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A-408-88
Great Lakes Towing Company (appelante)
c.
North Central Maritime Corporation (intimée)
A-409-88
Great Lakes Towing Company, le remorqueur Ohio et le remorqueur South Carolina (défen- deurs- appelants)
c.
Les propriétaires et exploitants du navire Rhône, Vinalmar S.A. de Bâle, Suisse, le navire Rhône (demandeurs- intimés)
et
Le navire Peter A.B. Widener, les propriétaires et exploitants du navire Peter A.B. Widener, le remorqueur Ste. Marie II, le remorqueur Rival, McAllister Towing & Salvage Ltd., Bury Court Shipping Company Ltd., North Central Maritime Corporation, Seaway Dredge & Dock Company Incorporated (maintenant «Seaway Towing Inc.») (défendeurs- intimés)
RÉPERTORIÉ: RHONE (LE) c. PETER AB WIDENER (LE) (CA.)
Cour d'apel, juges Pratte, Hugessen et Desjardins, J.C.A.—Montréal, 7 et 8 novembre 1989; Ottawa, 6 février 1990.
Droit maritime Responsabilité délictuelle Appel d'un
jugement de première instance tenant deux remorqueurs et une barge remorquée responsables des dommages résultant de la collision survenue entre la barge et un navire amarré Non-responsabilité des remorqueurs auxiliaires qui sont placés sous le contrôle et la direction d'un remorqueur supé- rieur Pas d'obligation de présenter une preuve disculpatoire ou toute autre preuve La règle res ipsa loquitur ne crée pas une présomption de droit Limitation de responsabilité en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada, art. 575 Les propriétaires doivent établir l'absence de faute réelle de la part de la personne physique qui incarne l'âme dirigeante de la compagnie La surveillance inadéquate du capitaine du remorqueur de tête ne constitue pas une faute réelle car elle n'a pas contribué à l'accident Le responsable de l'entretien de la flotte n'a pas commis de faute réelle compte tenu du
nombre et du caractère sophistiqué des inspections Il est contraire à la règle de droit de faire des propriétaires de navires des assureurs en leur imputant une faute réelle dans tous les cas d'accidents résultant d'un bris d'équipement Le capitaine du remorqueur de tête est l'une des âmes dirigeantes
de la personne morale propriétaire en raison de l'étendue de ses responsabilités dans la conduite de la flotille Cette conclusion suffit à justifier le rejet de la demande de limita tion de la responsabilité.
Droit maritime Contrats La négligence concourante des propriétaires de la barge n'a pas été plaidée en défense à l'action contractuelle, bien qu'elle l'ait été dans l'action délic- tuelle connexe Ce moyen ne peut être soulevé pour la première fois en appel La clause limitative de responsabilité stipulée dans le tarif publié des taux n'est pas contraignante vu qu'il n'y a aucune preuve établissant que la défenderesse a reçu un exemplaire du tarif ou a été informée de son existence.
Il s'agit d'appels interjetés à l'encontre du jugement de première instance tenant deux remorqueurs (l'Ohio et le South Carolina) ainsi que la remorque (Peter A.B. Widener) respon- sables des dommages subis par le Rhône. Le Rhône était amarré à quai dans le port de Montréal lorsqu'il a été frappé par le Widener, une barge tirée par quatre remorqueurs. L'Ohio était le remorqueur de tête et son capitaine avait l'entier commandement du remorquage. Le courant a fait dériver le Widener à tribord, ce qui a exerçé une pression sur l'appareil de remorquage de l'Ohio et entraîné le bris du guide-câbles. La dérive s'est révélée incontrôlable, d'où la collision. Les proprié- taires du Rhône ont intenté une action délictuelle contre les cinq navires de la flotille et les propriétaires du Widener ont intenté une action contractuelle contre les propriétaires des remorqueurs. Le juge de première instance a conclu que la collision avait été causée par les fautes de navigation commises par l'Ohio, le Widener et le South Carolina. Il a également jugé que le Widener était fautif pour avoir négligé d'assurer une communication adéquate avec le capitaine de l'Ohio et n'avoir pas jeté l'ancre. Il a conclu qu'il existait contre le South Carolina une présomption de faute qui n'avait pas été réfutée parce que son capitaine n'avait pas témoigné à l'audience. Il a attribué quatre-vingt pour cent de la faute aux propriétaires des deux remorqueurs et le solde aux propriétaires du Widener. Il a rejeté la demande des propriétaires des remorqueurs qui cher- chaient à limiter leur responsabilité en vertu de Loi sur la marine marchande du Canada, alinéa 575(1)d), qui limite la responsabilité du propriétaire d'un navire en cas d'avarie causée, sans qu'il y ait faute ou complicité réelle de sa part, par l'acte ou l'omission de toute personne, qu'elle soit ou non à bord, dans la navigation du navire. Il a conclu que l'âme dirigeante de la compagnie propriétaire des remorqueurs était incarnée par les capitaines et qu'il n'avait pas été établi que la collision était survenue sans faute ou complicité réelle de leur part. Dans l'action contractuelle, il a ordonné que les proprié- taires du Widener soient entièrement dédommagés par les propriétaires des remorqueurs responsables, estimant que ces derniers n'avaient pas exécuté leurs obligations contractuelles et que la clause limitative de responsabilité contenue dans le tarif publié ne faisait pas partie du contrat intervenu entre les parties. En rejetant l'action contre l'un des remorqueurs, le juge de première instance a prononcé une ordonnance de type Sanderson aux termes de laquelle les frais de la défenderesse ayant eu gain de cause devaient être supportés par les défen- deurs perdants. Les questions soulevées en appel portent sur la responsabilité résultant des dommages causés au Rhône, le droit des propriétaires des remorqueurs de limiter leur respon- sabilité en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada ainsi que sur la responsabilité résultant des dommages causés au Widener.
Arrêt: les appels devraient être rejetés, sauf quant à la condamnation prononcée contre le remorqueur South Carolina qui devrait être radiée.
Bien que la conclusion du juge de première instance selon laquelle une faute devait être imputée à l'Ohio ait été solide- ment appuyée par la preuve, il a attribué une faute au South Carolina en se fondant sur ce qu'il a perçu comme le défaut de la part de ce navire de présenter une preuve concernant ses agissements au moment critique. Le juge de première instance a abordé la question comme si la règle res ipso loguitur créait une présomption de droit, ce qui n'est pas le cas. Elle ne fait que décrire une situation. Le juge de première instance a également commis une erreur en croyant qu'il ne disposait d'aucun élément de preuve concernant les ordres qu'avait reçus le South Carolina, la manière dont il les avait exécutés et la décision de se dégager. Les déclarations faites par les deux capitaines à bord du South Carolina déposées d'un commun accord en preuve, ainsi que l'interrogatoire au préalable du capitaine de l'Ohio indiquent que le South Carolina a exécuté les ordres qu'il a reçus du remorqueur Ohio jusqu'au moment et à l'instant même de la collision. Les remorqueurs auxiliaires ne sauraient être condamnés pour une faute qui n'est pas la leur lorsqu'ils sont placés sous le contrôle et la direction d'un remorqueur supérieur. Le South Carolina n'était aucunement tenu de présenter une preuve indépendante pour se disculper, voire même de présenter quelque preuve que ce soit. Étant donné que les agissements du South Carolina ont fait l'objet d'une preuve non contredite et entièrement disculpatoire, le juge de première instance était dans l'erreur lorsqu'il a conclu à la faute de ce remorqueur. En ce qui concerne la responsabilité du Widener, le juge de première instance a conclu à la négli- gence de son capitaine, non pas simplement parce qu'il n'avait pas communiqué avec le capitaine de l'Ohio, mais parce qu'il ne s'était pas enquis de ce qui se passait à bord de l'Ohio au moment du bris de l'appareil de remorquage. Bien que le capitaine ait déclaré dans son témoignage n'avoir eu aucune raison de penser que quelque chose n'allait pas, il était loisible au juge de première instance de préférer le témoignage de l'expert (portant que s'il avait assuré une surveillance adéquate, le capitaine n'aurait pu manqué de voir que l'Ohio avait perdu le contrôle de la remorque) à celui du capitaine. Il n'y a eu aucune erreur manifeste. Une fois qu'on a admis que le capi- taine à bord du Widener a fait montre de négligence en ne se rendant pas compte de ce qui se passait à bord de l'Ohio, il devient facile de comprendre l'autre conclusion du juge de première instance suivant laquelle le capitaine a commis une faute en ne jettant pas l'ancre. La décision de jeter l'ancre était l'une des rares que le Widener pouvait prendre de son propre chef. C'est sur les éléments de preuve établissant que la colli sion aurait pu être évitée si les ancres avaient été jetées en temps voulu que le juge de première instance s'est appuyé pour conclure à la faute du Widener. Au surplus, les propriétaires du Widener avaient placé leur navire sous le commandement d'un capitaine qui était leur préposé et des actes duquel ils étaient responsables. Ils ne peuvent échapper à toute responsabilité pour les erreurs de navigation commises par leur propre pré- posé. Le défaut de jeter l'ancre constituait une erreur de navigation spécifique dans la conduite du Widener, et non une erreur dans la conduite du remorqueur. Le partage de la responsabilité était raisonnable et aurait été identique en l'ab- sence du South Carolina. Le prononcé d'une ordonnance San-
derson relevait du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance.
Les propriétaires d'un remorqueur peuvent limiter leur res- ponsabilité en fonction de la seule jauge du navire. C'est au propriétaire du navire qu'il appartient d'établir l'absence de «faute réelle» de sa part, et donc son droit de limiter sa responsabilité. C'est un lourd fardeau. Dans le cas un navire est la propriété d'une personne morale, la faute réelle qui aura pour effet de priver cette personne morale du bénéfice de la limitation légale de responsabilité devra être celle de la per- sonne physique qui en incarne «l'âme dirigeante». Le juge de première instance a conclu à la faute réelle du vice-président de la personne morale propriétaire des remorqueurs en raison de la surveillance inadéquate qu'il aurait exercée sur le capitaine de l'Ohio. Même si un propriétaire peut se rendre coupable de faute réelle par omission, il reste qu'il doit y avoir un lien de causalité entre ces omissions et l'accident. Or rien n'indique que le défaut de surveillance des propriétaires ait contribué à l'accident. Les actes spécifiques de négligence imputés au capi- taine relevaient de l'autorité et de la compétence normales d'un capitaine. En second lieu, le juge de première instance a commis une erreur en concluant qu'il y avait eu faute réelle de la part de l'homme qui était responsable de l'entretien et de la réparation de la flotte. Bien qu'il y ait eu une relation causale entre le bris de l'appareil de remorquage et le dommage, le juge de première instance a imposé aux propriétaires une norme d'une rigueur impossible à satisfaire. Il a décrit les systèmes d'inspection et d'entretien de l'équipement de la compagnie comme «nombreux et sophistiqués». Les conclusions du juge de première instance à cet égard ont pour effet de transformer les propriétaires de navires en assureurs chaque fois qu'un accident résulte d'un bris d'équipement. Telle n'est pas la règle de droit. Enfin, bien que l'espèce se situe à la limite extrême de l'applica- tion de la doctrine de l'identification corporative, le juge de première instance n'a pas commis d'erreur de principe ou fait montre d'une incompréhension manifeste des faits lorsqu'il a jugé que le capitaine du remorqueur Ohio était une âme dirigeante de la personne morale propriétaire. La question de savoir qui est l'alter ego ou l'âme dirigeante d'une compagnie est essentiellement une question de fait: une compagnie peut avoir plus d'une «âme dirigeante» et différentes personnes peu- vent incarner l'alter ego pour des fins spécifiques; un individu peut aussi, en raison de l'isolement géographique ou d'autres circonstances, être considéré comme l'alter ego pour certaines fins, même s'il n'occupe pas officiellement une position au sommet de la hiérarchie. Le capitaine Kelch assumait des responsabilités étendues à l'égard de l'ensemble de la flotte. Maître du remorquage, il avait le pouvoir de donner des ordres à tous les capitaines, encore que sa nomination aux commandes de la flotille n'émanait pas ni n'avait été faite à la connaissance de ses supérieurs au sein de l'organisation. On le décrit comme membre de la direction de la compagnie, employé salarié, capitaine de la flotte, expert en dépannage et responsable de l'entraînement des nouveaux capitaines. C'est également lui qui s'occupait des documents des 44 remorqueurs. Le fait qu'il agissait également comme capitaine et que c'est en cette qualité qu'il a commis sa négligence n'est pas pertinent. Compte tenu du lourd fardeau qui incombe au propriétaire de navire invo- quant la limitation de responsabilité prévue par la loi, l'ensem- ble de ces faits permettait au juge de première instance de conclure que le capitaine Kelch incarnait une âme dirigeante de
la personne morale propriétaire, du moins aux fins de ce remorquage spécifique. La conclusion qu'il tire à l'endroit du capitaine Kelch suffit à justifier son rejet de la limitation de responsabilité revendiquée en vertu de la Loi.
Dans l'action contractuelle, le juge de première instance n'a pas partagé la responsabilité quant aux dommages causés au Widener. Bien que la négligence concourante ait été plaidée dans l'action délictuelle, ce moyen n'a pas été soulevé dans l'action contractuelle et n'a donc pas été examiné. Il ne saurait être soulevé pour la première fois en appel. La demanderesse n'était pas liée par la clause limitative de responsabilité stipulée dans le tarif publié de ses taux étant donné que rien ne prouve que la défenderesse ait reçu une copie du tarif ou même qu'elle ait été informée de l'existence d'un tarif comportant une clause semblable.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), chap. S-9, art. 575(1).
Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, chap. S-9, art. 647(2).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Richardson (James) & Sons, Ltd. v. «Robert J. Paisley», [ 1930] 2 D.L.R. 257 (P.C.); Stein et autres c. «Kathy et autres (Le navire), [1976] 2 R.C.S. 802; (1975), 62 D.L.R. (3d) 1; 6 N.R. 359; Lennard's Carrying Company v. Asiatic Petroleum Company, [1915] A.C. 705 (H.L.); Wishing Star Fishing Co. c. B.C. Baron (Le), [1988] 2 C.F. 325; (1987), 45 D.L.R. (4th) 321; 81 N.R. 309 (C.A.); Canadian Dredge & Dock Co. et autres c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 662; (1985), 19 C.C.C. (3d) 1; 45 C.R. (3d) 289; 59 N.R. 241; 9 O.A.C. 321.
DISTINCTION FAITE AVEC:
The Lady Gwendolen, [1965] 1 Lloyd's Rep. 335 (C.A.); Grand Champion Tankers Ltd v Norpipe AIS (The Marion), [1984] 2 All ER 343 (H.L.); Northern Fishing Company (Hull), Ltd. v. Eddom and Others, [ 1960] 1 Lloyd's Rep. 1 (H.L.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
The Bramley Moore, [1963] 2 Lloyd's Rep. 429 (C.A.); H.L. Bolton (Engineering) Co. Ltd. v. T.J. Graham & Sons Ltd., [1957] 1 Q.B. 159 (C.A.); R. v. St. Lawrence Corp. Ltd. (and nineteen others), [1969] 2 O.R. 305; (1969), 5 D.L.R. (3d) 263; [1969] 3 C.C.C. 263; 59 C.P.R. 97; 7 C.R.N.S. 265 (CA.); R. v. H.J. O'Connell Ltd., [1962] B.R. 666 (C.A. Qué.).
DÉCISIONS CITÉES:
Sanderson v. Blyth Theatre Company, [1903] 2 K.B. 533 (C.A.); Macdonalds Consolidated Ltd. c. The Viajero, [1977] 1 C.F. 648 (1" inst.); Apple Computer, Inc. et autre c. Mackintosh Computers Ltd. et autres (1987), 43
D.L.R. (4th) 184; 14 C.I.P.R. 315; 12 F.T.R. 287 (C.F. 1" inst.); McCutcheon v. MacBrayne (David), Ltd., [1964] 1 All E.R. 430 (H.L.).
DOCTRINE
Fleming, John G. The Law of Torts, 7th ed. Sydney: The Law Book Company Ltd., 1987.
McGuffie, Kenneth C. British Shipping Laws, vol. 4, «The Law of Collisions at Sea», London: Stevens & Sons Limited, 1961.
Parks, Alex F. The Law of Tug, Tow and Pilotage, 2nd ed. Centreville, Maryland: Cornell Maritime Press, 1982.
Waddams, S. M. The Law of Contracts, 2nd ed. Toronto: Canada Law Book Ltd., 1984.
AVOCATS:
Marc Nadon pour Great Lakes Towing Company.
Trevor H. Bishop pour McAllister Towing & Salvage Ltd.
Jon H. Scott et Nancy Cleman pour Vinalmar S.A. (propriétaires du navire «Rhône»). Edouard Baudry pour North Central Mari time Corporation.
PROCUREURS:
Martineau, Walker, Montréal pour Great Lakes Towing Company.
Brisset, Bishop, Davidson, Montréal, pour McAllister Towing & Salvage Ltd.
McMaster Meighen, Montréal, pour Vinal- mar S.A. (propriétaires du navire «Rhône»). Lavery, O'Brien, Montréal, pour North Cen tral Maritime Corporation.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE HUGESSEN, J.C.A.: LES FAITS
Les deux présents appels résultent d'une colli sion survenue le 7 novembre 1980 dans le port de Montréal. Le navire à moteur Rhône, qui était amarré au quai 34, a été frappé à bâbord avant par le navire Peter A.B. Widener, lequel était tiré par quatre remorqueurs, l'Ohio, le South Caro- lina, le Ste. Marie II et le Rival.
Le Rhône est un pinardier, propriété de la société Vinalmar de Bâle, en Suisse.
D'une longueur de 605 pieds, le Widener est un navire sans force automotrice. Ancien lacquier, privé de ses moteurs et son gouvernail immobilisé, il a été transformé en péniche malgré ses dimen sions importantes. À l'exception de petites généra- trices auxiliaires qui servent à alimenter l'éclai- rage, les treuils et autres appareils de pont, le navire est dépourvu de toute puissance. Il était placé sous la gouverne du capitaine Lyons et son équipage se composait de trois personnes. North Central Maritime Corporation en est propriétaire.
L'Ohio est un gros remorqueur de forte puis- sance (2 000 CV) naviguant sur les Grands Lacs. À l'époque en cause, son commandement relevait du capitaine Kelch.
Plus petit, le South Carolina possède une puis- sance de 1 230 CV. A l'époque pertinente, il était sous le commandement du capitaine Kurdas.
L'Ohio et le South Carolina appartiennent tous deux à Great Lakes Towing Company.
Doté d'une force de 1 000 CV, le Ste. Marie II est un peu plus petit que le South Carolina. Il était sous les ordres du capitaine Wellington. Son pro- priétaire est North Central Maritime Corporation, laquelle possède également le Widener.
Avec une puissance de 950 CV, le Rival est le plus petit des quatre remorqueurs. Le capitaine Hétu était aux commandes. La société McAllister Towing & Salvage Ltd. en est le propriétaire et Bury Court Shipping Company Ltd., l'exploitant.
À l'époque en cause, les cinq navires composant la flotille dont le Widener formait l'élément central étaient ainsi disposés:
L'Ohio était le remorqueur de tête. De son appareil de remorquage situé sur le pont arrière, un câble le reliait à une bride attachée à l'étrave du Widener. Le South Carolina était rattaché par un câble partant de sa proue et allant jusqu'à une épontille fixée au pont du Widener par tribord, environ au tiers de la longueur vers l'arrière. Le Ste. Marie II était attaché de façon similaire à une position correspondante du côté bâbord du Wide- ner. Quant au Rival, il était attaché à la poupe du Widener par un câble partant de sa proue.
La flotille était entièrement placée sous le com- mandement du capitaine Kelch qui, à bord de l'Ohio, agissait comme maître du remorquage.
Le Widener transportait un chargement de grain qu'il avait embarqué à Saginaw, au Michigan. Pour la majeure partie du voyage à partir des Grands Lacs et dans la Voie maritime, on n'avait utilisé que trois remorqueurs, l'Ohio, le South Carolina et le Ste. Marie II, l'Ohio étant toujours le remorqueur de tête et son capitaine, le capitaine Kelch, ayant toujours le commandement de toute l'opération. C'est à l'écluse de St-Lambert que le Rival s'est joint à la flotille comme remorqueur de queue afin de faciliter la manoeuvre dans les eaux restreintes du port de Montréal.
Le Widener devait se diriger vers le quai 4, dans le bassin intérieur du port. Aussi, à la sortie de la Voie maritime, juste en bas de l'Île Ste- Hélène, la flotille a-t-elle immédiatement exécuté un virage à bâbord de près de 180 degrés pour ensuite remonter le fleuve contre le courant Ste- Marie qu'il fallait en même temps traverser. Arrivé en amont du quai 34 était amarré le Rhône, le courant a frappé le Widener par bâbord avant, le faisant dériver à tribord. Cette dérive s'est avérée malaisée à contrôler et, pour ajouter à la difficulté, la très grande tension exercée sur l'appareil de remorquage de l'Ohio a entraîné le bris du guide-câbles: plusieurs centaines de pieds de remorque ont ainsi filé avant que la situation ne puisse être temporairement rétablie et que la pleine puissance de remorquage de l'Ohio ne puisse à nouveau se faire sentir à la proue du Widener. Malgré les efforts des quatre remorqueurs, la dérive du Widener s'est révélée incontrôlable et son côté tribord avant est entré en contact avec le côté bâbord avant du Rhône.
Immédiatement après la collision, le South Carolina a opéré un dégagement et s'est retiré pour éviter d'être coincé entre le Widener et le Rhône. C'est alors que le Widener a jeté l'ancre, ce qui a eu comme résultat non seulement d'arrêter sa dérive, mais de le placer directement dans le courant. Les quatre remorqueurs ont alors repris leurs efforts et le Widener a pu se rendre sans encombre à sa destination au quai 4.
Les deux navires ont subi des dommages dans la collision. D'un commun accord entre les parties,
les dommages du Rhône ont été évalués à 88 357,89 $ et ceux du Widener à 49 200 $.
LES POURSUITES
Deux actions ont été intentées en Section de première instance. Dans la première action portant le numéro T-5225-80, les propriétaires du Rhône ont poursuivi en dommages-intérêts les cinq navi- res de la flotille, lesquels ont tous nié leur respon- sabilité. De plus Great Lakes, Towing, en sa qualité de propriétaire de l'Ohio et du South Carolina, a invoqué par demande reconventionnelle la limita tion de sa responsabilité en vertu des dispositions de l'article 575 de la Loi sur la marine marchande du Canada'.
Dans l'action T-1066-81, les propriétaires du Widener ont exercé contre Great Lakes Towing un recours en dédommagement pour inexécution du contrat de remorquage. En plus de nier sa respon- sabilité, la défenderesse a de nouveau invoqué l'existence d'une limitation contractuelle de res- ponsabilité fondée sur son tarif publié.
LE JUGEMENT DE PREMIÈRE INSTANCE
Le juge Denault de la Section de première ins tance [Navire «Rhône» c. Navire «Peter A.B. Widener» et autres (1988), 18 F.T.R. 81 (C.F'. ire inst.)] a conclu que la collision avait été causée par les fautes de navigation commises par trois des cinq membres de la flotille, à savoir les navires Ohio, Widener et South Carolina. Il a également conclu que le Ste. Marie II et le Rival avaient réussi à réfuter la présomption de faute pesant sur eux du fait de leur présence lors de la collision et il a en conséquence exonéré leurs propriétaires de toute responsabilité.
Le juge de première instance s'est montré des plus sévères à l'endroit du capitaine Kelch, capi- taine de l'Ohio qui, rappelons-le, avait le comman- dement de toute la flotille. Il a conclu en particu- lier que le capitaine Kelch avait commis une faute:
1. En effectuant son virage à la bouée placée à l'entrée de la Voie maritime, obligeant ainsi la flotille à croiser le courant Ste-Marie, au lieu d'aller tourner plus bas en aval à la Vickers et d'affronter le courant directement en remontant le fleuve vers sa destination.
L.R.C. (1985), chap. S-9.
2. En naviguant à plein régime après avoir effectué le virage, se privant ainsi lui-même et privant la flotille de toute puissance de réserve en cas d'urgence.
3. En ne maintenant pas de communications adéquates entre lui, les autres remorqueurs et le capitaine Lyons qui se trouvait à bord du navire remorqué.
En ce qui concerne le Widener, il a été jugé fautif pour avoir négligé d'assurer une communi cation adéquate avec le capitaine Kelch à bord du remorqueur Ohio, pour avoir négligé de suggérer au capitaine Kelch de faire jeter l'ancre au Wide- ner avant la collision et, à défaut d'en recevoir l'ordre, pour n'avoir pas pris cette initiative de son propre chef.
Quant au South Carolina, le juge de première instance a conclu qu'il existait contre ce navire une présomption de faute, laquelle n'avait pas été réfu- tée parce que son capitaine n'avait pas témoigné à l'audience.
Pour valoir entre les défenderesses dont il a retenu la responsabilité, le juge de première ins tance a attribué quatre-vingt pour cent de la faute à Great Lakes Towing, en tant que propriétaire de l'Ohio et du South Carolina, et le solde de vingt pour cent à North Central Maritime, en tant que propriétaire du Widener.
Le juge du procès a par ailleurs rejeté l'argu- ment de la limitation de responsabilité. Il a conclu que, pour les fins de l'action, l'âme dirigeante de la compagnie propriétaire des remorqueurs Ohio et South Carolina était incarnée par trois personnes, les capitaines Lloyd, White et Kelch, et qu'il n'avait pas été établi que la collision était survenue sans faute ou complicité réelle de leur part.
En rejetant l'action du Rhône contre le remor- queur Rival, le juge a prononcé une ordonnance de type Sanderson 2 aux termes de laquelle les frais de la défenderesse ayant eu gain de cause devaient être supportés par les défendeurs perdants. Il a de plus ordonné à ces derniers de payer aux deman- deurs les honoraires additionnels d'un procureur- conseil junior.
2 Voir Sanderson v. Blyth Theatre Company, [1903] 2 K.B. 533 (C.A.).
Dans la cause T-1066-81, le juge du procès a conclu que Great Lakes Towing n'avait pas exé- cuté ses obligations contractuelles envers North Central Maritime, propriétaire du Widener. Il a estimé que la clause limitative de responsabilité contenue dans le tarif publié de Great Lakes Towing ne faisait pas partie du contrat conclu entre les parties et il a, en conséquence, refusé d'y donner effet. Aussi a-t-il ordonné à Great Lakes Towing de dédommager entièrement les proprié- taires du Widener.
LES POURVOIS EN APPEL
Dans l'appel portant le numéro A-409-88, les propriétaires du Ohio et du South Carolina atta- quent les conclusions tirées à l'encontre de ces navires dans l'action T-5225-80; par voie d'appel incident, les propriétaires du Widener contestent pour leur part la partie du jugement de première instance selon laquelle ce navire aurait commis une faute.
Enfin, dans l'appel A-408-88, Great Lakes Towing se pourvoit contre le jugement rendu dans l'action T-1066-81.
LES QUESTIONS EN LITIGE
Voici les questions qu'il importe de trancher dans le présent appel:
A. La responsabilité résultant des dommages causés au Rhône.
1. L'Ohio.
2. Le South Carolina.
3. Le Widener.
4. Les autres.
5. Le partage de la responsabilité.
6. Les frais.
B. Le droit des propriétaires de l'Ohio et du South Carolina de limiter leur responsabilité en vertu de l'article 575 de la Loi sur la marine marchande du Canada.
C. La responsabilité résultant des dommages causés au Widener.
1. La négligence concourante.
2. La limitation de responsabilité.
A. La responsabilité résultant des dommages causés au Rhône
1. L'Ohio
La conclusion du juge de première instance selon laquelle une faute devait être imputée au capitaine Kelch, capitaine de l'Ohio, est largement appuyée par la preuve. Une grande partie de cette preuve provient d'ailleurs du capitaine Kelch lui- même: bien que le juge du procès n'ait pas eu le loisir de l'entendre, il apparaît manifestement, d'après la transcription de son interrogatoire préa- lable (déposé en preuve à l'audience) et de la commission rogatoire, comme un personnage arro gant et obstiné se croyant capable de maîtriser n'importe quelle situation, même celle d'un remor- quage périlleux dans des eaux étrangères. Des éléments de preuve, que le juge a de toute évidence retenus, ont établi qu'en raison de son empresse- ment à terminer le voyage, il avait fait fi du conseil qu'on lui avait donné d'amener la flotille en aval jusqu'à la Vickers avant d'effectuer son virage. On a également prouvé qu'il avait été mis en garde par le capitaine du Rival contre la vitesse excessive de la flotille qui remontait le courant Ste-Marie mais qu'il avait ignoré cet avertissement. Enfin, il a été établi qu'il a négligé de communiquer ses plans d'action aux autres navires de la flotille et de tenir leurs capitaines informés de tout fait nouveau, même d'un incident majeur comme le bris de l'appareil de remorquage ayant entraîné le dérou- lement du câble. Non seulement il n'a pas été démontré que le juge de première instance avait commis une erreur manifeste dans son apprécia- tion de la conduite du capitaine Kelch, mais il appert au contraire qu'il a conclu à la faute en se fondant sur une preuve solide et que toute autre conclusion aurait donc été incompatible.
Sur ce point, le principal argument qu'a fait valoir Great Lakes Towing, propriétaire de l'Ohio, est que l'entière responsabilité de la collision est attribuable à l'exploitation négligente du remor- queur de queue, le Rival. Cette proposition n'est toutefois pas étayée par la preuve. Le juge de première instance l'a rejetée après un examen attentif et rien ne nous permet d'intervenir à cet égard.
2. Le South Carolina
Pour attribuer une faute au South Carolina, le juge de première instance paraît s'être entièrement reposé sur ce qu'il a perçu comme le défaut de la part de ce navire de présenter une preuve concer- nant ses agissements au moment critique. Voici ce qu'il a dit à ce sujet la page 103]:
Quant au «South Carolina», on en sait peu de choses. Le capitaine Kurdas était à la barre mais il n'a pas témoigné. Tout ce qu'on sait au sujet de ce remorqueur, c'est que le capitaine Kelch l'avait assigné pour travailler à tribord du «Widener» à cause de sa force et de sa puissance plus considérable. On ignore cependant tout des conversations ou communications entre les capitaines Kelch et Kurdas et en particulier si ce dernier a exécuté les ordres reçus ou même s'il a attiré l'atten- tion du maître du remorquage sur l'urgence [sic] de la collision. De même qu'on ignore le moment précis et sur l'ordre ou suggestion de qui la décision a été prise par le «South Carolina» de se dégager pour éviter d'être coincé entre le «Rhône» et le «Widener». Bref, les propriétaires de ce remorqueur et son capitaine ne se sont pas déchargés, à l'égard du «Rhône», du fardeau qui leur incombait de prouver l'absence de faute ou négligence de leur part.
Je dois dire dès le départ que, du point de vue du droit, je doute fort que le South Carolina ait eu le fardeau de prouver l'absence de faute de sa part, dès lors qu'on a, comme en l'espèce, établi la preuve d'une faute causale commise par d'autres acteurs, notamment le remorqueur Ohio qui avait le commandement du remorquage. Le juge de première instance paraît avoir abordé la question comme si la règle res ipsa loquitur créait une présomption de droit. Or, il n'en est rien:
[TRADUCTION] Dans certaines circonstances, le simple fait qu'un accident soit survenu permet d'en inférer la négligence du défendeur. Le demandeur n'est en effet jamais tenu d'établir le bien-fondé de sa demande par une preuve directe. La preuve circonstancielle est tout aussi probante si, de la preuve de certains faits, l'existence d'autres faits peut raisonnablement être inférée. L'expression «res ispa loquitur» n'est rien d'autre qu'une étiquette commode pour décrire des situations où, malgré l'incapacité du demandeur à établir la cause exacte de l'accident, le fait de cet accident en soi suffit, en l'absence d'explication, à justifier la conclusion que le défendeur a très probablement été négligent et que sa négligence a causé le préjudice. La maxime ne présente donc aucun aspect nouveau: elle est fondée sur le sens commun puisque la simple observa tion et l'expérience de la vie nous enseignent qu'une chose peut parfois raconter d'elle-même son histoire. Malheureusement, l'emploi d'une expression latine pour décrire cette notion fort simple est devenu source de confusion car elle donne l'impres- sion de constituer une règle de fond particulière alors qu'elle ne sert qu'à faciliter l'appréciation de la preuve et n'est en somme que l'application de «la méthode générale consistant à inférer un ou plusieurs faits en litige des circonstances établies en preuve».
Il est impossible de classer les affaires on a eu recours à cette maxime: chaque accident est, par bien des aspects, unique et la preuve de faits par d'autres faits ne saurait se réduire à une formule. On peut toutefois indiquer en termes généraux les conditions nécessaires à l'application de la maxime. L'événe- ment doit bien évidemment révéler l'existence d'une négligence et cette négligence doit être celle du défendeur; la négligence doit être telle qu'elle donne lieu à deux inférences: (1) que l'accident résulte du manquement par une personne à son devoir de prudence envers le demandeur et (2) que le défendeur était bel et bien cette personne 3 .
Non seulement la «res» doit-elle révéler l'existence d'une négligence, mais il importe également qu'elle en fasse porter la responsabilité au défendeur. Il ne peut en effet jamais être question d'une négligence dans l'abstrait. Il ne suffit pas que l'accident témoigne de la négligence de quelqu'un; encore faut- il que cette négligence soit spécifiquement liée à la personne en cause. Ainsi, dans le cas plusieurs entrepreneurs ont parti- cipé à la construction d'un édifice, son effondrement ne peut, sans autre preuve, être imputé à l'un d'eux en particulier 4 .
En tout état de cause cependant, il appert que le juge de première instance était dans l'erreur en croyant qu'il ne disposait d'aucun élément de preuve concernant les ordres qu'a reçus le South Carolina, la manière dont il les a exécutés et la décision de se dégager. Les parties avaient en effet déposé, au début de l'instruction, un grand nombre de documents qui devaient d'un commun accord être reçus en preuve. Parmi ceux-ci, le juge paraît ne pas avoir tenu compte des déclarations écrites que chacun des deux capitaines à bord du South Carolina a faites très peu de temps après l'inci- dent. Le capitaine Kurdas, le supérieur qui était aux commandes, a déclaré ce qui suit:
[TRADUCTION] J'ai sorti un câble de mer du côté tribord du Widener. Je travaillais suivant les ordres du remorqueur Ohio pour pousser de l'avant, battre arrière, pousser sur la proue ou la tenir en amont ou en aval selon les besoins, de mon mieux, en manoeuvrant le remorqueur au maximum de ses capacités pour exécuter chaque ordre donné.
Lorsque le Widener a commencé à dériver sur tribord, j'ai manœuvré avec pleine puissance la barre à bâbord toute pour tenir la proue en aval. La proue du Widener a continué son embardée sur tribord. On m'a alors ordonné de battre arrière, j'ai battu arrière pleine puissance jusqu'à ce que la proue du Widener entre en collision avec le Rhône. J'ai alors largué mon câble et battu arrière pour éviter d'être coincé entre le Widener et le quai. Le Widener a jeté l'ancre pour arrêter l'embardée. Lorsque le Widener s'est immobilisé, je me suis rattaché sur le côté tribord du Widener. Nous avons alors repris notre route vers le quai 4.
3 Fleming, John G., The Law of Torts, 7e éd. The Law Book Company Ltd., 1987, à la p. 291.
4 Idem, à la p. 293.
(Dossier d'appel, annexe conjointe, volume 1, à la page 106.)
Quant au second capitaine, le capitaine McCarty, voici ce qu'il a déclaré:
[TRADUCTION] En exécutant un virage à gauche dans le cou- rant avec l'Ohio en tête, le Ste. Marie II à bâbord avant, le South Carolina à tribord avant et le remorqueur Rival à la queue, le navire remorqué Peter A B Widener ayant le courant sur son côté bâbord a dérivé en aval au lieu de tourner le nez dans le courant. Le navire a traversé le fleuve et embouti le navire Rhône qui était à quai. Le Peter A B Widener a frappé le navire Rhône sur son pavois bâbord avant (ou étrave évasée) avec sa proue côté tribord. S'ensuivit une embardée vers le fleuve. Le remorqueur South Carolina a alors battu arrière d'entre les navires Rhône et Widener et est allé sur le côté bâbord. C'est à ce moment que le Widener a jeté l'ancre.
(Dossier d'appel, annexe conjointe, volume 1, à la page 36.)
Bien qu'on puisse douter du poids de ces décla- rations en raison de leur caractère intéressé, elles ont été déposées d'un commun accord en preuve et n'ont aucunement été contredites. Elles indiquent clairement que le South Carolina a exécuté les ordres qu'il a reçus du remorqueur Ohio jusqu'au moment et à l'instant même de la collision entre le Widener et le Rhône. Ces déclarations ne révèlent donc aucune négligence de la part de ceux qui étaient responsables de la conduite de ce navire.
L'interrogatoire au préalable du capitaine Kelch a également été déposé intégralement en preuve du consentement des parties. Il ressort clairement des deux courts passages suivants que, de l'avis même du capitaine Kelch, le South Carolina a exécuté ses ordres:
[TRADUCTION]
R. Exact. Le seul qui ait laissé aller en constatant qu'il n'avait plus le choix est le South Carolina. Il devait décoller de parce ...
Q. Pour n'être pas coincé entre le ...
R. Pour ne pas être écrasé.
(Dossier d'appel, annexe conjointe, volume 3, à la page 505.)
[TRADUCTION]
Q. Lorsque le câble a commencé à filer, quels ordres avez- vous donnés aux autres remorqueurs?
R. Seigneur, je ne le sais pas. Je vais vous dire à quoi je pensais: le South Carolina était à l'intérieur et j'ai pensé: «Mon Dieu, il doit s'en aller de là», c'est la seule chose à laquelle je pensais. Je suis certain d'avoir dit quelque chose, mais quoi, je ne le sais pas.
(Dossier d'appel, annexe conjointe, volume 3, à la page 516.)
Les règles de droit applicables à la responsabi- lité des remorqueurs auxiliaires sont bien résumées par Parks:
[TRADUCTION] Les décisions rendues à l'égard de la responsa- bilité des remorqueurs «auxiliaires» tournent apparemment autour de la même doctrine de «l'âme dirigeante» qui s'applique entre remorqueurs engagés dans une opération conjointe. Dans la plupart des causes, on a statué que les remorqueurs auxiliai- res ne devaient pas être condamnés pour une faute qui n'était pas la leur lorsqu'ils sont placés sous le contrôle et la direction d'un remorqueur supérieur. Comme le juge Learned Hand l'a fait remarquer dans l'arrêt Oil Transfer Corp. v. Westchester Ferry Corp., 1959 A.M.C. 485, 173 F.Supp. 637 (SDNY):
... lorsque la responsabilité de la marche commune de deux navires a été assumée par l'un d'eux, l'autre n'est pas respon- sable in rem si son propriétaire n'est pas responsable in personam ... 5
Le South Carolina n'était aucunement tenu de présenter une preuve indépendante pour se discul- per. Je le répète, il est douteux qu'il ait été obligé de présenter quelque preuve que ce soit. Étant donné que les agissements du South Carolina font l'objet d'une preuve non contredite et entièrement disculpatoire au dossier, le juge de première ins tance était dans l'erreur lorsqu'il a conclu à la faute de ce remorqueur.
3. Le Widener
Les deux passages suivants des motifs du juge de première instance contiennent l'essence de ses con clusions à l'encontre du Widener [aux pages 98 et 103]:
L'expert Espley conclut dans son rapport à la responsabilité des propriétaires du «Widener» pour avoir négligé de jeter l'ancre en temps utile. Cette décision pouvait être prise par le maître du remorquage, le capitaine Kelch, ou à défaut, par le capitaine Lyons à bord de la barge. Dès après le bris mécani- ' que, le capitaine Kelch qui avait pris la barre du «Ohio», trop préoccupé à sauver son propre remorqueur et confiant, de corriger l'embardée, n'a pas pensé de donner l'ordre au «Wide- ner» de jeter l'ancre. De son propre aveu, il n'a même pas envisagé cette solution. Au dire des experts, il n'est sans doute pas facile pour le pilote de la barge de se substituer au maître du remorquage et de prendre la décision de jeter l'ancre; il ne doit le faire que s'il est convaincu qu'il n'y a rien d'autre à faire. Mais encore faut-il que les capitaines communiquent entre eux et se tiennent réciproquement au courant de tous les faits pouvant nécessiter leur intervention. En l'occurrence, il
Parks, Alex L. The Law of Tug, Tow and Pilotage, 2e éd. Centreville, Maryland: Cornell Maritime Press, 1982, à la p. 205.
semble que les communications ont été fort déficientes, ce qui nous amène à étudier le dernier reproche, peut-être le plus important, le manque de communication.
La responsabilité du «Widener» est engagée par la faute du capitaine Lyons d'obtenir ou de fournir des informations sur la situation d'urgence qui se présentait. Sans doute le mieux placé pour évaluer la situation et en communication directe avec le capitaine Kelch, son silence est inexplicable de même que sa négligence à suggérer qu'on jette les ancres ou même à prendre la décision de le faire, à défaut par le capitaine Kelch d'agir.
L'avocat du Widener conteste ces conclusions. Il souligne que, d'après la transcription, le capitaine Lyons était, en fait, en communication constante avec le capitaine Kelch pendant toute la période critique du passage du courant Ste-Marie. Tout indique que c'était en effet le cas. L'argument trahit toutefois une incompréhension de la nature des critiques que le juge de première instance adresse au capitaine Lyons: ce qu'il lui reproche, ce n'est pas simplement d'avoir négligé de trans- mettre des informations au capitaine Kelch mais, beaucoup plus sérieusement, de ne pas s'être enquis de ce qui se passait à bord de l'Ohio au moment du bris de l'appareil de remorquage et immédiatement après. Il ressort en effet de son témoignage que le capitaine Lyons n'a jamais su, à aucun moment avant la collision, que cet appareil s'était brisé ou que quelque chose ne tournait pas rond à bord de l'Ohio. Sa déposition doit être rapprochée en particulier du témoignage de l'ex- pert Espley auquel le juge de première instance se réfère 6 . Selon ce témoin, le capitaine Lyons n'au- rait pu manquer s'il avait assuré une surveillance adéquate du pont du Widener, de voir que l'Ohio était en difficulté et qu'il avait perdu le contrôle de la remorque. Manifestement, le juge de première instance a préféré ce témoignage à la déclaration du capitaine Lyons qui a prétendu n'avoir eu aucune raison de penser que quelque chose n'allait pas et ne pas s'être aperçu que le câble filait de façon incontrôlée. C'est un choix que le juge de première instance était libre de faire et je ne suis pas convaincu qu'il ait commis une erreur mani- feste à cet égard.
6 Voir le dossier d'appel, annexe conjointe, volume 1, p. 4; annexe 1, volume 1, p. 94 et 95; annexe 1, volume 2, p. 230 à 240.
À vrai dire, étant donné que le capitaine Lyons, du pont du Widener, était le seul à avoir une vue complète de l'ensemble de l'opération, et compte tenu de la catastrophe qui se déroulait à bord de l'Ohio un certain moment, sa poupe était à ce point immergée qu'un témoin se trouvant sur le pont arrière avait de l'eau jusqu'à la taille) et du fait qu'environ sept cents pieds de câble avaient filé au moment du bris de l'appareil, son témoi- gnage est renversant:
[TRADUCTION]
Q. Maintenant, lorsque le Widener a commencé à dériver à tribord, vous avez dit que vous pouviez voir l'Ohio tirer de toutes ses forces. C'est vous vous attendiez qu'il soit à ce moment précis?
R. C'est exact.
Q. Et, dans les faits, il était assez stable dans l'eau?
R. Oh, oui.
(Commission rogatoire, à la page 62.)
Une fois qu'on a admis que le capitaine Lyons, à bord du Widener, a fait montre de négligence en ne se rendant pas compte de ce qui se passait à bord de l'Ohio, il devient facile de comprendre l'autre conclusion du juge de première instance suivant laquelle le capitaine a commis une faute en ne suggérant pas de jeter l'ancre et même, lorsque la situation s'est aggravée, en ne prenant pas cette mesure de son propre chef. Même si le Widener était une barge «non propulsée» privée presque de toute indépendance, il avait à son bord un capi- taine compétent et un équipage qui auraient pu prendre l'une des rares décisions en leur ressort, celle de jeter l'ancre. Le fait que la barge était temporairement sous le commandement du capi- taine Kelch de l'Ohio n'excuse pas ses propriétai- res pour la négligence commise par leurs employés dans la conduite du navire.
On peut appliquer à cet égard le test suivant: à supposer que l'appareil de remorquage n'ait pas été réparé, voire que la remorque se soit aussi rompue, de sorte que l'Ohio n'aurait pu exercer aucune traction efficace sur le Widener, pour- rait-on sérieusement prétendre que ce dernier pourrait invoquer l'absence d'ordre de l'Ohio pour s'excuser de n'avoir pas jeté ses ancres et de n'avoir pu ainsi éviter de dériver dans le Rhône? Assurément non. Encore une fois, certains élé- ments de preuve, bien que contradictoires, mon- trent que la collision aurait pu être évitée si les
ancres avaient été jetées en temps voulu. C'est sur ces éléments que le juge de première instance s'est appuyé pour conclure à la faute du Widener.
On peut également considérer l'affaire sous un autre angle. Les propriétaires du Widener avaient placé leur navire sous le commandement d'un capi- taine, en l'occurrence le capitaine Lyons, lequel était leur préposé et des actes duquel ils étaient responsables. De toute évidence, l'un des devoirs du capitaine Lyons envers ses employeurs était de suivre les ordres reçus du capitaine Kelch en sa qualité de maître de remorquage. Bien que les relations entre le capitaine Kelch et les propriétai- res du Widener soient indubitablement celles d'un entrepreneur indépendant plutôt que d'un maître et d'un préposé, il est difficile de voir comment les propriétaires du Widener pourraient échapper à toute responsabilité pour les erreurs de navigation commises par leurs propres préposés obéissant aux ordres reçus d'entrepreneurs indépendants agissant pour le compte des propriétaires'. Il ne s'agit pas ici d'erreur dans la conduite de l'Ohio, conduite dans laquelle le Widener n'était qu'un instrument passif, mais plutôt d'une erreur de navigation spé- cifique (le défaut de jeter l'ancre) du Widener lui-même à un moment une telle erreur repré- sentait un danger imminent pour d'innocentés tier- ces parties 8 .
' La situation est analogue à celle que mentionne McGuffie, Kenneth C., dans British Shipping Laws, vol. 4 «The Law of Collision at Sea», London: Stevens & Sons Limited, 1961, à la p. 174, par. 231.
[TRADUCTION] Si la collision a été causée par la faute des responsables de la remorque qui ont mal dirigé le remor- queur, la remorque et le remorqueur peuvent tous deux être solidairement responsables de tous les dommages envers le navire tiers. Les propriétaires du remorqueur seraient respon- sables à titre d'employeurs du timonier du remorqueur si ce dernier avait été négligent et ce, même si leur préposé est tenu, aux termes du contrat de remorquage, d'obéir, à ceux qui se trouvent à bord de la remorque. Les propriétaires de cette dernière sont quant à eux responsables parce que c'est l'ordre erroné donné par leur préposé qui a causé la collision. 8 Comparer avec la situation que décrit le maître des rôles lord Denning dans The Bramley Moore, [1963] 2 Lloyd's Rep. 429 (C.A.) la p. 436], la remorque qui était entrée en collision avec un autre navire n'avait aucune autonomie de navigation:
[TRADUCTION] ... dans le cas ceux qui sont à bord du remorqueur sont négligents et ceux qui sont à bord de la
barge ne le sont pas, la cause des dommages est en vérité la faute de navigation du remorqueur et non la faute de naviga tion de la barge. C'est le remorqueur qui est la cause de tous les problèmes.
On peut également se référer à cet égard à la décision du Conseil privé dans l'arrêt The Pais ley 9 . Cette affaire mettait pareillement en cause un navire sans force automotrice pris en remorque, le Paisley, qui était entré en collision avec un navire amarré, le Saskatchewan. Ce dernier avait subi d'importants dommages parce que l'ancre du Paisley traînait dans l'eau, le jas partiellement immergé et le diamant gisant sous deux pieds et demi d'eau. La conséquence fut que le Saskatche- wan a été atteint sous la ligne de flottaison du fait d'une collision qui autrement aurait été mineure; il a coulé et sa cargaison avait été trempée. Le Conseil privé a tenu les propriétaires du Paisley responsables en raison du rôle joué par le gardien du navire. Il s'est exprimé ainsi la page 262]:
[TRADUCTION] Lors de l'audience tenue devant le Comité, il n'a pas été contesté—et en fait il ne pouvait l'être—que Penrice était responsable du «Paisley», de ses engins et de son équipe- ment, y compris l'ancre. Cette dernière ayant été temporaire- ment jetée au début de la période cruciale, l'un des devoirs de Penrice, à l'approche du silo, était de remettre l'ancre en place dans l'écubier. Avec l'aide des hommes du remorqueur, il s'est mis au travail. Avant que la manoeuvre ne soit achevée toute- fois, il s'est entendu avec le maître du remorquage pour laisser l'ancre elle se trouvait. Sans cela, elle aurait été arrimée en toute sûreté. Mais par suite de la décision de Penrice, le diamant de l'ancre a été endommagé et la patte a pénétré le flanc du «Saskatchewan». Le maître du remorquage Waugh eût-il gardé ou laissé l'ancre ainsi dangereusement exposée contre la volonté de Penrice que la situation aurait été toute autre: il n'y a qu'à lui qu'on aurait alors pu attribuer la responsabilité des dommages. Mais au contraire, c'est en raison de l'initiative et de la participation active du gardien du navire que l'ancre a été mal placée et qu'elle a causé l'avarie.
Je conclus donc, sur ce point, qu'il n'y a pas lieu d'intervenir dans la décision du juge de première instance d'imputer une faute au Widener.
4. Les autres
Lorsque j'ai traité de la responsabilité de l'Ohio, j'ai mentionné les conclusions du juge de première instance à l'égard du Rival. Ces conclusions exoné- raient spécifiquement l'équipage de ce navire de toute responsabilité dans la collision. Elles s'ap- puient sur la preuve et on n'a prouvé l'existence d'aucune erreur manifeste.
En ce qui concerne le dernier membre de la flotille, le remorqueur Ste. Marie II, aucune des
9 Richardson (James) & Sons, Ltd. v. «Robert J. Paisley», [1930] 2 D.L.R. 257 (P.C.).
parties au présent appel n'a fait valoir que le juge de première instance avait commis une erreur en concluant à l'absence de faute de sa part.
5. Partage des responsabilités
Voici l'avis qu'a exprimé le juge de première instance sur la question du partage des responsabi- lités [aux pages 103 et 104]:
Mais la plus grande part de responsabilité incombe nécessai- rement au remorqueur de tête, l'«Ohio», son capitaine et ses propriétaires. L'improvisation dont on a fait preuve dans l'orga- nisation et au cours de ce voyage, l'empressement démontré par le capitaine Kelch pour entrer dans le port de Montréal, le manque de communication flagrant entre les capitaines tant avant de virer à la bouée de l'Ile Ste-Hélène que durant la remontée du fleuve, la décision de tourner à cet endroit, la vitesse de remontée, sont tous autant de facteurs qui ont contribué à rendre l'accident inévitable. Par ailleurs, le bris mécanique survenu à la remorque qui était l'objet d'une tension extrême ne peut servir à disculper les propriétaires du «Ohio» à l'égard du «Rhône».
J'ai indiqué précédemment qu'à mon avis, le juge de première instance avait conclu à tort qu'il y avait eu faute de la part du South Carolina et ce, parce qu'il croyait erronément qu'une présomp- tion pesait contre ce navire et que ce dernier n'avait fourni aucune preuve quant aux mesures prises dans les minutes ayant précédé la collision. En vérité, le juge de première instance a tenu le South Carolina responsable de fautes commises par l'Ohio. Dans le passage précité il partage les responsabilités, le juge ne parle en effet que de l'Ohio et du capitaine Kelch. A mon avis, et même s'il n'est plus alors question du South Carolina, le partage de la responsabilité à quatre-vingt pour cent pour les propriétaires de l'Ohio et à vingt pour cent pour les propriétaires du Widener était raison- nable et aurait été identique même en l'absence du South Carolina. Il n'y a donc pas lieu d'intervenir à cet égard.
6. Les frais
Le prononcé d'une ordonnance Sanderson en faveur des défendeurs gagnants, les propriétaires et exploitants du remorqueur Rival, et à l'encontre des défendeurs perdants relevait du pouvoir discrétionnaire 10 du juge de première instance et je
10 Voir Macdonalds Consolidated Ltd. v. The Viajero, [1977] 1 C.F. 648 (l''a inst.); Apple Computer, Inc. et autre c. Mackintosh Computers Ltd. et autres (1987), 43 D.L.R. (4th) 184 (C.F. 1" inst.).
ne suis pas convaincu qu'il ait commis à cet égard une erreur sujette à révision. De même, il n'y a pas lieu que la Cour intervienne dans sa décision d'ad- juger à la demanderesse des honoraires pour les services d'un avocat-conseil junior.
B. Le droit des propriétaires de l'Ohio et du South Carolina de limiter leur responsabilité en vertu de l'article 575 de la Loi sur la marine mar- chande du Canada
La disposition législative pertinente, qui était autrefois le paragraphe 647(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada [S.R.C. 1970, chap. S-9], se retrouve maintenant au paragraphe 575(1) dont voici la teneur:
575. (1) Le propriétaire d'un navire, immatriculé ou non au Canada, n'est pas, lorsque l'un quelconque des événements suivants se produit sans qu'il y ait faute ou complicité réelle de sa part, savoir:
a) mort ou blessures occasionnées à une personne ou blessu- res occasionnées à une personne à bord de ce navire;
b) avarie ou perte de marchandises, d'objets ou autres choses à bord du navire;
c) mort ou blessures occasionnées à une personne qui n'est pas à bord de ce navire;
(i) soit par l'acte ou l'omission de toute personne, qu'elle soit ou non à bord du navire, dans la navigation ou la conduite du navire, le chargement, le transport ou le déchargement de sa cargaison, ou l'embarquement, le transport ou le débarquement de ses passagers,
(ii) soit par quelque autre acte ou omission de la part d'une personne à bord du navire;
d) avarie ou perte de biens, autres que ceux qui sont men- tionnés à l'alinéa b), ou violation de tout droit:
(i) soit par l'acte ou l'omission de toute personne, qu'elle soit ou non à bord du navire, dans la navigation ou la conduite du navire, le chargement, le transport ou le déchargement de sa cargaison, ou l'embarquement, le transport ou le débarquement de ses passagers,
(ii) soit par quelque autre acte ou omission de la part d'une personne à bord du navire,
responsable des dommages-intérêts au-delà des montants suivants:
e) à l'égard de la mort ou des blessures corporelles, qu'elles soient considérées seules ou avec toute avarie ou perte de biens ou toute violation de droits dont fait mention l'alinéa d), un montant global équivalant à trois mille cent francs-or pour chaque tonneau de jauge du navire;
A à l'égard de toute avarie ou perte de biens ou de toute violation des droits dont fait mention l'alinéa d), un montant global équivalant à mille francs-or pour chaque tonneau de jauge du navire.
Puisqu'il n'y pas eu en l'espèce de mort, de blessures ou d'avarie de marchandises, ce sont les dispositions de l'alinéa d) qui s'appliquent.
Il est maintenant bien établi qu'en matière de remorquage (du moins lorsque le remorqueur et sa remorque n'ont pas le même propriétaire), les propriétaires du remorqueur sont admis à limiter leur responsabilité en fonction de la seule jauge de leur navire. Il en est ainsi quoique l'avarie ait pu être causée par la négligence du remorqueur dans la conduite de la remorque et malgré la taille souvent beaucoup plus imposante de cette dernière. L'arrêt de principe sur cette question est l'affaire The Bramley Moore, précitée, le maître des rôles lord Denning s'exprime ainsi la page 437] après avoir cité la disposition législative pertinente:
[TRADUCTION] Appliquons ce principe à une affaire mettant en cause, comme en l'espèce, un remorqueur et un navire remorqué. Si les personnes se trouvant à bord du remorqueur ont fait preuve de négligence alors que tel n'est pas le cas des personnes à bord de la remorque, et que cette dernière entre en collision avec un autre navire, les dommages résultent alors clairement de «l'acte ou de l'omission d'une personne à bord du remorqueur». Si l'on insérait les mots appropriés dans l'article tel qu'il est maintenant modifié, il serait ainsi libellé: «Les propriétaires d'un remorqueur ne sont pas, lorsque les domma- ges résultent de l'acte ou de l'omission d'une personne se trouvant à son bord, responsables de ces dommages» au-delà d'un montant calculé en fonction de la jauge du remorqueur. Ainsi formulé, l'article semble clairement viser le cas 'où les personnes à bord du remorqueur sont négligentes alors que celles se trouvant à bord de la remorque ne le sont pas. Il en ressort que les propriétaires d'un remorqueur peuvent limiter leur responsabilité suivant la jauge de leur navire.
Le principe sous-tendant la limitation de la responsabilité est que l'auteur de la faute devrait être tenu responsable suivant au plus la valeur de son navire. Un petit remorqueur a une valeur moindre et devrait ainsi encourir un degré moindre de responsa- bilité, même s'il prend en remorque un gros navire de ligne et cause d'importants dommages. Je conviens que cette règle n'est pas particulièrement juste, mais la limitation de responsabilité n'est pas une question de justice. C'est une règle dictée par l'intérêt public qui puise son origine dans l'histoire et qui se justifie par son utilité.
Il est également bien établi que c'est au proprié- taire du navire qu'il appartient d'établir l'absence de «faute ou complicité réelle de sa part» et, par- tant, son droit de limiter sa responsabilité. C'est un lourd fardeau.
L'obligation qui incombe aux propriétaires d'un navire est lourde et ils ne peuvent pas s'en acquitter en démontrant que leurs actes ne constituent pas [TRADUCTION] «l'unique cause ou la cause prochaine ou la cause principale» du malheureux accident. Comme l'a souligné le vicomte Haldane dans Stan-
dard Oil Co. of New York v. Clan Lines Steamers Ltd., à la page 113
[TRADUCTION] ... ils doivent démontrer que l'événement s'est produit sans qu'il y ait faute ou complicité de leur part".
Ajoutons, en guise d'introduction sur ce point, que dans l'état actuel du droit, lorsqu'un navire est la propriété d'une personne morale, la faute ou complicité réelle qui aura pour effet de priver cette compagnie du bénéfice de la limitation légale de responsabilité devra être celle de la personne phy sique qui en incarne «l'âme dirigeante». Les mots cités sont tirés du jugement du lord chancelier Haldane dans l'affaire Lennard's Carrying Com pany v. Asiatic Petroleum Company 12 :
[TRADUCTION] Maintenant, vos seigneuries, l'accident s'est-il produit sans la faute ou la complicité réelle des proprié- taires du navire, en l'occurrence les appelants? Vos seigneuries, une société est une abstraction. Elle n'a pas d'esprit qui lui est propre pas plus qu'elle ne possède de corps; aussi son principe actif doit-il être recherché dans la personne qui, à certaines fins, peut être appelée mandataire, mais qui est véritablement l'âme dirigeante de la société, l'incarnation même de sa personnalité.
Le juge de première instance a abordé ainsi la question de la limitation de responsabilité [aux pages 107 à 110]:
Voyons ce que révèle en l'espèce la preuve présentée par G.L.T. pour limiter sa responsabilité.
Le capitaine Paul A. Lloyd, vice-président à l'exploitation de G.L.T. a longuement témoigné. En cette qualité, il s'occupe de l'administration, de l'embauche du personnel, de la cotation des taux, et il est aussi responsable de la bonne marche des nombreux remorqueurs appartenant à la compagnie; en fait, il est la personne responsable «to make sure that they operated properly». Mais en ce qui concerne entre autres le remorqueur «Ohio», lorsqu'il est question de navigation, de l'approvisionne- ment en cartes maritimes et de tout ce qui doit se trouver à bord du remorqueur, il se fie au capitaine Kelch. Selon son propre aveu, Kelch faisait partie de la direction de la compa- gnie et avait de nombreuses décisions à prendre concernant entre autres l'approvisionnement en cartes maritimes. D'ail- leurs, concernant ce voyage en direction d'un port sur le Saint-Laurent, sauf pour ce qui est des démarches préliminai- res, toutes les décisions relevaient du capitaine Kelch, ce qui n'empêchait pas ce dernier de faire de fréquents rapports à son supérieur. Ainsi lorsqu'est venu le temps de s'assurer de la présence d'un quatrième remorqueur pour sortir de la Voie maritime du Saint-Laurent, Kelch a référé à Lloyd pour en obtenir l'autorisation mais il s'agissait plus d'une formalité pour couvrir l'aspect financier de la question car selon Lloyd, le nombre de remorqueurs requis pour effectuer une manoeuvre
" Stein et autres c. «Kathy et autres (Le navire),
[1976] 2 R.C.S. 802, à la p. 819.
12 [1915] A.C. 705 (H.L.), à la p. 713.
était une question de navigation qui relevait spécifiquement de Kelch. En fait, selon le témoignage même du capitaine Kelch, ses nombreuses responsabilités au sein de la compagnie en faisaient un représentant de celle-ci. À propos de ce voyage, il a admis spontanément avoir agi en qualité de maître du remor- quage, fait qu'ignorait son supérieur immédiat, le capitaine Lloyd, jusqu'au moment du procès. Selon ce dernier, il n'était même pas dans les habitudes de la compagnie de s'assurer qui était en charge des manoeuvres dans le cas de remorquages impliquant plus d'un remorqueur.
Il est inadmissible qu'un propriétaire de remorqueur qui entend limiter sa responsabilité puisse ainsi se désintéresser de savoir qui, comment et sous la responsabilité ultime de quel capitaine un si long voyage pourrait être entrepris, sans même qu'on se soit assuré qu'il ait à bord tous les instruments nécessaires à la navigation.
La défenderesse a aussi fait entendre Joseph White, respon- sable de l'entretien et des réparations de la flotte. Il a longue- ment expliqué les caractéristiques des remorqueurs «Ohio» et «South Carolina», les documents et pièces de rechange qu'on pouvait trouver à bord. Il a aussi élaboré longuement sur les différents programmes d'inspection annuels ou sporadiques auxquels étaient soumis leurs remorqueurs et en particulier les appareils de remorquage à bord du «Ohio». À ce sujet, après avoir expliqué les systèmes de freinage de cet appareil, le témoin a rappelé que la goupille qui s'est rompue lors de l'incident survenu à Montréal en 1980 en était une de rempla- cement qui aurait été installée dans les chantiers mêmes de la compagnie, à une date indéterminée mais antérieure à 1975, date il a commencé à assumer ses fonctions. À sa connais- sance, elle n'avait pas été remplacée depuis.
Il ne fait pas de doute que le bris mécanique survenu à bord de l'appareil de remorquage est imputable à une négligence de la compagnie dans l'entretien de son équipement et elle n'a fourni aucune explication plausible si ce n'est la forte tension exercée sur l'appareil. On a fait valoir que la goupille originale, faite de cuivre, se rompait trop fréquemment par le passé, et que pour cette raison, on avait décidé de la remplacer par une autre en acier inoxydable qui ne serait plus jamais brisée ... sauf le 7 novembre 1980. Ce fait n'excuse en rien la compagnie; il n'est pas suffisant d'établir le bris de la goupille et le fait qu'elle avait été remplacée plus de 5 ans auparavant pour se dégager de sa responsabilité. À cet égard, les systèmes de vérification et d'entretien d'équipement dont on a fait la preuve, si nombreux et si sophistiqués étaient-ils, ne peuvent servir à exonérer la compagnie.
La défenderesse a aussi fait entendre Thomas Meakin qui occupait en fait le poste de mécanicien chef pour le compte de la défenderesse et travaillait sous les ordres immédiats de Jos White. Même si ce n'était pas sa tâche habituelle, le jour de l'accident, il se trouvait à la poupe du «Ohio» lorsque le bris mécanique s'est produit. Très explicite, ce témoin a longuement expliqué le fonctionnement de l'appareil, ses systèmes de frei- nage, et les programmes d'entretien auxquels il était soumis. Il a particulièrement décrit le péril qui menaçait le «Ohio» avant le bris mécanique, alors que la poupe était complètement submergée et que lui-même, pourtant de stature imposante, avait de l'eau jusqu'à la taille, et les manoeuvres qu'il a faire in extremis pour arrêter le déroulement du câble. Sa présence
d'esprit et son courage extraordinaire ont probablement empê- ché le remorqueur de sombrer et on ne peut certes personnelle- ment lui reprocher quoi que ce soit.
Reste le capitaine Kelch qui, comme on l'a vu antérieure- ment, faisait lui aussi partie de la direction de la compagnie et assumait de nombreuses responsabilités. La Cour a déjà élaboré auparavant sur les fautes qu'il a commises. Il importe peu qu'il ait agi de façon fautive en sa qualité de dirigeant de la compagnie comme capitaine de port ou que ses fautes soient attribuables à des erreurs de navigation en tant que maître du remorquage: il ne peut pour autant dissocier sa responsabilité face à la demanderesse. Si la même personne qui commet une faute de navigation est en même temps celle dont les actes l'identifient aux actes de la compagnie, et qu'en cette qualité, elle est aussi fautive, ses employeurs n'ont pas droit à la limite de responsabilité prévue à l'article 647.
Bref, même en prenant pour acquis que la défenderesse G.L.T. a réussi à prouver l'identité des personnes dont les actes les identifiaient aux actes de la compagnie, elle est loin d'avoir démontré que ces personnes ne sont pas coupables de faute ou de complicité au sens qu'il faut donner à ces mots, comme on l'a précisé dans l'affaire du «Kathy K.» Au contraire, la preuve démontre que le capitaine Lloyd était celui dont les faits et gestes l'identifiaient davantage aux actes de la compagnie en ce qui concernait l'administration et la surveillance générale, et il ressort abondamment de son témoignage qu'il ignorait prati- quement tout de ce qui se passait à bord de ses remorqueurs durant ce voyage, s'en souciait fort peu et laissait toute la latitude voulue à ses capitaines. Quant au bris mécanique survenu à bord dg «Ohio», le responsable de l'entretien Jos White, n'en a fourni aucune explication plausible. Enfin, le capitaine Kelch qui était responsable pour la compagnie non seulement de l'approvisionnement à bord des remorqueurs de la documentation nécessaire à un tel voyage, mais entre autres de l'embauche d'un quatrième remorqueur pour mener la barge à bon port, il a lamentablement failli à sa tâche en exerçant de façon négligente, à l'égard du «Rival», ses fonctions de dirigeant de la compagnie.
Bref, la défenderesse G.L.T. n'a pas établi qu'elle avait droit à la limite de responsabilité.
Plusieurs aspects de cette conclusion me causent des difficultés.
En premier lieu, le juge de première instance a, si je ne m'abuse, conclu à la faute ou complicité réelle du capitaine Lloyd en raison de la surveil lance inadéquate qu'il aurait exercée sur le capi- taine Kelch ou, selon ses termes, du désintérêt qu'il aurait manifesté. Même s'il ne fait aucun doute qu'un propriétaire peut se rendre coupable de faute ou de complicité réelle en raison de péchés d'omission, il reste qu'il doit y avoir un lien de causalité quelconque entre ces omissions et l'acci- dent. Les arrêts de principe sur cette question en fournissent d'éloquents exemples.
Ainsi, dans l'affaire The Lady Gwendolen ", un navire naviguant à vive allure par un épais brouillard avait heurté un navire à l'ancre, on a décidé qu'en négligeant de voir à ce que le capi- taine reçoive les instructions nécessaires sur le maniement du radar et comprenne les dangers de naviguer à vive allure dans le brouillard, même à l'aide d'un radar, les propriétaires s'étaient rendus coupables de faute ou de complicité réelle. L'ex- trait suivant du jugement du lord juge Winn, à la page 348, est particulièrement instructif sur cette question de la causalité:
[TRADUCTION] Après avoir pris connaissance, grâce aux analyses approfondies dont je suis grandement redevable aux procureurs, de toutes les décisions où, dans les circonstances et les situations les plus variées, les tribunaux ont statué sur la présence ou l'absence d'une faute ou complicité réelle, j'estime pouvoir en dégager deux principes évidents:
Premièrement: le propriétaire qui veut limiter sa responsabi- lité doit établir que, même s'il est responsable de la cause immédiate de l'événement en vertu du principe respondeat superior, il n'était lui-même d'aucune façon en faute.à l'égard de quelqu'élément causal que ce soit. La preuve d'un lien causal est en effet un élément essentiel à l'ouverture d'une action en violation d'une obligation, la «faute réelle» dans ce contexte ne signifie donc pas nécessairement qu'il y ait eu violation d'une obligation ouvrant droit à une action.
Deuxièmement: le propriétaire n'est pas lui-même sans avoir commis de faute réelle s'il avait envers la partie ayant subi le dommage ou la blessure une obligation (a) dont il ne s'est pas acquitté, et (b) dont il aurait s'acquitter en faisant lui-même quelque chose qu'il a négligé de faire et qui, dans les . .circons- tances, relevait de sa propre compétence.
De même, dans l'affaire The Marion' le capitaine s'était, d'après les indications d'une carte désuète, ancré sur un pipeline immergé, lequel s'était rompu en causant des dommages considéra- bles, on a conclu à la faute ou complicité réelle des propriétaires parce qu'ils avaient négligé de faire en sorte que le navire soit uniquement équipé de cartes à jour et que les cartes désuètes soient détruites. Ici encore, il y avait une relation causale manifeste entre le défaut de surveillance et les dommages, comme il ressort du passage suivant de l'opinion de lord Brandon, à la page 352:
[TRADUCTION] II reste seulement à trancher la question de la causalité, laquelle ne présente que peu de difficulté, compte tenu en particulier de l'incidence du fardeau de la preuve. Les appelants ne pouvaient prouver, et ils ne l'ont pas fait, que même si FMSL avait exercé une surveillance adéquate en ce qui a trait aux cartes, le capitaine Potenza aurait, malgré la
13 [1965] 1 Lloyd's Rep. 335 (C.A.).
14 Grand Champion Tankers Ltd v Norpipe AIS (The Marion), [1984] 2 All ER 343 (H.L.).
présence à bord d'une carte récente indiquant la présence du pipeline, continué en mars 1977 à naviguer avec une carte désespérément désuète. De même, les appelants ne pouvaient prouver, et ils ne l'ont pas fait, que M. Downard eût -it été promptement informé de l'existence du rapport libérien et de son contenu, les mêmes événements se seraient produits. Dans l'un ou l'autre cas, il est probable soit que le capitaine Potenza aurait été persuadé par FMSL de renoncer à naviguer avec des cartes désuètes, soit, s'il avait manifesté son incapacité à chan- ger à cet égard, qu'il aurait été relevé de son commandement. Dans les circonstances, il est donc impossible pour les appelants d'établir que les deux fautes réelles dont je les ai tenus respon- sables n'ont pas contribué aux dommages causés au pipeline.
Enfin, on peut également se reporter sur cette question à la décision de la Chambre des lords dans l'affaire The Norman'', on a jugé qu'il y avait eu faute ou complicité réelle des propriétaires qui avaient négligé d'envoyer un message télégra- phique au capitaine pour l'avertir qu'ils venaient de recevoir des renseignements sur l'existence pré- sumée de dangers dans une zone mal cartographiée déjà réputée dangereuse. Lord Radcliffe formule ainsi la question de la causalité la page 12]:
[TRADUCTION] Les propriétaires ont-ils réussi à établir que même s'il aurait été raisonnable de transmettre l'information, sa réception n'aurait pas contribué à éviter le désastre? À cette fin, j'estime que nous devons considérer les propriétaires comme des demandeurs qui doivent convaincre la Cour que, tout bien considéré, il n'est pas raisonnablement probable de croire que le message, s'il avait été reçu, aurait modifié de façon importante les actions ou les décisions du commandant du Norman.
La comparaison de ces affaires avec les faits constatés en l'espèce par le juge de première ins tance est frappante. Rien n'indique en effet que le défaut de surveillance des propriétaires ait contri- bué de quelque façon, aussi éloignée soit-elle, à l'accident. Les actes spécifiques de négligence qui ont été imputés au capitaine Kelch sont sans exception des questions ordinaires de navigation relevant de l'autorité et de la compétence normales du capitaine. Il n'y a pas la moindre preuve lais- sant croire qu'un propriétaire de navire prudent se serait personnellement préoccupé des détails de la navigation au point de donner à Kelch des instruc tions précises sur l'endroit effectuer le virage de la flotille, la vitesse à laquelle affronter le courant Ste-Marie ou encore la façon de communiquer avec les autres capitaines. En bref et pour repren- dre les mots de lord Radcliffe dans l'affaire The Norman, précitée, tout bien considéré, il n'était
15 Northern Fishing Company (Hull), Ltd. v. Eddom and Others, [1960] 1 Lloyd's Rep. 1 (H.L.).
pas raisonnablement probable de croire qu'une surveillance plus étroite et des rapports plus fré- quents de la part des propriétaires au siège social de la compagnie à Cleveland, auraient modifié de façon importante les actions ou les décisions du capitaine Kelch au moment il naviguait avec sa flotille dans le port de Montréal.
En second lieu, je suis d'avis que le juge de première instance a commis une erreur en con- cluant qu'il y avait eu faute ou complicité réelle du capitaine White, une autre âme dirigeante de la compagnie. En l'occurrence, la difficulté ne réside pas dans la question de la causalité puisque la relation causale entre le bris de l'appareil de remorquage et le dommage ne fait aucun doute. J'estime plutôt que le juge de première instance a imposé aux propriétaires une norme d'une rigueur impossible à satisfaire. Il décrit lui-même les systè- mes d'inspection et d'entretien de l'équipement de la compagnie comme «nombreux et sophistiqués». Il ne conclut aucunement qu'ils étaient inadéquats ou défectueux. Or, on peut se demander que peut faire un propriétaire de plus que d'instituer un programme adéquat d'inspection et d'entretien. Laisser intactes les conclusions du juge de pre- mière instance à cet égard aurait pour effet de transformer les propriétaires de navires en assu- reurs chaque fois qu'un accident résulte d'un bris d'équipement. À mon avis, telle n'est pas la règle de droit.
Il reste, sur ce point, à examiner la conclusion du juge de première instance suivant laquelle le capitaine Kelch était lui-même une âme dirigeante de la compagnie propriétaire du navire. Dans son cas, la question de la faute personnelle ou du lien de causalité entre cette faute et le dommage ne pose pas de difficulté. Il est maintenant bien établi que, si Kelch était véritablement une âme diri- geante de la compagnie, le fait qu'il agissait égale- ment comme capitaine et que c'est en cette qualité qu'il avait commis sa négligence n'est pas perti nent. Le passage suivant du juge Stone de la Cour d'appel dans l'arrêt Wishing Star Fishing Co. c. B.C. Baron (Le) 16 fait autorité la page 339]:
À mon point de vue, la distinction établie pour les fins de l'article 649 entre un acte posé par un individu particulier en sa qualité de capitaine et un acte posé par cet individu en sa qualité de propriétaire ne s'applique pas lorsqu'il s'agit de déterminer si l'acte visé a été accompli «sans qu'il y ait faute ou
16 [1988] 2 C.F. 325 (C.A.).
complicité réelle» de la part de la société pour les fins de l'article 647. Dans ce dernier cas, comme l'affirme la jurispru dence, la question importante est celle de savoir si la personne qui a posé l'acte en cause occupait à ce moment-là au sein de la société un poste tel que son acte puisse être considéré comme l'acte de la société elle-même. J'ai conclu que les actes et les omissions de M. Krause appartenaient à cette catégorie et, en conséquence, la société ne peut limiter sa responsabilité. Les pertes ne se sont pas produites sans qu'il y ait «faute ou complicité réelle» de sa part.
La véritable question qui se pose à l'égard du capitaine Kelch est de savoir si le juge de première instance était justifié de conclure qu'il était une âme dirigeante de la Great Lakes Towing Com pany. À première vue, cette conclusion est certes étonnante. Somme toute, en dépit de son titre de capitaine, Kelch est un employé et l'objet même de l'article 575 est assurément de dégager les proprié- taires de navires de toute responsabilité pour les actes négligents de leurs employés lorsqu'ils n'y ont pas eux-mêmes contribué. Manifestement, il est impossible que, par le biais de l'identification corporative, on impose ainsi une responsabilité que le but même de la loi était d'éviter.
En revanche, il ne faut pas oublier que Kelch était davantage qu'un capitaine ordinaire ou qu'un simple employé et que, pour le compte de ses employeurs, il exerçait, quant à la conduite de la flotille, des obligations et des responsabilités étendues.
Le critère établi dans l'arrêt Lennard's Car rying, précité, quant à l'identification de la person- nalité corporative n'a pas été sans évoluer. En particulier, il n'a pas été limité aux fins plutôt mystérieuses de limiter la responsabilité des pro- priétaires pour les accidents maritimes. Dans l'ar- rêt H.L. Bolton (Engineering) Co. Ltd. v. T.J. Graham & Sons Ltd", la Cour d'appel de l'Angle- terre l'a utilisé pour déterminer si une compagnie propriétaire avait l'intention requise pour occuper un immeuble en vertu de la Landlord and Tenant Act. Lord Denning (tel était alors son titre) s'est exprimé ainsi dans un passage souvent cité la page 172]:
[TRADUCTION] Ainsi le juge a conclu que la présente compa- gnie, par l'entremise de ses administrateurs, entendait occuper les lieux pour ses propres fins. M. Albery conteste cette conclu sion et il nous a renvoyés à des décisions remontant au siècle dernier; toutefois, je dois dire que le droit sur cette question et la manière de l'aborder ont évolué considérablement depuis
17 [1957] 1 Q.B. 159 (C.A.).
cette époque. Une compagnie peut être comparée à un corps humain de plusieurs façons. Elle possède un cerveau et un centre nerveux qui contrôle ce qu'elle fait. Elle a également des mains qui tiennent les outils et agissent conformément aux directives venant de ce centre. Certaines personnes au sein de la compagnie sont de simples préposés et mandataires qui ne sont rien de plus que des mains qui accomplissent le travail et dont on ne peut pas dire qu'elles en représentent l'âme ou l'esprit. D'autres sont des administrateurs et des gérants qui représen- tent l'âme dirigeante de la compagnie et qui ont la haute main sur son activité. L'état d'esprit de ces gérants est celui de la compagnie et est considéré juridiquement comme tel. Ainsi, on constate que, dans les cas la loi exige une faute personnelle comme condition de la responsabilité délictuelle, la faute du dirigeant est considérée comme la faute de la compagnie. Ce principe a été clairement énoncé par lord Haldane dans Len- nard's Carrying Co. Ltd. v. Asiatic Petroleum Co. Ltd. Il en est de même en droit pénal: lorsque la loi exige l'intention crimi- nelle comme condition d'un délit, l'intention criminelle des directeurs et des administrateurs rend la compagnie elle-même coupable.
En fait, la doctrine de l'identification corpora- tive se retrouve principalement aujourd'hui dans le domaine du droit criminel. L'énoncé le plus récent et qui fait autorité à ce sujet en droit canadien est l'arrêt de la Cour suprême du Canada Canadian Dredge & Dock Co. et autres c. La Reine [aux pages 684 et 685] 18 :
Le principe en vertu duquel les actes criminels des mandatai- res sont imputés à la compagnie mandante qui, est leur employeur afin que l'on puisse conclure à la responsabilité criminelle de celle-ci ne s'applique que dans les cas l'âme dirigeante agit dans les limites de son pouvoir (Beamish, pré- cité, aux pp. 890 et 892; et St. Lawrence, précité, à la p. 320), en ce sens que ses actes s'inscrivent dans le cadre de l'activité de la compagnie (Halsbury's (4» éd.), vol. 14, p. 30, paragraphe 34, précité). A plusieurs reprises dans l'argumentation présen- tée pour le compte des quatre appelantes, on retrouve une transformation de la règle de l'âme dirigeante en une exigence selon laquelle, pour qu'elle s'applique, l'âme dirigeante doit en tout temps agir dans le cadre de son emploi. Inversement, selon cet argument, si les actes de l'âme dirigeante dépassent complè- tement «le cadre de son emploi», ces actes ne sauraient être attribués à la compagnie dont elle est l'employée. Les problè- mes terminologiques procèdent de ce que le concept de la responsabilité du fait d'autrui en matière délictuelle a tradition- nellement connu une restriction. En effet, il faut que l'employé agisse «dans le cadre de son emploi» et non pas, pour employer l'expression bien connue, [TRADUCTION] «uniquement de son propre chef». Toutefois, la théorie de l'identification n'a rien à voir avec le cadre de l'emploi au sens délictuel. L'arrêt St. Lawrence, précité, et d'autres discussions de cette expression en droit canadien se réfèrent aux tâches déléguées à l'âme diri- geante. Cela ressort clairement des directives données au jury par le juge du procès et de l'analyse de ce moyen de défense faite par la Cour d'appel. Dans l'arrêt St. Lawrence, précité, la Cour a terminé sa description des éléments de la théorie de la
18 [1985] I R.C.S. 662, le juge Estey.
délégation par l'observation que la responsabilité de la société n'était engagée que si l'âme dirigeante [TRADUCTION] «agissait dans le cadre de son emploi». Cette expression, qui dérive du droit de la responsabilité délictuelle et du mandat et du droit régissant les rapports entre employeur et employé, ne convient pas à la théorie de l'identification. C'est en plein la responsabi- lité du fait d'autrui et cela invite le recours au moyen de défense selon lequel les actes criminels doivent prima fade sortir du cadre des fonctions et du pouvoir d'un employé. En donnant ses directives au jury, le savant juge du procès a trouvé une expression plus juste: [TRADUCTION] « ... pourvu que ses actes entrent dans le cadre du domaine de ses attributions». Dans l'arrêt Tesco, précité, à la p. 171, lord Reid emploie l'expression [TRADUCTION] «dans le cadre d'une délégation» faite par la compagnie. Ce critère établit essentiellement qu'il y a identité de l'âme dirigeante et de la compagnie si les actes de celle-là ont été accomplis par le directeur dans son secteur de responsabilité. Ce secteur peut être fonctionnel, géographique, ou encore il peut englober l'ensemble des opérations de la compagnie. En fait, il est plus exact de dire que l'acte en question doit être accompli par l'âme dirigeante de la compa- gnie dans l'exercice de ses fonctions au sein de celle-ci. On ne saurait chercher à échapper à l'application de cette doctrine en alléguant qu'un acte criminel commis par un employé de la compagnie ne peut pas relever du cadre de son autorité, à moins qu'on ne lui ait expressément ordonné de commettre l'acte en question. Admettre une telle, condition serait réduire presque à néant l'effet de la règle. Les actes de l'incarnation d'une compagnie dans son secteur de compétence administrative peu- vent entraîner la responsabilité criminelle de cette dernière, peu importe qu'il y ait eu ou non délégation expresse; que le conseil d'administration ou les membres de la direction de la compa- gnie ait été ou non au courant des activités en cause; et, point qui sera analysé plus loin, qu'il y ait eu ou non interdiction expresse. [Non souligné dans le texte original.]
la page 675]:
... la conduite criminelle, y compris l'état d'esprit, d'employés et de mandataires de la compagnie est imputée à celle-ci de manière à entraîner sa responsabilité criminelle. Mais il faut alors que l'employé ou le mandataire en question, par le poste qu'il occupe au sein de l'organisation et dans l'activité de la compagnie, soit réellement son âme dirigeante, son centre, son cerveau et son incarnation si bien que l'acte de l'individu est assimilé à l'acte de ladite compagnie. Selon cette théorie, il n'existe aucune espèce de responsabilité du fait d'autrui ni d'autre forme de mandat; il y a plutôt une responsabilité en droit criminel qui résulte de l'identité de la personne morale et de la personne physique.
[aux pages 681 et 682]:
Dans la décision R. v. J.J. Beamish Construction Co., préci- tée, le juge Jessup (tel était alors son titre), brosse un tableau plus détaillé de l'évolution par laquelle les compagnies ont perdu leur immunité quasi totale en droit criminel pour se trouver presque sur un pied d'égalité avec les personnes physi ques dans les mêmes circonstances. Trois ans plus tard, le juge Schroeder de la Cour d'appel de l'Ontario, dans l'arrêt R. v. St. Lawrence Corp., précité, aux pp. 315 à 321, a de nouveau examiné cette transition. Le juge Schroeder a fini par adopter, à la p. 320, la même formulation du principe directeur que celle
adoptée par le juge Jessup dans l'affaire Beamish, précitée, quoique celle-ci ne soit pas mentionnée expressément:
[TRADUCTION] Bien que dans des cas autres que ceux de la diffamation criminelle, de l'outrage criminel au tribunal, de la nuisance publique et des infractions de responsabilité stricte créées par la loi, la responsabilité criminelle d'une compagnie du fait de ses employés ou de ses mandataires ne soit pas fondée sur la doctrine de respondeat superior, il n'en demeure pas moins que, si, en raison de la catégorie de personnes à laquelle appartient le mandataire, la cour peut conclure que, dans l'exercice de ses attributions et responsa- bilités, il est un organe vital de ladite compagnie et qu'il en est en réalité l'âme dirigeante, de sorte que ses actes et ses intentions deviennent les actes et les intentions de la compa- gnie elle-même, sa conduite suffit à ce moment-là pour justifier l'inculpation de celle-ci. Ajoutons à ce propos qu'il y a un principe bien établi selon lequel cette proposition est soumise à la condition que, dans l'accomplissement des actes en question, le mandataire n'excède pas son pouvoir, conféré expressément ou implicitement. [Non souligné dans le texte original.]
la page 693]:
La doctrine de l'identification réunit le conseil d'administra- tion, le directeur général, le directeur, le gérant et n'importe quelle autre personne ayant reçu une délégation du conseil d'administration à qui est déléguée l'autorité directrice de la compagnie, et la conduite de l'une quelconque des entités ainsi réunies est alors imputée à ladite compagnie. Ainsi, selon l'arrêt St. Lawrence, précité, et d'autres décisions, une compagnie peut avoir plus d'une âme dirigeante. C'est particulièrement le cas dans un pays comme le Canada les activités d'une compa- gnie s'exercent souvent sur une vaste étendue géographique. Les compagnies de transport, par exemple, doivent nécessaire- ment fonctionner par la délégation et la sous-délégation du pouvoir central; par la division et la sous-division des centres nerveux; et par la décentralisation par délégation des organes directeurs de l'entreprise.
Deux arrêts antérieurs, également tirés du droit criminel et que cite avec approbation le juge Estey dans Canadian Dredge & Dock Co., sont dignes d'intérêt. Dans le premier, R. v. St. Lawrence Corp. Ltd. (and nineteen others) 19 , le juge Schroe- der, dans un passage suivant immédiatement celui que cite le juge Estey à la page 682, ci-dessus, s'exprime ainsi au nom de la Cour d'appel de l'Ontario [aux pages 320 et 321]:
[TRADUCTION] L'histoire du traitement accordé aux compa- gnies, tant en droit civil qu'en droit criminel, révèle un rejet de la conception étroite du passé en faveur d'une conception très large de portée beaucoup plus grande de la responsabilité corporative potentielle. Cette tendance est légitime compte tenu du fait que les compagnies sont à la fois plus puissantes et mieux équipées que les individus. Si elles étaient libres d'agir à leur guise dans le monde de l'industrie et du commerce, elles
19 [1969] 2 O.R. 305 (C.A.).
seraient potentiellement plus dangereuses et risqueraient d'in- fliger au public de plus graves préjudices que leurs compéti- teurs démunis.
Je partage entièrement les conclusions précitées du savant juge à la lumière de cette évolution récente du droit de la responsabilité corporative en matière criminelle. Il ressort des décisions examinées qu'une compagnie peut avoir plus d'une âme dirigeante ou alter ego. Ainsi, une compagnie ayant des divisions dans des territoires éloignés de son siège social peut avoir des âmes dirigeantes dans ces différents territoires. M. Pim, qui agissait dans le cadre de ses attributions de vice-prési- dent en charge des ventes des deux compagnies appelantes, en était autant l'âme dirigeante dans son domaine particulier que l'était M. Cooper dans un domaine plus large. Il n'était peut- être qu'un petit satellite d'une grande planète, mais au sein de la galaxie sa position n'avait rien d'inférieur et le savant juge était en droit de tenir la compagnie criminellement responsable de ses actes et de ceux d'autres mandataires de la compagnie qui agissaient sous la direction et le contrôle de M. Pim. [Non souligné dans le texte original.]
Le second arrêt est la décision encore plus ancienne de la Cour d'appel du Québec R. v. H.J. O'Connell Ltd 20 . Cet arrêt n'est publié que sous la forme d'un sommaire dont voici la partie perti- nente [aux pages 666 et 667]:
[TRADUCTION] Le 20 juin 1960, l'intimée a conclu avec le ministre de la Voirie de la province de Québec un contrat pour le pavage de certaines routes dans le district de Labelle. Le contrat prévoyait que le paiement se ferait en fonction d'un certain prix à l'unité, le coût total prévu étant de 311 567 $. Au moment de la signature du contrat, le travail était déjà en cours puisqu'il avait commencé au milieu du mois de mai 1960. Il a été exécuté sous la direction du coaccusé, un dénommé Barthe, le contremaître responsable du chantier. Le juge de première instance a conclu que Barthe avait comploté avec un autre coaccusé, un dénommé Gouin, qui était son subordonné, et avec d'autres personnes pour établir un système grâce auquel la Couronne a effectué des paiements pour de l'asphalte qui n'a jamais été livré: des reçus de livraison fictifs étaient insérés dans des liasses de vrais reçus servant à l'établissement des paiements périodi- ques versés à l'intimée. Le juge de première instance a estimé que Barthe avait comploté avec Gouin ainsi qu'avec d'autres employés de l'intimée et du ministère de la Voirie. Il a néanmoins acquitté l'intimée au motif qu'elle n'était pas criminellement responsable des actes commis par les employés coupables. Le juge résume ainsi son interprétation des règles de droit relatives à la responsabilité criminelle d'une compagnie:
Il est évident que le tribunal doit être convaincu que les officiers supérieurs, c'est-à-dire les président, vice-prési- dent, etc., et surtout le bureau d'administration, sans avoir commis l'offense personnellement, devaient néces- sairement être au courant des faits et gestes de leurs préposés ou agents.
Pour résumer la jurisprudence, une compagnie a le mens rea nécessaire pour être trouvée coupable d'une offense crimi-
20 [1962] B.R. 666 (C.A. Qué.).
pelle si [sic] l'offense a été commise par un de ses officiers ou le bureau de direction qui ont la responsabi- lité de diriger les activités de la compagnie, mais elle ne peut pas être tenue responsable de l'acte d'un employé subordonné qui n'était qu'un agent local. Autrement dit, il faut qu'un concours de volontés dans l'esprit des adminis- trateurs soit clairement établi entre eux et leur agent en autorité pour trouver la compagnie coupable de la même façon que l'agent serait lui-même trouvé coupable.
Comme principal motif d'appel, la Couronne allègue que le juge du procès a mal interprété cette question de la responsa- bilité criminelle d'une compagnie pour les actes de ses man- dataires. Par requête, l'intimée demande le rejet de l'appel en faisant valoir que l'appel de la Couronne n'était pas fondé sur une question de droit. Or, la Cour d'appel est d'avis que le jugement repose sur l'appréciation de la règle de droit telle qu'elle ressort du passage cité précédemment. Si cette appré- ciation est incorrecte, le jugement est erroné en droit et la Cour peut intervenir. La requête de l'intimée est en consé- quence rejetée.
Le Code criminel établit clairement que les compagnies peu- vent être coupables de crimes, mais il ne contient aucune disposition qui puisse nous éclairer sur le problème particu- lier dont la Cour est maintenant saisie. Une compagnie peut, du moins dans certaines circonstances, être tenue responsable des actes de mandataires autres que son président, vice-prési- dent ou directeur général. En l'espèce, il ressort de la preuve que Barthe avait le plein contrôle des activités de la compa- gnie dans la mesure elles étaient reliées à ce contrat particulier ainsi qu'à d'autres activités se déroulant dans le même district. S'il rencontrait des difficultés, il pouvait en référer au siège social de l'intimée, mais apparemment on ne s'attendait pas à ce qu'il le fasse. Ses responsabilités lui permettaient même d'exécuter à sa discrétion des, contrats mineurs susceptibles d'être facilement réalisés en même temps que le contrat principal. Il n'avait d'ailleurs aucun compte à rendre sur les sommes qu'il pouvait dans ces cas percevoir. Dans les circonstances, la Cour d'appel affirme ignorer quelle aurait été la décision du juge de première instance s'il n'avait pas considéré, incorrectement de l'avis de la Cour, que l'intimée ne pouvait être tenue criminellement responsable des actes d'un mandataire qui n'était pas un haut dirigeant, à moins que ces actes aient été commis au su de ses administrateurs. [Non souligné dans le texte original, renvois omis.]
À partir de cette jurisprudence, il me semble que nous pouvons dégager des principes pertinents pour la solution du présent problème:
1. La question de savoir qui est l'âme dirigeante ou l'alter ego d'une compagnie est essentiellement une question de fait, variant selon les circonstances de chaque espèce et la façon dont la compagnie gère concrètement ses activités.
2. Une compagnie peut avoir plus d'une «âme dirigeante» et différentes personnes peuvent incar- ner l'alter ego de la compagnie pour des fins
spécifiques et dans le cadre particulier de certaines activités.
3. Un individu peut, en raison de l'isolement géographique ou d'autres circonstances, être consi- déré comme l'alter ego de la compagnie pour certaines fins, même s'il n'occupe pas officielle- ment une position au sommet de la hiérarchie.
À la lumière de ces principes, examinons à nouveau la position du capitaine Kelch.
Il n'y a aucun doute que Kelch était, dans les faits, le maître du remorquage et de la flotille, et qu'il était investi du pouvoir de donner des ordres à tous les capitaines de la flotte dont il était le commandant de facto.
[TRADUCTION]
R. Le capitaine Kelch était le maître du remorquage désigné par les propriétaires du remorqueur et de la barge, ce qui en faisait le commandant de toute la flotille, quel que soit le nombre de remorqueurs ajoutés ou retirés. Le capitaine Kelch était le maître du remorquage.
(Capitaine R. B. Lyons, commission rogatoire, à la page 14).
[TRADUCTION]
Q. Très bien ... Pouvez-vous nous dire, de façon générale, quelles sont les fonctions d'un maître de remorquage tel que vous . .. manifestement, vous êtes le responsable, celui qui prend toutes les décisions?
R. Oh, oui.
Q. Est-ce vous qui dites à chaque remorqueur quelle position il doit prendre?
R. Oui.
r Q. Donnez-vous des ordres de marche spécifiques à chaque
remorqueur? R. Oui.
Q. Vous leur dites d'aller à demi-régime, à plein régime, ce genre de choses?
R. Oui.
Q. De tirer ou de pousser dans une certaine direction?
R. Oui.
(Paul A. Kelch, interrogatoire préalable, annexe conjointe, volume 3, à la page 465).
[TRADUCTION]
Q. Étiez-vous en position de donner des ordres aux capitai- nes des autres remorqueurs?
R. Oh oui, absolument.
(Paul A. Kelch, commission rogatoire, dossier d'appel, annexe 1, volume 3, à la page 419).
Encore plus significatif, bien que surprenant, est le fait, abondamment révélé par la preuve, que la nomination de Kelch aux commandes de la flotille (par opposition à son commandement du remor- queur Ohio) n'émanait pas ni n'avait été faite à la connaissance d'une personne occupant un rang supérieur au sein de l'organisation de Great Lakes Towing Company:
[TRADUCTION]
Q. . avez-vous communiqué avec le capitaine Kelch avant le début du remorquage?
R. Je l'ai seulement envoyé faire le travail, son travail. C'était son travail. C'est lui qui faisait tous les remorqua- ges à l'extérieur pour notre compagnie à cette époque— sur l'«Ohio,,. Il était strictement sur l'«Ohio».
(Paul A. Lloyd, preuve, audience du 15 septembre 1987, page 44 de la transcription.)
[TRADUCTION]
Q. Permettez-moi de vous demander ceci: sur les Grands Lacs, lorsque vous faites un remorquage avec la- partici pation de plus d'un remorqueur, vous avez un remorqueur de tête—qui est habituellement le plus gros si je ne m'abuse—et vous avez des remorqueurs plus petits. Qui à bord de ces remorqueurs agit normalement comme maître du remorquage?
R. Ils travaillent ensemble.
Q. N'y a-t-il pas nécessairement un maître du remorquage?
R. Non, pas que je sache. Ils travaillent ensemble.
(Paul A. Lloyd, preuve, audience du 15 septembre 1987, page 45 de la transcription.)
[TRADUCTION]
Q. Votre témoignage est-il alors que dans les cas Great Lakes Towing entreprend un remorquage requérant l'uti- lisation de plus d'un remorqueur, la compagnie ne s'as- sure pas qu'il y ait une personne responsable de l'opération?
R. Vous avez tout à fait raison. Non, elle ne le fait pas.
(Paul A. Lloyd, preuve, audience du 15 septembre 1987, pages 45 et 46 de la transcription.)
[TRADUCTION]
Q. Si j'ai bien compris, capitaine Lloyd, vous dites que jusqu'au moment de l'accident à Montréal, si vous voulez, la direction de Great Lakes Towing ne savait pas qui était en charge de l'opération?
R. C'est rigoureusement exact.
(Paul A. Lloyd, preuve, audience du 15 septembre 1987, page 47 de la transcription.)
Ailleurs dans la preuve, Kelch est décrit comme faisant partie de la direction de la compagnie, employé salarié (par opposition à employé payé à l'heure), capitaine de la flotte, expert en dépan- nage et responsable de l'entraînement des nou- veaux capitaines.
Kelch décrit lui-même ainsi un autre aspect de ses responsabilités:
[TRADUCTION]
R. ...
Un autre travail consiste à s'occuper des documents du navire, à s'assurer qu'on a veillé à tout, les permis pour le téléphone, tous les documents de tous les remorqueurs. J'ai essayé de les faire dater du même jour au même moment.
Q. Pour tous les remorqueurs de la flotte?
R. Oui, tous.
À un certain moment, j'avais mon nom sur chacun des documents des navires de la flotte.
(Paul A. Kelch, commission rogatoire, dossier d'appel, annexe I, volume 3, aux pages 438 et 439.)
La flotte de remorqueurs de Great Lakes Towing Company comportant en 1980 un total de quarante-quatre navires, l'étendue des responsabi- lités du capitaine Kelch était effectivement considérable.
Compte tenu du lourd fardeau qui incombe au propriétaire de navire invoquant la limitation de responsabilité prévue par la loi, je suis d'avis que l'ensemble de ces circonstances permettait au juge de première instance de conclure que le capitaine Kelch constituait de fait une âme dirigeante de Great Lakes Towing Company, du moins aux fin i s d'exécuter les obligations de la compagnie relative- ment au remorquage du Widener jusqu'au port de Montréal. En tant que tribunal d'appel, nous ne devons intervenir dans une telle conclusion que si nous sommes convaincus que le juge de première instance a mal interprété le droit ou a commis une erreur manifeste dans ses constatations de fait. Or, bien que le présent cas, à mon avis, se situe à la limite extrême de l'application de la doctrine de l'identification corporative, on ne m'a pas con- vaincu qu'il y a eu erreur de principe ou incompré- hension manifeste des faits. En conséquence et même si j'ai auparavant indiqué que le juge de première instance avait, à mon sens, commis une erreur de droit dans ses conclusions à l'égard des capitaines Lloyd et White, la conclusion qu'il tire à l'endroit du capitaine Kelch suffit à justifier son rejet de la limitation de responsabilité revendiquée par Great Lakes Towing Company en vertu de l'article 575 de la Loi sur la marine marchande du Canada.
C. Responsabilité résultant du dommage causé au Widener
1. Négligence concourante
Rappelons que, dans l'action intentée par les propriétaires du Rhône (N° T-5225-80, appel A-409-88), le juge de première instance a par- tagé la responsabilité entre les propriétaires du Rhône et ceux du Widener à quatre-vingt pour cent contre vingt pour cent. Cependant, dans l'ac- tion intentée par les propriétaires du Widener (n° T-1066-81, appel A-408-88), il a accordé le plein montant non contesté des dommages. Les appelants soutiennent que cette position est incohé- rente. Leur argumentation à ce sujet est entière- ment contenue dans le paragraphe suivant de leur mémoire:
[TRADUCTION] En premier lieu, nous soumettons que le juge de première instance était manifestement dans l'erreur en condamnant G.L.T. à payer 100 % des dommages subis par North Central. En effet, lorsqu'il a statué sur la responsabilité de G.L.T. à l'égard du Rhône, le juge Denault a décidé que la part de la faute de cette compagnie dans la collision s'établis- sait à 80 %. Par ailleurs, il a également décidé que 20 % de la responsabilité incombait à North Central (page 28 du juge- ment, A.B., vol 4, 751). Cela étant, comment le juge de première instance pouvait-il alors condamner G.L.T. à payer 100 % des dommages de North Central? Nous prétendons que le juge de première instance aurait dû, pour être logique, condamner G.L.T. à payer 80 % des dommages réclamés par North Central. Nous ne croyons pas utile d'insister sur ce point puisqu'il nous semble très évident que le juge de première instance a commis une erreur.
Cette argumentation ne nous éclaire pas.
L'avocat des appelants paraît ignorer, ou à tout le moins oublier, toute la question controversée du rôle de la faute partagée dans les demandes de nature contractuelle 21 ainsi que l'état du droit maritime canadien (lequel échappe naturellement à la législation provinciale en matière de négli- gence) sur ce sujet.
De plus, l'argument des appelantes selon lequel le juge de première instance n'a pas été «logique» est loin d'être aussi évident que semble le penser leur avocat. Le fait que les coauteurs de la faute aient violé à des degrés différents leur devoir de prudence envers une tierce partie innocente n'ex- clut pas nécessairement et inévitablement la possi-
21 Pour un résumé commode et concis, voir Waddams, S. M., The Law of Contracts, 2e éd. Toronto: Canada Law Book Ltd., 1984, aux p. 581 à 583.
bilité qu'en raison d'un contrat, l'un des coauteurs soit tenu d'indemniser l'autre pour le tout 22.
Quoique les remarques qui précèdent ne justi- fient évidemment pas le rejet de l'argument des appelants sur ce point, elles montrent que cet argument n'est, en fait, qu'une idée après coup invoquée pour la première fois en appel. On le constate d'emblée en se référant aux actes de procédures produits en Section de première ins tance: dans la défense et demande reconvention- nelle modifiée déposée dans l'action portant le T-1066-81, tout ce que les appelants avaient à dire sur la question de la négligence est contenu dans les paragraphes suivants:
[TRADUCTION] 10. La collision survenue entre le navire «RHÔNE» et le «PETER A.B. WIDENER» a été causée par la négligence, l'imprudence, la faute et l'inhabileté de la part de ceux qui étaient en charge des remorqueurs «RIVAL» et «SAULT STE. MARIE II»;
11. Ladite collision ne résulte d'aucune façon de la négligence, imprudence, faute ou inhabileté de la part de ceux qui étaient en charge des remorqueurs «OHIO» et «SOUTH CARO- LINA»;
12. Toutes les manoeuvres exécutées par les remorqueurs «OHIO» et «SOUTH CAROLINA» avant la collision étaient raisonnables et prudentes dans les circonstances du moment.
(Dossier d'appel, à la page 8.)
Or, on n'y retrouve aucune allégation quelle qu'elle soit de négligence de la part du Widener.
La demande des propriétaires du Widener dans l'action T-1066-81 était fondée sur un contrat et c'est sur cette base que le juge de première ins tance l'a accueillie. La négligence concourante n'a pas été plaidée en défense et n'a donc pas été examinée. En tant que défense à une demande de nature contractuelle, ce moyen ne soulève pas seu- lement de difficiles questions de droit mais exige des conclusions de fait précises et détaillées, en particulier sur la question de la causalité. Or, le juge de première instance n'était pas saisi de ces questions et n'a donc pas pu les prendre en consi- dération dans l'action T-1066-81. Le fait que la négligence du Widener a été plaidée en défense à l'action délictuelle qu'a intentée le Rhône contre
22 L'assurance en est un exemple patent mais il y en a d'autres, telle la disposition contenue dans nombre de conven tions collectives et en vertu de laquelle l'employeur convient d'indemniser les employés contre les demandes, émanant de tierces parties, pour lesquelles il pourrait lui-même être tenu indépendamment responsable.
tous les membres de la flotille (n° de greffe T-5225-80) n'autorise pas Great Lakes Towing Company à importer ce moyen dans l'action con- tractuelle. Aussi serait-il erroné et injuste de faire droit à la tentative des appelants de soulever main- tenant ces questions pour la première fois en appel.
2. La limitation de la responsabilité
En défense à l'action contractuelle du Widener, Great Lakes Towing a principalement fait valoir que la clause limitative de responsabilité stipulée dans le tarif publié de ses taux faisait partie du contrat conclu entre les parties et qu'on devait donc y donner effet. Les services de Great Lakes Towing ayant été retenus par téléphone, la ques tion de savoir quelles clauses ont ou n'ont pas été incluses dans l'entente devient une question de fait. De même, étant donné que c'est Great Lakes Towing qui allègue l'existence d'une telle clause limitative de responsabilité en cas d'inexécution, c'est à elle qu'incombe le fardeau d'en faire la preuve 23.
Le juge de première instance a traité de la question en termes clairs et concis la page 114]:
Pour que la demanderesse soit liée par ce tarif et en particu- lier par la clause limitative de sa responsabilité, la défenderesse doit prouver qu'on lui en a livré un exemplaire. Non seulement cette preuve n'a-t-elle pas été faite, mais la preuve tend plutôt à démontrer que lors de l'entente par téléphone, on a., convenu d'un tarif quotidien et on n'a pas porté à l'attention de la demanderesse quelque disposition que ce soit de ce tarif et encore moins cette clause limitative de responsabilité.
À mon avis, ce passage énonce correctement le droit et comporte une conclusion de fait qui ressort clairement de la preuve. Il n'y a donc pas lieu d'intervenir.
CONCLUSIONS ET DISPOSITIF
Pour les motifs qui précèdent:
Dans l'action A-408-88 (T-1066-81), je rejet- terais l'appel avec dépens;
Dans l'action A-409-88 (T-5225-80), j'ac- cueillerais l'appel uniquement à l'égard de, la con- damnation prononcée à l'encontre du remorqueur South Carolina afin de la radier du jugement de première instance. À tous autres égards, je rejet- terais l'appel. Le succès des appelants étant limité
23 Voir McCutcheon v. MacBrayne (David), Ltd., [1964] 1 All E.R. 430 (H.L.).
à un aspect de la cause très mineur et, dans les circonstances, sans aucune incidence pratique, j'adjugerais aux intimés les frais de l'appel. Je rejetterais l'appel incident formé par les pro- priétaires du Widener, avec dépens en faveur seulement des intimés qui étaient parties deman- deresses en première instance.
LE JUGE PRATTE, J.C.A.: Je souscris à ces motifs.
LE JUGE DESJARDINS, J.C.A.: Je souscris à ces motifs.
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