A-1002-88
Sa Majesté la Reine et la Commission de l'emploi
et de l'immigration du Canada (appelantes)
(défenderesses)
c.
Shalom Schachter (intimé) (demandeur)
et
Le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour
les femmes (intimé) (intervenant)
RÉPERTORIÉ: SCHACHTER C. CANADA (CA.)
Cour d'appel, juges Heald, Mahoney et Stone,
J.C.A.—Toronto, 27, 28 et 29 novembre 1989;
Ottawa, 16 février 1990.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à
l'égalité — L'art. 32 de la Loi sur l'assurance-chômage
accorde des prestations pour le soin des enfants aux parents
adoptifs et non aux parents naturels — Le juge de première
instance a conclu à l'incompatibilité de l'art. 32 avec l'art. 15
de la Charte, et il a, en vertu de l'art. 24(1) de la Charte et
pour obvier à la couverture sélective de la Loi, étendu les
prestations aux parents naturels — Nature et portée du pou-
voir de la Cour d'accorder une réparation lorsqu'il y a viola
tion des droits à l'égalité — L'art. 15(1) confère un droit
positif à l'égalité qui ne peut être garanti que par une répara-
tion concrète — L'extension de prestations en cas de couver-
ture sélective de la loi constitue une réparation qui respecte la
nature téléologique de la Charte tout en donnant effet aux
droits consacrés par l'art. 15 — Appel rejeté.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Recours — Le
juge de première instance a conclu à l'incompatibilité de l'art.
32 de la Loi sur l'assurance-chômage (prestations pour le soin
des enfants accordées aux parents adoptifs) avec l'art. 15(1) de
la Charte — Il a accordé une réparation sous le régime de
l'art. 24(1) de la Charte en étendant les prestations aux
parents naturels — A-t-il commis une erreur en ne déclarant
pas l'art. 32 inopérant en vertu de l'art. 52(1) de la Loi
constitutionnelle de 1982? — L'art. 52(1) n'est pas la seule
voie de recours lorsqu'une loi est jugée incompatible avec la
Constitution — L'art. 52(1) n'entre pas en jeu puisque c'est le
caractère sélectif de l'art. 32, et non la mesure législative
elle-même, qui est inconstitutionnel — La Cour n'a pas outre-
passé la fonction constitutionnelle des juges bien que la déci-
sion exige l'utilisation de fonds publics qui ne sont pas affectés
par le Parlement — Une réparation concrète s'impose pour
respecter le droit à l'égalité prévu par la Charte.
Assurance-chômage — L'art. 32 de la Loi sur l'assurance-
chômage qui accorde des prestations pour le soin des enfants
aux parents adoptifs seulement est incompatible avec l'art. 15
de la Charte — Le juge de première instance s'est fondé sur
l'art. 24 de la Charte pour étendre les prestations aux parents
naturels — Interaction des art. 15(1) et 24(1) de la Charte et
de l'art. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 — La Cour
tient de l'art. 24 de la Charte le pouvoir, pour obvier au
caractère sélectif de la Loi, d'étendre des prestations aux
groupes lésés par une exclusion — Cette réparation est consti-
tutionnellement permise bien qu'elle donne lieu à l'affectation
de fonds publics non autrement autorisée par le Parlement.
Le juge de première instance a conclu à l'incompatibilité de
l'article 32 de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage avec
l'article 15 de la Charte, parce qu'il n'accordait pas aux parents
naturels le même bénéfice de la loi qu'aux parents adoptifs.
L'article 32 accorde des prestations pour le soin des enfants aux
parents adoptifs, mais non aux parents naturels. Le juge de
première instance, en vertu de l'article 24 de la Charte et pour
obvier au caractère sélectif de l'article contesté, a étendu les
prestations prévues à l'article 32 aux parents naturels.
La conclusion selon laquelle l'article 32 n'accorde pas à tous
le même bénéfice de la loi n'est pas contestée. L'appel soulève
trois questions: (1) le pouvoir du juge de première instance de
façonner une réparation sous le régime du paragraphe 24(1)
malgré le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982;
(2) la nature et l'étendue des pouvoirs d'un tribunal sous
l'empire du paragraphe 24(1) d'accorder réparation de la viola
tion des droits à l'égalité prévus à l'article 15 dans le cas d'une
loi qui ne couvre pas toutes les situations; (3) le rôle des juges
dans l'octroi d'une réparation qui équivaut à une modification
de la législation par le tribunal et qui implique l'affectation de
fonds publics à une fin non autorisée par le Parlement.
Arrêt (le juge Mahoney, J.C.A., dissident): l'appel devrait
être rejeté.
Le juge Heald, J.C.A. (avec l'appui du juge Stone, J.C.A.):
Le juge de première instance avait compétence pour accorder la
réparation figurant dans la décision litigieuse. Ne saurait être
accueilli l'argument des appelantes selon lequel lorsqu'une loi
est jugée incompatible avec les dispositions de la Constitution,
le tribunal ne peut pas faire autrement que de la déclarer
inopérante en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitu-
tionnelle de 1982. Dans l'arrêt Big M Drug Mart Ltd., le juge
Dickson a fait savoir que, pour ce qui est du paragraphe 24(1),
«il ne [s'agissait] pas ... du seul recours qui [s'offrait] face à
une loi inconstitutionnelle». Il ressort de ces remarques qu'il
existe plus d'une voie de recours lorsque des droits garantis par
la Charte ont été violés. On ne saurait les interpréter comme
écartant le recours à l'article 24 dans les cas où s'appliquerait
l'article 52. Il a ajouté que «Lorsque ... la contestation est
fondée sur l'inconstitutionnalité d'une loi, il n'est pas nécessaire
de recourir à l'art. 24». Toutefois, en l'espèce, c'est l'omission
qui est inconstitutionnelle, non pas la loi elle-même. Le libellé
de l'article 32 ne contrevient pas à la Charte; c'est le caractère
sélectif de la disposition qui la rend insuffisante et, par consé-
quent, inconstitutionnelle. En raison de ce caractère sélectif, le
paragraphe 52(1) ne saurait entrer en jeu, et la voie suivie par
le juge de première instance ne s'oppose pas aux remarques
faites par le juge Dickson dans l'arrêt Big M.
Le juge de première instance n'a pas commis d'erreur en
exerçant les pouvoirs qu'il tient de l'article 24. Un tribunal
compétent peut utiliser avec souplesse et imagination les pou-
voirs que lui confère l'article 24, et est libre de faire pleinement
usage de sa discrétion dans l'exercice de ces pouvoirs. Le
paragraphe 15(1) confère un droit positif à l'égalité qui ne peut
être garanti que par l'octroi d'une réparation concrète. La
réparation accordée par l'instance inférieure protège ce droit;
un jugement déclarant inopérant l'article 32 ne le ferait pas.
Le juge de première instance n'a pas non plus outrepassé sa
fonction judiciaire en imposant un cadre législatif pour rempla-
cer celui déclaré défectueux sur le plan constitutionnel. Une loi
qui ne couvre pas toutes les situations invite à une réparation
qui consiste dans l'extension de prestations. Une telle répara-
tion est conforme à la nature téléologique de la Charte tout en
donnant effet aux droits à l'égalité reconnus à l'article 15.
Puisque la réparation accordée est la seule qui soit convenable
et juste, elle est constitutionnellement permise. Qui plus est, le
jugement de première instance ne prévoit qu'une réparation
temporaire, laissant au «législateur le soin de remédier à la
situation conformément à la Charte». La Cour n'a pas empiété
sur la prérogative du législateur de faire un choix parmi les
options d'orientation constitutionnellement valides en adoptant
une loi qui corresponde à la Charte.
Rien n'étaye l'argument selon lequel la réparation accordée
constitue un empiétement sur le pouvoir constitutionnel du
législateur d'exiger des impôts. Ce n'est pas la première fois
qu'un tribunal rend une décision exigeant l'utilisation de fonds
publics non autrement autorisée par le Parlement.
Le juge Mahoney, J.C.A. (dissident): On ne saurait interpré-
ter les remarques faites par le juge Dickson comme indiquant
que les paragraphes 24(1) et 52(1) offrent des recours subsi-
diaires dans le cas de la couverture sélective d'une loi. Il n'a pas
été réellement statué sur l'interaction de ces dispositions. La
seule «réparation» sollicitée, examinée et accordée en l'espèce
fut un jugement déclaratif d'invalidité sous le régime du para-
graphe 52(1).
Il faut faire preuve de prudence en interprétant les droits
prévus par la Charte d'une façon téléologique et généreuse. La
Charte n'est pas la Constitution dans son entier; ses dispositions
ne sont ni accessoires ni prépondérantes. L'ensemble de la
Constitution, et non seulement la Charte, est «l'expression de la
volonté du peuple d'être gouverné conformément à certains
principes considérés comme fondamentaux». Aucun principe
n'est plus fermement établi que celui hérité de la Constitution
britannique selon lequel aucune levée d'argent ne peut se faire
sans l'autorisation du Parlement. L'affectation de fonds publics
par un tribunal est contraire à ce principe. Une approche
téléologique des réparations au paragraphe 24(1) ne saurait
autoriser les tribunaux à aller aussi loin. Il appartient aux
tribunaux de définir les limites dans lesquelles doivent se situer
les dispositions législatives pour être valides sous le régime de la
Charte; mais il incombe au Parlement d'édicter des dispositions
satisfaisant à ses exigences.
La Constitution du Canada n'autorise pas la réparation
élaborée par le juge de première instance. Ayant conclu à
l'incompatibilité de l'article 32 avec une disposition de la
Constitution, le juge de première instance était tenu de déclarer
cet article inopérant. Si cette conclusion avait été tirée, l'ab-
sence de conflit entre les paragraphes 24(1) et 52(1) serait
évidente. Comme il n'existe aucune disposition incompatible,
aucune réparation fondée sur le paragraphe 24(1) ne doit donc
être prononcée. Le paragraphe 52(1) expose une réalité consti-
tutionnelle dont un tribunal ne peut omettre de tenir compte
lorsqu'elle est invoquée et considérée comme applicable dans le
cadre d'une instance.
LOIS ET RÈGLEMENTS
An Act declaring the Rights and Liberties of the Subject,
and settling the Succession of the Crown, 1688 [Bill of
Rights], 1 Will & Mary, Sess. 2, chap. 2 (R.-U.).
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)
[L.R.C. (1985), Appendice II, n° 44], art. 2, 7, 15(1),
24(1), 33.
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur
le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985),
Appendice II, n° 44], art. 52(1).
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., chap. 3
(R.-U.) [L.R.C. (1985), Appendice II, n° 5],
préambule.
Loi de 1971 sur l'assurance-chômage, S.C. 1970-71-72,
chap. 48, art. 32 (mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap.
150, art. 5).
Loi sur l'assurance-chômage, L.R.C. (1985), chap. U-1,
art. 20.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7, art.
52(b)(iii), 57(3).
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663,
Règle 324.
JURISPRUDENCE
DECISIONS APPLIQUÉES:
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1
R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R.
289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255;
Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219;
(1989), 59 D.L.R. (4th) 321; 94 N.R. 373; Re Hoogbruin
et al. and Attorney -General of British Columbia et al.
(1985), 24 D.L.R. (4th) 718; [1986] 2 W.W.R. 700; 70
B.C.L.R. 1 (C.A.).
DECISIONS EXAMINÉES:
R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S.
295; (1985), 60 A.R. 161; 18 D.L.R. (4th) 321; [1985] 3
W.W.R. 481; 37 Alta. L.R. (2d) 97; 18 C.C.C. (3d) 385;
85 CLLC 914,023; 13 C.R.R. 64; 58 N.R. 81; R. c.
Jones, [1986] 2 R.C.S. 284; (1986), 31 D.L.R. (4th) 56-2;
[1986] 6 W.W.R. 577; 28 C.C.C. (3d) 513; 25 C.R.R.
63; 69 N.R. 241; Re Blainey and Ontario Hockey Asso
ciation et al. (1986), 54 O.R. (2d) 513; 24 D.L.R. (4th)
728; 14 O.A.C. 194 (C.A.); autorisation de pourvoi
devant la Cour suprême du Canada refusée, [1986] 1
R.C.S. xii; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588; (1987), 78
N.S.R. (2d) 183; 39 D.L.R. (4th) 481; 193 A.P.R. 183;
33 C.C.C. (3d) 289; 57 C.R. (3d) 289; 75 N.R. 81;
Califano v. Westcott, 443 U.S. 76 (1979); Renvoi: Motor
Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; (1985), 24
D.L.R. (4th) 536; [1986] 1 W.W.R. 481; 69 B.C.L.R.
145; 23 C.C.C. (3d) 289; 48 C.R. (3d) 289; 18 C.R.R.
30; 36 M.V.R. 240; 63 N.R. 266; Hunter et autres c.
Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; (1984), 55 A.R. 291;
11 D.L.R. (4th) 641; [1984] 6 W.W.R. 577; 33 Alta.
L.R. (2d) 193; 27 B.L.R. 297; 14 C.C.C. (3d) 97; 2
C.P.R. (3d) 1; 41 C.R. (3d) 97; 9 C.R.R. 355; 84 DTC
6467; 55 N.R. 241; Renvoi relatif aux droits linguisti-
ques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; (1985), 19
D.L.R. (4th) 1; [1985] 4 W.W.R. 385; 35 Man. R. (2d)
83; 59 N.R. 321; R. v. Hamilton (1986), 57 O.R. (2d)
412; 17 O.A.C. 241 (C.A.); R. v. Van Vliet (1988), 45
C.C.C. (3d) 481; 10 M.V.R. 190 (C.A.C: B.); Auckland
Harbour Board v. The King, [1924] A.C. 318; Mills c.
La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; (1986), 29 D.L.R. (4th)
161; 26 C.C.C. (3d) 481; 52 C.R. (3d) 1; 67 N.R. 241; R.
c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595; (1988), 31 O.A.C. 81;
45 C.C.C. (3d) 204; 66 C.R. (3d) 193; 89 N.R. 161; R. v.
Rowbotham et al. (1988), 25 O.A.C. 321; 41 C.C.C. (3d)
1; 63 C.R. 113; Law Society of Upper Canada c. Skapin-
ker, [1984] 1 R.C.S. 357; (1984), 9 D.L.R. (4th) 161; 3
O.A.C. 321; 11 C.C.C. (3d) 481; 53 N.R. 169; Marchand
v. Simcoe County Board of Education et al. (1986), 55
O.R. (2d) 638; 29 D.L.R. (4th) 596; 25 C.R.R. 139
(H.C.).
DÉCISIONS CITÉES:
Singh et autres c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigra-
tion, [1985] 1 R.C.S. 177; (1985), 17 D.L.R. (4th) 422;
12 Admin. L.R. 137; 14 C.R.R. 13; 58 N.R. 1; R. c.
Edwards Books and Art Ltd., [ 1986] 2 R.C.S. 713;
(1986), 35 D.L.R. (4th) 1; 30 C.C.C. (3d) 385; Reg. v.
Barnet London Borough Council Ex parte Nilish Shah,
[1983] 2 W.L.R. 16 (H.L.); Addy c. La Reine, [1985] 2
C.F. 452; (1985), 22 D.L.R. (4th) 52; 8 C.C.E.L. 13; 5
C.P.C. (2d) 127; 19 C.R.R. 193 (1' inst.); R. v. Punch,
[1985] N.W.T.R. 373; [1986] 1 W.W.R. 592; 22 C.C.C.
(3d) 289; 48 C.R. (3d) 374; 18 C.R.R. 74 (C.S.); Dixon
v. B.C. (A.G.), [1989] 4 W.W.R. 393 (C.S.C.-B.); Refe
rence re an Act to Amend the Education Act (1986), 53
O.R. (2d) 513; 25 D.L.R. (4th) 1; 13 O.A.C. 241 (C.A.).
DOCTRINE
Canada. Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre
des communes sur la Constitution du Canada. Procès-
verbaux et témoignages, fascicule n° 36 (12 janvier
1981), à la page 36:19.
Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed.
Toronto: Butterworths, 1983.
AVOCATS:
David Sgayias et Roslyn J. Levine pour les
appelantes (défenderesses).
Brian G. Morgan et Larry Ritchie pour l'in-
timé (demandeur).
Mary Eberts et Jennifer E. Aitken pour l'in-
timé (intervenant).
PROCUREURS:
Le sous -procureur général du Canada pour
les appelantes (défenderesses).
Osier, Hoskin & Harcourt, Toronto, pour
l'intimé (demandeur).
Tory, Tory, DesLauriers & Binnington,
Toronto, pour l'intimé (intervenant).
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE HEALD, J.C.A.: J'ai lu, sous forme de
projet, les motifs de jugement rédigés dans le cadre
de cet appel par mon collègue le juge Mahoney,
J.C.A. En toute déférence, je ne saurais être d'ac-
cord avec l'issue qu'il propose. En conséquence,
j'estime nécessaire de discuter des questions que
soulève l'appel, selon mon appréciation de l'affaire,
et d'expliquer les raisons pour lesquelles j'en arrive
à une conclusion différente de celle de mon
collègue.
Selon ma compréhension de l'appel, il soulève
trois questions générales: premièrement, la ques
tion de savoir si un tribunal compétent est habilité
à élaborer des réparations en vertu du paragraphe
24(1) de la Charte [Charte canadienne des droits
et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi
constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982
sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C.
(1985), Appendice II, n° 44]] nonobstant les dispo
sitions du paragraphe 52(1) de la Loi constitution-
nelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le
Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985),
Appendice II, n° 44]]. En d'autres termes, cet
appel soulève carrément la question de l'interac-
tion des paragraphes 24(1) de la Charte et 52(1)'
de la Loi constitutionnelle de 1982; deuxième-
ment, le rapport entre les paragraphes 24(1) et
52(1) lorsque ces dispositions sont considérées
dans le contexte d'autres articles de la Loi consti-
tutionnelle de 1982 comme, par exemple, le para-
' 24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation
des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente
charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la
réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard
aux circonstances.
52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du
Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de
toute autre règle de droit.
graphe 15(1) qui traite des droits à l'égalité 2 , et,
plus particulièrement, la nature et l'étendue du
pouvoir de la Cour d'accorder réparation de la
violation des droits à l'égalité prévus à l'article 15
dans les circonstances particulières de l'espèce; et
troisièmement, le rôle des juges dans les circons-
tances où l'octroi d'une réparation prévue par la
Charte équivaut à la modification de la législation
par le tribunal et implique aussi l'affectation des
fonds publics du Trésor à une fin non autorisée par
le Parlement.
Comme l'a mentionné le juge Mahoney, le juge
de première instance [[1988] 3 C.F. 515; (1988),
52 D.L.R. (4th) 525; 18 F.T.R. 199] a conclu que
l'article 32 de la Loi de 1971 sur l'assurance-chô-
mage [S.C. 1970-71-72, chap. 48 (mod. par S.C.
1980-81-82-83, chap. 150, art. 5)] (aujourd'hui
l'article 20, L.R.C. (1985), chap. U-1) était
incompatible avec l'article 15 de la Charte parce
qu'il n'accordait pas aux parents naturels le même
bénéfice de la loi qu'aux parents adoptifs. En effet,
il accordait des prestations pour le soin des enfants
aux parents adoptifs, mais non pas aux parents
naturels. Le juge de première instance, en vertu de
l'article 24 de la Charte et pour obvier au carac-
tère sélectif de l'article contesté, en a étendu le
champ d'application. La conséquence de son juge-
ment est l'octroi aux parents naturels des mêmes
prestations pour le soin des enfants qu'aux parents
adoptifs.
1. L'interaction des paragraphes 24(1) de la
Charte et 52(1) de la Loi constitutionnelle de
1982
L'avocat des appelantes a déclaré dès le départ
qu'il ne contestait pas la conclusion du juge de
première instance que l'article 32 n'accorde pas à
tous le même bénéfice de la loi et, en conséquence,
qu'il est contraire à l'article 15 de la Charte. Si
l'on tient pour acquise la compétence du tribunal à
accorder réparation en vertu de l'article 24, il est
aussi concédé que celle qui a été façonnée était
juste et appropriée dans les circonstances. Toute-
fois, les appelantes soutiennent que le juge de
première instance a commis une erreur en ne
2 15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique
également à tous, et tous ont droit à la même protection et au
même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimina
tion, notamment des discriminations fondées sur la race, l'ori-
gine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge
ou les déficiences mentales ou physiques.
déclarant pas inopérant l'article 32, et qu'il a aussi
commis une erreur quand il a prétendu modifier
l'article 32 en prévoyant le paiement de prestations
aux parents naturels.
Exprimé simplement, l'argument des appelantes
est que le paragraphe 52(1) s'applique automati-
quement lorsqu'une loi est considérée incompatible
avec les dispositions de la Constitution. L'avocat
des appelantes estime que l'article 24 de la Charte
ne peut être invoqué lorsque l'article 52 s'applique.
Il n'est pas allé jusqu'à affirmer la primauté de
l'article 52, mais il a néanmoins soutenu que l'on
ne peut invoquer l'article 24 pour empêcher l'ap-
plication de l'article 52. Au paragraphe 39 de son
exposé des faits et du droit, il formule l'argument
suivant:
[TRADUCTION] ... le paragraphe 24(1) ne permet pas à la
Cour de passer outre à la claire directive du paragraphe 52(1).
En effet, lorsqu'il s'agit de la compatibilité d'une disposition
législative avec la Charte, le paragraphe 24(1) n'entre pas en
jeu.
À l'appui de cet argument, l'avocat des appelantes
invoque les propos du juge Dickson (tel était alors
son titre) dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd.
et autres'. Dans l'affaire Big M, une société était
accusée d'avoir violé la Loi sur le dimanche
[S.R.C. 1970, chap. L-13]. Elle avait fait valoir en
défense que la Loi violait le droit à la liberté de
religion garanti par la Charte. La Couronne a
soutenu que le tribunal de première instance
n'avait pas la compétence nécessaire pour rendre
un jugement déclaratif d'invalidité en vertu de
l'article 24. En rejetant cet argument, le juge
Dickson a dit, pour la majorité:
Le paragraphe 24(1) prévoit un redressement pour les per-
sonnes, aussi bien physiques que morales, qui ont été victimes
d'une atteinte aux droits qui leurs sont garantis par la Charte.
Toutefois, il ne s'agit pas là du seul recours qui s'offre face à
une loi inconstitutionnelle. Lorsque, comme c'est le cas en
l'espèce, la contestation est fondée sur l'inconstitutionnalité
d'une loi, il n'est pas nécessaire de recourir à l'art. 24 et l'effet
particulier qu'elle a sur l'auteur de la contestation est sans
importance.
En toute déférence pour les partisans de l'opinion
contraire, j'estime que l'avis précité dit clairement
qu'il existe plus d'une voie de recours lorsque des
droits garantis par la Charte ont été violés par une
mesure législative inconstitutionnelle. Je crois
manifeste que le juge Dickson n'écartait pas le
3 [1985] 1 R.C.S. 295; (1985), 60 A.R. 161; 18 D.L.R. (4th)
321; [1985] 3 W.W.R. 481; 37 Alta. L.R. (2d) 97; 18 C.C.C.
(3d) 385; 85 CLLC 914,023; 13 C.R.R. 64; 58 N.R. 81, la
p. 313 R.C.S.
recours à l'article 24 dans les cas où s'appliquerait
l'article 52. Je dis cela parce qu'il a mentionné que
le redressement prévu à l'article 24 n'est pas le seul
recours qui s'offre face à une loi inconstitution-
nelle. Vont dans le même sens les commentaires du
juge Wilson dans l'arrêt Singh et autres c. Minis-
tre de l'Emploi et de l'Immigration".
Il me semble que la voie que doit suivre quicon-
que veut obtenir une réparation peut fort bien
dépendre de la façon dont son droit a été violé. Le
juge Strayer a souligné la façon peu commune
dont une disposition qui ne couvre pas toutes les
situations viole les droits garantis par la Charte. Il
a dit ce qui suit (à la page 544 C.F.):
L'article 32 est entaché de vice, non pas parce que les presta-
tions qu'il prévoit sont interdites par la Charte, mais parce que
ni cet article ni aucune autre partie de la Loi ne veulent aller
suffisamment loin lorsqu'il s'agit de prévoir de façon égale des
prestations pour ceux qui se trouvent dans la même situation:
dans ce sens, «il ne couvre pas toutes les situations».
À mon sens, le juge Strayer établit ici une distinc
tion entre les dispositions législatives qui sont
inconstitutionnelles en raison de ce qu'elles pré-
voient, et celles qui sont inconstitutionnelles en
raison de ce qu'elles omettent. L'article 32 de la
Loi de 1971 sur l'assurance-chômage appartient à
la seconde catégorie. Dans le passage cité plus
haut, le juge Dickson s'est montré d'avis que lors-
que la contestation se fonde sur le caractère
* [1985] 1 R.C.S. 177; (1985), 17 D.L.R. (4th) 422; 12
Admin. L.R. 137; 14 C.R.R. 13; 58 N.R. 1, à la p. 221 R.C.S.,
où elle a dit:
4. Mesures de redressement
J'examinerai maintenant la question du redressement
auquel ont droit les appelants. Les paragraphes 24(1) de la
Charte et 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 s'appli-
quent tous les deux. Le paragraphe 52(1) requiert une décla-
ration que le par. 71(1) de la Loi sur l'immigration de 1976
est inopérant dans la mesure où il est incompatible avec l'art.
7. Les appelants qui ont subi un préjudice par suite de
l'application à leur cas d'une loi inconstitutionnelle ont le
droit, en vertu du par. 24(1), de s'adresser à un tribunal
compétent en vue d'obtenir «la réparation que le tribunal
estime convenable et juste eu égard aux circonstances».
Quelle réparation peut-on accorder en l'espèce?
La compétence de la Cour est invoquée de deux façons. En
premier lieu, les présents pourvois découlent du rejet par la
Cour d'appel fédérale de demandes d'examen judiciaire fon-
dées sur l'art. 28 de la Loi sur la Cour fédérale. Dans ce cas,
la Cour est limitée aux pouvoirs que la Cour fédérale a le
droit d'exercer en vertu de l'art. 28. En second lieu, cepen-
dant, on invoque le pouvoir général de redressement que
possède la Cour en vertu [de] l'art. 24 de la Charte.
inconstitutionnel de la disposition législative, il
n'est pas nécessaire de recourir à l'article 24.
Toutefois, ce n'est pas le cas en l'espèce, où le
libellé de l'article 32 lui-même ne contrevient pas à
la Charte. Comme l'a souligné l'avocat de l'intimé,
le fait qu'il ne couvre pas toutes les situations le
rend insuffisant, et par conséquent inconstitution-
nel. En l'espèce, c'est l'omission qui est inconstitu-
tionnelle, non pas la disposition elle-même. La
question vue sous cet angle, il serait donc possible
de recourir à l'article 24 pour obtenir réparation.
Donc, à mon sens, la voie suivie par le juge Strayer
ne s'oppose pas à l'opinion exprimée plus haut par
le juge Dickson 5 .
Je trouve un appui supplémentaire pour cette
optique de la question dans les motifs du juge
Wilson dans l'affaire R. c. Jones 6 . La mesure
législative contestée dans cette affaire se trouvait
être certains articles de l'Alberta School Act
[R.S.A. 1980, chap. S-3]. On soutenait que les
articles en cause étaient contraires à l'alinéa 2a)
de la Charte (liberté de religion) aussi bien qu'à
l'article 7 de la même loi (atteinte à la liberté).
Tous les juges de la Cour suprême du Canada
saisis de l'appel ont statué qu'il n'y avait pas
violation de l'alinéa 2a). En outre, tous les juges, à
l'exception du juge Wilson, ont conclu qu'il n'y
avait pas non plus violation de l'article 7 de la
Charte. Le juge Wilson était d'avis que la disposi
tion contestée enfreignait l'article 7 de la Charte.
En conséquence, elle est le seul juge parmi ceux
qui étaient saisis de l'affaire à avoir considéré
nécessaire de traiter de la question de la répara-
tion. Elle a dit à la page 323 R.C.S.:
J'aimerais examiner un autre point qui a manifestement
préoccupé la Cour d'appel. Elle a jugé que, comme l'appelant
ne s'était pas vu refuser un certificat en vertu du par. 143(1), il
n'était pas en droit de soulever la validité de la Loi [TRADUC-
TION] «dans l'abstrait». Si je comprends bien la pensée de la
cour, il semblerait qu'aucun recours ne pourrait être exercé en
vertu du par. 24(1) sur le fondement d'une invalidité législative
en soi, mais uniquement sur le fondement d'un acte accompli en
vertu de celle-ci. L'appelant aurait pu avoir recours aux brefs
de prérogative s'il s'était vu refuser un certificat, mais la
5 Le juge en chef Dickson soulève un point semblable dans
l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [ 1986] 2 R.C.S.: 713;
(1986), 35 D.L.R. (4th) 1; 30 C.C.C. (3d) 385, la p. 784
R.C.S.
6 [ 1986] 2 R.C.S. 284; (1986), 31 D.L.R. (4th) 562; [ 1986] 6
W.W.R. 577; 28 C.C.C. (3d) 513; 25 C.R.R. 63; 69 N.R. 241,
à la p. 323 R.C.S.
validité de la Loi ne pourrait être mise en cause que par renvoi
constitutionnel ou demande de jugement déclaratoire.
Avec égards pour la Cour d'appel, je crois qu'elle a tort sur
ce point. Il y a lieu à recours sur le fondement du par. 24(1) si
la loi est jugée, en vertu du par. 52(1), incompatible avec les
dispositions de la Constitution. [C'est moi qui souligne.]
Bien que les faits en l'espèce diffèrent de ceux
en cause dans l'arrêt Jones, précité, en ce sens que
le demandeur en l'espèce a demandé un jugement
déclaratoire et qu'il échapperait donc vraisembla-
blement à la restriction faite par la Cour d'appel
de l'Alberta, j'estime particulièrement persuasive
la remarque incidente du juge Wilson selon
laquelle «Il y a lieu à recours sur le fondement du
par. 24(1) si la loi est jugée, en vertu du par.
52(1), incompatible avec les dispositions de la
Constitution.»
Les appelantes font essentiellement valoir que
l'article 24 ne peut être invoqué que lorsqu'il y a
violation de la Charte autrement que par une
mesure législative. Comme l'a souligné l'avocat de
l'intimé, les mots «autrement que par une mesure
législative» ou d'autres mots ayant le même sens ne
se retrouvent pas à l'article 24. Selon lui, les
articles 24 et 52 n'entrent pas en conflit; je partage
cette opinion. Il est toutefois important de se sou
venir, comme on l'a mentionné plus haut, que dans
les circonstances particulières de l'espèce, la fai-
blesse de l'article 32, sur le plan constitutionnel,
provient non pas de son incompatibilité, mais
plutôt de son caractère insuffisant. Conséquem-
ment, en l'espèce, le paragraphe 52(1) de la
Charte n'entre pas en jeu. Il n'existe aucune indi
cation évidente que le législateur entendait que
l'une des dispositions soit exhaustive ou couvre
toutes les situations. Par conséquent, l'article 52
aussi bien que l'article 24 s'appliquent à première
vue'. Cependant, étant donné le caractère sélectif
de la mesure législative, l'article 52 ne peut
s'appliquer.
L'avocat de l'intimé nous a aussi engagés à
considérer les remarques faites par le ministre de
la Justice et procureur général du Canada devant
le Comité mixte spécial de la Constitution du
Canada, le 12 janvier 1981 [à la page 36:191:
' Comparer avec: Construction of Statutes, 2° éd., E. A.
Driedger, à la p. 235.
[TRADUCTION] Recours:
L'Association canadienne pour les libertés civiles et le Con-
grès juif canadien ont fortement insisté sur l'adjonction d'un
article prévoyant un recours en cas de violation des droits.
Toute personne victime de négation ou de violation de ses droits
pourra ainsi s'adresser à un tribunal compétent et obtenir
réparation.
Je serais favorable à ce que l'on ajoute un article qui se lirait
ainsi:
Toute personne, victime de violation ou de négation des
droits et libertés qui lui sont garantis par la présente Charte,
peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la
réparation que le tribunal estime convenable et juste eu
égard aux circonstances.
Cette mesure permettra à tout individu de recevoir compen
sation et justice si ses droits ont été lésés par l'adoption d'une
loi ou par une activité quelconque d'un fonctionnaire.
Je n'oublie pas la mise en garde qu'a faite le juge
Lamer dans l'arrêt Renvoi: Motor Vehicle Act de
la C.-B. 8 , à l'égard des procès-verbaux du Comité
mixte spécial. Cependant, j'estime que les com-
mentaires du ministre de la Justice, précités, indi-
quent clairement l'intention, par l'adjonction de
l'article 24 de la Charte, d'offrir une réparation
appropriée à «tout individu ... si ses droits ont été
lésés par l'adoption d'une loi ou par une activité
quelconque d'un fonctionnaire». Je crois aussi qu'il
est loisible à un tribunal de recourir aux débats du
Parlement pour tenter de déceler les fins ou la
politique de ce dernier 9 . Si cela est permis, il me
semble donc que de la même façon il est loisible au
tribunal d'attacher un certain poids à des commen-
taires comme ceux du ministre de la Justice et
procureur général du Canada, précités, devant le
Comité mixte spécial du Parlement. Je suis de cet
avis, étant donné que ce ministre est précisément
celui qui était chargé de guider la discussion sur la
Loi constitutionnelle devant la Chambre des
communes.
Donc, pour les motifs qui précèdent, j'ai conclu
que le juge de première instance avait compétence,
en vertu de l'article 24 de la Charte, pour accorder
la réparation visée dans la décision dont il est
interjeté appel.
8 [1985] 2 R.C.S. 486; (1985), 24 D.L.R. (4th) 536; [1986] 1
W.W.R. 481; 69 B.C.L.R. 145; 23 C.C.C. (3d) 289; 48 C.R.
(3d) 289; 18 C.R.R. 30; 36 M.V.R. 240; 63 N.R. 266, aux p.
508 et 509 R.C.S.
9 Voir: Reg. v. Barnet London Borough Council Ex parte
Nilish Shah, [1983] 2 W.L.R. 16 (H.L.), à la p. 30.
2. L'interaction des paragraphes 24(1) et 52(1)
pris dans le contexte du paragraphe 15(1)
L'arrêt de principe sur l'article 15 de la Charte
est l'arrêt Andrews 10 . À la page 170 R.C.S., le
juge McIntyre dit ce qui suit:
Le principe de l'égalité devant la loi est reconnu depuis
longtemps comme un élément de notre tradition constitution-
nelle et il a été consacré sous forme législative dans la Déclara-
tion canadienne des droits. Cependant, contrairement à la
Déclaration canadienne des droits qui ne parle que de l'égalité
devant la loi, le par. 15(1) de la Charte offre une protection
beaucoup plus large. L'article 15 énonce quatre droits fonda-
mentaux: 1) le droit à ce que la loi s'applique également à tous;
2) le droit à ce que la loi ne fasse acception de personne, ou
droit à l'égalité dans la loi; 3) le droit à la même protection de
la loi, et 4) le droit au même bénéfice de la loi. L'inclusion de
ces trois derniers droits supplémentaires à l'art. 15 de la Charte
constituait une tentative de remédier à certaines faiblesses du
droit à l'égalité contenu dans la Déclaration canadienne des
droits.
Et de nouveau aux pages 170 et 171 R.C.S., il dit:
On constate facilement que l'art. 15 a été délibérément formulé
de manière à remédier à certains défauts perçus dans la Décla-
ration canadienne des droits. La loi antérieure fait partie des
«contextes linguistique, philosophique et historique» de l'art. 15
de la Charte.
Il est clair que l'art. 15 a pour objet de garantir l'égalité dans
la formulation et l'application de la loi. Favoriser l'égalité
emporte favoriser l'existence d'une société où tous ont la certi
tude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui
méritent le même respect, la même déférence et la même
considération. Il comporte un aspect réparateur important.
Dans l'arrêt Reference re an Act to Amend the Education Act
(1986), 53 O.R. (2d) 513, le juge en chef Howland ainsi que le
juge Robins (dissident quant au résultat mais non quant à cette
observation) tentent d'énoncer la vaste gamme des valeurs
englobées par l'art. 15. Voici ce qu'ils affirment, à la p. 554:
[TRADUCTION] À notre avis, pris dans son ensemble, le par.
15(1) est une formulation concise d'un droit positif à l'égalité
sur le plan du fond et de l'application de la loi. C'est un droit
général qui régit toute l'action législative. Au même titre que
les idéaux de «justice égalitaire» et «d'égalité d'accès à la loi», le
droit à la même protection et au même bénéfice de la loi,
maintenant enchâssé dans la Charte, repose sur le principe
moral et éthique, fondamental dans une société vraiment libre
et démocratique, que tous devraient être traités sur un pied
d'égalité par la loi et avec le même respect.
Dans l'extrait de la décision de la Cour d'appel de
l'Ontario dans l'affaire Reference re an Act to
Amend the Education Act (1986), 53 O.R. (2d)
513; 25 D.L.R. (4th) 1; 13 O.A.C. 241, mention
' 0 Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1
R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289;
34 B.C.L.R. (2d) 273; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255.
st faite d'un droit positif à l'égalité conféré par le
paragraphe 15(1). Une simple déclaration d'invali-
dité ne suffirait pas dans • les circonstances de
l'espèce, car elle ne garantirait pas le droit positif
conféré en vertu du paragraphe 15(1). Ce droit
positif ne peut être garanti que par l'octroi d'une
réparation concrète. C'est précisément ce que le
juge de première instance a tenté de faire dans la
décision portée en appel. J'estime que ce point de
vue se trouve aussi étayé par la décision de la Cour
suprême du Canada dans l'affaire Brooks". Cette
affaire traitait du régime d'assurance collective de
Safeway, qui refusait aux femmes enceintes les
prestations d'invalidité pendant dix-sept semaines
en vertu du régime d'assurance maladie et d'acci-
dents de la société. Safeway a soutenu notamment
que le régime ne créait pas de discrimination, mais
qu'il était simplement limité en ce qu'il ne couvrait
pas tous les risques assurables. On a soutenu que la
décision d'exclure la grossesse de la couverture du
régime ne relevait pas de la discrimination, mais
de la décision d'indemniser certains risques et d'en
exclure d'autres. Le juge en chef Dickson, en
rédigeant le jugement de la Cour, a dit ce qui suit
sur cet argument (à la page 1240 R.C.S.):
Je l'ai déjà signalé, au Canada, l'existence de la discrimination
ne dépend pas d'une constatation d'intention inique. Les effets
de la couverture dite sélective militent contre l'application de la
notion de couverture sélective dans ce contexte. La couverture
sélective constitue peut-être simplement un moyen détourné de
permettre la discrimination. Les avantages sociaux sont de plus
en plus souvent intégrés dans les conditions de travail. Dès
qu'un employeur décide de fournir un régime d'avantages
sociaux, il ne peut pas faire d'exclusions de façon discrimina-
toire. Une indemnisation sélective de cette nature reviendrait
clairement à de la discrimination fondée sur le sexe. Les
avantages fournis dans le cadre de l'emploi doivent être fournis
sans discrimination.
Ces remarques du juge en chef du Canada
s'appliquent particulièrement à la situation en
cause. Le caractère sélectif de l'article 32 de la Loi
de 1971 sur l'assurance-chômage se trouve à créer
une discrimination contre un parent naturel
comme l'intimé en l'espèce. En statuant que le
régime de Safeway créait une discrimination
fondée sur le sexe, la Cour a accueilli l'appel et elle
a renvoyé «la plainte des appelants à l'arbitre pour
qu'il fixe le redressement approprié en vertu de la
Loi sur les droits de la personne [S.M. 1974,
chap. 65] du Manitoba». En d'autres termes, le
" Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219;
(1989), 59 D.L.R. (4th) 321; 94 N.R. 373.
tribunal a, dans ce cas, trouvé un redressement
concret pour protéger un droit positif. De la même
façon, la réparation accordée par le juge de pre-
mière instance en l'espèce atteint ce résultat.
On a aussi fait référence à la décision de la Cour
d'appel de la Colombie-Britannique dans l'affaire
Hoogbruin'. Dans cette affaire, les requérants,
tous deux résidants permanents et votants inscrits
de la Colombie-Britannique étaient temporaire-
ment hors de cette province tandis qu'ils fréquen-
taient l'université en Ontario. Pendant leur
absence, une élection provinciale a eu lieu en
Colombie-Britannique, dans le cadre de laquelle il
leur a été impossible de voter, la Election Act
[R.S.B.C. 1979, chap. 103] de cette province ne
prévoyant pas le vote des absents. Ils ont demandé
un jugement déclaratoire portant que leur droit de
vote, garanti par la Charte, avait été violé. La
Cour d'appel a rendu un jugement déclaratoire
dans lequel elle disait: [TRADUCTION] «la Cour
estime que les votants inscrits de la Colombie-Bri-
tannique sont privés de leur droit de vote garanti à
l'art. 3 de la Charte quand la seule raison pour
laquelle ils ne peuvent exercer ce droit se trouve
être l'absence d'un mécanisme procédural qui leur
permettrait raisonnablement de voter» [à la page
723 D.L.R.]. Aux pages 722 et 723 D.L.R., la
Cour (le juge Nemetz, juge en chef de la Colom-
bie-Britannique, et les juges d'appel Aikins et
Macdonald) a déclaré ce qui suit:
[TRADUCTION] M. Edwards, en insistant au nom des intimés
pour que la cour n'accorde aucun redressement, a agité le
spectre du danger de voir le tribunal «s'arroger ou diriger» les
fonctions de l'exécutif ou de la législature s'il devait rendre un
jugement déclaratoire. À notre avis, cet argument n'est pas
fondé. Lorsqu'une loi est incompatible avec les dispositions de
la Charte, il est du devoir du tribunal, dans la mesure de cette
incompatibilité, de la déclarer inopérante (par. 52(1)).
Avant la Charte, les tribunaux pouvaient déclarer et ont
déclaré invalides des mesures législatives pour des motifs rele
vant du partage des pouvoirs. Lorsque cela s'est produit, nous
ne connaissons aucune circonstance où l'organe législatif du
gouvernement n'a pas fidèlement tenté de corriger la mesure
législative contestée. De la même façon, lorsque cette cour
déclare «inopérante» une loi, en tout ou en partie, en raison de
son incompatibilité avec la Charte, il appartient à la législature
de décider des mesures de redressement à prendre, compte tenu
du jugement déclaratoire. Le paragraphe 24(1) de la Charte
permet aux tribunaux d'accorder réparation à quiconque est
victime de violation ou de négation de ses droits garantis. La
Charte dit ce qui suit:
12 Re Hoogbruin et al. and Attorney -General of British
Columbia et al. (1985), 24 D.L.R. (4th) 718; [1986] 2 W.W.R.
700; 70 B.C.L.R. 1 (C.A.).
24.(1) Toute personne, victime de violation ou de négation
des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente
charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir
la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu
égard aux circonstances.
Il serait certes anormal que ces pouvoirs ne puissent s'exercer
que lorsque des restrictions ont été expressément édictées, à
l'exclusion des circonstances où des restrictions inconstitution-
nelles résultent d'omissions dans la loi. [C'est moi qui souligne.]
Il ressort de ces motifs que la Cour d'appel de la
Colombie-Britannique était d'avis qu'un tribunal
compétent était habilité par le paragraphe 24(1) à
offrir une réparation pour obvier au caractère
sélectif d'une loi.
L'avocat de l'intimé ainsi que l'avocate de l'in-
tervenant se sont également appuyés sur l'arrêt
Blainey de la Cour d'appel de l'Ontario 13 . Dans
cette affaire, l'appelante était une fille de douze
ans qu'on avait empêchée de faire partie d'une
équipe de hockey pour garçons en vertu des règle-
ments de l'Ontario Hockey Association (Associa-
tion de hockey de l'Ontario) et de la Canadian
Amateur Hockey Association (Association cana-
dienne de Hockey amateur). L'article premier du
Code des droits de la personne de l'Ontario [L.O.
1981, chap. 53] porte:
1. Toute personne a droit à un traitement égal en matière de
services, de biens ou d'installations, sans discrimination fondée
sur la race, l'ascendance, le lieu d'origine, la couleur, l'origine
ethnique, la citoyenneté, la croyance, le sexe, l'âge, l'état
matrimonial, l'état familial ou un handicap.
Toutefois, le paragraphe 19(2) de ce Code [abrogé
par L.O. 1986, chap. 64, art. 18(12)] disait ceci:
[TRADUCTION] 19. ...
(2) Il n'y a pas eu violation du droit, que prévoit l'article 1, à
un traitement égal en matière de services et d'installations
lorsque l'adhésion à un organisme d'athlétisme ou la participa
tion à une activité d'athlétisme est réservée uniquement aux
personnes du même sexe.
L'appelante a conclu à un jugement déclarant que
le paragraphe 19(2) du Code allait à l'encontre du
paragraphe 15(1) de la Charte. La majorité de la
formation de la Cour d'appel a statué que ce
paragraphe 19(2) violait l'article 15 de la Charte,
parce qu'il avait pour conséquence de permettre
une discrimination directe fondée sur le sexe. La
majorité a décidé en outre que ce paragraphe
" Re Blainey and Ontario Hockey Association et al. (1986),
54 O.R. (2d) 513; 24 D.L.R. (4th) 728; 14 O.A.C. 194 (C.A.).
Autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada
refusée [[1986] 1 R.C.S. xii].
n'était pas couvert par l'article premier de la
Charte, puisqu'il s'agissait d'une restriction abu
sive du droit à la même protection et au même
bénéfice de la loi. Dans l'affaire Blainey, la rédac-
tion du paragraphe attaqué dénote une exception à
la protection générale contre la discrimination,
laquelle protection est prévue à l'article premier du
Code. Donc, dans cette affaire, la réparation
demandée par Mlle Blainey pouvait être accordée
sous forme d'un jugement déclaratif d'invalidité du
paragraphe 19(2), sous le régime de l'article 52 de
la Loi constitutionnelle de 1982, puisqu'un tel
jugement déclaratoire aurait pour conséquence que
Mlle Blainey bénéficierait de la protection géné-
rale contre la discrimination prévue à l'article
premier du Code. Autrement dit, le jugement
déclaratif d'invalidité dans l'affaire Blainey aurait,
quant au fond, pour effet d'étendre à Mlle Blainey
le droit d'être à l'abri de la discrimination conféré
par l'article premier du Code.
Les deux avocats ont fait remarquer qu'un résul-
tat semblable avait été atteint dans l'arrêt
Andrews susmentionné. Dans cet arrêt, la Cour
suprême du Canada a déclaré que la condition
posée par la Barristers and Solicitors Act de la
Colombie-Britannique [R.S.B.C. 1979, chap. 26]
selon laquelle seul un citoyen canadien peut être
inscrit au barreau de la Colombie-Britannique est
incompatible avec l'article 15 de la Charte, et est
donc inopérante. Selon la prétention des avocats,
cette décision a pour conséquence que la Cour a
étendu au requérant le droit d'être admis au bar-
reau en aplanissant les obstacles à cette demande
interdits par la Constitution. Il est allégué en outre
que le pouvoir qu'a la Cour d'ordonner des répara-
tions prévues à la Charte ne dépend pas de la
façon dont une disposition législative est rédigée.
Par exemple, si l'article 32 de la Loi de 1971 sur
l'assurance-chômage avait été rédigé en sens
inverse, c'est-à-dire en prévoyant que les presta-
tions de soin des enfants pouvaient être accordées
à tous les parents à l'exclusion des parents natu-
rels, on pourrait accorder une réparation convena-
ble en radiant l'exception sous le régime de l'arti-
cle 32, puisque les parents naturels seraient alors
replacés dans une position d'égalité par rapport
aux autres parents. En réalité, c'est précisément ce
que le juge de première instance a fait, puisque,
par son ordonnance, il a ramené les parents natu-
rels à une position d'égalité avec tous les autres
parents. Comme l'a prétendu l'avocat de l'intimé:
[TRADUCTION] Il serait par ailleurs arbitraire de faire dépen-
dre ces grandes différences de fond uniquement des différences
stylistiques dans la rédaction. [Exposé des faits et du droit de
l'intimé, paragraphe 64.]
L'avocate de l'intervenant s'est exprimée en ces
termes (exposé des faits et du droit de l'interve-
nant, paragraphe 44):
[TRADUCTION] ... bien qu'un jugement déclaratif d'invalidité
en l'espèce puisse placer les parents naturels et les parents
adoptifs dans la même situation, il ne favoriserait pas pour
autant l'égalité. S'assurer que des groupes ou des particuliers
ont le même droit négatif pour ce qui est des prestations va à
l'encontre du but de la garantie d'égalité visé par l'article 15 et
ne donne lieu qu'à la similitude et non à l'égalité.
Dans son argumentation orale, elle a ajouté qu'un
tel résulat équivalait à une [TRADUCTION] «égalité
assortie de vengeance» en raison de l'aspect punitif
du résultat. Elle a fait valoir qu'il n'était pas
possible d'atteindre l'égalité visée à l'article 15
simplement en enlevant une prestation à d'autres.
Je suis d'accord avec les arguments des deux
avocats à cet égard. À mon avis, la jurisprudence
canadienne n'exclut pas le recours à l'article 24
dans les circonstances de l'espèce. Au contraire,
j'estime que la prépondérance de cette jurispru
dence étaye l'exercice du pouvoir que la Cour tient
de l'article 24 dans une situation comme l'espèce 14 .
À la page 636 R.C.S. de l'arrêt R. c. Rahey 15 de la
Cour suprême du Canada, le juge La Forest, lors
de la discussion de la «Corrélation entre le droit et
la réparation» dans le contexte des traditions de la
tenue d'un procès dans un délai raisonnable, et de
l'exigence semblable figurant à l'alinéa 11 b) de la
Charte, s'est prononcé en ces termes:
Ce qui distingue la Charte de cette tradition, c'est non
seulement l'expression constitutionnelle du droit, un droit qui,
après tout, est connu en common law depuis plus de 750 ans,
mais également la nature générale et souple de la réparation
qu'elle prévoit pour sa violation. En d'autres termes, c'est non
seulement le fait que le droit est enchâssé dans la Constitution
qui nous oblige à l'examiner à nouveau, mais c'est qu'il a été
réaffirmé dans le contexte d'un mécanisme de procédure entiè-
rement nouveau, qui était évidemment destiné à être utilisé
avec souplesse et imagination. Par conséquent, les tribunaux ne
14 En plus des décisions analysées ci-dessus, je cite les affaires
Addy c. La Reine, [1985] 2 C.F. 452; (1985), 22 D.L.R. (4th)
52; 8 C.C.E.L. 13; 5 C.P.C. (2d) 127; 19 C.R.R. 193 (1' inst.)
et R. v. Punch, [1985] N.W.T.R. 373; [1986] 1 W.W.R. 592;
22 C.C.C. (3d) 289; 48 C.R. (3d) 374; 18 C.R.R. 74 (C.S.).
15 [1987] 1 R.C.S. 588; (1987), 78 N.S.R. (2d) 183; 39
D.L.R. (4th) 481; 193 A.P.R. 183; 33 C.C.C. (3d) 289; 57 C.R.
(3d) 289; 75 N.R. 81.
peuvent plus considérer que les formes de réparation existantes
définissent la portée du droit. En effet, la Charte situe la
garantie de la tenue d'un procès dans un délai raisonnable dans
un contexte de procédure qui permet aux tribunaux de lui
donner tout son sens pour la première fois.
À la page 648 R.C.S., il a déclaré:
Réparation
Comme je l'ai indiqué à maintes reprises, un tribunal compé-
tent est libre d'utiliser le pouvoir discrétionnaire complet que
lui confère le par. 24(1) de la Charte pour choisir une répara-
tion relativement à la violation du droit d'être jugé dans un
délai raisonnable. Ce choix, comme le juge McIntyre l'explique
dans le passage cité précédemment, dépend de toutes les cir-
constances. La Charte précise clairement que la réparation qui
doit être accordée est celle «que le tribunal estime convenable et
juste eu égard aux circonstances».
Ces deux citations renforcent mon point de vue
selon lequel la Cour peut utiliser avec «souplesse»
et «imagination» les pouvoirs qu'elle tient de l'arti-
cle 24, et est libre de faire pleinement usage de sa
discrétion dans l'exercice de ces pouvoirs.
Dans l'arrêt Mills c. La Reine 1 b, le juge McIn-
tyre présente également un argument convaincant
sur la portée du pouvoir conféré par l'article 24:
Il est difficile de concevoir comment on pourrait donner au
tribunal un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu. Ce
large pouvoir discrétionnaire n'est tout simplement pas réducti-
ble à une espèce de formule obligatoire d'application générale à
tous les cas, et les tribunaux d'appel ne sont nullement autorisés
à s'approprier ce large pouvoir discrétionnaire ni à en restrein-
dre la portée ... mais les circonstances varieront de façon
infinie d'un cas à l'autre et la réparation accordée variera en
conséquence.
Ainsi qu'il a été noté dans la jurisprudence
discutée ci-dessus, nos tribunaux ont accordé des
réparations concrètes, modifiant ces réparations
pour les adapter aux circonstances de chaque cas
particulier. A mon avis, et pour tous les motifs
invoqués ci-dessus, le juge de première instance
n'a, en l'espèce, commis aucune erreur dans l'exer-
cice du pouvoir discrétionnaire que lui confère
l'article 24.
16 [1986] 1 R.C.S. 863; (1986), 29 D.L.R. (4th) 161; 26
C.C.C. (3d) 481; 52 C.R. (3d) 1; 67 N.R. 241, aux p. 965 et
966 R.C.S.
3. Le rôle des tribunaux lorsque l'octroi d'une
réparation prévue à la Charte entraîne la modifi
cation judiciaire de la loi et entraîne également
l'affectation de fonds publics à une fin non autori-
sée par le législateur
a) Modification judiciaire
Les appelantes soutiennent que la Charte n'a
pas transféré aux tribunaux le pouvoir de réécrire
ou de modifier la loi pour qu'elle s'accorde avec la
Charte. Selon leur avocat, [TRADUCTION] «il
incombe au législateur de faire un choix parmi les
options d'orientation constitutionnellement permi-
ses et de promulguer une loi qui corresponde aux
exigences de la Charte». (exposé des faits et du
droit des appelantes, paragraphe 43). Fortes de cet
argument, les appelantes estiment que le juge de
première instance a [TRADUCTION] «outrepassé la
fonction judiciaire régulière en choisissant et en
imposant un cadre législatif pour remplacer celui
déclaré défectueux sur le plan constitutionnel»
(exposé des faits et du droit des appelantes, para-
graphe 44).
Cet argument me pose des problèmes. Une telle
approche ne tient pas compte de l'existence de
l'article 33 de la Charte" qui préserve expressé-
ment la suprématie parlementaire concernant les
droits énoncés à l'article 2 ainsi qu'aux articles 7 à
15 de la Charte. On devrait se rappeler que cette
suprématie constitutionnelle (y compris la Charte)
a été imposée aux législateurs par les législateurs,
après une pleine discussion dans l'arène politique,
" L'article 33 porte:
33. (1) Le Parlement ou la législature d'une province peut
adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou
une de ses dispositions a effet indépendamment d'une disposi
tion donnée de l'article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente
charte.
(2) La loi ou la disposition qui fait l'objet d'une déclara-
tion conforme au présent article et en vigueur a l'effet qu'elle
aurait sauf la disposition en cause de la charte.
(3) La déclaration visée au paragraphe (1) cesse d'avoir
effet à la date qui y est précisée ou, au plus tard, cinq ans
après son entrée en vigueur.
(4) Le Parlement ou une législature peut adopter de nou-
veau une déclaration visée au paragraphe (1).
(5) Le paragraphe (3) s'applique à toute déclaration adop-
tée sous le régime du paragraphe (4).
dans les médias et devant les tribunaux. Dans
l'arrêt Skapinker 18 , le juge Estey a décrit le rôle
des tribunaux vis-à-vis de la Charte:
En l'espèce, nous sommes appelés à remplir une tâche nou-
velle, savoir interpréter et appliquer la Charte canadienne des
droits et libertés ... Il ne s'agit pas d'une loi ordinaire ni même
d'une loi de nature exceptionnelle comme la Déclaration cana-
dienne des droits . Il s'agit d'une partie de la constitution
d'un pays adoptée selon un processus constitutionnel qui, dans
le cas du Canada en 1982, a revêtu la forme d'une loi du
Parlement du Royaume-Uni. Les mécanismes d'adoption peu-
vent varier d'un pays à l'autre. Ils perdent leur importance ou
sont relégués au seul rang de fait historique lors de l'adoption
définitive du texte qui sert de constitution. L'Acte de l'Améri-
que du Nord britannique de 1867 était un tel texte de loi ...
Quant à l'interprétation et à l'application de ce texte, le Comité
judiciaire du Conseil privé ... a affirmé: [TRADUCTION]
«L'Acte de l'Amérique du Nord britannique a planté au
Canada un arbre susceptible de croître et de se développer à
l'intérieur de ses limites naturelles.»
La Charte ne tire pas son origine de l'un ou l'autre niveau de
compétence législative du gouvernement, mais de la Constitu
tion elle-même. Elle appartient au fond même du droit cana-
dien. En réalité, elle est «la loi suprême du Canada» ... Le
processus délicat et constant d'ajustement de ces dispositions
constitutionnelles est traditionnellement laissé, par nécessité, au
pouvoir judiciaire. Il faut maintenir l'équilibre entre la sou-
plesse et la certitude. Il faut, dans la mesure où il est possible
de les prévoir, s'adapter dès à présent aux situations futures ...
La Loi constitutionnelle de 1982 apporte une nouvelle dimen
sion, un nouveau critère d'équilibre entre les individus et la
société et leurs droits respectifs, une dimension qui, comme
l'équilibre de la Constitution, devra être interprétée et appli-
quée par la Cour.
Gardant à l'esprit les principes énoncés par le
juge Estey ci-dessus, j'aborde maintenant les faits
de l'espèce présente. Un jugement déclaratif d'in-
validité en vertu du paragraphe 52(1) a pour con-
séquence de priver les parents adoptifs des presta-
tions de soin des enfants que leur accorde l'article
32 de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage. Un
tel résultat, tout comme la réparation proposée par
le juge de première instance, équivaut à une modi
fication judiciaire. Compte tenu du point de vue de
la Cour suprême du Canada selon lequel l'octroi
des réparations prévues à la Charte devrait répon-
dre à une démarche souple et fonctionnelle 19 , et
qu'il faut tenir compte de l'objet visé en appliquant
les réparations fondées sur la Charte et en inter
" Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1
R.C.S. 357; (1984), 9 D.L.R. (4th) 161; 3 O.A.C. 321; 11
C.C.C. (3d) 481; 53 N.R. 169, aux p. 365 367 R.C.S.
19 Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, aux p. 894 905,
le juge Lamer.
prétant les droits qu'elle garantit 20 , j'estime que la
réparation donnée en l'espèce est juste et convena-
ble compte tenu de ses faits particuliers. À mon
avis, une loi qui ne couvre pas toutes les situations
invite à une réparation qui consiste dans l'exten-
sion de prestations. Le droit à l'égalité quant aux
résultats, reconnu par l'article 15, n'aura pas de
sens à moins qu'une réparation concrète ne soit
fournie en cas de dispositions qui ne couvrent pas
toutes les situations Gommes celles qu'on trouve à
l'article 32 de la Loi de 1971 sur l'assurance-chô-
mage. Dans ces circonstances, l'article 24 envisage
et sanctionne clairement le genre de réparation que
le juge de première instance a accordé en l'espèce.
La réparation accordée représente un raisonnable
«équilibre entre les individus et la société» envisagé
par le juge Estey dans l'arrêt Skapinker susmen-
tionné. La Charte porte sur la protection des droits
existants. Le jugement de première instance pro-
tège les droits existants de l'intimé et d'autres
personnes comme lui. D'autre part, le jugement
proposé par les appelantes ne protégera pas ces
droits existants. En conséquence, j'estime que la
réparation prescrite est constitutionnellement per-
mise.
D'autre part, le jugement de la Section de pre-
mière instance ne prévoit qu'une réparation tempo-
raire, laissant au «législateur le soin de remédier à
la situation conformément à la Charte, soit en
étendant de semblables prestations aux parents
naturels, soit en éliminant les prestations accordées
aux parents adoptifs, soit en prévoyant des presta-
tions plus restreintes dont bénéficieraient égale-
ment les parents tant adoptifs que naturels à
l'égard du soin des enfants» (à la page 544 C.F.).
La réparation accordée par le juge Strayer n'af-
fecte nullement la prérogative du législateur de
faire un choix parmi les options d'orientation cons-
titutionnellement valides en adoptant une loi qui
corresponde aux exigences de la Charte. Puisque la
réparation accordée en l'espèce est de nature tem-
poraire, il est peu probable que le législateur juge
nécessaire d'invoquer l'article 33 de la Charte. Par
ces motifs, je ne saurais être d'accord avec les
prétentions des appelantes à cet égard.
20 R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595; (1988), 31 O.A.C. 81;
45 C.C.C. (3d) 204; 66 C.R. (3d) 193; 89 N.R. 161, à la p. 641
R.C.S., le juge Wilson.
b) L'affectation de fonds publics à une fin non
autorisée par le législateur
Les appelantes font valoir que la réparation
accordée par le juge de première instance constitue
une invasion du domaine fiscal qui est l'apanage
du législateur, en ce sens qu'elle donne lieu à
l'affectation de fonds publics au versement de
prestations dont l'extension a été ordonnée par le
tribunal. Selon les appelantes, le pouvoir d'exiger
des impôt et de débourser les recettes relève de la
compétence exclusive du législateur. Elles estiment
donc que la Cour doit respecter le pouvoir consti-
tutionnel du législateur sur le trésor public.
J'estime que cette proposition n'est pas étayée
par la jurisprudence. Dans l'affaire R. v. Rowbo-
tham et a1. 21 , la Cour d'appel de l'Ontario (les
juges Martin, Cory et Grange, J.C.A.) a ordonné
une réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la
Charte qui nécessitait l'utilisation de fonds publics.
À la page 371 O.A.C., la Cour s'est prononcée en
ces termes:
[TRADUCTION] En bref, lorsque le juge de première instance
constate que la représentation d'un accusé par avocat s'impose
pour garantir un procès équitable, l'accusé, ainsi qu'il a été
indiqué, tient de la constitution le droit de se faire assister par
avocat aux frais de l'État s'il n'a pas les moyens d'en retenir un.
Lorsque le juge de première instance est convaincu qu'un
accusé n'a pas les moyens de retenir les services d'un avocat et
que la présence de celui-ci est nécessaire pour garantir un
procès équitable pour l'accusé, une suspension d'instance jus-
qu'à la constitution d'un avocat payé par l'État est une répara-
tion convenable sous le régime du par. 24(1) de la Charte
lorsque la poursuite insiste pour que le procès ait lieu en
violation du droit de l'accusé, que prévoit la Charte, à un procès
équitable. En l'espèce, il est inutile de décider si le juge de
première instance serait, dans ces circonstances, également
autorisé à ordonner que l'Aide juridique ou le procureur géné-
ral compétent paye les honoraires d'avocat.
De même, dans l'affaire Marchand v. Simcoe
County Board of Education et a1. 22 , le juge Sirois
de la Haute Cour de justice de l'Ontario, après
avoir conclu que les droits constitutionnels du
demandeur à l'instruction dans la langue de la
minorité avaient été niés, s'est fondé sur le para-
graphe 24(1) de la Charte pour déclarer que le
demandeur et ceux qu'il représente tiennent de
l'article 23 de la Charte le droit de faire instruire
leurs enfants, au niveau secondaire, en français
21 (1988), 25 O.A.C. 321; 41 C.C.C. (3d) 1; 63 C.R. 113.
22 (1986), 55 O.R. (2d) 638; 29 D.L.R. (4th) 596; 25 C.R.R.
139 (H.C.), aux p. 661 à 663 O.R.
dans des établissements d'enseignement de langue
française financés sur les fonds publics. Il faudrait
se rappeler également que dans l'arrêt Singh sus-
mentionné, la Cour suprême du Canada, en ordon-
nant de renvoyer les revendications du statut de
réfugié des appelants à la Commission d'appel de
l'immigration pour qu'elle tienne une audition
complète dans chaque cas, a prescrit une répara-
tion qui a donné lieu à une utilisation importante
des fonds publics non autorisée par le législateur.
De plus, ainsi que l'a fait remarquer l'avocate de
l'intervenant, la réparation proposée par les appe-
lantes, à savoir un jugement déclaratif d'invalidité
en vertu du paragraphe 52(1) va également affec-
ter le trésor public en ce sens qu'un tel résultat
épargnerait au gouvernement du Canada les
sommes d'argent jusqu'ici payables, à titre de pres-
tations de soin des enfants sous le régime de
l'article 32, aux parents adoptifs. Si un résultat
positif est constitutionnellement nul pour cette
raison, assurément un résultat négatif serait égale-
ment interdit.
À mon avis, un tribunal tient effectivement de
l'article 24 le pouvoir d'étendre des prestations à
des groupes lésés par une exclusion de prestations.
Une telle extension de prestations semble être la
seule réparation qui soit conforme à la nature
téléologique de la Charte tout en donnant effet aux
droits à l'égalité reconnus à l'article 15 de la
Charte. Puisque, dans les circonstances, l'extension
semble être la seule réparation qui soit «convenable
et juste», j'estime qu'elle est permise quand bien
même elle donnerait lieu à l'affectation de fonds
non autorisée par le législateur.
CONCLUSION
En conclusion, puisque je ne suis pas persuadé,
pour tous les motifs invoqués en l'espèce, que le
juge de première instance a eu tort dans sa déci-
sion sur les questions soulevées par le présent appel
et dans son jugement en date du 30 août 1988, il
s'ensuit que le présent appel devrait être rejeté.
Pour ce qui est des dépens de l'appel, je conviens
avec le juge Mahoney qu'on devrait accorder à
Schachter ses frais entre parties de l'appel.
LE JUGE STONE, J.C.A.: J'y souscris.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE MAHONEY, J.C.A. (dissident): Le pré-
sent appel, qui est interjeté d'une décision de M. le
juge Strayer rapportée à [ 1988] 3 C.F. 515, sou-
lève, de façon nette et directe, une question consti-
tutionnelle fondamentale. Cette question est celle
de savoir si un tribunal compétent, après avoir
conclu à l'incompatibilité d'une disposition législa-
tive avec la Constitution du Canada, est habilité à
accorder une réparation qui empiète sur la compé-
tence du Parlement de légiférer et, à tout le moins
dans les circonstances de l'espèce, d'affecter des
sommes d'argent. La disposition législative en
cause est l'article 32 de la Loi de 1971 sur l'assu-
rance-chômage, à présent l'article 20, L.R.C.
(1985), chap. U-1; elle a été jugée incompatible
avec l'article 15 de la Charte canadienne des
droits et libertés au motif qu'elle n'accordait pas le
même bénéfice de la loi aux parents naturels. Cet
article permet aux parents adoptifs, mais non aux
parents naturels, de recevoir des prestations pour
le soin des enfants. S'autorisant de l'article 24 de
la Charte, le juge de première instance a élaboré
une réparation qui accorde les mêmes prestations
pour le soin des enfants aux parents naturels, et
qui exige un déboursement de deniers publics dans
des circonstances non prévues par le Parlement.
Le libellé même de la disposition contestée et du
jugement porté en appel n'ont pas une importance
décisive pour les présents motifs. Ces textes figu-
rent néanmoins dans l'annexe qui s'y trouve jointe.
Outre le pouvoir même de rendre l'ordonnance,
un seul de ses aspects a été soulevé dans l'appel:
l'inclusion de la disposition selon laquelle le droit
des mères naturelles à des prestations pour le soin
des enfants prévu à l'article 32 ne devrait pas être
annulé par le droit aux prestations de maternité
qui leur est par ailleurs accordé. Cette disposition
ne m'apparaît comporter aucune erreur distincte.
La modification des conclusions autorisées au
procès (dossier d'appel, volume XIV, aux pages
2032 et suivantes) a introduit l'interaction des
prestations de soins aux enfants et de maternité
dans les actes de procédure. Bien que l'intimé
Schachter ne pût lui-même avoir droit à des pres-
tations de maternité, cette interaction est nécessai-
rement entrée en jeu une fois la violation de la
Charte établie, puisqu'il n'existait aucune distinc-
tion constitutionnellement soutenable entre les
pères et les mères à l'égard des prestations pour le
soin des enfants.
Outre celle qui précède, aucune des questions
réellement tranchées par le juge de première ins
tance n'est sérieusement contestée. Il a conclu, et
ceci est maintenant admis, que l'article 32 refuse
le même bénéfice de la loi aux parents naturels en
exerçant une discrimination. L'on ne prétend pas
que, dans l'hypothèse où elle pouvait être rendue,
l'ordonnance en cause ne constitue pas une répara-
tion convenable et juste. Parmi les réparations
recherchées subsidiairement figurait une déclara-
tion que l'article 32 est invalide et inopérant,
assortie d'une réserve prévoyant qu'il demeurera
en vigueur durant une certaine période afin de
permettre l'adoption de dispositions législatives
correctives (dossier d'appel, volume I, à la page 6).
Les appelantes disent que, dès le moment où une
disposition législative est jugée incompatible avec
la Constitution, qui comprend évidemment la
Charte, elle doit, en vertu de l'article 52 de la Loi
constitutionnelle de 1982, être déclarée inopé-
rante. Et cela, selon leur prétention, clôt la ques
tion. C'est au Parlement qu'il appartient d'édicter
des dispositions législatives qui n'enfreignent pas la
Constitution. La Cour n'a pas la compétence
voulue pour invoquer l'article 24 de la Charte et
élaborer une réparation qui étende le bénéfice de
la loi aux personnes que, à dessein ou par inadver-
tance, le Parlement a omises. À supposer que cet
argument ait été soumis au juge de première ins
tance, celui-ci n'a pas statué à son sujet. Le juge
n'a pas examiné la question de savoir s'il était tenu
de prononcer le jugement déclaratoire sollicité par
les appelantes, bien qu'il ait certainement consi-
déré un tel jugement comme une possibilité, qu'il a
rejetée.
Les intimés ne nient pas qu'une déclaration
d'invalidité puisse constituer la réparation conve-
nable et juste dans certaines circonstances où des
dispositions législatives sont incompatibles avec la
Charte. Ils en donnent pour exemple l'absence
d'un bénéfice égal de la loi découlant d'une intru
sion législative injustifiée (overintrusion). Il se
peut bien que, dans un tel cas, une réparation
convenable et juste réside dans la déclaration
qu'une intrusion injustifiée pouvant être considérée
isolément des autres dispositions est inopérante.
Cependant, en l'espèce, le bénéfice égal de la loi
est refusé en raison d'une couverture sélective
(underinclusion). Il ne serait ni convenable ni juste
de réaliser un tel objectif en refusant un avantage,
prît-il la forme d'un droit ou d'une exemption, à
ceux à qui le Parlement l'a conféré expressément;
cette façon d'agir serait contraire à la fois à la
raison et à l'intention probable du Parlement. Cet
objectif ne doit pas être réalisé en dépouillant ceux
que le Parlement a avantagés mais en avantageant
les personnes que le Parlement a négligées de
façon inconstitutionnelle.
Les appelantes comme les intimés considèrent
très rassurante l'idée que les conséquences législa-
tives des mesures recherchées peuvent, si tel est le
choix du Parlement, être de courte durée. Dans
l'hypothèse où il ne trouverait pas la solution de la
Cour satisfaisante, le Parlement pourrait régler
cette question par l'adoption de dispositions légis-
latives, auxquelles, si tel était son choix, il confére-
rait un effet rétroactif.
Les dispositions de la Constitution qui se trou-
vent visées en l'espèce sont les paragraphes 15(1)
et 24(1) de la Charte et le paragraphe 52(1) de la
Loi constitutionnelle de 1982.
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique
également à tous, et tous ont droit à la même protection et au
même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimina
tion, notamment des discriminations fondées sur la race, l'ori-
gine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge
ou les déficiences mentales ou physiques.
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation
des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente
charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la
réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard
aux circonstances.
52. (1) La Constitution du Canada est la loi supême du
Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de
toute autre règle de droit.
À l'appui de leur proposition qu'une réparation
visée à l'article 24 devrait être accessible, les inti-
més citent l'arrêt Califano v. Westcott, 443 U.S.
76 (1979), rendu par la Cour suprême des États-
Unis dans une affaire dont les faits étaient similai-
res à ceux de la présente espèce. Les dispositions
législatives en cause accordaient des droits pécu-
niaires à des enfants qui se trouvaient dans le
besoin parce que le chômage de leur père les
privait du soutien parental. Ces dispositions ont été
jugées inconstitutionnelles au motif qu'elles éta-
blissaient une classification procédant d'une discri
mination uniquement fondée sur le sexe. La Cour
de district avait effectivement modifié les disposi
tions législatives en cause en substituant le mot
«parent» ([TRADUCTION] «parent») au mot
«father» ([TRADUCTION] «père»). Les intimés,
dans l'appel, cherchaient à substituer l'expression
«principal wage- earners ([TRADUCTION] «princi-
pal soutien de famille») à ce terme. Les motifs de
la majorité, aux pages 89 et suivantes, disent ce
qui suit:
[TRADUCTION] «Lorsqu'une loi est défectueuse en raison de
sa couverture sélective», a noté M. le juge Harlan, «le choix
s'offre entre l'une ou l'autre des deux réparations suivantes: un
tribunal peut déclarer la nullité [de la loi] en ordonnant que les
avantages qu'elle accorde ne s'étendent pas à la catégorie que la
législature entendait aider, ou il peut étendre les avantages de
la loi à ceux qui sont lésés par l'exclusion» (arrêt Welsh v.
United States, 398 U.S. 333, à la page 361 (1970) (motifs
concourants quant au résultat)). Dans des arrêts antérieurs
statuant sur des actions fondées sur la protection égale de la loi
qui contestaient des lois fédérales accordant certains avantages
et ayant une couverture sélective, cette Cour a suggéré qu'il
convient d'étendre, plutôt que d'annuler, les avantages promul-
gués. [Les citations sont omises.] Notre Cour a en effet réguliè-
rement confirmé des jugements de cours de districts ordonnant
que des prestations de bien-être social soient payées aux mem-
bres d'une catégorie de personnes inconstitutionnellement
exclue. [Les citations sont omises.]
Il n'est toutefois pas nécessaire que nous élaborions ici les
conditions dans lesquelles un tribunal devrait invalider, plutôt
qu'étendre, les avantages prévus par une loi fédérale à couver-
ture sélective; en effet, aucune des parties n'a demandé l'exa-
men de cette question. Toutes les parties au litige soumis à la
Cour de district se sont entendues pour dire que l'extension des
prestations constituait la réparation appropriée.
À chaque fois qu'un tribunal donne plus d'extension à un
programme de prestations aux fins de corriger une couverture
sélective inconstitutionnelle, ce tribunal risque d'enfreindre des
prérogatives législatives. L'extension ordonnée par la Cour de
district possède à tout le moins le mérite d'être simple: en
ordonnant que le mot «father» ([TRADUCTION] «père») soit
remplacé par un équivalent ne désignant pas un sexe plutôt que
l'autre, la Cour a évité d'entraver l'application du programme
AFDC-UF, puisque les prestations qui seront payées aux famil-
les dont un des parents est en chômage le seront suivant les
conditions mêmes qui régissaient depuis longtemps le paiement
de prestations aux familles dont le père était en chômage. La
solution du «principal wage-earner» ([TRADUCTION] «principal
soutien de famille»), par contraste, introduirait une nouvelle
expression dans le système du programme AFDC; elle soulève-
rait des questions définitionnelles et des questions de politique
pour lesquelles des mesures législatives ou administratives sont
plus appropriées.
Dans ces circonstances, il convient de laisser aux instances
démocratiques du gouvernement le soin d'ajuster ou non la
portée du programme AFDC en fonction du concept du «princi-
pal soutien de famille». En somme, nous considérons que la
Cour de district, dans son effort visant à supprimer la différen-
ciation fondée sur le sexe qu'opérait le programme AFDC-UF,
a étendu les dispositions de celui-ci de la manière la plus simple
et la plus équitable possible.
À l'examen de cette décision, il apparaît bien
établi que la réparation élaborée par le juge de
première instance est bien le type de redressement
qui, dans les circonstances, aurait été accordé aux
Etats-Unis; cet arrêt met également bien en évi-
dence le principe sous-tendant la formulation de
cette réparation. Toutefois, comme l'a observé M.
le juge Lamer dans les motifs qu'il a prononcés au
nom de la majorité dans le Renvoi: Motor Vehicle
Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, à la page
498:
Dans cette constitution [des États-Unis], faut-il le rappeler, on
ne trouve ni l'art. 52, ni le contrôle interne des art. 1 et 33. À
mon avis, nous rendrions un mauvais service à notre propre
Constitution en permettant simplement que le débat américain
définisse la question pour nous, tout en ignorant les différences
de structure vraiment fondamentales entre les deux constitu
tions.
Les intimés ont fait valoir de nombreux argu
ments à l'appui du maintien de la réparation
accordée en l'espèce. Ceux-ci comprennent l'ap-
proche téléologique ainsi que l'interprétation libé-
rale et non légaliste des droits garantis par la
Charte qui sont mises de l'avant dans l'arrêt
Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S.
145; (1984), 55 A.R. 291; 11 D.L.R. (4th) 641;
[1984] 6 W.W.R. 577; 33 Alta. L.R. (2d) 193; 27
B.L.R. 297; 14 C.C.C. (3d) 97; 2 C.P.R. (3d)
1; 41 C.R. (3d) 97; 9 C.R.R. 355; 84 DTC 6467;
55 N.R. 241; réitérées dans l'arrêt R. c. Big M
Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295, et,
peut-être, étendues dans leur application par la
majorité de la Cour, dont l'opinion était exprimée
par le juge Wilson, dans l'arrêt R. c. Gamble,
[1988] 2 R.C.S. 595, à la page 641:
Il faut, à mon avis, tenir compte de l'objet visé en appliquant
les réparations fondées sur la Charte et en interprétant les
droits qu'elle garantit.
Cette façon d'envisager les réparations prévues à
l'article 24 se trouve clairement appuyée par les
antécédents législatifs, notamment la déclaration
faite par le ministre de la Justice, qui figure dans
les Procès-verbaux et témoignages du Comité
mixte spécial du Sénat et de la Chambre des
communes sur la Constitution du Canada, le 12
janvier 1981, la page 36:19. Pour étayer leur
prétention que la réparation pouvait être accordée,
les intimés en soulignent le caractère pratique déjà
mentionné: le Parlement peut effectivement agir
s'il n'est pas satisfait de la réparation accordée;
une suspension de cette réparation peut être ordon-
née si, comme dans le Renvoi relatifs aux droits
linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721;
(1985), 19 D.L.R. (4th) 1; [1985] 4 W.W.R. 385;
35 Man. R. (2d) 83; 59 N.R. 321, la Cour consi-
dère qu'elle nuirait indûment à l'ordre établi; et la
réparation accordée correspond probablement
davantage aux intentions réelles du Parlement que
ne le ferait une simple déclaration d'invalidité. Les
intimés suggèrent que les personnes dont les droits
à l'égalité ont été violés par une couverture législa-
tive sélective ne devraient pas être placées dans la
situation du [TRADUCTION] «chien du jardinier»,
c'est-à-dire en être réduites à priver d'autres per-
sonnes d'un avantage, et ils demandent, dans l'hy-
pothèse où tel serait nécessairement le résultat de
leur démarche, ce qui pousserait une personne
saine d'esprit à entreprendre une telle contestation
sous le régime de la Charte. Les citoyens ne
devraient pas être découragés de faire valoir leurs
droits. Une déclaration d'invalidité ne favorise en
rien l'égalité; un égal accès à une absence d'avan-
tage ne constitue pas l'égalité.
La validité d'une approche téléologique ne peut
être mise en doute, et j'accepte aussi la logique et
la force des considérations pratiques. En supposant
que le juge de première instance ait détenu le
pouvoir d'accorder la réparation en cause, je ne la
modifierais pas. Je considère qu'elle remplit adé-
quatement les exigences d'une approche téléologi-
que; cette solution favorise effectivement l'égalité,
ce qu'un jugement déclaratif d'invalidité ne peut
faire que de façon stérile et formelle. Toutefois,
comme l'a reconnu l'avocat de l'intimé Schachter
dans son argumentation orale, c'est pour une
raison de principe que les appelantes contestent le
jugement de la Section de première instance. Elles
n'attaquent pas l'exercice qui a été fait d'un pou-
voir discrétionnaire, mais elles contestent la com-
pétence même de la Cour pour ordonner une telle
réparation.
Je n'ai pu trouver qu'un seul passage de la Cour
suprême du Canada qui puisse s'interpréter
comme traitant de l'interaction des paragraphes
concernés. Celui-ci figure dans le jugement pro-
noncé par le juge Dickson (c'était alors son titre)
au nom de la majorité dans l'arrêt R. c. Big M
Drug Mart Ltd. et autres, à la page 313 R.C.S.:
Le paragraphe 24(1) prévoit un redressement pour les per-
sonnes, aussi bien physiques que morales, qui ont été victimes
d'une atteinte aux droits qui leurs sont garantis par la Charte.
Toutefois, il ne s'agit pas là du seul recours qui s'offre face à
une loi inconstitutionnelle. Lorsque, comme c'est le cas en
l'espèce, la contestation est fondée sur l'inconstitutionnalité
d'une loi, il n'est pas nécessaire de recourir à l'art. 24 et l'effet
particulier qu'elle a sur l'auteur de la contestation est sans
importance.
L'article 52 énonce le principe fondamental du droit constitu-
tionnel, savoir la suprématie de la Constitution.
Les intimés voudraient que, à partir de la déclara-
tion que le paragraphe 24(1) ne constitue pas le
seul recours face à une loi inconstitutionnelle, nous
inférions que les paragraphes 24(1) et 52(1)
offrent nécessairement des recours subsidiaires
dans des circonstances appropriées, circonstances
qui comprendraient la couverture sélective. Je suis
incapable d'interpréter le passage qui précède
comme énonçant une telle conclusion. Il n'est pas
réellement statué sur l'interaction des dispositions
concernées. Certes la seule «réparation»—en sup-
posant que ce terme soit adéquat—sollicitée, exa
minée et accordée fut un jugement déclaratoire
concluant à l'invalidité des dispositions législatives
attaquées sous le régime du paragraphe 52(1).
La Cour suprême s'est encore une fois pronon-
cée par l'intermédiaire du juge Dickson dans l'ar-
rêt Hunter et autres c. Southam Inc., où il était
question d'une intrusion législative injustifiée
plutôt que d'une couverture sélective; elle a dit à la
page 148 R.C.S.:
La Constitution du Canada, qui contient la Charte cana-
dienne des droits et libertés, est la loi suprême du Canada. Elle
rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre
règle de droit. C'est ce que prescrit le par. 52(1) de la Loi
constitutionnelle de 1982.
Aux pages 168 et suivantes R.C.S., elle a ajouté:
Les appelants soutiennent que même si les par. 10(1) et
10(3) n'établissent pas un critère compatible avec l'art. 8
lorsqu'il s'agit d'autoriser une entrée, une fouille, une perquisi-
tion et une saisie, ils ne devraient pas être radiés comme
incompatibles avec la Charte, mais ils devraient plutôt recevoir
une interprétation large de manière à leur prêter le critère
approprié ... En l'espèce, l'incompatibilité évidente avec l'art.
8, qui se manifeste par l'absence d'un arbitre neutre et impar
tial, fait en sorte que les arguments des appelants concernant
l'ajout, au moyen d'une interprétation large, des critères appro-
priés applicables à la délivrance d'un mandat, sont purement
théoriques. Cependant, même s'il n'en était pas ainsi, je serais
peu disposé à donner suite à ces arguments. Même si les
tribunaux sont les gardiens de la Constitution et des droits
qu'elle confère aux particuliers, il incombe à la législature
d'adopter des lois qui contiennent les garanties appropriées
permettant de satisfaire aux exigences de la Constitution. Il
n'appartient pas aux tribunaux d'ajouter les détails qui rendent
constitutionnelles les lacunes législatives. Si elles n'offrent pas
les garanties appropriées, les lois qui autorisent des fouilles, des
perquisitions et des saisies sont incompatibles avec l'art. 8 de la
Charte. Comme je l'ai dit, toute loi incompatible avec les
dispositions de la Constitution est, dans la mesure de cette
incompatibilité, inopérante.
Il appartient aux tribunaux de définir les limites
dans lesquelles doivent se situer les dispositions
législatives pour être valides sous le régime de la
Charte, mais il continue de ressortir au Parlement
d'édicter des dispositions satisfaisant à ses
exigences.
Les arrêts R. v. Hamilton (1986), 57 O.R. (2d)
412; 17 O.A.C. 241 (C.A.) et R. v. Van Vliet
(1988), 45 C.C.C. (3d) 481; 10 M.V.R. 190
(C.A.C.-B.), ont tous deux examiné la question de
l'égalité devant la loi en regard de dispositions du
Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C-34] procla-
mées en vigueur dans certaines, mais non dans
l'ensemble, des provinces. Elles n'étaient en
vigueur ni en Ontario ni en Colombie-Britannique
lorsque leurs cours d'appel ont été appelées à
statuer sur des demandes dans lesquelles des per-
sonnes déclarées coupables réclamaient d'être trai-
tées comme si ces dispositions avaient été procla-
mées. La Cour d'appel de l'Ontario a accueilli
cette demande; la Cour d'appel de la Colombie-
Britannique, dans une décision majoritaire, l'a
rejetée. Ni dans l'une ni dans l'autre de ces affai-
res était-il demandé un jugement déclaratoire pro-
nonçant l'invalidité des dispositions législatives
concernées; ce facteur les distingue nettement de la
présente espèce.
Parlant au nom de la Cour ontarienne, le juge
Dubin, de la Cour d'appel, a dit à la page 438
O.R.:
[TRADUCTION] La constitutionnalité des dispositions en
cause du Code criminel n'ayant pas été contestée, le fardeau de
la preuve incombe à la personne qui prétend à une violation ou
à une négation des droits ou des libertés que lui garantit la
Charte. Seule une telle personne a droit à une réparation.
Lorsque la preuve révèle que la personne concernée appartient
à la catégorie des personnes dont la libération peut être envisa
gée par un tribunal, la réparation appropriée consiste à accor-
der à cette personne le droit dont jouissent les autres personnes
qui se trouvent dans les mêmes circonstances dans d'autres
parties du Canada.
II ne semble pas avoir examiné la possibilité que
l'octroi de la réparation demandée puisse consti-
tuer effectivement une action à caractère législatif
puisqu'il fallait traiter les dispositions en cause soit
comme si elles avaient été proclamées en vigueur
en Ontario, soit, comme si l'exigence de leur pro
clamation n'avait pas été édictée. La Cour d'appel
de la Colombie-Britannique a pour sa part consi-
déré une telle possibilité, pour conclure que, en
accordant cette même réparation, elle légiférerait
et excéderait ses pouvoirs. À la page 519 C.C.C.,
le juge Southin, de la Cour d'appel (avec l'appui
du juge Carrothers, de la Cour d'appel), a dit:
[TRADUCTION] Le Parlement aurait très bien pu ne pas
insérer le par. (5) dans la Loi de 1985 si l'article prévoyant la
proclamation n'en avait pas, lui aussi, fait partie. La Cour
d'appel de l'Ontario a, en pratique, abrogé l'article sur la
proclamation.
Prendre les dispositions qui ont été prises dans l'arrêt R. v.
Hamilton équivaut à modifier la Loi de 1985. Modifier, c'est
légiférer, et légiférer, c'est usurper le rôle du Parlement.
Le régime politique prévu par notre Loi constitutionnelle de
1867 ne confère le pouvoir de légiférer qu'au Parlement et aux
législatures des provinces.
Elle a alors examiné les articles 17, 18, 91 et 92 de
la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict.,
chap. 3 (R.-U.) [S.R,C. 1970, Appendice II, n°
5]], pour conclure à la page 520 C.C.C.:
[TRADUCTION] Le pouvoir exécutif est attribué au Souve-
rain, tandis que le pouvoir de légiférer est conféré au Parle-
ment. Ni l'un ni l'autre n'est dévolu aux tribunaux.
La Charte n'a pas conféré les pouvoirs prévus aux art. 91 et
92 aux tribunaux; elle les a seulement habilités à annuler des
dispositions législatives.
Avec déférence, cette dernière observation n'est
pas tout à fait juste. Les tribunaux ne sont pas
habilités à annuler des dispositions législatives par
la Charte mais par le paragraphe 52(1) de la Loi
constitutionnelle de 1982, et, comme la Cour
suprême l'a observé dans le Renvoi relatif aux
droits linguistiques au Manitoba, à la page 746
R.C.S.:
[Il] ne modifie pas les principes qui, au cours des années, ont
constitué le fondement du contrôle judiciaire. Dans un cas où
on n'a pas respecté les modalités et la forme requises en matière
constitutionnelle, l'invalidité continue d'être la conséquence de
ce non-respect. Le mot «inopérantes» signifie qu'une règle de
droit ainsi incompatible avec la Constitution est inopérante
pour cause d'invalidité.
Je considère inattaquable la conclusion que la
Constitution du Canada confère la compétence
exclusive de légiférer au Parlement (ainsi qu'aux
assemblées législatives des provinces). Pour parve-
nir à cette conclusion, je me contenterai de sous-
crire aux observations sur la Constitution et sur
l'histoire qui ont été formulées par le juge Southin,
et je n'ajouterai mes propres observations qu'à
l'égard des conséquences fiscales directes du juge-
ment porté en appel, un élément qui était absent
des procès mettant en jeu le Code criminel.
La Loi sur l'assurance-chômage [L.R.C.
(1985), chap. U-1] prévoit ce qui suit:
117. (1) Sont payés sur le Trésor et débités au Compte
d'assurance-chômage:
a) toutes les sommes versées au titre des prestations en vertu
de la présente loi;
Le droit à des prestations implique directement
l'obligation de débourser des argents du Trésor. La
réparation mise en jeu dans la présente espèce
édicte une telle obligation relativement à des cir-
constances non prévues par le Parlement. Dans
l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, à la
page 344 R.C.S., le juge Dickson a souligné qu'il
était important que les droits prévus à la Charte
soient abordés libéralement et en fonction de leur
objet, après quoi il a dit:
En même temps, il importe de ne pas aller au-delà de l'objet
véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler
que la Charte n'a pas été adoptée en l'absence de tout contexte
et que, par conséquent, ... elle doit être située dans ses
contextes linguistique, philosophique et historique appropriés.
Il importe aussi de rappeler que la Charte consti-
tue une partie de la Constitution et non la Consti
tution dans son entier. Les dispositions de la
Charte ne sont ni accessoires, ni prépondérantes.
Dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au
Manitoba, à la page 745 R.C.S., la Cour suprême
a défini la constitution d'un pays comme:
... l'expression de la volonté du peuple d'être gouverné confor-
mément à certains principes considérés comme fondamentaux
et à certaines prescriptions qui restreignent les pouvoirs du
corps législatif et du gouvernement.
C'est dans l'ensemble de la Constitution, et non
seulement dans la Charte, que réside cette expres
sion de la volonté du peuple canadien.
Le préambule de la Loi constitutionnelle de
1867 proclame le désir des provinces «de s'unir en
fédération ... avec une constitution semblable
dans son principe à celle du Royaume-Uni». Or
aucun principe de la Constitution britannique
n'est, ou n'était en 1867, plus fermement établi ou
plus fondamental que la déclaration des Chambres
du Parlement visant à [TRADUCTION] «assurer
leurs anciens droits et libertés», le Bill of Rights de
1688 [1 Will & Mary, Sess. 2, chap. 2 (R.-U.)],
qui portait
[TRADUCTION] Qu'une levée d'argent pour la Couronne ou à
son usage, sous prétexte de prérogative, sans le consentement
du Parlement, pour un temps plus long et d'une manière autre
qu'elle n'est ou ne sera consentie par le Parlement, est illégale.
Il ne fait aucun doute que ce principe vise aussi
bien le déboursement de fonds publics que la levée
de taxes. Le Comité judiciaire du Conseil privé a
exposé l'état de la situation constitutionnelle dans
l'arrêt Auckland Harbour Board v. The King,
[1924] A.C. 318, aux pages 326 et suivantes:
[TRADUCTION] ... il est un principe établi dans la Constitution
britannique depuis plus de deux siècles, un principe qui, selon
leurs Seigneuries, a été transmis à la Constitution de la Nou-
velle-Zélande sans rien perdre de sa rigueur: aucun montant
d'argent ne peut êtreayé sur le Trésor dans lequel ont été
versés les revenus de l'État, si ce n'est en vertu d'une autorisa-
tion distincte du Parlement lui-même. Ils sont bien loin les jours
où la Couronne ou ses préposés pouvaient, indépendamment du
Parlement, accorder une telle autorisation ou ratifier un paie-
ment irrégulier.
L'affectation de fonds publics par un tribunal est
tout aussi côntraire à ce principe que l'affectation
de tels fonds par prérogative.
Le Parlement a prévu une affectation générale
visant à satisfaire aux jugements de cette Cour
lorsqu'il a édicté le paragraphe 57(3) de la Loi sur
la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7:
57....
(3) Les sommes d'argent ou dépens adjugés à une personne
contre la Couronne, dans toutes procédures devant la Cour,
sont prélevés sur le Trésor.
Cette affectation ne vise pas la réparation accor-
dée en l'espèce. Un jugement déclaratoire portant
qu'une catégorie de personnes à laquelle le Parle-
ment n'a pas accordé de prestations d'assurance-
chômage a droit à leur paiement ne constitue pas
une adjudication d'argent.
Avec déférence, je ne considère pas que l'arrêt
R. v. Rowbotham et al. (1988), O.A.C. 321 consti-
tue un précédent concernant l'affectation de fonds
publics en vertu d'une réparation fondée sur l'arti-
cle 24. En fait, selon mon interprétation, cette
question est précisément celle sur laquelle la Cour
d'appel de l'Ontario a refusé de se prononcer en
concluant, à la page 371 O.A.C.:
En l'espèce, il est inutile de décider si le juge de première
instance serait, dans ces circonstances, également autorisé à
ordonner que l'Aide juridique ou le procureur général compé-
tent paye les honoraires d'avocat.
De la même manière, je ne considère pas que la
multitude d'ordonnances rendues par des tribu-
naux pour enjoindre aux gouvernements locaux—
soient-ils des municipalités, des commissions sco-
laires ou autres—de remplir leur mandat confor-
mément à la loi et, de ce fait, de dépenser de
l'argent, soient, sur le plan constitutionnel, compa-
rables à l'affectation judiciaire de fonds ressortis-
sant au contrôle exclusif d'une législature ou d'un
Parlement souverains.
Même s'il était décidé qu'un tribunal est compé-
tent à légiférer en ordonnant une réparation visée
au paragraphe 24(1) dans des circonstances n'im-
pliquant pas l'affectation de crédits publics, il ne
pourrait être conclu à l'existence d'un tel pouvoir
lorsque la réparation en cause affecte des argents
du Trésor à des fins non autorisées par le Parle-
ment. Une approche téléologique des réparations
prévues au paragraphe 24(1) ne saurait autoriser
les tribunaux à aller aussi loin.
À mon sens, les prétentions des appelantes sont
fondées: la Constitution du Canada n'autorise pas
la réparation élaborée par le juge de première
instance. Ayant conclu à l'incompatibilité de l'arti-
cle 32 de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage
avec une disposition de la Constitution canadienne,
le juge de première instance était obligé de décla-
rer cet article inopérant. Si cette conclusion avait
été prise, l'absence de conflit entre les paragraphes
24(1) et 52(1) serait évidente. Comme il n'existe
aucune disposition législative incompatible, aucune
réparation fondée sur le paragraphe 24(1) ne doit
être prononcée.
Selon mon opinion, le paragraphe 52(1) n'offre
pas de «réparation» au sens réel du terme. Il expose
une réalité constitutionnelle dont un tribunal ne
peut omettre de tenir compte lorsqu'elle est invo-
quée et considérée comme applicable dans le cadre
d'une instance.
J'accueillerais l'appel et, sauf en ce qui concerne
les dépens, j'annulerais le jugement de la Section
de première instance. Conformément au sous-ali-
néa 52b)(iii) de la Loi sur la Cour fédérale, je
rendrais le jugement qui aurait dû être prononcé
et, conformément au paragraphe 52(1) de la Loi
constitutionnelle de 1982, je déclarerais que
l'article 20 (antérieurement, l'article 32) de la Loi
sur l'assurance-chômage est inopérant en raison
de son incompatibilité avec l'article 15 de la
Charte. Comme l'ont demandé les appelantes, je
ne modifierais pas l'adjudication des dépens faite
par la Section de première instance, et, dans les
circonstances de la présente affaire, j'accorderais à
l'intimé Schachter les frais entre parties qu'il a
engagés dans le présent appel.
Il n'existe aucun intérêt public impératif justi-
fiant la Cour de suspendre l'exécution du jugement
pour permettre l'adoption de mesures correctives,
comme c'était le cas dans le Renvoi sur les droits
linguistiques au Manitoba et dans l'arrêt Dixon v.
B.C. (A.G.), [1989] 4 W.W.R. 393 (C.S.C.-B.). La
suspension qui viserait à permettre la présentation
d'un pourvoi devant la Cour suprême du Canada
serait une toute autre démarche. Une telle suspen
sion peut être sollicitée au moyen d'une demande
présentée sous le régime de la Règle 324 [Règles
de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663].
ANNEXE
32. (1) Nonobstant l'article 25 mais sous réserve des autres
dispositions du présent article, des prestations initiales sont
payables à un prestataire de la première catégorie qui fait la
preuve qu'il est raisonnable pour lui de demeurer à la maison à
cause du placement auprès de lui, en conformité avec les lois
régissant l'adoption dans la province où il réside, d'un ou
plusieurs enfants en vue de leur adoption.
(2) Sous réserve du paragraphe 22(3), les prestations initia-
les prévues au présent article sont payables pour chaque
semaine de chômage comprise dans la période qui, en retenant
la première en date des semaines en question,
a) commence avec la semaine au cours de laquelle le ou les
enfants sont réellement placés auprès du prestataire de la
première catégorie, et
b) se termine
(i) dix-sept semaines après la semaine au cours de laquelle
le ou les enfants sont placés,
(ii) avec la semaine au cours de laquelle il n'est plus
raisonnable pour ce prestataire de demeurer à la maison
pour la raison visée au paragraphe (1), ou
(iii) avec la semaine qui précède immédiatement la
semaine où les prestations sont demandées et payables en
vertu d'un autre article de la présente Partie.
(3) Lorsque des prestations doivent être versées à un presta-
taire de la première catégorie en vertu du présent article et que
celui-ci reçoit une rémunération pour une période tombant dans
une semaine comprise dans la période visée au paragraphe (2),
le paragraphe 26(2) ne s'applique pas et cette rémunération
doit être déduite des prestations afférentes à cette semaine.
(4) Les prestations ne doivent pas être versées en vertu du
présent article à plus d'un prestataire de la première catégorie
relativement à un seul placement d'un ou plusieurs enfants en
vue de leur adoption.
(5) Lorsque, avant que des prestations n'aient été versées à
un prestataire de la première catégorie relativement à un seul
placement d'un ou plusieurs enfants en vue de leur adoption,
deux assurés auprès desquels le ou les enfants sont placés pour
adoption, demandent des prestations en vertu du présent article,
aucune prestation ne doit être versée en vertu du présent article
avant l'adoption d'une de ces demandes.
JUGEMENT
vu la présente action, qui a été instruite en présence des
avocats des parties à tous les jours juridiques de la période
commençant le 11 avril 1988 et se terminant le 20 avril 1988, à
Toronto (Ontario); et
APRÈS LECTURE des actes de procédure, de l'entente sur
l'admission de documents, des lois et des instruments interna-
tionaux en cause, ainsi que des autres documents déposés en
preuve, et après audition des témoins et des plaidoiries orales
des avocats; et
vu la conclusion de cette Cour que l'article 32 de la Loi de
1971 sur l'assurance-chômage, sous sa forme modifiée, déroge
au principe du même bénéfice de la loi prévu au paragraphe
15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés en établis-
sant une distinction entre les parents naturels et les parents
adoptifs en ce qui concerne une période de prestations relatives
aux soins d'enfant qui fait suite à l'arrivée d'un enfant dans un
foyer; et
vu qu'aucune justification n'a été présentée aux termes de
l'article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés à
l'égard de cette dérogation au principe du même bénéfice de la
loi; par les présentes,
1. CETTE COUR STATUE qu'un jugement déclaratoire est pro-
noncé pour affirmer que, tant que l'article 32 de la Loi de 1971
de l'assurance-chômage sous sa forme modifiée (la «Loi»)
demeurera en vigueur, un prestataire de la première catégorie
qui est la mère ou le père naturel d'un ou de plusieurs enfants
nouveaux-nés jouira des mêmes droits que les parents adoptifs
en ce qui concerne les prestations prévues par la Loi à l'égard
des périodes au cours desquelles il ou elle aura cessé de
travailler pour prendre soin de cet enfant ou de ces enfants, en
sorte que les conditions et les critères suivants prévus à l'article
32 relativement aux prestations leur sont applicables:
(a) Quinze semaines de prestations sont prévues pour que
l'un ou l'autre parent demeure à la maison pendant la
période de dix-sept semaines suivant l'arrivée de l'enfant à la
maison du prestataire, sous réserve de la limite prévue à
l'alinéa 22(3)a) de la Loi, pourvu que la mère naturelle ne
soit pas, aux termes de l'alinéa 22(3)a), privée complètement
ou en partie du bénéfice des prestations relatives aux soins
aux enfants parce qu'ayant reçu des prestations à la suite de
sa grossesse au cours de la même période. Ces prestations
sont payables même si le prestataire n'est pas disponible pour
travailler, à la condition que celui-ci y ait par ailleurs droit
en vertu de la Loi.
(b) L'un ou l'autre parent, s'il est par ailleurs un prestataire
qualifié, peut recevoir ces prestations s'il est «raisonnable»
pour ce prestataire de demeurer à la maison à la suite de
l'arrivée de l'enfant, mais seulement tant qu'il est «raisonna-
ble» de le faire.
(c) Un seul parent peut recevoir des prestations relativement
à l'arrivée de l'enfant à la maison.
(d) Les prestations susmentionnées sont versées à l'égard du
soin des enfants et non de la maternité.
2. CETTE COUR STATUE ÉGALEMENT que la Commission de
l'emploi et de l'immigration du Canada défenderesse devra
examiner la demande de prestations initiales présentée par le
demandeur le 2 août 1985 et décider du droit du demandeur à
ces prestations initiales en tenant pour acquis que, dans l'hypo-
thèse où la demande du demandeur satisfait aux autres exigen-
ces de la Loi et du premier paragraphe du présent jugement, le
demandeur a droit à ces prestations initiales.
3. CETTE COUR STATUE ÉGALEMENT que l'exécution du pré-
sent jugement est suspendue par les présentes jusqu'à l'expira-
tion du délai d'appel et, dans l'éventualité où appel en est
interjeté, jusqu'à ce que cet appel soit tranché de façon
définitive.
4. CETTE COUR STATUE ÉGALEMENT que les défenderesses
paieront au demandeur, après leur taxation, les frais entre
parties relatifs à la présente action et accessoires à la présente
action.
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