privilège n'empêche pas la vente, car
des techniques contractuelles éliminent le risque engendré par
le privilège — L'intervention du tribunal déplacerait de façon
irréversible le risque d'un côté à l'autre.
Il s'agissait d'une requête en jugement déclaratoire portant
qu'un privilège maritime est éteint du fait du dépôt d'un
engagement souscrit par les assureurs. Les remorqueurs défen-
deurs ont été impliqués dans une collision avec le navire de la
demanderesse et lui auraient causé des avaries se chiffrant à
plus de trois millions de dollars. Les propriétaires des remor-
queurs veulent maintenant les vendre. Les assureurs ont fourni
une lettre d'engagement dans laquelle ils convenaient d'indem-
niser les remorqueurs de tous les dommages-intérêts auxquels
ils pourraient être condamnés. Toutefois l'engagement des assu-
reurs n'était pas solidaire mais se limitait au risque couvert par
chacun, pour un total de 1,15 million de dollars. La demande-
resse s'est opposée au prononcé d'un tel jugement déclaratoire,
en soulignant que la possibilité que le titre soit grevé de
privilèges n'a jamais empêché l'achat et la vente des navires,
car il existe des techniques contractuelles permettant d'éliminer
le risque engendré par les privilèges. La demanderesse a sou-
tenu qu'il pouvait se produire un événement qui ferait renaître
le privilège en l'absence du jugement déclaratoire sollicité. Les
assureurs pourraient, par exemple, devenir insolvables, ce qui
ferait baisser la valeur de la sûreté. La question était de savoir
dans quelle mesure un privilège maritime continue d'exister
après l'acceptation d'un cautionnement, d'une garantie ou d'un
engagement.
Jugement: la requête devrait être rejetée.
On ne connaît pas la nature juridique exacte du privilège
maritime ni les conditions de son extinction. Le privilège mari
time grève un navire et a priorité sans action en justice, acte
scellé ou enregistrement. Il grève le bien dès la survenance de
l'événement et suit le navire en cas de vente. Le privilège est
éteint par suite de l'acquittement et de l'acceptation de la
créance. Le cautionnement est un acte de procédure de droit
maritime qui permet de protéger une chose d'une saisie ou de
lever la saisie en remplaçant le corpus de la chose par un
engagement de remplir l'obligation du défendeur de payer une
somme d'argent. Le cautionnement a pour effet de lever entiè-
rement la saisie du navire visé par l'action. La garantie fournie
sous forme d'engagement à la place d'un cautionnement est un
développement relativement récent en droit maritime, mais elle
a le même effet que le cautionnement. L'effet de la passation
d'une sûreté sous forme de garantie ou d'engagement est moins
certain que dans le cas du cautionnement en raison de sa nature
contractuelle. Les tribunaux ont hésité à se rallier au principe
selon lequel le privilège maritime est éteint complètement à la
passation d'un cautionnement ou d'une autre sûreté. Ils ont
retenu une solution pratique, et la question de savoir si le
privilège maritime est éteint lors de la passation d'une sûreté
est réglée selon les faits de chaque affaire et selon que les
exigences de la justice et de l'équité sont respectées. Dans les
circonstances, il serait prématuré que la Cour déclare les
remorqueurs libres de toute charge. La question de savoir si un
privilège est éteint ne peut être résolue que lorsqu'on essaie de
saisir de nouveau les remorqueurs. Bien que la délivrance d'une
ordonnance puisse faciliter l'aliénation des remorqueurs, l'exis-
tence continue du privilège ne devrait pas en empêcher la vente.
Quoiqu'on puisse soutenir que le risque engendré par une
ordonnance déclarant le privilège éteint est minime, l'engage-
ment excédait la valeur des remorqueurs et, quoique la crainte
que certains des assureurs puissent devenir insolvables soit plus
hypothétique que réelle, l'étendue du risque s'applique autant à
un acheteur subséquent qu'au titulaire actuel du privilège. Si la
Cour intervenait à ce stade-ci, elle déplacerait de façon irréver-
sible ce risque d'un côté à l'autre.
Enfin, il existe un doute quant à la compétence de la Cour
d'accorder l'ordonnance demandée, compte tenu des restrictions
imposées à la Cour en ce qui concerne le prononcé d'un
jugement déclaratoire dans le cadre d'une procédure interlocu-
toire contrairement aux actions et du principe général selon
lequel c'est seulement par vente en justice que la Cour peut
accorder à un soumissionnaire un titre parfait franc et quitte de
toute charge.
JURISPRUDENCE
DISTINCTION FAITE AVEC:
The City of Mecca (1879), 5 P.D. 28 (Adm. Div.); In re
The «Hero» (1865), BR. & L. 447 (H.C. of Adm.); In re
The «Volant» (1842), 1 W. Rob. 383 (H.C. of Adm.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
In re The «Europa» (1863), BR. & L. 89 (P.C.); The
Kalamazoo (1851), 15 Jur. 885 (Adm. Ct.).
DÉCISION CITÉE:
The Majfrid (1943), 77 LI. L. Rep. 127 (Adm. Div.).
DOCTRINE
Jackson, D. C. Enforcement of Maritime Claims,
London: Lloyd's of London Press Ltd., 1985.
Tetley, William Maritime Liens and Claims, London:
Business Law Communications Ltd., 1985.
Thomas, D. R. British Shipping Laws, vol. 14, Maritime
Liens, London: Stevens & Sons Ltd., 1980.
AVOCATS:
Alain Pilotte pour la demanderesse.
Nyron B. Dwyer pour la défenderesse North
American Marine, Inc.
Leilah Edroos pour les défendeurs le remor-
queur Thunder Cape et Misner Offshore Ser
vices (Canada) Ltd.
Sean Harrington pour les défendeurs le navire
Birchglen, Universal Metal Co. Limited, Uni
versal Metal Co. (N.S.) Ltd. et Leonard
Bujokas.
Kristine A. Connidis pour les assureurs.
Gordon Hearn pour les défenderesses Misner
Offshore Services (Canada) Ltd. et Great
Lakes Marine Contracting Limited.
PROCUREURS:
Marler, Sproule & Pilotte, Montréal, pour la
demanderesse.
Armstrong, Schiralli & Dunne, Toronto, pour
la défenderesse North American Marine, Inc.
Cassels, Brock & Blackwell, Toronto, pour
les défendeurs le remorqueur Thunder Cape
et Misner Offshore Services (Canada) Ltd.
McMaster, Meighen, Toronto, pour les défen-
deurs le navire Birchglen, Universal Metal
Co. Limited, Universal Metal Co. (N.S.) Ltd.
et Leonard Bujokas.
Campbell, Godfrey & Lewtas, Toronto, pour
les assureurs et pour les défenderesses Misner
Offshore Services (Canada) Ltd. et Great
Lakes Marine Contracting Limited.
Ce qui suit est la version française des motifs
de l'ordonnance rendus par
LE JUGE JOYAL: Les défendeurs, le remorqueur
Thunder Cape et ses propriétaires, ainsi que le
remorqueur Elmore M. Misner et ses propriétai-
res, demandent par voie de requête à la Cour de
prononcer un jugement déclaratoire.
Les défendeurs [également appelés requérants]
sollicitent en tout cinq jugements déclaratoires,
mais trois d'entre eux portent en grande partie sur
la même question et sont pour le moins quelque
peu discutables. Le débat se circonscrit autour de
la question de savoir dans quelle mesure, le cas
échéant, le privilège maritime qui grève un navire
continue d'exister après que le créancier a accepté
un cautionnement, une garantie ou un engagement
à l'égard de la créance qui fait l'objet du privilège
maritime. Pour bien situer la question en litige
dans son contexte factuel, il convient d'examiner
brièvement les faits à l'origine du présent litige.
LES FAITS
C'est le 23 avril 1988 que le vraquier M.V.
Quedoc, qui appartient à la demanderesse, remon-
tait la voie maritime du Saint-Laurent aux alen-
tours du lac Saint-Louis. Le chenal est passable-
ment étroit à cet endroit précis et, suivant les actes
de procédure, le Quedoc gardait sa route du côté
droit du chenal. A peu près au même moment, le
Birchglen, un navire désarmé qui était en train
d'être remorqué par le Thunder Cape et le Elmore
M. Misner, descendait la voie maritime. Le Birch-
glen était en route vers la Nouvelle-Écosse, où il
devait être envoyé à la casse. Un abordage s'est
produit entre le Quedoc et le Birchglen et le
Quedoc a subi des avaries considérables. Suivant la
demanderesse, ces avaries se chiffrent à plus de
trois millions de dollars.
La demanderesse [également appelée intimée] a
introduit une action in rem contre le Birchglen et
les remorqueurs Thunder Cape et Elmore M.
Misner. Le Birchglen et ses propriétaires ont
ensuite mis en cause les deux remorqueurs. En
temps utile, les assureurs des remorqueurs sont
intervenus et ont fourni à la demanderesse et au
Birchglen une lettre d'engagement dans laquelle ils
convenaient d'indemniser les remorqueurs de tous
les dommages-intérêts auxquels ces derniers pou-
vaient éventuellement être condamnés. Cette lettre
d'engagement, à laquelle six assureurs ont souscrit,
se chiffrait à 1,15 million de dollars. Toutefois,
l'engagement des assureurs n'était pas solidaire et
il se limitait à la somme correspondant au risque
individuel que chacun des assureurs avait initiale-
ment garanti.
Il semblerait que les propriétaires des remor-
queurs désirent maintenant vendre ou aliéner les
remorqueurs. Cependant, l'éventuel acheteur qui
est au courant de la réclamation formulée contre
les remorqueurs, désirera acquérir un titre franc et
quitte de toute charge. D'où la demande de juge-
ment déclaratoire présentée par les propriétaires
des remorqueurs défendeurs.
La réparation sollicitée est formulée dans trois
différents paragraphes de l'avis de requête mais,
en substance, les requérants y invoquent le pouvoir
que possède notre Cour de déclarer qu'à toutes fins
que de droit, l'engagement souscrit par les assu-
reurs et accepté par la demanderesse éteint le
privilège maritime.
LES RÈGLES DE DROIT
L'institution du privilège maritime a eu une
existence longue et, pourrait-on dire, vénérable.
Elle s'apparente au concept du deo dandum et de
la confiscation, suivant lesquels la chose ou la res
qui a pu causer un préjudice est personnifiée et
doit en répondre à la personne lésée.
Les commentaires suivants du professeur Wil-
liam Tetley dans son ouvrage Maritime Liens and
Claims' sont appropriés. Le privilège maritime
traditionnel, déclare-t-il:
[TRADUCTION] ... est un droit garanti propre au droit
maritime (la lex maritima). C'est un privilège qui grève un
bien (un navire) et qui a priorité sans action en justice, acte
scellé ou enregistrement. Il suit le navire en cas de vente à un
autre propriétaire, qui ignore peut-être l'existence, du privilège.
En ce sens, le privilège maritime est un privilège secret qui n'a
pas d'équivalent en common law; il correspond plutôt au con
' London: Business Law Communications Ltd., 1985. -
cept de privilège du droit civil et de la lex mercatoria 2 .
De plus, précise-t-il, [TRADUCTION] «le privilège
grève le bien dès la survenance de l'événement» 3 .
Les poursuites judiciaires ne font que confirmer
son existence, de sorte qu'entre la survenance de
l'événement et la poursuite, le privilège demeure
incomplet.
Dans son ouvrage intitulé Maritime Liens (Bri-
tish Shipping Laws, vol. 14) 4 , Thomas cite le
jugement In re The «Europa» (1863), BR. & L.
89 (P.C.), dans lequel il a été jugé que [TRADUC-
TION] «le privilège maritime suit le navire entre les
mains de toute personne à qui il est transmis, et il
peut être exercé après un laps de temps considéra-
ble; mais, pour le rendre opposable aux tiers, il
faut le faire valoir avec une diligence raisonnable,
au risque de le perdre» 5 .
Voici ce que déclare Thomas, en discutant des
cas dans lesquels un privilège maritime peut
s'éteindre:
[TRADUCTION] Il semble qu'il soit fermement établi que le
privilège s'éteint par suite de l'acquittement et de l'acceptation
de la créance dont on réclame le paiement ou de toute autre
somme que le titulaire du privilège accepte en paiement inté-
gral de sa créance 6 .
L'auteur poursuit en ces termes, à la page 287:
[TRADUCTION] Le cautionnement est un acte de procédure
de droit maritime qui permet de protéger une chose d'une saisie
ou de lever la saisie en remplaçant le corpus de la chose par un
engagement de remplir l'obligation du défendeur de payer une
somme d'argent.
Et, plus loin, l'auteur ajoute:
[TRADUCTION] En acceptant le cautionnement, le créancier
doit agir raisonnablement et faire attention de ne pas exiger
une garantie excessive, car il s'expose ainsi à des dommages-
intérêts en cas de saisie abusive de la chose ou à une demande
d'indemnisation des frais engagés pour fournir le cautionne-
ment exagéré.
Dans la décision The Kalamazoo (1851), 15
Jur. 885 (Adm. Ct.), le Dr Lushington a fait
remarquer:
[TRADUCTION] Il est parfaitement acceptable d'accepter un
cautionnement pour la pleine valeur; mais l'acceptation a pour
effet de lever entièrement la saisie du navire visé par l'action. Il
2 Ibid., aux p. 40 et 41.
3 Ibid., à la p. 136.
° London: Stevens & Sons Ltd., 1980.
5 Ibid., à la p. 282.
6 lbid., à la p. 286.
serait tout à fait absurde de prétendre qu'on peut saisir un
navire, accepter un cautionnement pour un montant donné, et
le saisir à nouveau par la suite sur le fondement du même droit
d'action. Le cautionnement représente le navire, et lorsqu'il y a
déjà eu mainlevée de la saisie du navire à la suite du dépôt d'un
cautionnement, le navire est à l'abri de l'action'.
Un développement relativement récent en droit
maritime est la garantie fournie sous forme d'en-
gagement à la place d'un cautionnement. Voici ce
que Thomas déclare au sujet de cette forme de
sûreté:
[TRADUCTION] La fourniture d'une sûreté pour garantir
l'exécution du jugement comme solution de rechange au cau-
tionnement est un développement relativement récent. Bien
qu'il existe des différences techniques entre elle et le cautionne-
ment, cette garantie produit néanmoins les mêmes effets que le
cautionnement. Ainsi, sous réserve des nuances qui sont propres
au cautionnement, une sûreté valable et suffisante aura pour
effet d'éteindre le privilège du créancier qui, en acceptant la
sûreté, renonce à son droit in rem sur la chose'.
Les commentaires précités de M. Thomas et du
D� Lushington sembleraient plutôt convaincants et
légitiment le principe qu'une fois que le créancier a
consenti à la fourniture d'un cautionnement ou de
lettres de garantie ou d'engagements souscrits par
des assureurs ou que le tribunal les a acceptés, il y
a non seulement mainlevée de la saisie de la chose,
mais extinction du privilège maritime lui-même. Il
serait donc logique que, de leur propre initiative ou
en vertu d'un jugement déclaratoire de notre Cour,
les propriétaires des remorqueurs défendeurs ven-
dent ou aliènent les remorqueurs franc et quitte de
toute charge. La logique appuie leur thèse: le
privilège maritime, qui, au même titre que le
privilège du constructeur, est une charge ou un
privilège de premier rang qui grève la chose et qui
prime les autres hypothèques et les autres charges
enregistrées, est remplacé par un montant convenu
qui est fourni à titre de sûreté. Cette substitution
est autorisée soit d'un commun accord, soit aux
termes d'une ordonnance judiciaire. Dans un cas
comme dans l'autre, la chose (le navire), qui cons-
titue l'assurance formelle qui est faite au créancier
qu'il existe un bien pour acquitter sa créance, peut
compter sur la sûreté avec le même soulagement et
la même sérénité. Dans l'intervalle, bien sûr, le
navire peut parcourir les mers et les cours d'eau et
rapporter à ses propriétaires des revenus qui
s'ajoutent à l'assurance qu'a le créancier qu'il
7 Alap.886.
8 Thomas, précité, note 4, à la p. 291.
pourra intenter une action in personam en cas de
non-paiement de sa créance. Par ailleurs, la substi
tution élimine le risque d'une perte, notamment
par un sinistre, de la chose sur laquelle le privilège
est exercé, ce qui entraînerait la perte du privilège
lui-même. On pourrait donc faire observer qu'en ce
sens, une sûreté dont la forme et la valeur sont
toutes les deux acceptables réduit au minimum le
risque auquel est exposé le créancier et libère en
même temps un bien productif de revenu.
On peut donc se demander ce que le créancier
peut valablement demander de plus. Quelles que
soient les origines bibliques de l'action in rem et la
personnification fictive de la chose, les privilèges
maritimes se sont développés au Royaume-Uni à
partir d'une tradition marchande florissante dans
laquelle on a forcément dû faire face à des biens
qui n'étaient pas immobilisés, comme les biens
réels, mais qui étaient très mobiles et qui pou-
vaient par ailleurs échapper à une mesure d'exécu-
tion forcée efficace au gré des caprices du com
mandant ou du propriétaire. On a reconnu que les
droits et les obligations qui étaient sanctionnés par
la loi et qui découlaient du commerce maritime
international exigeaient des techniques pratiques
différentes de celles qui étaient attribuables au
commerce interne en général.
Il s'ensuivrait donc logiquement, comme on l'a
dit dans la décision The Kalamazoo, qu'une fois
que le cautionnement a été fourni ou qu'une autre
sorte de sûreté a été acceptée par le créancier, il y
a substitution de la sûreté à la chose et que le
privilège s'éteint. Cette opinion a été suivie non
seulement dans la décision The Kalamazoo, mais
aussi par le juge Bucknill dans la décision The
Majfrid (1943), 77 Ll. L. Rep. 127 (Adm. Div.).
Thomas y souscrit également dans son ouvrage
Maritime Liens, dans lequel il déclare:
[TRADUCTION] Ainsi donc, lorsqu'en plus des frais du créan-
cier, un cautionnement est fourni pour la pleine valeur de la
créance, ou pour le montant limité prescrit par la loi, ou pour la
valeur de la chose, selon ce qui s'applique en l'espèce, le
privilège à l'égard duquel le cautionnement est fourni s'éteint et
le chose ne peut être saisie à nouveau'.
L'auteur s'empresse toutefois [aux pages 288 et
289] de nuancer ce principe en citant des cas où la
fourniture d'un cautionnement n'empêcherait pas
nécessairement une éventuelle seconde saisie et où
9 Thomas, supra, note 4, à la p. 288.
l'on pourrait faire renaître le privilège [TRADUC-
TION] «de façon à intenter une seconde action en
justice contre la chose à l'égard du même droit de
recours». C'est la conclusion à laquelle le tribunal
en est venu dans l'affaire The City of Mecca
(1879), 5 P.D. 28 (Adm. Div.), dans laquelle la
caution était devenue insolvable, dans l'affaire In
re The «Hero» (1865), BR. & L. 447 (H.C. of
Adm.), dans laquelle le cautionnement initial a été
jugé insuffisant, et dans l'affaire In re The
«Volant» (1842), 1 W. Rob. 383 (H.C. of Adm.),
dans laquelle le cautionnement était suffisant pour
acquitter la créance mais non les frais y afférents.
Aucune des situations susmentionnées ne s'ap-
plique à l'affaire dont je suis saisi. L'intimé pré-
tend néanmoins que dans l'état actuel du droit, la
Cour ne devrait pas déclarer que les remorqueurs
Thunder Cape et Elmore M. Misner ne sont plus
grevés d'un privilège et qu'ils peuvent être vendus
«libres de toute charge» comme s'il s'agissait d'une
vente en justice. L'un ou l'autre des assureurs
pourrait devenir insolvable, ce qui diminuerait
d'autant la valeur de la sûreté. Il peut se produire
un événement qui pourrait par ailleurs créer une
situation dans laquelle, en l'absence d'un jugement
déclaratoire de notre Cour, le privilège pourrait
renaître.
De toute façon, précise l'avocat de l'intimé, en
cas de vente, le privilège maritime suit le navire
dans tous ses déplacements. Le privilège maritime
se distingue par son «caractère secret et incondi-
tionnel> et il suit le bien même entre les mains des
personnes qui l'acquièrent de bonne foi contre
valeur. La présence de privilèges dont l'existence
n'a pas été révélée fait toujours l'objet de disposi
tions contractuelles et les techniques permettant
d'assurer ou d'éliminer le risque sont bien connues.
En tout état de cause, précise l'avocat, dans l'af-
faire qui nous occupe le privilège est bien connu, le
montant de la créance a été calculé, les modalités
de l'engagement ont été divulguées et les avocats
spécialisés en droit maritime et les assureurs ont
toute l'expérience voulue pour s'occuper de tout
risque éventuel qu'un privilège maritime qui conti
nue d'exister ou qui ne s'est pas éteint peut faire
peser sur un acquéreur bien informé ou perspicace.
Vu la nature du privilège maritime, dont l'exis-
tence est pratiquement inconnue de l'acheteur, les
considérations d'ordre pratique formulées par
l'avocat de l'intimé semblent logiques. Il soutient
essentiellement que la possibilité que le titre ne soit
pas parfait, comme par exemple s'il est grevé d'un
privilège maritime, n'a jamais empêché l'achat et
la vente des navires et que rien ne justifie à cette
étape-ci que la Cour intervienne de la manière
suggérée par les requérants.
CONCLUSIONS
Il va de soi que les juges et les auteurs sont loin
s'être unanimes sur la nature juridique exacte du
privilège maritime et sur les conditions de son
extinction. Le professeur D. C. Jackson, dans son
ouvrage Enforcement of Maritime Claims 10 , l'af-
firme sans ambages lorsqu'il déclare: [TRADUC-
TION] «on ne sait pas avec certitude si, pour le
créancier, le cautionnement constitue véritable-
ment une sûreté de remplacement». Pourtant, l'au-
teur poursuit en disant que si [TRADUCTION] «s'il
s'avère que le cautionnement est sans valeur
comme, par exemple, en cas d'insolvabilité de la
caution, le créancier ne devrait pas pouvoir comp-
ter à nouveau sur le bien comme garantie. Il serait
illogique», déclare l'auteur, «de considérer que le
cautionnement remplace le bien à l'égard duquel il
est fourni et de permettre ensuite de recourir à ce
bien si le cautionnement est défectueux. Dans ce
cas, le cautionnement est réputé anéanti».
L'analogie que fait l'auteur est certainement
juste lorsqu'on tient compte du principe bien établi
suivant lequel un privilège maritime ne peut exis-
ter ou survivre que tant que la chose ou le navire
existe. Le privilège maritime s'éteint en cas de
perte du navire en mer. Cela est parfaitement
logique. Pourtant, la doctrine actuelle sur la ques
tion nous enseigne que si un tel navire est renfloué,
le privilège maritime renaît.
Le professeur Jackson mentionne également les
conséquences découlant de la fourniture d'une
sûreté sous forme de garantie ou d'engagement,
par opposition au cautionnement. Aux pages 243
et 244 de son ouvrage, l'auteur s'exprime en ces
termes:
[TRADUCTION] L'effet de l'acceptation d'une sûreté de ce
genre à l'égard d'un privilège maritime est moins certain que
dans le cas du cautionnement, non seulement en raison de son
caractère relativement nouveau, mais davantage en raison de sa
nature contractuelle. Il est évident qu'aucun tribunal d'Angle-
10 London: Lloyd's of London Press Ltd., 1985, p. 242 et
suivantes.
terre ne permettrait que le bien fasse à nouveau l'objet d'une
saisie ou qu'on intente une autre action in rem tant que
l'engagement demeure exécutoire. Cependant, si pour une
raison quelconque cet engagement n'est pas respecté, on peut
prétendre plus énergiquement que dans le cas du cautionne-
ment que le pouvoir de pratiquer une saisie renaît. Une entente
contractuelle constitue certainement un fondement qui permet
d'empêcher ou de lever une saisie et à tout le moins d'obtenir
un engagement de ne pas faire valoir le privilège. Mais il
semblerait que le privilège continue à exister au moins jusqu'au
prononcé d'un jugement sur la responsabilité.
Vu ces commentaires, je puis seulement faire
observer à mon tour que si la loi ne permet pas de
savoir avec certitude si le cautionnement remplace
la chose, elle permet encore moins de savoir dans
quels cas la sûreté est contractuelle.
Il me faut néanmoins conclure que malgré l'opi-
nion catégorique exprimée par certains auteurs en
faveur de la thèse des requérants (par exemple, le
point de vue précité de M. Thomas), il semble que
les tribunaux montrent quelque répugnance à se
rallier sans hésiter au raisonnement voulant que le
privilège maritime s'éteint complètement au
moment de la fourniture d'un cautionnement ou
d'une autre sûreté. Suivant mon interprétation de
la jurisprudence, il semble que les tribunaux adop-
tent une approche passablement discrétionnaire ou
pragmatique à l'égard de la question et qu'ils
s'appuient sur les faits particuliers de chaque
espèce et qu'ils s'assurent que les exigences de la
justice et de l'équité sont parfaitement respectées
pour répondre à la question de savoir si le privilège
maritime continue à exister, s'il renaît ou s'il
s'éteint lorsque la sûreté est fournie.
Eu égard aux circonstances de l'affaire dont je
suis saisi, il serait à tout le moins prématuré pour
la Cour de prononcer une ordonnance comme celle
qui est demandée. C'est le genre d'ordonnance qui
pourrait faciliter la libre disposition des remor-
queurs en cause, mais l'existence continue du privi-
lège ne devrait pas, selon mon appréciation des
circonstances de l'affaire, être de nature à bloquer
la vente des remorqueurs.
En réponse à l'objection énergique des intimés
au prononcé d'une ordonnance déclarant le privi-
lège maritime éteint, on pourrait faire remarquer
que le risque qu'une telle ordonnance soit rendue
est minime. L'engagement conjoint mais non soli-
daire souscrit par les divers assureurs pour un
montant cumulatif de 1,15 millions de dollars
représente la valeur assurée totale des remorqueurs
et j'ajoute foi à la déclaration qui a été faite à
l'audience, suivant laquelle ce montant dépasse
largement le prix qu'on pourrait obtenir pour ces
remorqueurs s'ils faisaient par ailleurs l'objet
d'une saisie-exécution et d'une vente en justice.
On pourrait également prétendre, à l'encontre
de la thèse de l'intimé, que le risque que l'insolva-
bilité de l'un des assureurs réduise d'autant la
valeur de la sûreté est plus hypothétique que réel.
La Cour ne devrait pas en cet état de la cause
présumer que tous les assureurs désignés sont
moribonds ou qu'ils sont au bord de l'effondre-
ment.
L'étendue du risque, qu'il soit réel ou hypothéti-
que, est une question qui s'applique malgré tout
autant à l'acquéreur subséquent qu'au titulaire
actuel du privilège. En d'autres termes, le risque
est le même dans un camp comme dans l'autre. Si
la Cour devait intervenir à cette étape-ci, on pour-
rait prétendre qu'elle déplace de façon irréversible
ce risque d'un côté à l'autre.
Je n'oserais pas aller si loin à cette étape-ci.
Pour tenter d'élucider cette difficile question, le
principe applicable n'est certainement pas aussi
absolu que ce que les requérants m'exhortent à
croire. Je doute même jusqu'à un certain point que
la Cour soit compétente pour accorder l'ordon-
nance demandée, et ce pour deux raisons. En
premier lieu, lorsqu'elle est saisie d'une demande
de jugement déclaratoire présentée dans le cadre
d'une procédure interlocutoire, notre Cour est
assujettie à certaines restrictions qui n'existent pas
dans le cas d'une action en bonne et due forme. En
second lieu, il existe un principe général qui veut
que la Cour ne puisse accorder un titre parfait,
franc et quitte de toute charge, que par une vente
en justice.
Je suis forcé de conclure, d'après ma perception
du droit actuel, que la véritable question de savoir
si, dans les circonstances que j'ai relatées, le privi-
lège maritime s'est éteint, s'il demeure à l'état
latent ou s'il renaît après une longue période d'hi-
bernation, ne pourra être résolue que lorsqu'en
temps utile, on essaiera de saisir à nouveau les
remorqueurs. Comme je l'ai déjà fait remarquer,
c'est à cette étape-là que le tribunal pourrait à bon
droit exercer dans un sens ou dans l'autre son
pouvoir discrétionnaire, pour trancher l'affaire en
toute justice.
Je dois, bien que sans enthousiasme, débouter
les requérants de leur requête. Les dépens suivront
le sort du principal.
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