T-1916-89
Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (requé-
rant)
c.
Lech Borowski (intimé)
RÉPERTORIE: CANADA (MINISTRE DE L'EMPLOI ET DE L'IM-
MIGRATION) C. BOROWSKI (1" INST.)
Section de première instance, juge Joyal—Van-
couver, 5 et 13 octobre et 7 décembre 1989;
Ottawa, 16 février 1990.
Immigration — Statut de réfugié — Constitutionnalité de
l'art. 30(2) de la Loi sur l'immigration qui prévoit le paiement
de services juridiques uniquement aux demandeurs à des
«points d'entrée» — Le tribunal a conclu qu'il y avait violation
de l'art. 15 de la Charte et a nommé un avocat pour représen-
ter l'intimé — Le tribunal avait-il le pouvoir d'accorder cette
réparation? — Compétence du membre de la section du statut
lorsqu'il s'agit de questions autres que celles touchant la
recevabilité et l'existence d'un minimum de fondement.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Clause limita-
tive — Enquête en matière d'immigration — L'art. 30(2) de la
Loi sur l'immigration (prévoyant le paiement de services juri-
diques uniquement aux demandeurs à des «points d'entrée»)
constitue une limite raisonnable et justifiable au sens de l'art.
premier de la Charte, compte tenu de l'objet de la Loi qui vise
à éliminer l'immense arriéré des revendications du statut de
réfugié.
Il s'agit d'une demande fondée sur l'article 18 visant à
obtenir une ordonnance annulant la décision rendue par l'arbi-
tre et le membre de la section du statut (le tribunal) au cours
d'une enquête tenue en vertu du paragraphe 27(4) de la Loi sur
l'immigration au sujet de la revendication du statut de réfugié
de l'intimé au Canada. L'avocat a contesté la constitutionnalité
du paragraphe 30(2) de la Loi en faisant valoir que celle-ci
établissait une discrimination entre les demandeurs du statut au
Canada et les demandeurs du statut à des ports d'entrée
puisqu'elle ne prévoyait le paiement de services juridiques qu'à
ces derniers. L'arbitre a conclu que le paragraphe 30(2) était
discriminatoire et inopérant, et a nommé un avocat aux frais du
ministre pour représenter l'intimé. Le membre de la section du
statut a souscrit à cette décision.
Jugement: la demande devrait être accueillie.
Bien que, en raison de son obligation de respecter les disposi
tions du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982
portant que la loi suprême du Canada rend inopérantes les
dispositions de toute loi qui lui sont incompatibles, le tribunal
ait compétence pour déclarer qu'une mesure législative viole la
Charte, il n'a pas compétence pour ordonner quelque répara-
tion, celle-ci devant émaner d'un «tribunal compétent» confor-
mément à l'article 24 de la Charte.
Même si la mesure législative attaquée viole l'article 15 de la
Charte, elle constitue une limite raisonnable et justifiable au
sens de l'article premier de la Charte, compte tenu de l'inten-
tion du législateur d'accélérer le processus de reconnaissance du
statut de réfugié pour faire face à un immense arriéré des
revendications du statut de réfugié et aux problèmes adminis-
tratifs qui en découlent, tout spécialement en raison du grand
nombre de demandeurs aux points d'entrée.
Quoique le pouvoir décisionnel du membre de la section du
statut se limite aux questions de recevabilité et d'existence d'un
minimum de fondement, le législateur a voulu que ce membre
soit continuellement présent au cours de l'enquête. Toutefois,
insister sur une séparation nette des fonctions aurait pour effet
de contrecarrer le but de la nouvelle procédure qui exige une
approche collégiale suivie entre les deux membres du tribunal.
L'étendue de la participation du membre de la section du statut
devrait dépendre de la nature de l'espèce et des diverses ques
tions qui peuvent y être soulevées.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), appen-
dice III.
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11. (R.-U.)
[L.R.C. (1985), appendice II, n° 44], art. 1, 15,
24(1),(2).
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur
le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985),
appendice II, n° 44], art. 52(1).
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7, art.
18.
Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77, chap. 52.
Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), chap. I-2, art.
27(4) (mod. par L.R.C. (1985) (3 ° suppl.), chap. 30,
art. 4), 30(2) (mod. idem (4° suppl.), chap. 28, art. 9),
43(3) (mod. idem (4° suppl.), chap. 28, art. 14), 45
(mod. idem), 46(1) (mod. idem).
Règlement sur l'immigration de 1978, DORS/78-172,
art. 39.3 (mod. par DORS/89-38, art. 18).
JURISPRUDENCE
DECISIONS APPLIQUÉES:
Zwarich c. Canada (procureur général), [1987] 3 C.F.
253; (1987), 26 Admin. L.R. 295; 31 C.R.R. 244; 87
C.L.L.C. 14,053; 82 N.R. 341 (C.A.); Tétreault-
Gadoury c. Canada (Commission de l'emploi et de l'im-
migration du Canada), [1989] 2 C.F. 245; (1988), 53
D.L.R. (4th) 384; 33 Admin. L.R. 244; 23 C.C.E.L. 103;
88 C.L.L.C. 14,050; 88 N.R. 6 (C.A.); Andrews c. Law
Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143;
(1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34
B.C.L.R. (2d) 273; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; R. c.
Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713;
(1986), 35 D.L.R. (4th) 1; 30 C.C.C. (3d) 385; 87
C.L.L.C. 14,001; 55 C.R. (3d) 193; 28 C.R.R. 1; 71 N.R.
161; 19 O.A.C. 239; Cuddy Chicks Ltd. v. Ontario
(Labour Relations Board) (1989), 70 O.R. (2d) 179; 35
O.A.C. 94 (C.A.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Singh et autres c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigra-
tion, [1985] 1 R.C.S. 177; (1985), 17 D.L.R. (4th) 422;
12 Admin. L.R. 137; 14 C.R.R. 13; 58 N.R. 1; MacKay
c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 370; (1980), 114 D.L.R.
(3d) 393; [1980] 5 W.W.R. 385; 54 C.C.C. (2d) 129; 33
N.R. 1.
AVOCATS:
Paul F. Partridge pour le requérant.
Darryl W. Larson pour l'intimé.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour le
requérant.
Legal Services Society of British Columbia,
Vancouver, pour l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE JOYAL: Le ministre de l'Emploi et de
l'Immigration (le ministre) demande une ordon-
nance fondée sur l'article 18 de la Loi sur la Cour
fédérale [L.R.C. (1985), chap. F-7] visant à annu-
ler une décision rendue par un arbitre et un
membre de la Commission de l'immigration et du
statut de réfugié (le tribunal) au cours d'une
enquête en matière d'immigration tenue en vertu
du paragraphe 27(4) de la Loi sur l'immigration,
L.R.C. (1985), chap. I-2, modifiée [par L.R.C.
(1985) (3 e suppl.), chap. 30, art. 4].
L'enquête en matière d'immigration visait l'in-
timé Lech Borowski, de nationalité polonaise, qui a
déserté son navire à Vancouver, le 8 mars 1989, et
réclamé par la suite le statut de réfugié. L'enquête
a commencé le 17 mai 1989 et, lorsqu'elle a repris
le 13 juin 1989, un avocat de la Legal Services
Society de Vancouver s'est présenté. Aux dires de
ce dernier, il s'agissait de contester la constitution-
nalité du paragraphe 30(2) de la Loi sur l'immi-
gration [mod. par L.R.C. (1985) (4 e suppl.), chap.
28, art. 9]. Il s'agit là de la disposition qui, sous
réserve des règlements, prévoit que toute personne
devant se présenter à une enquête peut obtenir
gratuitement les services d'un avocat. Dans les
faits, cette disposition ne s'applique qu'à ce que
l'on appelle les cas de «points d'entrée»; aucune
disposition parallèle n'existe pour ce que l'on pour-
rait appeler les revendications de «l'intérieur».
Selon l'avocat, le fait que la disposition s'appli-
que à l'égard d'un type de demandeur du statut et
non d'un autre était discriminatoire et contrevenait
au paragraphe 15 (1) de la Charte canadienne des
droits et libertés [qui constitue la Partie I de la
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de
1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)
[L.R.C. (1985), appendice II, n° 44]] qui garantit
à chacun le droit à l'égalité devant la loi et le droit
à la même protection et au même bénéfice de la
loi, indépendamment de toute discrimination.
Selon l'avocat, rien ne peut raisonnablement justi-
fier qu'un demandeur «de l'intérieur» n'ait pas
droit à des services juridiques gratuits lorsque par
ailleurs un demandeur à un point d'entrée y a
droit.
Subséquemment, l'avocat a présenté une plai-
doirie complète devant le tribunal de deux mem-
bres et, le 16 août 1989, l'arbitre a accueilli sa
prétention dans des motifs mûrement réfléchis.
Elle a conclu que la mesure législative attaquée
était inopérante et que son application limitée aux
cas de points d'entrée était discriminatoire; par-
tant, en radiant certains mots restrictifs de la loi,
elle pouvait, dans l'affaire dont elle était saisie,
nommer un avocat aux frais du ministre pour
représenter l'intimé.
Son collègue, le membre de la section du statut
de réfugié, a souscrit à cette décision et a, à son
tour, donné des motifs supplémentaires pour
fonder sa décision dans le cadre de l'enquête.
LES POINTS EN LITIGE:
Ces deux décisions concourantes soulèvent trois
questions principales et deux questions subsidiaires
que je résumerai ainsi:
1. Le tribunal a-t-il compétence pour déclarer
qu'un article de loi viole des dispositions de la
Charte?
2. Le tribunal est-il fondé dans son interprétation
de la mesure législative attaquée et dans sa décla-
ration portant qu'elle viole l'article 15 de la
Charte?
3. La mesure législative attaquée est-elle protégée
d'une autre façon par la limite prévue à l'article
premier de la Charte?
4. Subsidiairement, la réparation précise accordée
à l'intimé par le tribunal relevait-elle de la compé-
tence du tribunal?
5. Subsidiairement, quelles sont les limites, s'il en
est, de la compétence du membre de la section du
statut lorsqu'il s'agit de questions autres que celles
touchant la recevabilité et l'existence d'un mini
mum de fondement au cours d'une enquête en
matière d'immigration?
Question n° 1: La compétence du tribunal à l'égard
de questions visant la Charte
Je traiterai cette question très rapidement. Tout
tribunal habilité à agir en vertu d'une loi a le
devoir de faire respecter la loi. La jurisprudence,
notamment les arrêts Zwarich c. Canada (procu-
reur général), [1987] 3 C.F. 253 (C.A.); et
Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de
l'emploi et de l'immigration du Canada), [1989] 2
C.F. 245 (C.A.), reconnaît maintenant que même
si le pouvoir de se prononcer sur la validité consti-
tutionnelle de toute loi ou de tout règlement et
d'accorder une réparation sous le régime de l'arti-
cle 24 de la Charte appartient exclusivement aux
cours supérieures, tout tribunal, dans l'application
d'une loi qui se situe dans le cadre de sa compé-
tence, a l'obligation de faire respecter les disposi
tions du paragraphe 52(1) de la Loi constitution-
nelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le
Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985),
appendice II, n° 44] ] portant que la loi suprême du
Canada rend inopérantes les dispositions de toute
loi qui lui sont incompatibles.
On pourrait prétendre que la décision du tribu
nal touchant le paragraphe 52(1) ne relevait pas
de sa compétence et que partant, celui-ci statuait
sur une question accessoire. En d'autres mots, la
question de savoir si un demandeur de l'intérieur a
le droit d'obtenir des services juridiques gratuits
n'était pas du ressort du tribunal.
Par ailleurs, l'article 45 de la Loi [mod. par
L.R.C. (1985) (4° suppl.), chap. 28, art. 14] habi-
lite l'arbitre à nommer un avocat lorsqu'il s'agit
d'affaires de points d'entrée. En de telles circons-
tances, l'arbitre peut fort bien s'interroger sur la
constitutionnalité de la mesure législative attaquée
et, en application du paragraphe 52(1) de la Loi
constitutionnelle de 1982, conclure qu'elle est ino-
pérante. C'est une toute autre question, cependant,
que de savoir quelle réparation le tribunal peut
ordonner. On peut imaginer bon nombre de situa
tions où, nonobstant le pouvoir ou le devoir du
tribunal de faire appliquer la constitution du
Canada, ou de déclarer qu'une disposition législa-
tive est inopérante, celui-ci ne peut, en raison de la
nature même de sa décision, ordonner quelque
réparation. Selon mon interprétation de la juris
prudence, il me semble que la réparation devrait
émaner d'un «tribunal compétent» conformément à
l'article 24 de la Charte.
Pour l'instant, je n'aborderai pas la question de
la réparation, puisque j'y reviendrai plus loin.
Question n° 2: La mesure législative attaquée
viole-t-elle l'article 15 de la Charte?
J'ai lu avec beaucoup d'attention les motifs bien
structurés fondant la décision rendue par les deux
membres du tribunal. Tous deux ont conclu que
l'absence de toute disposition prévoyant le paie-
ment des services juridiques au cours d'une
enquête de l'intérieur était discriminatoire et vio-
lait l'article 15 de la Charte. Je note toutefois,
dans certains passages de la décision de l'arbitre,
que le tribunal ne disposait d'aucun élément de
preuve portant sur le but de cette différence. À la
page 9 de sa décison (page 59 du dossier du
requérant), l'arbitre déclare expressément ce qui
suit:
[TRADUCTION] On ne nous a présenté aucun élément de preuve
établissant comment le fait de fournir un avocat désigné étaye
les fins visées par les modifications; par conséquent, j'estime
que l'article premier ne peut racheter les dispositions discrimi-
natoires de la loi.
Question n° 3: La mesure législative attaquée est-
elle protégée d'une autre façonpar la limite prévue
à l'article premier de la Charte?
Pour les motifs que je donnerai plus loin, il ne
me semble pas nécessaire d'examiner en profon-
deur les conclusions du tribunal portant que la
mesure législative attaquée viole l'article 15. En
supposant toutefois qu'il en soit ainsi et compte
tenu des éléments de preuve qui m'ont été présen-
tés au cours des trois journées d'audience, je devrai
conclure que la mesure législative en cause est
protégée par la clause limitative de l'article pre
mier de la Charte.
Je préciserai d'abord que la Cour n'examine pas
ici le principe du droit à l'avocat. Ce droit est
maintenant reconnu comme sacré lorsqu'il s'agit
d'enquêtes en matière d'immigration. Elle n'exa-
mine pas non plus la question du droit à des
services juridiques gratuits offerts à quiconque fait
l'objet de quelque enquête en matière d'immigra-
tion. Je suis saisi d'une question visant une disposi
tion détaillée qui, sous réserve des règlements,
prévoit qu'en certaines circonstances précises, l'ar-
bitre est habilité à nommer un avocat pour repré-
senter un demandeur, aux frais de l'État.
À quelle fin cette disposition a-t-elle été adop-
tée? Quelle était l'intention du législateur? Pour-
quoi ne s'applique-t-elle qu'aux demandeurs des
points d'entrée? Quelle logique sous-tend cette
disposition?
Pour obtenir réponse à ces questions, la Cour
peut se référer au long affidavit de John Butt,
assermenté le 26 septembre 1989, affidavit qui a
été produit en preuve. Avec des tableaux statisti-
ques à l'appui, cet affidavit nous révèle que le
processus de reconnaissance du statut de réfugié
au Canada s'est historiquement trouvé dans une
impasse. Des milliers de demandeurs du statut de
réfugié se sont présentés au Canada au cours des
dernières années. Entre 1978 et 1988, le nombre
d'enquêtes en matière d'immigration engagées
chaque mois est passé de 706 2 146. À l'origine,
seulement 12 % des enquêtes devaient être ajour-
nées en raison des réclamations, du statut de réfu-
gié dans l'ancien système; à la fin de 1988, ce
pourcentage avait grimpé à 89 %. Le retard accu-
mulé dans les affaires de reconnaissance du statut
de réfugié au cours de ces dix ans est passé de 854
à plus de 50 000. Si la poussée de revendications
devait se poursuivre, on pourrait s'attendre, en
extrapolant les données statistiques disponibles,
que le traitement de ces revendications donne lieu
à des retards pouvant aller jusqu'à trois ans pour
les demandeurs de 1984-1985 et jusqu'à quatorze
ans pour ceux de 1987-1988.
Le problème a pris une telle ampleur qu'en
1986, on a adopté des règlements spéciaux pour
apporter une solution rapide aux renvendications
du statut de réfugié déjà en cours. Les demandeurs
du statut ne devaient plus être jugés selon le mérite
de leur statut de réfugié, mais plutôt selon leur
capacité réelle ou potentielle de s'établir au
Canada. Des milliers de personnes ont été accep-
tées pour ces motifs, les retards mis à traiter leur
demande ayant permis à bon nombre d'entre elles
de s'intégrer dans la collectivité et de devenir
indépendantes.
Aucun système ne peut toutefois se permettre de
résoudre ainsi des problèmes administratifs de
façon permanente. Il aurait été absurde de mainte-
nir un expédient favorisant des milliers de deman-
deurs lorsque d'autres demandeurs doivent souvent
attendre des mois et des années avant d'obtenir
leur visa permanent. Le Canada donnait à certains
observateurs l'impression de devenir le souffre-
douleur international de milliers de personnes qui,
désirant échapper aux contraintes économiques de
leurs pays d'origine, se rendaient compte qu'il
suffisait d'un billet d'avion ou de bateau à destina
tion du Canada pour y obtenir effectivement une
résidence permanente.
J'admets également d'office le fait que les politi-
ques du Canada en matière d'immigration en
général et de revendication du statut de réfugié en
particulier sont parmi les plus judicieuses au
monde. Elles laissent très peu de place au pouvoir
discrétionnaire de l'administration comme c'est le
cas dans bon nombre de pays qui souscrivent pour-
tant à la Convention des Nations Unies relative au
statut des réfugiés. On a institué un processus
systématique d'enquêtes, comportant le droit aux
services d'un avocat. On a établi un processus de
réexamen en créant la section d'appel de l'immi-
gration, et les demandeurs qui n'obtiennent pas
gain de cause peuvent encore se prévaloir de procé-
dures de révision ou d'appel. Selon moi, toute cette
philosophie était fondée sur les valeurs humanitai-
res fondamentales et sur la nécessité de s'assurer
que les processus à tous les niveaux respectent les
principes fondamentaux de l'équité, de la justice
naturelle et de la rectitude administrative.
En ce qui a trait à la protection accordée à tous
les arrivants au Canada, l'arrêt Singh et autres c.
Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985]
1 R.C.S. 177, a établi au-delà de toute discussion
sociale ou théorique le principe selon lequel toute
personne présente physiquement au Canada a droit
à toute la gamme des droits et des libertés garantis
par la Charte canadienne des droits et libertés.
Si la politique du législateur et la doctrine de
nos tribunaux avaient été d'étendre de cette façon
les droits et les libertés de la Charte canadienne,
les revendications du statut de réfugié auraient,
par leur nombre, menacé de créer le genre d'im-
passe administrative que je viens de décrire.
Le législateur était invité à trouver une solution
législative et réglementaire à cette situation. Le
législateur craignait que l'intention claire qu'il
avait exprimée dans la Loi sur l'immigration de
1976 [S.C. 1976-77, chap. 52] ne soit devenue
submergée ou freinée par les problèmes adminis-
tratifs qui venaient de surgir. Les solutions dont il
disposait à cet égard étaient très limitées. Il lui
fallait trouver une formule pour accélérer le règle-
ment des revendications du statut de réfugié tout
en préservant les droits, libertés et privilèges des
demandeurs, reconnus par la jurisprudence et qui,
bien sûr, comprenaient le droit à l'assistance d'un
avocat et à une audition complète. Tout échec de
cette tentative risquait de miner, suivant une tan-
gente toujours croissante, le fonctionnement adé-
quat des programmes de l'immigration et du statut
de réfugié et de faire tomber en discrédit l'ensem-
ble des politiques du législateur.
Je n'ai pas à m'étendre davantage sur les diver-
ses mesures que, dans sa sagesse, le législateur a
décidé d'adopter. Qu'il me suffise de mentionner
les éléments de preuve qui ont été présentés devant
moi portant que le droit intégré à l'assistance d'un
avocat entraînait non seulement des délais inutiles,
mais également des délais artificiels retardant le
règlement rapide des affaires. De plus, une analyse
de la situation globale montrait au législateur que,
de par leur nombre, les délais avaient une inci
dence beaucoup plus grande sur les demandeurs
des points d'entrée que sur les demandeurs de
l'intérieur.
Le législateur a adopté une solution pragmati-
que. Aux yeux de certains puristes, cette solution
peut sembler ne pas atteindre l'idéal ou, comme en
l'espèce, créer une apparence de discrimination ou
d'inégalité. Le législateur a décidé que parmi les
nombreuses modifications systématiques apportées
au processus, il y avait lieu de permettre à la
discrétion de l'arbitre et selon les conditions pres-
crites, aux demandeurs des points d'entrée dési-
reux de retenir les services d'un avocat mais dont
celui de leur choix n'était pas disponible dans un
délai raisonnable, d'être représentés par un autre
avocat, aux frais du ministre.
Le législateur a adopté cette formule dans l'in-
tention et le but avoués d'accélérer le règlement
des revendications du statut de refugié tout en
respectant les droits civils des demandeurs. Le
législateur était d'avis que cette formule, même si
elle ajoutait à ses engagements financiers, ne por-
terait pas préjudice aux autres demandeurs assu-
jettis à la procédure applicable à l'intérieur.
Cette formule appartient-elle à la catégorie pro-
tégée par l'article premier de la Charte? En suppo-
sant, comme je l'ai déjà fait, qu'il y a discrimina
tion apparente au sens de l'article 15, je conclurais
qu'elle est, dans toutes les circonstances que j'ai
décrites, une limite raisonnable aux droits et liber-
tés garantis par la Charte dont la justification peut
se démontrer.
Il ne fait aucun doute que l'élément d'intérêt
national doit être préservé dans la loi adoptée par
le législateur. Celui-ci a conclu que le droit du
demandeur d'être représenté par un avocat, qui
devait toujours être respecté, entraînait néanmoins
des délais excessifs et déraisonnables dans le pro-
cessus de détermination du statut de réfugié.
Même en considérant avec indulgence la charge de
travail que les avocats de l'immigration semblaient
supporter, la preuve était là. La mesure législative
adoptée était donc fondée sur les prémisses
suivantes:
(1) En prenant comme base l'année 1987-1988;
89 % des enquêtes en matière d'immigration en
1987-1988 portaient sur des revendications du
statut de refugié.
(2) La plupart des revendications du statut de
réfugié sont des revendications présentées aux
points d'entrée.
(3) Si la loi était destinée à accélérer le proces-
sus d'enquête tout en respectant le droit plus
fondamental d'être représenté par un avocat, il
fallait affronter directement la question des
délais liés à la disponibilité des avocats pour la
convocation d'audiences, et adopter une formule
pratique.
Le principe sous-jacent de la formule est très
circonscrit. Il n'existe aucune disposition générale
qui accorde le paiement des services d'un avocat
aux demandeurs des points d'entrée. Ce n'est que
lorsque le demandeur n'a pas renoncé à son droit
d'être représenté par un avocat, qu'il a retenu les
services d'un avocat, et que devant la charge trop
lourde de travail de ce dernier de l'avis de l'arbitre,
cela entraînerait un délai trop long pour fixer la
date d'une audience, et à ce moment seulement,
que la loi prévoit l'application d'un système de
services juridiques aux frais de l'État.
Il ne m'appartient pas de décider si, parmi
toutes les procédures adoptées dans la nouvelle loi
pour mettre fin au chaos et apporter de l'ordre, ou
pour ramener une certaine mesure de contrôle de
l'État sur les défauts manifestes du processus de
reconnaissance du statut de réfugié, la mesure
législative attaquée était la seule solution qui se
présentait au législateur. La possibilité de com-
prendre après coup sera toujours l'une des caracté-
ristiques d'une société libre et démocratique. Tou-
tefois, le pouvoir général du législateur de légiférer
pour le bien commun et d'adopter une mesure
pondérée ou autre pour résoudre des problèmes
critiques et rétablir la crédibilité de la loi com-
mande selon moi le respect.
L'avocat de l'intimé a produit en réplique devant
la Cour les éléments de preuve figurant dans l'affi-
davit de Philip Rankin, avocat bien connu à Van-
couver, qui pratique en droit de l'immigration
depuis 1979. L'essentiel de la déclaration de M.
Rankin consiste à mettre en doute la prétention
selon laquelle la disponibilité des avocats aux
enquêtes était la vraie cause des délais et de l'accu-
mulation des retards. Il est toutefois apparu claire-
ment au cours du contre-interrogatoire de M.
Rankin, que celui-ci ne pouvait que témoigner à
l'égard de sa propre perception des divers problè-
mes d'immigration et répéter diverses opinions
exprimées par d'autres. Il me faut dire, à sa
décharge, qu'il ne disposait pas de la masse de
renseignements et d'analyses statistiques de la
Couronne.
Je dois toutefois conclure que la déposition de
M. Rankin ne suffit pas à réfuter les arguments de
la Couronne ni à en miner les fondements.
Je mentionnerais également un autre élément de
l'affaire qui a été débattu de façon très compétente
par les avocats et qui pose la question de savoir si
l'on peut dire qu'un demandeur à un point d'entrée
est dans la même position qu'un demandeur de
l'intérieur. Manifestement, un débat sur cette
question soulève encore une fois la question de
savoir si la mesure législative attaquée est discri-
minatoire au sens de l'article 15 de la Charte,
question que j'ai déjà rejetée pour les fins de
l'espèce. Il me faut toutefois exprimer ma pensée
sur ce sujet puisqu'il porte sur l'élément «justifica-
tion qui puisse se démontrer» figurant à l'article
premier de la Charte, de même que sur le principe
de proportionnalité reconnu par les tribunaux.
Il est vrai que les demandeurs de l'intérieur et
les demandeurs aux points d'entrée semblent être
dans la même situation. Ils sont tous les deux
assujettis à la même loi et à des processus identi-
ques. Dans la plupart des cas toutefois, le deman-
deur de l'intérieur réside au Canada depuis quel-
que temps et il s'est familiarisé avec les institutions
sociales, économiques et politiques du pays. On
peut par conséquent s'attendre à ce que, au
moment où son enquête a lieu, il connaisse déjà les
exigences de la loi de même que la disponibilité de
services juridiques financés par l'État.
Il en est tout autrement du demandeur à un
point d'entrée. On peut présumer que ce deman-
deur, qui habituellement connaît mal les langues
du pays, et dont la peur de l'autorité publique peut
être fermement fondée sur l'expérience qu'il a eue
dans son pays d'origine, nécessite un degré supé-
rieur de protection ou d'assistance. En ce sens, il
est dans une situation plus périlleuse que celle du
demandeur de l'intérieur. De ce fait, on pourrait
dire qu'il a un plus grand besoin d'aide juridique.
Si, d'autre part, la non-disponibilité de l'avocat de
son choix de même que les ajournements qui en
résultent avant la tenue d'une enquête sont de
nature à faire échouer le but visé par le législateur
et à perpétuer l'encombrement administratif que la
loi vise à surmonter, quelles étaient alors les
options du législateur? En d'autres termes, la for-
mule incorporée dans la loi est-elle susceptible de
bénéficier de la protection accordée par l'article
premier de la Charte?
Dans l'arrêt MacKay c. La Reine, [1980] 2
R.C.S. 370, la Cour suprême du Canada a établi
un critère à employer, dans les affaires d'égalité en
vertu de la Déclaration canadienne des droits
[L.R.C. (1985), appendice III], pour établir une
différence entre les distinctions législatives justi-
fiées et non justifiées à l'intérieur de la notion
d'égalité devant la loi, en l'absence de toute excep
tion comme celle qui est maintenant prévue à
l'article premier de la Charte. La Cour a déclaré
que le critère consiste à déterminer s'il s'agit d'une
dérogation ayant pour, fin la recherche d'un objec-
tif social souhaitable ou nécessaire.
Dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British
Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, le juge McIntyre
décrit, à la page 184, les étapes qu'il est nécessai-
res de suivre chaque fois que l'article premier est
invoqué comme moyen Ide défense. Il faut premiè-
rement, selon lui, évaluer l'importance de l'objectif
qui sous-tend la mesure législative attaquée, sans
traiter les éléments des considérations «urgentes et
réelles» comme des caractéristiques nécessaires.
Vient ensuite, selon le juge McIntyre, l'application
d'un critère de proportionnalité en vertu duquel le
tribunal doit tenter de soupeser un certain, nombre
de facteurs. Selon lui, le tribunal doit examiner la
nature du droit, l'étendue de sa violation et jusqu'à
quel point la restriction permet d'atteindre l'objec-
tif souhaitable contenu dans la mesure législative.
Le juge McIntyre conclut ainsi, à la page 185:
Il n'existe pas de critère unique en vertu de l'article premier; au
contraire, la Cour doit soupeser avec soin un bon nombre de
facteurs pour décider s'il s'agit d'une violation raisonnable dont
la justification puisse être démontrée.
En l'espèce, j'ai déjà décrit les exigences et les
limites imposées au processus de reconnaissance du
statut de réfugié au Canada en raison du respect,
par le législateur et par les tribunaux, des droits
individuels, des droits au contrôle judiciaire, de
l'équité et de la rectitude administratives et, il va
sans dire, du droit inhérent à tout le processus, soit
le' droit du demandeur de se faire représenter par
un avocat. Le législateur a conclu que l'une des
raisons du mauvais fonctionnement du système
provenait des délais causés par la non-disponibilité
des avocats. Il a également conclu que ces délais
avaient une plus grande incidence sur les revendi-
cations aux points d'entrée du simple fait qu'il y
avait beaucoup plus de revendications qui y étaient
traitées. Le législateur pouvait-il abolir le droit à
l'assistance d'un avocat pour éliminer les délais?
Pouvait-il payer les services de l'avocat choisi par
le demandeur, que l'avocat soit disponible ou non?
Le législateur pouvait-il imposer . unilatéralement
au demandeur les services d'un avocat engagé par
la Commission de l'emploi et de l'immigration du
Canada ou choisi à partir d'une liste d'avocats
rétribués par l'État?
Je suis certain que le, législateur a étudié bon
nombre de ces options. À mon avis il avait le droit
d'en choisir une. Voici ce qu'a déclaré le juge La
Forest dans l'arrêt R. c. Edwards Books and Art
Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, la page 795:
Donc, en cherchant à atteindre un objectif dont il est démon-
tré qu'il est justifié dans le cadre d'une société libre et démocra-
tique, le législateur doit disposer d'une marge de manoeuvre
raisonnable pour répondre à ces pressions opposées.
À mon avis, la disposition prévoyant le paiement
des services d'avocats par le ministre dans les
circonstances prévues par règlement ne représente
qu'un avantage minimal pour les demandeurs aux
points d'entrée. Il s'agit en quelque sorte d'un
échange pragmatique en contrepartie de l'imposi-
tion, dans les circonstances prévues par règlement,
d'un avocat qu'ils n'ont pas choisi. Selon moi, si
l'avantage accordé aux demandeurs aux points
d'entrée est minimal, l'inégalité dans le traitement
accordé aux demandeurs de l'intérieur peut égale-
ment être perçue comme minimale, équation qui,
même si elle n'est pas directement étudiée dans
l'affaire Andrews (précitée), me semble toutefois
faire partie intégrante de l'obligation de «soupeser
avec soin un bon nombre de facteurs» que suggère
le juge McIntyre.
J'ai également résumé l'ampleur du problème
administratif auquel doit faire face le législateur
devant l'arriéré sans cesse grandissant des revendi-
cations du statut de réfugié. Il semble évident à
tout observateur raisonnable que la crédibilité des
politiques et des règles du Canada en matière
d'immigration était sérieusement attaquée et qu'il
fallait envisager non pas une, mais plusieurs solu
tions. La Cour ne connaît naturellement pas les
divers choix qui se présentaient au législateur
parmi la vaste gamme des dispositions de la Loi
sur l'immigration et de ses règlements d'applica-
tion [Règlement sur l'immigration de 1978
DORS/78-172]. On pourrait prétendre que le
législateur aurait pu trouver une autre solution que
celle de payer les services d'avocats fournis à des
demandeurs de points d'entrée, mais cela ne serait
que spéculation et conjecture. Il appartenait au
législateur, dans sa recherche de moyens pour
accélérer le processus de reconnaissance du statut
de réfugié tout en respectant les droits de toutes les
personnes en cause, de décider quelle formule
serait la plus appropriée à cette fin.
Je devrai donc conclure, tout en supposant pour
les fins de l'espèce que la mesure législative atta-
quée viole l'article 15 de la Charte, qu'elle est
toutefois justifiée en vertu de l'article premier de
la Charte.
Question n° 4: La réparation précise accordée à
l'intimé par le tribunal relevait-elle de la compé-
tence du tribunal?
Compte tenu de mes conclusions sur les deux
questions antérieures, je ne m'arrêterai pas longue-
ment sur la portée de toute réparation que le
paragraphe 52(1) peut habiliter un tribunal admi-
nistratif à établir. Je me contenterai d'observer que
le paragraphe 52(1) déclare uniquement que la
constitution rend inopérante toute disposition
incompatible de toute autre règle de droit. Voilà
tout ce que dit cet article, rien de plus. Il n'établit
pas de réparation. Un tribunal peut être habilité à
ne pas reconnaître la disposition incompatible,
mais, selon mon interprétation de la doctrine
actuelle, il ne peut accorder une réparation fondée
sur le paragraphe 24(1) de la Charte. Ce rôle
n'appartient qu'à un tribunal compétent. Il peut y
avoir, dans certaines circonstances, une forme de
réparation qui n'est pas en fait la sorte de répara-
tion prévue au paragraphe 24(2) mais qui, compte
tenu de la nature de la mesure législative attaquée
de même que des pouvoirs et attributs conférés au
tribunal par la loi, permet de donner un redresse-
ment immédiat.
À mon avis, ces circonstances n'existent pas en
l'espèce. Si le tribunal cherchait à accorder une
réparation fondée sur l'article 24, il n'en avait pas
le pouvoir. L'inhabilité du tribunal à établir une
réparation est d'autant plus évidente que la répara-
tion tient en l'espèce de la nature d'une modifica
tion législative. Ce rôle n'appartient qu'au
législateur.
Question n° 5: Quelles sont les limites, s'il en est,
de la compétence du membre de la section du
statut lorsqu'il s'agit de questions autres que celles
touchant la recevabilité et l'existence d'un mini
mum de fondement au cours d'une - enquête en
matière d'immigration?
On a présenté deux arguments opposés sur cette
question. L'un porte que le membre de la section
du statut n'a qu'une compétence très limitée dans
l'enquête. Le membre de la section du statut ne
serait appelé à se joindre au tribunal de deux
personnes que lorsqu'une revendication du statut
de réfugié à été présentée. Toute autre enquête en
matière d'immigration relèverait de la compétence
exclusive de l'arbitre seul. On suggère également
que l'arbitre, en vertu du paragraphe 46(1) de la
Loi, [mod. par L.R.C. (1985) (4 e suppl.), chap. 28,
art. 14] préside l'enquête et détient le pouvoir final
de décision dans tous les domaines de l'enquête, à
l'exception des questions de recevabilité et d'exis-
tence d'un minimum de fondement. En dehors de
ces domaines d'enquête, le membre de la section
du statut n'a aucun pouvoir.
D'autre part, on suggère qu'en vertu d'une inter-
prétation adéquate de la loi, le membre : de la
section du statut est habilité à participer à toutes
les étapes de l'enquête. Le paragraphe 43(3). de la
Loi [mod. par L.R.C. (1985) (4 e suppl.), chap. 28,
art. 14] prévoit expressément qu'en cas de revendi-
cation du statut de réfugié et d'absence du
membre de la section du statut, l'enquête est
ajournée et qu'elle «ne peut se poursuivre -qu'en
présence et de l'arbitre et d'un membre de la
section du statut». (C'est moi qui souligne).,. C'est
là une indication de l'intention du législateur, en
créant un tribunal de deux personnes, de les faire
participer toutes deux à l'enquête. Autrement, il
serait dérisoire pour le législateur de prévoir untel
mécanisme uniquement pour que le membre de la
section du statut demeure en attente sauf à l'égard
des questions de recevabilité et d'existence d'un
minimum de fondement.
L'argument fait de plus valoir que la présence et
la participation des deux membres du tribunal, à
toute étape de l'enquête, permet d'apprécier les
éléments suivis mais changeants de la crédibilité
des dépositions du demandeur du statut de réfugié,
facteur qui peut souvent être confirmé ou infirmé
par des éléments de preuve apportés au cours de
toute l'enquête. -
Je concède qu'il est difficile de déterminer exac-
tement le rôle du membre de la section du statut.
Eu égard aux dispositions de la loi et à l'objet visé
par le législateur, on peut présenter des arguments
valables d'un côté comme de l'autre. J'admets
également que la loi limite le rôle du membre de la
section du statut dans les processus de reconnais
sance du statut de réfugié, ce qui porterait à
conclure que, exception faite de la question de la
revendication du statut de réfugié, le membre est
effectivement privé de toute compétence ou auto-
rité et que le reste de l'enquête relève exclusive-
ment de la compétence de l'arbitre.
Tout compte fait cependant, je dois conclure que
la présence et la participation continues de ce
membre au cours de l'enquête s'imposent. Ma
conclusion est essentiellement fondée sur la dis
tinction qu'il est possible d'établir entre le pouvoir
ou l'autorité d'entendre, d'une part, et le pouvoir et
l'autorité d'entendre et de décider, d'autre part.
Cette distinction s'impose forcément en raison des
problèmes inhérents à tout tribunal de deux per-
sonnes qui doit rendre des décisions. Il est certain
que le législateur, qui cherchait à établir une pro-
cédure expéditive pour traiter les revendications du
statut de réfugié, n'avait pas l'intention d'instituer
des mécanismes qui donneraient lieu à des impas
ses. Selon mon interprétation des dispositions de la
loi pertinente, le législateur cherchait une formule
pratique pour régler toute impasse que le système
pouvait engendrer. Il a par conséquent prévu que,
au cours d'une enquête devant un tribunal com-
posé de deux personnes:
1. L'arbitre préside l'enquête.
2. L'arbitre tranche les questions d'immigration
en général de même que celles qui ont trait au
processus d'expulsion et d'interdiction de séjour.
3. L'arbitre et le membre de la section du statut
ont une voix égale sur la question de la recevabi-
lité et de l'existence . d'un minimum de
fondement.
4. Afin d'assurer un traitement équitable à
l'égard de ce qui est effectivement une question
limite pour les demandeurs du statut de réfugié,
un vote affirmatif penche en faveur du deman-
deur du satut de réfugié.
Je note en ce moment comme il est stérile,
lorsqu'on traite de cette sorte de tribunal, d'établir
une série de règles de droit abstraites pour prévoir
et régir une fois pour toutes la multitude de procé-
dures et d'étapes qui se déroulent au cours de telles
enquêtes. Des questions et des réponses peuvent y
être jugées inadmissibles, la pertinence de certai-
nes observations remise en cause, des objections
peuvent être soulevées, accueillies ou accueillies
avec réserve. Les droits de la personne, la sécurité
humaine et le respect du public à l'égard des
engagements internationaux sont tous des valeurs
librement et généreusement reconnues qui sous-
tendent les dispositions de la loi. Par ailleurs, il ne
faut pas ignorer la nature essentiellement indivi-
duelle des revendications du statut du réfugié. Le
tribunal constitue l'endroit où ces revendications
doivent être réglées. Certains demandeurs, comme
l'a souligné l'arbitre, ont véritablement besoin de
protection; d'autres semblent présenter des reven-
dications non fondées. Dans certains cas, il est
relativement facile de trancher. Dans d'autres, il
s'agit de situations limites où il est difficile de
conclure dans un sens ou dans l'autre.
Dans ce contexte, le législateur aurait-il eu l'in-
tention de créer des lits de Procruste de dimensions
limitées, d'établir des catégories fermes et exclusi
ves et d'annuler complètement la dynamique natu-
relle qui régit habituellement une enquête? Le
législateur voulait-il qu'une telle enquête soit
menée selon un scénario dont le texte préciserait
les paroles attribuées à chaque acteur?
À mon avis, poser la question, c'est y répondre.
L'encadrement . des diverses questions avant l'en-
quête relave de la procédure seulement. L'ensem-
ble des éléments de preuve s'élabore toutefois au
cours de l'enquête, où l'arbitre et le membre de la
section du statut sont tous deux présents et à
laquelle, par nécessité, tous deux participent. À
l'égard de certaines questions naturellement, le
rôle ou l'intervention de l'arbitre peut être prépon-
dérant, et sa décision seule peut prévaloir. Toute-
fois, même au cours de l'audience ou de l'examen
des éléments de preuve sur ces questions, les deux
membres doivent étudier la question de l'existence
d'un minimum de fondement. Ils doivent évaluer le
comportement du demandeur, la forme comme la
substance de sa requête, sa façon directe ou éva-
sive de répondre, tous des éléments qui influencent
de façon tant subjective qu'objective la décision ou
le jugement final que chacun devra rendre.
Pourrait-on prétendre qu'une conclusion sur
l'existence d'un minimum de fondement devrait se
limiter à cette partie de la preuve au cours de
l'enquête qui porte exclusivement sur le statut de
réfugié? L'arbitre qui doit lui-même tirer une con
clusion sur l'existence d'un minimum de fonde-
ment n'aurait-il pas une longueur d'avance sur son
collègue? Se pourrait-il que le membre de la sec
tion du statut n'ait pas le droit d'examiner une
question de fait particulièrement importante pour
lui? Faire bifurquer ainsi le rôle du membre de la
section du statut aurait pour effet de contrecarrer
le but de la nouvelle procédure.
Si le rôle effectif de prise de décision de ce
membre est plus limité, il me semble néanmoins
qu'au cours de l'enquête, l'arbitre a besoin de toute
l'aide qu'on peut lui apporter. La procédure vise
manifestement à accélérer le processus de recon
naissance du statut de réfugié au premier niveau; à
moins que l'arbitre ne soit doué d'un degré peu
commode de connaissance et de sagesse divines, ou
que son collègue n'en soit complètement privé,
j'estime qu'une approche collégiale suivie et faite
d'apports mutuels permettrait, dans des circons-
tances normales, d'atteindre l'objectif visé par le
législateur.
En sa qualité de président, l'arbitre n'éprouve
pas de problème à décider si, à une étape quelcon-
que de la procédure où il est seul compétent pour
rendre une décision, la participation de son collè-
gue devrait être limitée ou restreinte. Il est bien
connu que la justesse ou la pertinence d'une inter
vention est une notion relative et que ce qui est une
recherche de la vérité pour l'un peut être une perte
de temps pour l'autre. De telles expériences ou
limites ne devraient toutefois pas miner le rôle que
chaque membre du tribunal est appelé à jouer. Et
s'il arrivait qu'un conflit de personnalités insoluble
surgisse entre eux, rien ne les forcerait à continuer
à faire équipe.
Je déduis également de la décision du législateur
d'habiliter l'arbitre à présider l'enquête que
celui-ci a le pouvoir de décider de toutes les ques
tions de procédure. Il serait en effet ennuyeux
qu'une enquête s'arrête à une étape quelconque
parce que des décisions opposées ont été rendues.
Je respecte beaucoup la tendance de l'avocat à
établir une séparation claire des fonctions. Elle
flatte l'esprit d'ordre et de logique de tout juriste
qui, par sa formation professionnelle, est porté à
définir les positions en noir et blanc et à éliminer
les zones grises. Il faut toutefois prendre garde de
ne pas étendre cette discipline trop loin. Elle par-
donne trop les abstractions et impose une procé-
dure mécaniste et restrictive susceptible de créer
encore plus d'occasions d'erreurs de compétence,
donnant ainsi lieu à de nouvelles occasions de
contrôle judiciaire. Un tel résultat irait certaine-
ment à l'encontre du but visé par la loi.
Essentiellement, je ne vois aucune raison pour
empêcher un membre de la section du statut de
participer à l'une ou l'autre des diverses étapes de
l'enquête. L'étendue de cette participation dépend
de la nature de l'espèce et des diverses questions
qui peuvent y être soulevées. Le membre de la
section du statut n'aurait pas, en vertu de l'autorité
exclusive conférée à l'arbitre, la compétence de
présenter des décisions concourantes ou dissidentes
sur des questions autres que celles de la recevabi-
lité et de l'existence d'un minimum de fondement.
À mon avis, un sens de la convenance devrait
toujours régir la conduite du membre de la section
du statut chaque fois qu'il n'est pas personnelle-
ment d'accord avec la décision de l'arbitre.
Il se peut que le fait de conclure que le membre
de la section du statut a la compétence pour
participer mais non pour décider, exception faite
des questions de recevabilité et d'existence d'un
minimum de fondement, soulève certaines interro
gations dans les milieux professionnels. Certains
pourraient prétendre que les deux notions sont
complémentaires et qu'il y a risque de contradic
tion dans les termes si nous les employons autre-
ment. J'estime toutefois que le législateur a adopté
une attitude sui generis pour résoudre ce qui était
devenu un problème critique. La méthode habile
ou ingénieuse employée peut passer ou échouer
l'examen de l'expérience. Entre temps, j'estime
toutefois qu'il y a lieu d'adopter un point de vue
éclectique plutôt que doctrinal à l'égard de la
formule retenue par le législateur.
CONCLUSIONS
Je résumerai ainsi les conclusions auxquelles je
suis arrivé à l'égard des points en litige dont on a
saisi la Cour.
1. Je conclus que le tribunal d'enquête de l'immi-
gration en cause a la compétence nécessaire pour
appliquer le paragraphe 52(1) de la Loi constitu-
tionnelle de 1982 afin d'établir la constitutionna-
lité de toute loi qu'il est habilité à appliquer et
dont il est saisi. La décision qu'il rend à cet égard
ne tient pas de la nature d'un jugement déclara-
toire et, partant, peut être révisée par la Cour. À
cet égard, je souscris à la décision majoritaire de la
Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Cuddy
Chicks Ltd. v. Ontario (Labour Relations Board)
(1989), 70 O.R. (2d) 179 (C.A.), qui concorde
avec l'arrêt Tétreault-Gadoury, précité, rendu par
la Cour d'appel fédérale.
2. Toutefois, le paragraphe 52(1) de la Loi consti-
tutionnelle de 1982 prévoit uniquement que la
constitution rend inopérante les dispositions
incompatibles, le cas échéant, de toute autre règle
de droit. Le tribunal a alors uniquement le pouvoir
de ne pas tenir compte de la disposition «incompa-
tible», et il ne peut établir une réparation en vertu
du paragraphe 24(1) de la Charte. Ce rôle n'ap-
partient qu'aux tribunaux compétents.
3. Le tribunal est d'autant plus inhabile à établir
une telle réparation que celle-ci tient de la nature
d'une modification législative, rôle qui n'appartient
qu'au législateur.
4. Même en supposant que, eu égard aux faits
dont il était saisi, le tribunal n'a pas commis
d'erreur de droit en concluant qu'une partie du
libellé employé au paragraphe 39.3 du Règlement
[mod. par DORS/89-38, art. 18] constituait une
violation de l'article 15 de la Charte, je conclus
que la disposition est justifiée autrement en vertu
de l'article premier de la Charte.
5. Je conclus finalement que le membre de la
section du statut, que la loi oblige à être présent au
cours de l'enquête, est également habilité à y
participer, sans toutefois avoir compétence pour
trancher des questions autres que celles de la
recevabilité et de l'existence d'un minimum de
fondement. L'étendue de la participation de ce
membre dépend de la dynamique propre à chaque
espèce.
J'invite les parties à me soumettre pour appro
bation un projet d'ordonnance comprenant les
décisions susmentionnées que j'examinerai et que
je signerai.
Il n'y aura aucune adjudication des dépens.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.