A-521-89
Abdulhakim Ali Sheikh (appelant)
c.
Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (intimé)
RÉPERTORIÉ: SHEIKH C. CANADA (MINISTRE DE L'EMPLOI ET
DE L'IMMIGRATION) (CA.)
Cour d'appel, juge en chef Iacobucci, juges Mac-
Guigan et Desjardins, J.C.A.—Toronto, 18 juin;
Ottawa, 4 juillet 1990.
Immigration — Statut de réfugié — Critère du minimum de
fondement exposé aux art. 46 et 46.01(6) de la Loi sur
l'immigration — Le premier palier d'audience (un arbitre et un
membre de la section du statut) doivent faire leur propre
appréciation de la crédibilité de la preuve qui leur est présen-
tée — L'arrêt Noor v. Canada (Minister of Employment and
Immigration), /1989] R.J.Q. 967 (C.S.) (qui dit que le critère
est respecté si la revendication est appuyée par des éléments
crédibles ou dignes de foi) est cité et écarté.
Avocats et procureurs — L'avocat désigné s'endort à l'audi-
tion sur le minimum de fondement de la revendication du
réfugié — Le requérant affirme avoir subi un préjudice — Le
recours aux allusions faites au cours des procédures établit
l'existence et non l'ampleur du problème — Défaut de produc
tion d'un affidavit qui aurait pu faire l'objet d'un contre-
interrogatoire — Bien que cette conduite soit essentiellement
préjudiciable, des faits très précis sont nécessaires pour que le
tribunal puisse conclure au préjudice, une telle conclusion
étant susceptible de motiver une action pour négligence ou des
procédures disciplinaires.
Demande de révision judiciaire de la décision par laquelle un
arbitre de l'immigration et un membre de la section du statut
(le premier palier d'audience) ont conclu que le demandeur de
statut n'avait pas établi que sa revendication avait le minimum
de fondement qui aurait pu permettre à la section du statut, en
audience approfondie (le second palier d'audience) de lui recon-
naître le statut de réfugié au sens de la Convention. L'article 46
de la Loi sur l'immigration prévoit que l'arbitre et un membre
de la section du statut déterminent si la revendication a un
minimum de fondement. Selon le paragraphe 46.01(6), l'arbitre
ou le membre de la section du statut concluent que la revendi-
cation a un minimum de fondement si, après examen des
éléments de preuve présentés à l'audience, ils estiment qu'il
existe des éléments crédibles sur lesquels la section du statut
peut se fonder pour reconnaître à l'intéressé le statut de réfugié
au sens de la Convention.
Le requérant, citoyen de l'Ouganda, a quitté ce pays quand il
en est venu à croire que l'armée avait saisi et tué son père, pour
ensuite tenter de contraindre le requérant à se joindre à l'ar-
mée, affirmant que des forces rebelles avaient tué son père et
qu'il devrait s'enrôler pour venger celui-ci. Le premier palier
d'audience a accepté la version des faits du requérant, mais il a
conclu que les inférences qu'il en tirait reposaient sur une
simple conjecture et n'étaient pas plausibles.
Le requérant a aussi soutenu avoir subi un préjudice du fait
que l'avocat qu'on lui avait désigné était tombé endormi à trois
reprises au cours de l'audience.
Arrêt: la demande devrait être rejetée.
La Cour fédérale n'a pas encore décidé ce que doit être le
critère applicable au premier palier d'audience, mais il ne s'agit
pas du critère applicable à l'instruction approfondie de la
section du statut. Le premier palier d'audience peut apprécier
et soupeser la preuve orale et documentaire, mais il ne peut le
faire de la façon propre à l'instruction approfondie de la section
du statut.
La Cour supérieure du Québec, dans l'arrêt Noor v. Canada
(Minister of Employment and Immigration), a statué qu'il est
satisfait au critère du minimum de fondement visé aux articles
46 et 46.01 s'il existe «des» [any] éléments crédibles sur lesquels
la section du statut «peut» se fonder pour reconnaître que la
revendication du demandeur de statut a un minimum de fonde-
ment. Il s'agit-là d'une interprétation erronée du paragraphe
46.01(6). En mettant les adjectifs «crédibles ou dignes de foi»,
le législateur entendait que le premier palier d'audience tire ses
propres conclusions sur la crédibilité de la preuve qui lui est
présentée, et non pas les conclusions qu'il pourrait attribuer au
second palier. Il eut été facile au législateur d'omettre les
adjectifs «crédibles ou dignes de foi» s'il avait voulu faire en
sorte que l'affaire passe automatiquement au second palier en
présence d'éléments sur lesquels ce dernier pouvait se fonder
pour reconnaître à l'intéressé le statut de réfugié au sens de la
Convention.
Le concept de la crédibilité des éléments de preuve et celui de
la crédibilité du demandeur sont évidemment deux choses
différentes, mais lorsque la seule preuve soumise au tribunal est
celle fournie par le demandeur, la perception du tribunal que le
demandeur n'est pas un témoin crédible équivaut en fait à la
conclusion qu'il n'existe aucun élément crédible sur lequel
pourrait se fonder le second palier d'audience pour faire droit à
la demande.
Le premier niveau d'audience n'a pas commis d'erreur en
intégrant à la preuve les inférences aussi bien que les faits, de
sorte qu'à son avis, il n'existait aucun élément crédible ou digne
de foi sur lequel le second palier d'audience aurait pu se fonder
pour tirer une conclusion favorable au demandeur de statut.
Le comportement de l'avocat du demandeur de statut préoc-
cupe le tribunal, d'autant plus qu'il avait été désigné d'office.
Bien que le fait que l'avocat ait dormi au cours de l'audience
puisse être considéré en lui-même préjudiciable à son client, les
faits doivent être très précis, car ils pourraient motiver une
action pour négligence ou des procédures disciplinaires. Le
demandeur n'a pas produit d'affidavit sur la question qui aurait
pu donner lieu à un contre-interrogatoire, mais il s'en est plutôt
remis à quatre brèves allusions au cours des procédures qui
établissaient l'existence du problème mais pas ses dimensions.
La transcription révèle que l'arbitre a été attentif, et ses rapides
interventions ont probablement limité l'ampleur du problème.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), chap. I-2, art. 2
(mod. par L.R.C. (1985) (4» suppl.), chap. 28, art. 1),
46 (mod., idem, art. 14), 46.01 (édicté, idem), 82.1(1)
(édicté, idem, art. 19).
JURISPRUDENCE
DÉCISION NON SUIVIE:
Noor v. Canada (Minister of Employment and Immigra
tion), [1989] R.J.Q. 967 (C.S.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Lee c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigra-
tion), C.A.F., A-401-89, juge Heald, J.C.A., jugement en
date du 22-2-90, encore inédit; Sloley c. Canada (Minis-
tre de l'Emploi et de l'Immigration), C.A.F., A-364-89,
juge Heald, J.C.A., jugement en date du 22-2-90, encore
inédit; Strickland v. Washington, 466 U.S. 668 (1984);
favor v. U.S., 724 F. 2d 831 (9th Cir., 1984).
DÉCISIONS CITÉES:
Noor v. Canada (Minister of Employment and Immigra
tion), [1990] R.J.Q. 668 (C.A.); R. v. Garofoli (1988),
41 C.C.C. (3d) 97; 64 C.R. (3d) 193; 27 O.A.C. 1 (C.A.
Ont.).
AVOCATS:
M. Pia Zambelli pour l'appelant.
Donald Macintosh pour l'intimé.
PROCUREURS:
Jackman, Zambelli et Silcoff, (Toronto),
pour l'appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE MACGUIGAN, J.C.A.: Cette demande
fondée sur l'article 28, autorisée par un juge de
cette Cour conformément au paragraphe 82.1(1)
de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), chap.
I-2 et ses modifications [L.R.C. (1985) (4e suppl.),
chap. 28, art. 19] («la Loi»), vise la révision et
l'annulation de la décision par laquelle, le 11 août
1989, un arbitre de l'immigration et un membre de
la section du statut («le premier palier d'au-
dience»), concluaient que le demandeur de statut
n'avait pas établi que sa revendication avait le
minimum de fondement qui aurait pu permettre à
la section du statut, en audience approfondie («le
second palier d'audience»), de lui reconnaître le
statut de réfugié au sens de la Convention.
Voici le libellé des dispositions pertinentes de la
Loi [mod. par L.R.C. (1985) (4» suppl.), chap. 28,
art. 1, 14]:
2. (1) .. .
«réfugié au sens de la Convention» Toute personne:
a) qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa
race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à
un groupe social ou de ses opinions politiques:
(i) soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et
ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de
la protection de ce pays ...
46. (1) Les règles suivantes s'appliquent aux enquêtes ou
audiences tenues devant un arbitre et un membre de la section
du statut:
c) si au moins l'un des deux conclut à la recevabilité, ils
déterminent ensuite si la revendication a un minimum de
fondement.
(2) Il appartient au demandeur de statut de prouver que sa
revendication est recevable et qu'elle a un minimum de
fondement.
46.01.. .
(6) L'arbitre ou le membre de la section du statut concluent
que la revendication a un minimum de fondement si, après
examen des éléments de preuve présentés à l'enquête ou à
l'audience, ils estiment qu'il existe des éléments crédibles ou
dignes de foi sur lesquels la section du statut peut se fonder
pour reconnaître à, l'intéressé le statut de réfugié au sens de la
Convention. Parmi les éléments présentés, ils tiennent compte
notamment des points suivants:
a) les antécédents en matière de respect des droits de la
personne du pays que le demandeur a quitté ou hors duquel il
est demeuré de crainte d'être persécuté;
b) les décisions déjà rendues aux termes de la présente loi ou
de ses règlements sur les revendications où était invoquée la
crainte de persécution dans ce pays.
Le requérant est citoyen de l'Ouganda. Tant en
qualité d'arabe que de musulman, il appartient à
des groupes minoritaires de ce pays. Il dit avoir
vécu en Ouganda de sa naissance en 1965 jusqu'en
1979, lorsqu'il a fui au Kenya avec sa famille pour
y demeurer jusqu'à son retour en Ouganda en
1984-1985. Il est retourné vivre au Kenya de 1986
à 1989, année au cours de laquelle il est venu au
Canada. Lui et sa famille auraient vécu illégale-
ment au Kenya les deux fois où ils y ont résidé.
L'une des questions en cause porte sur la conclu
sion tirée au premier palier d'audience relative-
ment au manque de minimum de fondement de sa
demande, et la seconde question vise la conduite de
l'avocat qui lui a été désigné.
Il ne fait aucun doute que le premier palier
d'audience commet une erreur de droit en appli-
quant le critère propre à l'instruction approfondie
plutôt que le critère moins strict qui convient au
premier palier: voir l'arrêt Lee c. Canada (Ministre
de l'Emploi et de l'Immigration), no A-401-89,
que cette Cour a prononcé le 22 février 1990
[encore inédit]. Mais cette dernière n'a pas encore
décidé ce que doit être le critère applicable au
premier palier d'audience. On ne peut assurément
considérer que la décision de cette Cour dans
l'affaire Sloley c. Canada (Ministre de l'Emploi et
de l'Immigration), n° A-364-89, décision rendue
également le 22 février 1990 [encore inédite],
signifie qu'il est interdit au premier palier d'au-
dience d'apprécier et de soupeser la preuve orale et
documentaire, mais seulement qu'il ne peut le faire
de la façon propre à l'instruction approfondie de la
section du statut. Il serait difficile de concevoir un
tribunal compétent à tirer des conclusions de fait
qui ne serait pas habilité à apprécier et à soupeser
les éléments de preuve qui lui sont soumis.
La grande partie des difficultés auxquelles se
sont confrontés les avocats en tentant d'interpréter
les paragraphes 46(1) et 46.01(6) de la Loi tien-
nent aux motifs du juge Greenberg de la Cour
supérieure du Québec dans l'affaire Noor v.
Canada (Minister of Employment and Immigra
tion), [1989] R.J.Q. 967, infirmés pour des motifs
plus généraux par la Cour d'appel du Québec sans
mentionner cette question précise: voir [1990]
R.J.Q. 668. Au sujet de la compétence du premier
palier d'audience, voici ce qu'a dit le juge Green-
berg (aux pages 978 et 979):
[TRADUCTION] Nous convenons qu'ils auraient dû agir en
qualité de «tribunal d'accès» ou «tribunal de triage», alors qu'en
réalité ils ont agi et statué comme s'ils avaient été le tribunal au
second palier conformément aux articles 70, 71 et 71.1 de la
Loi. Ils ont, de fait, statué sur le fond de la revendication du
statut de réfugié au sens de la Convention faite par le deman-
deur de statut.
Cette Cour estime également qu'ils se sont mépris sur le sens
du concept du «minimum de fondement». Il s'agit-là d'un
concept nouveau en droit canadien, qu'il ne faut pas confondre
avec «l'apparence de droit suffisante» ni avec le critère bien
connu appliqué dans l'affaire Shephard pour renvoyer une
personne à son procès au cours de son enquête préliminaire ou
pour ordonner son extradition au cours d'une audience d'extra-
dition (États-Unis d'Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S.
1067).
Il est satisfait à ce nouveau critère, celui du minimum de
fondement, si l'arbitre ou le membre de la section du statut
estiment, selon le libellé du paragraphe 46.01(6) de la Loi, qu'il
existe «des» éléments crédibles ou dignes de foi sur lesquels la
section du statut «peut» se fonder (noter: on ne dit pas «devra»
ni «devrait» ni «pourrait» se fonder, mais «peut» se fonder) pour
reconnaître à l'intéressé le statut de réfugié au sens de la
Convention. Le cas échéant, l'arbitre ou le membre de la
section du statut «concluent, que la revendication a un mini
mum de fondement.
On n'exige pas que le demandeur soit nécessairement crédi-
ble, mais qu'il existe des [any] éléments crédibles ou dignes de
foi ayant trait à la définition de réfugié au sens de la Conven
tion qui peuvent mener à la conclusion que le demandeur est un
réfugié au sens de la Convention.
Donc, à notre avis, le Parlement entendait que le premier
palier d'audience fasse une présélection des cas abusifs les plus
flagrants, pour écarter ceux qui sont manifestement et claire-
ment des «faux» réfugiés. Un bon exemple de ces derniers est
fourni par le grand nombre de citoyens turcs qui, en 1987 et
1988, ont revendiqué le statut de réfugiés au sens de la Conven
tion sous l'ancien système, alors qu'il s'agissait évidemment de
personnes qui tentaient de passer à la tête de la file d'attente, et
qui souhaitaient immigrer principalement, sinon exclusivement,
pour améliorer leur condition matérielle.
Au premier palier, la revendication du demandeur ne peut
être considérée dénuée «du minimum de fondement» qu'en
l'absence des [any] éléments crédibles nécessaires.
Avec égards, j'estime qu'il s'agit-là d'une interpré-
tation erronée du paragraphe 46.01(6). Il eut été
facile au législateur d'omettre les adjectifs «crédi-
bles ou dignes de foi» s'il avait voulu faire en sorte
que l'affaire passe automatiquement au second
palier en présence d'éléments sur lesquels ce der-
nier pouvait se fonder pour reconnaître à l'inté-
ressé le statut de réfugié au sens de la Convention.
Or, le législateur n'a pas omis ces adjectifs, et par
conséquent il a, à mon sens, tenu à ce que le
premier palier d'audience tire ses propres conclu
sions sur la crédibilité de la preuve qui lui est
soumise'. Que le législateur avait en vue les pro-
pres conclusions du premier palier d'audience sur
la crédibilité des éléments soumis et non pas celles
qu'il pourrait attribuer au second palier ressort de
toute évidence, en premier lieu, de l'ordre des mots
' Je ne vois aucune justification linguistique qui permette
d'établir une distinction entre les adjectifs «crédibles» et «dignes
de foi», aussi la plupart du temps, j'utilise l'adjectif «crédibles».
dans le paragraphe concerné. En effet, le second
palier n'est mentionné que plus loin dans la dispo
sition. C'est le premier palier d'audience qui doit
«estime[r] qu'il existe des éléments crédibles et
dignes de fois». La même conclusion, me semble-
t-il, vaut aussi pour le paragraphe 46(4), dont voici
le libellé:
46....
(4) L'arbitre et le membre de la section du statut peuvent, en
ce qui a trait aux points visés aux alinéas (1)b) et c), fonder
leurs décisions sur les éléments de preuve présentés à l'enquête
ou à l'audience et qui sont considérés comme crédibles ou
dignes de foi en l'occurrence.
C'est le premier niveau d'audience qui doit fonder
sa décision sur des éléments de preuve qui sont
considérés, évidemment par lui, comme crédibles
ou dignes de foi en l'occurence.
Le concept de la crédibilité des éléments de
preuve et celui de la crédibilité du demandeur sont
évidemment deux choses différentes, mais il est
évident que lorsque la seule preuve soumise au
tribunal qui relie le demandeur à sa demande est
celle que ce dernier fournit lui-même (outre, peut-
être, les dossiers sur différents pays dont on ne
peut rien déduire directement à l'égard de la
revendication du demandeur), la perception du
tribunal que le demandeur n'est pas un témoin
crédible équivaut en fait à la conclusion qu'il
n'existe aucun élément crédible sur lequel pourrait
se fonder le second palier d'audience pour faire
droit à la demande.
J'ajouterais qu'à mon sens, même sans mettre en
doute chacune des paroles du demandeur, le pre
mier palier d'audience peut douter raisonnable-
ment de sa crédibilité au point de conclure qu'il
n'existe aucun élément de preuve crédible ayant
trait à la revendication sur lequel le second palier
d'audience pourrait se fonder pour y faire droit. En
d'autres termes, la conclusion générale du manque
de crédibilité du demandeur de statut peut fort
bien s'étendre à tous les éléments de preuve perti-
nents de son témoignage. Naturellement, puisque
le demandeur doit établir qu'il réunit tous les
éléments de la définition de l'expression réfugié au
sens de la Convention, la conclusion du premier
palier d'audience que sa revendication ne possède
pas un minimum de fondement est suffisante.
L'analyse précédente suffit, je crois, pour écar-
ter l'argument du demandeur de statut relatif à la
conclusion du premier palier d'audience qu'il
n'était pas un témoin crédible, si telle était la
conclusion. De fait, il ne ressort pas clairement des
motifs du premier palier d'audience que celui-ci a
bien conclu au manque de crédibilité du deman-
deur, de sorte que son avocat a plaidé ce moyen à
titre subsidiaire.
Le demandeur a déposé que lui et sa famille
avaient finalement quitté l'Ouganda pour le Kenya
quand ils en sont venus à croire que la National
Resistance Army de l'Ouganda avait saisi et tué le
père du demandeur, pour ensuite tenter de le
contraindre à se joindre à l'armée, affirmant que
des forces rebelles avaient tué son père et qu'il
devrait s'enrôler pour venger celui-ci.
Dans ce cas, ce n'était pas les faits tels quels qui
étaient mis en question mais plutôt les conclusions
qu'on pouvait en tirer. Le premier palier d'au-
dience a dit ce qui suit: (Dossier d'enquête, le 11
août 1989):
[TRADUCTION] Pour ce qui est de la conscription, on m'a référé
à la Encyclopedia of the Third World, pièce P-5, à la section
sur la défense, où on peut lire, et je cite «l'enrôlement dans les
forces armées est entièrement volontaire». Vous avez déposé
que l'armée vous a demandé de joindre ses rangs après la mort
de votre père.
Les circonstances sont, pour le moins, très inusitées. À notre
avis, le service militaire, obligatoire ou non, est une pratique
reconnue internationalement, et elle n'est pas en elle-même
assimilable à la persécution.
Or, votre déposition montre que les circonstances dans lesquel-
les on vous a demandé de vous enrôler ne s'accompagnaient
d'aucune contrainte à votre égard; de fait, vous avez dit que les
autorités vous ont demandé poliment de vous enrôler.
Il n'y a aucune preuve de persécution dans cette affaire. La
preuve documentaire montre qu'en 1986, M. Museveni et ses
forces combattaient encore pour obtenir le contrôle sur l'ensem-
ble du pays, et il est bien possible qu'il ait essayé de recruter le
plus de gens possible dans son armée.
Mais le pays est stable maintenant, et aucun élément de preuve
ne nous porte à croire que les conditions existant en 1986
subsistent aujourd'hui, ni n'explique pourquoi vous craignez
aujourd'hui d'être recruté dans l'armée.
M. Sheikl (sic), reste à savoir pourquoi l'armée voudrait vous
persécuter. La preuve dont nous disposons montre qu'après la
mort de votre père, les soldats se sont présentés. Ils ne vous ont
pas arrêté.
Lorsque les soldats sont venus chercher votre père plus tôt, pour
qu'il identifie les camions, ils ne vous ont pas arrêté. Il n'existe
aucune preuve qu'ils vous aient maltraité. À notre sens, la
crainte que vous avez d'être tué par les autorités repose sur une
simple conjecture, et n'est pas plausible.
Vous avez cru qu'il s'agissait d'un truc pour vous tuer, que c'est
dans ce but que les soldats voulaient vous recruter dans l'armée.
Nous ne voyons pas pourquoi l'armée tiendrait à vous tuer, et si
elle tenait à le faire, pourquoi elle essaierait de vous recruter
d'abord, pour ensuite vous éliminer.
Il n'existe aucune preuve ayant trait à l'identité des assassins de
votre père. Il n'y a aucun rapport sur sa mort, aucun témoin
oculaire, le comportement des autorités gouvernementales con-
tredit la prétention que ces troupes, les troupes du gouverne-
ment, aient eu l'intention de vous tuer.
Ainsi donc, je vous renvoie de nouveau à la définition de la Loi
sur l'immigration, paragraphe 48.01(6) [sic], et le membre de
la commission et moi-même sommes d'avis que votre revendica-
tion n'a aucun minimum de fondement qui permettrait à la
section du statut de réfugié de conclure que vous êtes un réfugié
au sens de la Convention.
Si je comprends bien le raisonnement du pre
mier palier d'audience, il a accepté les faits extrin-
sèques que lui a présenté le demandeur de statut,
mais il a conclu que les inférences qu'il en tirait
«repos[aient] sur une simple conjecture et
n'[étaient] pas plausible[s]». A mon avis, le pre
mier palier d'audience a ainsi incorporé dans la
preuve aussi bien les inférences que les faits. Il
n'avait pas à prendre la position qu'il a prise à
l'égard des inférences, mais puisqu'il a choisi de les
intégrer à la preuve aussi bien que les faits, je suis
incapable de dire qu'il a commis une erreur en ce
faisant, de sorte qu'à son avis, il n'existait aucun
élément crédible ou digne de foi sur lequel le
second palier d'audience aurait pu se fonder pour
tirer une conclusion favorable au demandeur de
statut.
Je dois aussi ajouter que je n'interprète pas
l'allusion du premier palier d'audience à l'absence
de persécution de l'appelant dans le passé comme
exigeant ni plus ni moins la persécution antérieure
pour lui permettre d'établir l'élément objectif de sa
revendication de statut, c'est-à-dire de démontrer
qu'il craint avec raison d'être persécuté; le premier
palier d'audience ne faisait que souligner l'absence
d'éléments de preuve pertinents.
Pour ce qui est du comportement à l'audience de
l'avocat du demandeur de statut, qui lui a été
désigné selon le Règlement, on a avancé qu'il s'est
endormi à trois reprises, deux fois au cours du
contre-interrogatoire et une fois au cours du pro-
noncé de la décision 2 . Il va sans dire qu'une telle
conduite doit particulièrement préoccuper le tribu-
2 Le demandeur de statut a été représenté devant cette Cour
par un nouvel avocat.
nal lorsqu'un avocat n'est pas le choix du deman-
deur mais lui a été désigné d'office. Dans l'arrêt
Strickland v. Washington, 466 U.S. 668 (1984), la
Cour suprême des États-Unis a statué qu'un défen-
deur au criminel avait droit à une assistance rai-
sonnablement efficace de la part de son avocat. Le
juge O'Connor a dit ce qui suit pour la majorité (à
la page 694):
[TRADUCTION] Le défendeur doit démontrer qu'il est raisonna-
blement probable que n'était-ce des erreurs commises par son
avocat par manque de professionnalisme, l'issue de l'instance
aurait été différente. Une probabilité raisonnable est celle qui
suffit à enlever confiance dans l'issue de l'action.
L'arrêt Strickland a été adopté par la Cour d'Ap-
pel de l'Ontario dans l'arrêt R. v. Garofoli (1988),
41 C.C.C. (3d) 97, à la page 152.
Le demandeur a soutenu que dans le cas parti-
culier d'un avocat endormi, la personne touchée
n'a pas à prouver qu'elle a subi un préjudice; voir
l'arrêt favor v. U.S., 724 F. 2d 831 (9th Circ.,
1984). Le juge Ferguson, de la Circuit Court, a
statué comme suit au nom de la Cour (à la page
833):
[TRADUCTION] Aujourd'hui nous concluons que lorsque
l'avocat d'un défendeur au criminel dort pendant une partie
considérable du procès, sa conduite est de ce fait même préjudi-
ciable à son client, qui n'a pas à faire une autre preuve du
préjudice subi.
Je serais disposé à adopter cette conclusion, mais
je soulignerais que dans tous les cas où elle sera
appliquée, elle devrait avoir pour fondement des
faits très précis. Dans l'affaire favor, par exemple,
le tribunal d'appel avait l'avantage d'une telle
conclusion de fait tirée par un magistrat améri-
cain. Après l'audience, le magistrat a conclu ce qui
suit (à la page 832):
[TRADUCTION] ... que l'avocat du requérant dormait ou som-
meillait, et ne portait pas attention à l'instance pendant une
partie importante du procès du requérant et de ses deux
co-défendeurs; qu'en raison de ce qui précède, le requérant n'a
pas eu l'assistance d'un avocat pendant une partie considérable
du procès, y compris quelques occasions au cours desquelles on
présentait des éléments de preuve pertinents à l'action du
ministère public contre le défendeur et très vraisemblablement
à sa défense, et alors que s'imposait la participation de son
avocat (pour observer les témoins, écouter les dépositions,
envisager des objections, préparer le contre-interrogatoire des
témoins, réfléchir à la préparation de la contre-preuve et déci-
der d'une plaidoirie à ce sujet); qu'une telle conduite n'était pas
normale ni habituelle de la part d'un avocat de la défense, mais
était au contraire rare sinon sans précédent.
Vu la possibilité qu'un jugement de la sorte puisse
motiver soit une action pour négligence de la part
du client lésé, soit des procédures disciplinaires de
la part du barreau concerné, pour ne rien dire du
tort causé à la réputation de l'avocat somnolent, le
tribunal compétent tiendrait à s'assurer du bien-
fondé de sa conclusion avant de la tirer.
En l'espèce, on fait plusieurs allusions au problè-
me au cours des débats. Prenons par exemple ce
qui s'est produit le 13 juillet 1989 (à la page 22):
[TRADUCTION] L'ARBITRE: Je trouve cela extrêmement délicat,
mais il me faut ... il semble que l'avocat est en train de
s'endormir, si je puis user de cette expression.
L'AVOCAT: Je suis très bien, allez-y.
L'ARBITRE: C'est que ... vous reconnaîtrez ... que votre client
sera desservi si ...
L'AVOCAT: Ouais, ça va.
L'ARBITRE: J'aurais, j'aurais préféré agir avec plus de tact ...
mais il n'y avait tout simplement pas ... tout simplement pas
d'autre façon de le dire.
Il existe une allusion antérieure au problème,
plus oblique, le 13 juillet (à la page 10):
[TRADUCTION] Il semble qu'il est environ deux heures trente et
que certains membres de l'enquête sont ... paraissent être
fatigués, alors nous pouvons peut-être suspendre l'audience
quelques minutes. L'enquête est suspendue.
On trouve une autre allusion au problème le 26
juillet 1989:
[TRADUCTION] L'ARBITRE: Excusez-moi, je suis désolé, mais je
crois que l'avocat du demandeur semble roupiller. Vous sentez-
vous bien, M. .
L'AVOCAT: Très bien, parfaitement bien.
Une dernière allusion a été faite au cours du
prononcé de la décision le 11 août 1989:
LA PARTIE CONCERNÉE: Il veut vous rappeler, il se demande si
son avocat est attentif à ce que vous dites.
L'ARBITRE: Oui, M.... semble être, il est bel et bien attentif.
Voilà sûrement suffisamment de preuves pour
établir l'existence d'un problème, sans toutefois
préciser son étendue. L'arbitre était attentif même
si l'avocat ne l'était pas, et il semble être intervenu
relativement vite à chaque occasion, limitant pro-
bablement de la sorte l'ampleur du problème. En
tout état de cause, il était loisible au demandeur de
déposer un affidavit exposant que la prévarication
de son avocat avait considérablement nui à la
conduite de son affaire. Cela aurait alors pu
donner lieu à un contre-interrogatoire relativement
à l'affidavit, si nécessaire, ou à des contre-affida
vits. C'était au demandeur de décider comment
procéder. Il a décidé de ne produire aucune preuve
relative à cette question, mais plutôt de s'appuyer
sur quatre brèves allusions au cours des débats,
allusions qui ne permettent de déduire que l'exis-
tence du problème et non pas ses dimensions. Il ne
peut donc pas être étonné que la Cour ne se
prononce pas en sa faveur en se fondant simple-
ment sur la preuve dont elle dispose.
Conséquemment, la demande fondée sur l'article
28 doit être rejetée.
LE JUGE EN CHEF IACOBUCCI: Je souscris à ces
motifs.
LE JUGE DESJARDINS, J.C.A.: Je souscris à ces
motifs.
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