T-3190-73
Rae Import Corporation (demanderesse)
c.
Federal Pacific Lakes Lines, Federal Commerce
& Navigation Company Limited et Atlantska Plo-
vidba (défenderesses)
RÉPERTORIÉ: RAE IMPORT CORP. c. FEDERAL PACIFIC LAKES
LINES (I fe INST.)
Section de première instance, juge Pinard—Mont-
réal, 15 octobre; Ottawa, 23 octobre 1990.
Pratique — Preuve — Requête visant à infirmer l'ordon-
nance du protonotaire en chef qui a autorisé la présentation en
preuve, à l'instruction, de l'interrogatoire préalable d'un
témoin décédé depuis — L'interprétation donnée par le proto-
notaire en chef à l'art. 320 du Code de procédure civile du
Québec est contraire à celle qui a été donnée dans Lortie-
Tremblay c. Hôpital Maisonneuve -Rosemont, [19881 R.J.Q.
1016 (C.S.) — L'arrêt Cartwright v. City of Toronto, s'appli-
que toujours aux ressorts dans lesquels les règles de pratique
ne permettent pas à une partie qui a été interrogée au préala-
ble de présenter en preuve l'interrogatoire d'un témoin qui est
décédé depuis — Les Règles 478 et 479 s'appliquent stricte-
ment à la preuve «d'un fait particulier» — Elles ne s'appli-
quent pas à la production d'un interrogatoire préalable qui est
régi exclusivement par la Règle 494(9) — Appel accueilli.
Pratique — Règle des «lacunes» — Requête visant à infir-
mer l'ordonnance du protonotaire en chef qui a autorisé la
présentation en preuve, à l'instruction, de l'interrogatoire
préalable d'un témoin décédé depuis — La référence implicite
à la Règle 5 n'est pas fondée — Il doit y avoir une «lacune»
dans les Règles pour que la Règle 5 puisse s'appliquer —
Cette Règle ne peut être invoquée pour modifier une disposi
tion non ambiguë des Règles, comme la Règle 494(9).
LOIS ET RÈGLEMENTS
Code de procédure civile du Québec, L.R.Q., chap. C-25,
art. 320.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règles 5,
478, 479, 494(9).
Rules of Civil Procedure, O. Reg. 560/84,
Règle 31.11(c).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Lortie-Tremblay c. Hôpital Maisonneuve- Rosemont,
[1988] R.J.Q. 1016 (C.S.); Cartwright v. City of Toronto
(1914), 50 R.C.S. 215; 20 D.L.R. 189.
AVOCATS:
Mireille A. Tabib pour la demanderesse.
David G. Colford pour les défenderesses.
PROCUREURS:
Stikeman, Elliott, Montréal, pour la deman-
deresse.
Brisset Bishop, Montréal, pour les défende-
resses.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE PINARD: Il s'agit d'une requête des
défenderesses visant à obtenir une ordonnance
infirmant l'ordonnance rendue par le protonotaire
en chef le 17 août 1990, et rejetant la requête de
la demanderesse intitulée [TRADUCTION]
«Requête visant à obtenir une ordonnance portant
que la preuve soit présentée à l'instruction par la
production d'un interrogatoire préalable».
Le seul point en litige porte sur la question de
savoir si une partie qui a été interrogée au préala-
ble peut présenter en preuve l'interrogatoire d'un
témoin qui est décédé depuis.
L'ordonnance dont appel porte:
Après avoir entendu les arguments des deux avocats, lu le
dossier et tout spécialement l'affidavit de Mireille A. Tabib, et
étudié le paragraphe 9 de la Règle 494, le paragraphe 15 de la
Règle 465, des extraits des Règles de la Colombie-Britannique
et de l'Ontario, et l'article 320 du Code de procédure civile, la
présente requête est accueillie sur la base des paragraphes 6, 7,
8 et 9 dudit affidavit de Mireille A. Tabib; au moment de
l'interrogatoire de M. Edward Shatilla, celui-ci était le seul
dirigeant de la demanderesse encore vivant qui pouvait avoir
connaissance des faits visés par la présente action; il est décédé
en 1989; la déposition donnée sous serment par M. Shatilla au
cours de l'interrogatoire préalable dirigé par M. Cypihot,
avocat pour les défenderesses à cette époque, est la meilleure
preuve dont dispose la demanderesse sur le point en litige
soulevé par les défenderesses dans leur défense; elle est dans
l'intérêt de la justice; enfin, ce dossier remonte à 17 ans,
puisque la déclaration est datée du 28 mars 1973.
À mon avis, la référence implicite à la Règle 5
de notre Cour [Règles de la Cour fédérale,
C.R.C., chap. 663] dans cette ordonnance n'est pas
fondée en droit. Pour que la Règle 5 puisse s'ap-
pliquer, il doit y avoir une «lacune» ou un vide dans
les Règles et dans les dispositions législatives régis-
sant la procédure devant cette Cour; cette Règle
ne peut être utilisée pour modifier une disposition
non ambiguë des règles, comme la Règle 494(9)
qui s'énonce comme suit:
Règle 494... .
(9) Une partie peut, à l'instruction d'une action, utiliser en
preuve contre une autre partie tout passage de l'interrogatoire
préalable qu'elle a fait subir à cette autre partie, mais, à la
demande d'une partie opposée, la Cour pourra prescrire qu'un
autre passage de l'interrogatoire qui, de l'avis de la Cour, est en
rapport si étroit avec le passage à utiliser que ce dernier ne
devrait pas être utilisé sans cet autre passage, soit présenté en
preuve par la partie qui veut utiliser cet interrogatoire.
De plus, la suggestion du protonotaire en chef,
portant que l'article 320 du Code de procédure
civile du Québec' permet à la partie qui a été
interrogée au préalable de présenter en preuve
l'interrogatoire d'un témoin qui est décédé depuis
est contraire à l'interprétation donnée à cet article
par le juge Gonthier, lorsqu'il était juge de la Cour
supérieure du Québec, dans la décision Lortie-
Tremblay c. Hôpital Maisonneuve -Rosemont,
[ 1988] R.J.Q. 1016, aux pages 1017 et 1018:
Selon son libellé même, l'article 320 vise une déposition donnée
«lors d'une première instruction de la demande ou d'une autre
demande basée en partie ou pour le tout sur la même cause
d'action» et en anglais «a deposition given at a former trial of
the same action, or of another action founded in whole or in
part on the same cause of action». Ce texte a reçu de la Cour
d'Appel, en particulier dans l'arrêt Day & Ross Ltd. c. Marois
[CA. Québec 200-09-000615-778 et 200-09-000616-778, le 1"
avril 1981 (J.E. 81-444)1, une interprétation large comme
couvrant une action tant criminelle que civile, y compris une
instruction devant un coroner. Cependant, cet article ne vise
que des dépositions à l'instruction (given at a trial). Or, il
ressort de l'article 398.1, comme le reconnaît la Cour d'Appel,
qu'une déposition selon l'article 397 ne fait pas partie de la
preuve, à moins qu'elle ne soit versée au dossier par la partie
qui procède à l'interrogatoire. Comme l'écrit Me Léo Du-
charme dans son récent article:
La faculté accordée à la partie qui procède à un interrogatoire
préalable de décider si des dépositions ainsi recueillies feront
partie ou non de la preuve, change radicalement la nature de
cette procédure.
Alors qu'elle était auparavant une procédure ayant pour objet
principal l'information du tribunal et subsidiairement l'infor-
mation de la partie concernée, elle est devenue un moyen
d'information à la disposition des parties et, accessoirement, un
mode exceptionnel d'administration de la preuve [...].
Puisque désormais les dépositions recueillies au préalable ne
font plus automatiquement partie de la preuve, le défendeur
qui interroge le demandeur sur un fait que celui-ci a allégué
et au sujet duquel la preuve testimoniale est prohibée ne
court plus aucun risque [Léo Ducharme. «Chroniques, Le
nouveau régime de l'interrogatoire préalable et de l'assigna-
tion pour production d'un écrit» (1983), 43 R. du B. 973].
' 320. La déposition donnée lors d'une première instruction
de la demande ou d'une autre demande basée en partie ou pour
le tout sur la même cause d'action, est reçue en preuve, s'il est
établi que le témoin qui l'a donné est décédé, ou est malade au
point de ne pouvoir être présent, ou encore qu'il est absent du
Québec, pourvu dans tous les cas, que la partie adverse ait eu
pleine liberté de le contre-interroger.
C'est donc dire que cet interrogatoire ne fait partie d'aucune
instruction, que ce soit celle de la présente demande ou d'une
autre demande basée sur la même cause d'action, en tout ou en
partie. Même par l'extension qu'apporte l'article 395 à
l'article 320, elle ne pourra faire partie de l'instruction que par
la volonté de la partie, c'est-à-dire la défenderesse, qui a
procédé à l'interrogatoire. Elle ne tombe donc pas dans le cadre
prévu par l'article 320, selon son libellé même.
En décider autrement serait d'ailleurs modifier après coup la
base sur laquelle les procureurs de la défenderesse ont choisi de
faire cet interrogatoire, c'est-à-dire avec l'assurance qu'il ne
puisse être mis en preuve sauf par leur volonté.
Je suis d'avis qu'en ce qui a trait aux ressorts
dans lesquels les règles de pratique n'ont pas été
modifiées de façon à permettre à une partie qui a
été interrogée au préalable de présenter en preuve
l'interrogatoire d'un témoin qui est décédé depuis
ou qui ne pourra être présent au procès 2 , le raison-
nement suivant, du juge Duff de la Cour suprême
du Canada, dans l'arrêt Cartwright v. City of
Toronto', s'applique toujours:
[TRADUCTION] L'appelant cherche à établir que feu Sir
Richard Cartwright avait conclu une entente avec M. Biggar,
alors avocat de la ville de Toronto, et pour prouver cela, il offre
en preuve certaines déclarations faites au cours de l'interroga-
toire préalable de Sir Richard Cartwright. Le principe sur
lequel il se fonde est le suivant: lorsqu'un témoin a fait une
déposition au cours d'une action, cette déposition peut être
utilisée dans d'autres actions portant sur le même objet entre
les mêmes parties si le témoin est décédé depuis, pourvu que la
partie contre laquelle la déposition est utilisée ait eu l'occasion
de contre-interroger le témoin.
Je pense que la règle n'est pas applicable. L'interrogatoire
préalable est de la nature d'un contre-interrogatoire; toutefois,
la règle portant sur l'admissibilité de la preuve donnée au cours
d'un tel interrogatoire habilite la partie qui contre-interroge à
procéder en étant absolument assurée qu'aucune partie de
l'interrogatoire ne peut être utilisée contre elle, sauf si elle
cherche elle-même à l'utiliser à ses propres fins.
Enfin, même si la requête de la demanderesse
devant le protonotaire en chef était fondée sur la
Règle 479, qui fait elle-même référence à la
Règle 478 4 , j'estime que ces Règles, de par leur
2 Règle 31.11c) des règles de pratique de l'Ontario [Rules of
Civil Procedure, O. Reg. 560/84] permet maintenant d'utiliser
les témoignages obtenus au cours de l'interrogatoire préalable.
3 (1914), 50 R.C.S. 215, la p. 218.
4 Règle 478. La Cour pourra, à tout moment, ordonner qu'un
fait particulier soit prouvé par affidavit ou que l'affidavit d'un
témoin soit lu à l'instruction aux conditions que la Cour pourra
spécifier.
(Suite à la page suivante)
libellé, s'appliquent strictement à la preuve «d'un
fait particulier» et ne s'appliquent pas à la «produc-
tion d'un interrogatoire préalable» demandée, qui
est régie exclusivement par la Règle 494(9).
J'adopte également les commentaires suivants
(qui, en l'espèce, doivent mentionner le législateur
fédéral plutôt que le «législateur québécois») du
juge Gonthier, dans la décision Lortie-Tremblay,
précitée, à la page 1019:
Il pourrait être fort indiqué pour le législateur québécois de
suivre l'exemple de l'Ontario afin de permettre au Tribunal
d'éviter une injustice telle que celle qui est susceptible de se
produire dans la présente cause. Il n'appartient cependant pas
au Tribunal de le faire, d'autant plus que d'agir ainsi aurait
pour effet de mettre en preuve une déposition qui a pris
naissance sous condition de ne pas être mise en preuve, sauf sur
l'initiative de la défenderesse.
La Cour doit par conséquent accueillir le pré-
sent appel et annuler l'ordonnance rendue par le
protonotaire en chef le 17 août 1990. Compte tenu
des circonstances, il n'y aura toutefois pas de
dépens.
(Suite de la page précédente)
Règle 479. (1) Sous réserve de la Règle 478, la Cour pourra,
avant l'instruction d'une action ordonner que la preuve d'un fait
particulier soit présentée à l'instruction de la manière que
spécifie l'ordonnance.
(2) Le pouvoir conféré par le paragraphe (1) permet
notamment d'ordonner que la preuve d'un fait particulier soit
présentée à l'instruction
a) par une déclaration sous serment de renseignements
obtenus ou de la croyance qu'on peut avoir quant à cer-
tains renseignements;
b) par la production de documents ou d'entrées de livres ou
registres;
c) par la production de copies de documents ou d'extraits
de livres ou registres; ou
d) dans le cas d'un fait notoirement connu en général ou
dans un district particulier, par la production d'un journal
spécifié qui relate ce fait.
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