T-865-85
Abie Weisfeld (également connu sous le nom de
Eibie Weizfeld) (demandeur)
c.
Sa Majesté la Reine et le ministre des Travaux
publics (défendeurs)
RÉPERTORIÉ: WEISFELD C. CANADA (1" INST.)
Section de première instance, juge McNair—
Ottawa, 5, 6, 7, 8 et 9 décembre 1988; Vancouver,
5 mai 1989.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fon-
damentales — Liberté d'expression — Camp de la paix érigé
sur la colline du Parlement pour protester contre la mise à
l'essai par les États-Unis des missiles de croisière au Canada
— L'enlèvement de l'abri du camp de la paix ne violait pas la
liberté d'expression du demandeur — La liberté garantie par
l'art. 2b) de la Charte n'est ni absolue ni inconditionnelle — Il
faut l'examiner en tenant compte de l'intérêt commun — Le
Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages
publics vise le mode d'exercice et non le contenu de cette
liberté — La simple présence de structures sur la colline
parlementaire ne suffit pas à en faire des symboles expressifs
de message contre les missiles de croisière — Rien ne prouve
qu'on a fait obstacle à la liberté de réunion pacifique et
d'association.
Couronne — Responsabilité délictuelle — Abri du camp de
la paix érigé sur la colline parlementaire pour protester contre
la mise à l'essai par les États-Unis des missiles de croisière au
Canada — Les défendeurs avaient le pouvoir en vertu de l'art.
4(2) de la Loi sur l'entrée sans autorisation de l'Ontario et de
l'art. 6(2) du Règlement concernant les actes nuisibles sur des
ouvrages publics, d'enlever et de démanteler l'abri du camp de
la paix — L'abri en question ainsi que les autres biens meubles
constituaient, à la fois, une entrée sans autorisation et une
nuisance publique — La Couronne fédérale qui poursuit des
activités régies par les lois provinciales n'est pas liée par ces
lois.
Travaux publics — Le demandeur a érigé un abri du camp
de la paix sur la colline du Parlement pour protester contre la
politique canadienne qui autorisait les États-Unis à mettre à
l'essai leurs missiles de croisière au Canada — Les défendeurs
avaient le droit d'enlever et de démanteler l'abri en question en
vertu de l'art. 4(2) de la Loi sur l'entrée sans autorisation de
l'Ontario et de l'art. 6(2) du Règlement concernant les actes
nuisibles sur des ouvrages publics — L'abri en question ainsi
que les autres biens meubles constituaient une entrée sans
autorisation et une nuisance publique — L'expression „acte
nuisible» utilisée dans le Règlement englobe la nuisance publi-
que — Les restrictions visaient à régir le comportement du
demandeur et non le contenu de son message, quant à la
manière, au temps et au lieu — Elles ne portaient pas atteinte
au contenu de son message.
En 1983, le demandeur a érigé sur la colline du Parlement un
camp de la paix pour protester contre la décision du gouverne-
ment canadien d'autoriser les États-Unis à mettre à l'essai leurs
missiles de croisière au Canada. Au début, le camp de la paix
était rudimentaire mais en 1985, il a pris un caractère plus
permanent.
Par suite des plaintes provenant de citoyens, le ministre des
Travaux publics a, le 22 avril 1985, enjoint au demandeur au
moyen d'un avis donné conformément au paragraphe 4(2) de la
Loi sur l'entrée sans autorisation de l'Ontario, d'enlever l'abri
du camp de la paix. Vu le refus du demandeur d'accéder à cette
demande, une équipe d'employés du ministère des Travaux
publics a procédé au démantèlement et à l'enlèvement de l'abri
et des autres biens meubles. Le demandeur a par la suite tenté
de reconstruire le camp de la paix, mais il en a été empêché en
vertu du paragraphe 6(2) du Règlement concernant les actes
nuisibles sur des ouvrages publics. Cette disposition qui est
entrée en vigueur le 23 avril 1985, interdit la construction de
toute structure sur un ouvrage public, à moins d'y être autorisé
par le ministre.
La présente action visant un jugement déclaratoire soulève
deux questions: (I) les défendeurs avaient-ils le droit d'enlever
l'abri, les tentes, tables et autres biens meubles installés sur la
colline du Parlement; (2) les actes des défendeurs violaient-ils
la liberté d'expression du demandeur garantie par l'alinéa 2b)
de la Charte. Le demandeur prétend que l'abri constituait un
symbole de sa protestation continue contre la politique du
gouvernement canadien, que le symbole en question était essen-
tiel pour la communication efficace de son message politique et
que les restrictions gouvernementales visaient le contenu dudit
message et non pas son comportement, portant ainsi atteinte à
son droit d'exprimer ses vues politiques.
Jugement: l'action devrait être rejetée.
(I) Nuisance publique et entrée sans autorisation
L'abri, les tentes, les tables et autres objets installés sur la
colline du Parlement avaient toutes- les caractéristiques d'une
nuisance publique, que ce soit en vertu de la common law ou du
Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages
publics. Ils constituaient un obstacle déraisonnable à l'utilisa-
tion et à la jouissance de ces lieux pour certaines catégories de
sujets de Sa Majesté, à savoir les personnes responsables de la
gestion et du contrôle des lieux et les citoyens. La preuve
établissait clairement que l'abri du camp de la paix nuisait à
l'entretien convenable des lieux et que sa présence imposait un
surcroît de travail aux autorités responsables de la sécurité sur
la colline parlementaire. L'utilisation d'appareils de cuisson,
d'éclairage et de chauffage à flamme découverte constituait un
danger d'incendie. On pourrait conclure que l'absence d'instal-
lations sanitaires adéquates risquait de causer des problèmes de
santé. Enfin, l'abri offensait la vue de nombreux visiteurs qui se
promenaient sur la colline et qui le considéraient comme une
«horreur». L'abri et les tentes constituaient des «structures» qui
contrevenaient au paragraphe 6(2) du Règlement concernant
les actes nuisibles sur des ouvrages publics. Il était inutile
d'établir si une table pliante constituait une «structure» de ce
genre puisqu'on avait constaté l'existence d'une nuisance
publique.
Bien que l'expression «acte nuisible» dans le Règlement
englobe la nuisance publique, la Cour n'était préoccupée par
aucun élément de criminalité. Les défendeurs avaient le droit
de recourir à la suppression de la nuisance publique, que prévoit
la common law, et de faire disparaître les obstacles en question
sans devoir d'abord intenter des poursuites criminelles, par
procédure sommaire ou par mise en accusation, contre la
personne à qui l'on reprochait d'avoir commis la nuisance
publique.
Le fait pour le demandeur d'installer des structures sur la
colline du Parlement équivalait à une entrée sans autorisation
ouvrant droit à une poursuite et justifiait leur enlèvement. Le
défaut d'enlever un objet placé sur le terrain d'autrui constitue
une faute ouvrant droit à une poursuite, et l'entrée sans autori-
sation se poursuit aussi longtemps que l'objet n'est pas enlevé.
(2) Liberté d'expression prévue à l'alinéa 2b) de la Charte
L'alinéa 2b) de la Charte ne privait pas les défendeurs de
leur droit d'enlever l'abri, les tentes, les tables et autres biens
mobiliers.
La liberté d'expression garantie par l'alinéa 2b) de la Charte
ne donne pas toute latitude pour faire fi des lois en vigueur, qui
reflètent les intérêts collectifs d'une société organisée. Les
restrictions du gouvernement avaient pour objet d'imposer des
normes de comportement raisonnables quant au temps, au lieu
et à la manière. Ces restrictions ne portaient nullement atteinte
au contenu du message qui était communiqué verbalement, ou
au moyen de feuillets ou de pancartes. Les abris, les tentes, les
tables et les autres objets mobiliers qui se trouvaient sur la
colline étaient peut-être destinés à éveiller la curiosité des
passants, mais leur simple présence ne suffisait pas à en faire
des moyens essentiels d'expression de message antimissile du
demandeur.
Enfin, la preuve n'a pas démontré que, même en apparence,
la liberté de réunion pacifique et d'association du demandeur
n'a pas été respectée. Bien qu'il fût inutile d'exprimer une
opinion relativement à l'application de l'article 1 de la Charte,
les restrictions en cause constituaient des limites raisonnables
au sens dudit article.
L'argument du demandeur selon lequel les paragraphes 4(2)
de la Loi sur l'entrée sans autorisation et 6(2) du Règlement
auraient conféré au ministre des Travaux publics un pouvoir
illimité sans contenir aucune directive quant à l'exercice de ce
pouvoir, ce qui empiétait sur sa liberté d'expression et violait la
règle de droit, devait être rejeté. 11 en est de même en ce qui
concerne l'argument selon lequel la Couronne fédérale, en
poursuivant des activités qui sont régies par des lois provincia-
les, devait se considérer comme liée par ces lois. En vertu de
l'article 16 de la Loi d'interprétation, la loi provinciale ne liait
Sa Majesté du chef du Canada ni n'avait d'effet à l'égard de
celle-ci ou sur ses droits et prérogatives.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
art. 1, 2b),c),d).
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 176.
Loi d'interprétation, S.R.C. 1970, chap. I-23, art. 16.
Loi sur l'entrée sans autorisation, L.R.O. 1980, chap.
511, art. 4(2).
Loi sur les travaux publics, S.R.C. 1970, chap: P-38,
art. 28.
Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvra-
ges publics, C.R.C., chap. 1365, art. 2, 4 (abrogé et
remplacé par DORS/85-370, art. 1), 5 (ajouté idem),
6(2) (ajouté idem), 8 (ajouté idem), 9 (ajouté idem).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
R. v. Videoflicks Ltd. et al. (1984), 48 O.R. (2d) 395; 14
D.L.R. (4th) 10 (C.A.); conf. par sub nom. R. c.
Edwards Books and Art Ltd., [ 1986] 2 R.C.S. 713; R. v.
Zundel (1987), 58 O.R. (2d) 129; 35 D.L.R. (4th) 338
(C.A.); Re Retail, Wholesale & Department Store
Union, Locals 544, 496, 635 and 955 et al. and Govern
ment of Saskatchewan et al. (1985), 19 D.L.R. (4th) 609
(C.A. Sask.); Operation Dismantle Inc. et autres c. La
Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441; New Brunswick
Broadcasting Co., Limited c. Conseil de la radiodiffusion
et des télécommunications canadiennes, [1984] 2 C.F.
410 (C.A.); Attorney-General for Ontario v. Orange
Productions Ltd. et al. (1972), 21 D.L.R. (3d) 257 (H.C.
Ont.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Comité pour la République du Canada c. Canada,
[1987] 2 C.F. 68 (C.A.); SDGMR c. Dolphin Delivery
Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573.
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Clark v. Community for Creative Non-Violence, 468
U.S. 288; 82 L.Ed. 2d 221 (1984); Cox v. Louisiana, 379
U.S. 536; 13 L.Ed. 2d 471 (1965).
DÉCISIONS CITÉES:
Re Ontario Film & Video Appreciation Society and
Ontario Board of Censors (1984), 45 O.R. (2d) 80
(C.A.); conf. (1983), 41 O.R. (2d) 583 (C. div.); Refe
rence re Education Act of Ontario and Minority Lan
guage Education Rights (1984), 47 O.R. (2d) 1 (C.A.);
Baird, et al. v. The Queen, C.S. Ont., n° 1062/85, juge
Maloney, 10-1-86, non publiée; conf. par C.A. Ont., No.
96/86, juges Brooke, Goodman et Grange, 9-6-87, non
publiée; Gauthier v. The King (1918), 56 R.C.S. 176; Sa
Majesté du chef de la province de l'Alberta c. Commis
sion canadienne des transports, [1978] 1 R.C.S. 61;
Procureur général (Qué.) et Keable c. Procureur général
(Can.) et autre, [1979] I R.C.S. 218; Attorney-General v.
P. Y. A. Quarries Ltd., [1957] 2 Q.B. 169; Reynolds v.
Urban District Council of Presteign, [1896] 1 Q.B. 604;
Georgian Cottagers' Association Inc. v. Corporation of
Township of Flos & Kerr (1962), 32 D.L.R. (2d) 547
(H.C. Ont.); Cardiff Rating Authority and Cardiff
Assessment Committee v. Guest Keen Baldwin'.s Iron
Steel Co., Ld., [1949] 1 K.B. 385 (C.A.); Cromer v. B.C.
Teachers' Fed., [1986] 5 W.W.R. 638; 29 D.L.R. (4th)
641 (C.A.C.-B.); Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S.
121.
DOCTRINE
Clerk & Lindsell on Torts, 15th ed. London: Sweet &
Maxwell, 1982.
Fleming, John G. The Law of Torts, 6th ed. Sydney: Law
Book Co. Ltd., 1983.
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 2nd ed.
Toronto: Carswell Co. Ltd., 1985.
Linden, Allen M. La responsabilité civile délictuelle, 4°
éd. Cowansville (Oc): Editions Yvon Blais Inc., 1988
Mill, John S. On Liberty. London: Walter Scott Publis
hing Co., 1900-01.
Salmond and Heuston on the Law of Torts, 18th ed. by
R. F. V. Heuston and R. S. Chambers. London: Sweet
& Maxwell, 1981.
AVOCATS:
Harry Kopyto, Sylvano Debrio et Joseph E.
Magnet pour le demandeur.
Luther Chambers, c.r., pour les défendeurs.
PROCUREURS:
Harry Kopyto, Toronto, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour
les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE MCNAIR:
Cas de redressement fondé sur la Charte
La présente action est la conséquence de certai-
nes activités politiques organisées par le deman-
deur et d'autres personnes sur la colline du Parle-
ment, pour protester contre la décision du
gouvernement canadien d'autoriser les États-Unis
d'Amérique à mettre à l'essai leurs missiles de
croisière au Canada. Le demandeur prétend en
gros que le camp de la paix érigé sur la Colline,
qui symbolisait son opposition acharnée à cette
décision, était essentiel à la communication effi-
cace de son message politique. Il soutient que les
mesures prises par les défendeurs pour enlever
l'abri qu'il avait construit sur la colline du Parle-
ment et pour l'empêcher de s'y réinstaller ont
contrevenu à son droit à la liberté de protestation
garanti aux alinéas 2b),c) et d) de la Charte
canadienne des droits et libertés [qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap.
11 (R.-U.)]. En particulier, il demande dans sa
déclaration que soit prononcé le jugement déclara-
toire suivant:
[TRADUCTION] b) (i) Déclarer que le paragraphe 6(2) du
Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages
publics est inopérant.
(ii) Déclarer que les gestes du défendeur, qui a enlevé le
camp de la paix érigé sur la colline du Parlement et en a
expulsé les occupants, et qui a empêché le demandeur de
poursuivre ses activités de protestation sur la Colline, c'est-à-
dire de distribuer des dépliants présentés sur une table, ont été
posés en violation des droits du demandeur garantis par les
alinéas 2b),c) et d) de la Charte des droits et libertés, qu'ils ne
sont pas justifiés par l'article 1 de la Charte et qu'ils sont donc
inopérants sous le régime de l'article 52 de la Charte;
Outre ce qui précède, le demandeur réclame la
réparation suivante: une injonction, des domma-
ges-intérêts spéciaux au montant de 2 000 $ et des
dommages-intérêts punitifs ou généraux au mon-
tant de 200 000 $.
Les faits
En 1983, le demandeur a eu l'idée d'ériger un
camp de la paix sur la colline du Parlement pour
protester contre la politique du gouvernement au
sujet des missiles de croisière. Le 18 avril 1983,
des représentants du gouvernement du Canada lui
ont donné la permission de monter gratuitement
une tente sur la Colline. Le lendemain, des agents
de la GRC ont prié le demandeur et les autres
occupants de démonter la tente. Ceux-ci ont refusé
d'obtempérer et les agents de la GRC ont enlevé la
tente eux-mêmes. Le demandeur n'a plus jamais
eu la permission de monter une tente sur la Col-
line. Malgré cela, le demandeur et plusieurs pro-
testataires ont occupé la Colline pendant environ
une semaine; ils y ont distribué des dépliants et y
ont dormi à la belle étoile. Un peu plus tard durant
le printemps 1983, ils ont installé une bannière sur
des poteaux auxquels ils ont fixé des bâches afin de
créer un abri rudimentaire pour se protéger contre
les éléments. Le demandeur est demeuré là jusqu'à
la fin de mai 1983.
Durant l'été 1983, le demandeur et ses collègues
ont accepté l'offre de représentants du gouverne-
ment du Canada de déménager leur abri sur les
plaines Lebreton, qui sont situées à environ 1,5
kilomètre du Parlement. Ils ont toutefois laissé une
table et une bannière sur la Colline. Plus tard
durant l'été, le demandeur a décidé de ramener
l'abri sur la Colline, estimant qu'il s'agissait d'un
symbole de protestation plus efficace. Aucune
autorisation expresse ne lui a alors été accordée,
mais les autorités ont préféré ne rien faire, du
moins jusqu'au printemps 1985. L'abri en question
est demeuré sur la Colline durant l'été 1983 et tout
au long de l'hiver 1984. Le demandeur l'a quitté
en mai 1984 et ne s'y est réinstallé en permanence
qu'à l'automne de ladite année. Entre-temps, il y a
fait quelques visites.
À l'automne 1984, le demandeur et deux asso-
ciés, Yvon Dubé et Chantal Houle, ont décidé de
reconstruire l'abri pour lui donner un caractère
plus permanent. Ils ont fabriqué une plate-forme
avec des planches de bois de deux pouces sur
quatre pouces et l'ont recouverte de tapis. Ils ont
fixé des poteaux d'aluminium à cette base, puis ont
installé à l'intérieur des feuilles de mousse de
polystyrène, du papier d'aluminium réfléchissant
et d'autres matériaux. Ils ont recouvert cette cons
truction ayant l'apparence d'une tente de feuilles
de plastique oranges et noires. Un drapeau trico-
lore sur lequel étaient inscrits en français et en
anglais les mots «Camp de la paix» y a été fixé, du
côté qui faisait face à la rue Wellington; rien
d'autre n'indiquait que les occupants de l'abri
militaient en faveur du désarmement nucléaire et
s'opposaient à l'essai du missile de croisière au
Canada. Le message comme tel était transmis au
public de vive voix et dans des dépliants, de même
qu'au moyen de pancartes avec lesquelles les pro-
testaires se promenaient sur la Colline. Les maté-
riaux qui ont servi à fabriquer cette installation
leur ont été donnés par des sympathisants. Il y
avait également une réplique du missile de croi-
sière sur le site du camp de la paix en 1983, mais
des étudiants universitaires l'ont subtilisée en
1984.
Durant les huit mois qui ont précédé la date du
22 avril 1985, le demandeur travaillait à temps
plein au service diplomatique palestinien, à
Ottawa; il ne lui restait donc que les week-ends
pour exposer son point de vue aux personnes qui se
trouvaient sur la Colline. Durant son absence, ses
associés, M. Dubé et M"° Houle, prenaient la
relève. Pendant cette période, le demandeur et ses
deux collègues ont vécu en permanence dans le
nouvel abri.
À un moment donné, des représentants du gou-
vernement ont à nouveau offert au demandeur de
transporter l'abri sur les plaines Lebreton ou à
proximité de ce site; de là, il aurait aisément pu se
rendre sur la Colline avec ses pancartes et ses
dépliants pour y poursuivre sa croisade antimis-
sile. Cela n'a rien donné, principalement parce que
le demandeur a insisté pour qu'on lui permette de
garder une table et des bannières sur la Colline, ce
que le gouvernement a refusé.
Durant ce temps, le ministre des Travaux
publics de l'époque, l'honorable Roch Lasalle,
recevait des plaintes de citoyens au sujet de la
présence sur la colline du Parlement du camp de la
paix, que la plupart qualifiaient d'«horreur». Le
ministre s'est rallié au point de vue de ceux qui
affirmaient que le camp de la paix constituait une
entrée sans autorisation sur la colline du Parle-
ment. Il a donc demandé à son sous-ministre de
dire aux occupants du camp de la paix qu'ils
commettaient une intrusion et qu'ils devaient
débarrasser la Colline du camp de la paix et de
tout leur fourbi.
Dans la matinée du 22 avril 1985, le responsable
de la gestion immobilière du ministère des Tra-
vaux publics, M. Brian Crawford, s'est rendu sur
la Colline et a lu aux occupants de l'abri un avis
rédigé en français et en anglais leur interdisant de
camper sur la Colline et d'y ériger ou d'y mainte-
nir une structure quelconque. L'avis les obligeait à
enlever sur-le-champ l'abri, ainsi que tous les meu-
bles et objets s'y trouvant, y compris les effets
personnels, faute de quoi des employés du minis-
tère des Travaux publics s'en chargeraient eux-
mêmes. Le demandeur a reçu copie de l'avis, qui
était signé par le ministre conformément au para-
graphe 4(2) de la Loi sur l'entrée sans autorisa-
tion, L.R.O. 1980, chap. 511. Une équipe d'em-
ployés du ministère des Travaux publics était sur
place, prête à intervenir. Monsieur Crawford et les
employés du ministère ont offert au demandeur et
à ses collègues de les aider à enlever l'abri et les
autres objets et à les transporter à l'endroit de leur
choix. Le demandeur a toutefois refusée cette offre
car il s'opposait catégoriquement à l'enlèvement
du camp de la paix.
Le demandeur et un autre protestataire ont
refusé de quitter l'abri lorsque l'équipe du minis-
tère a voulu le déplacer, et ils ont manifesté leur
opposition en s'agrippant aux parois intérieures.
L'abri ressemblait à une tente, mais pour celui qui
ignorait comment il avait été construit, il n'y avait
rien de l'extérieur qui indiquait comment l'enlever
sans le détruire. Le demandeur n'a donné aucun
conseil et n'a fourni aucune aide à cet égard, et il a
persisté à s'accrocher à l'abri et à résister à son
enlèvement. Tous les efforts qu'ont faits les
employés du ministère pour soulever l'abri sans
l'abîmer ont échoué. Frustrés dans leurs efforts, ils
ont alors commencé à démonter l'abri en coupant
les feuilles de plastique qui recouvraient la char-
pente d'aluminium. Ils ont ensuite tenté d'enlever
cette charpente, mais sans succès parce que le
demandeur continuait de s'y accrocher; celle-ci a
fini par s'effondrer. Le demandeur a finalement
été arrêté et placé sous la surveillance des agents
de la GRC qui étaient sur les lieux. Monsieur
Crawford lui avait dit plus tôt que l'abri et les
objets qui s'y trouvaient seraient transportés dans
un entrepôt du ministère situé dans le parc Plouffe,
où leurs propriétaires pourraient les récupérer en
tout temps. Certains l'ont été l'après-midi même.
D'autres ont été confisqués par la GRC pour servir
de preuve relativement aux accusations qui
seraient portées contre le demandeur. Le reste des
objets a finalement été transporté à un autre entre-
pôt du ministère sur la rue Catherine.
À la suite du démantèlement de l'abri, le
demandeur et d'autres personnes ont tenté à plu-
sieurs reprises, durant le mois d'avril 1985, de
reconstruire le camp de la paix en montant des
tentes et en installant des tables et des sacs de
couchage sur la colline du Parlement. Des agents
de la GRC les ont avertis qu'aux termes du nou-
veau règlement adopté le 23 avril 1985, il était
interdit d'ériger une structure ou de placer des
objets sur ces lieux. Le demandeur n'a tenu aucun
compte de ces avertissements, de sorte qu'il a dû
être arrêté et emmené ailleurs. La même chose est
arrivée le 21 octobre, le 12 novembre et le 14
novembre 1988, durant la campagne électorale
fédérale. À ces occasions, le demandeur et ses
compagnons ont installé des tables sur la Colline et
ont même monté une tente à un moment donné,
mais les autorités ont réagi de la même façon. Les
agents de la GRC qui étaient sur les lieux leur ont
demandé d'enlever immédiatement les objets en
question et ont dit au demandeur qu'il serait arrêté
s'il s'opposait à leur enlèvement. A chacune de ces
occasions, le demandeur a résisté avec vigueur à
l'enlèvement des objets en s'y accrochant, et il a dû
être mis en état d'arrestation.
Cadre législatif
I1 m'apparaît certain que le titre de propriété
des terrains de la Colline appartient à Sa Majesté
du chef du Canada et que le ministre des Travaux
publics est responsable du contrôle, de la gestion et
de l'administration de ces terrains: voir la Loi sur
les travaux publics, S.R.C. 1970, chap. P-38,
modifiée. Par ailleurs, il ne fait aucun doute que la
Colline est un «ouvrage public» au sens de la Loi
sur les travaux publics. L'article 28 de cette Loi
autorise le gouverneur en conseil à prendre les
règlements qu'il juge nécessaires «à l'administra-
tion, à l'entretien, au bon usage et à la protection
[d']ouvrages publics».
Le Règlement concernant les actes nuisibles sur
des ouvrages publics, C.R.C., chap. 1365, a été
adopté sous le régime de la Loi précitée. Les
articles 2 et 4 [abrogé et remplacé par DORS/85-
370, art. 1] du Règlement sont libellés de la façon
suivante:
2. Nulle personne ne flânera ni ne commettra d'actes nuisi-
bles aux environs d'un ouvrage public ni dans ou sur celui-ci.
4. Toute personne qui enfreint l'un quelconque des articles
du présent règlement est coupable d'infraction et passible, sur
déclaration sommaire de culpabilité, d'une amende d'au plus
$ 50.
L'article 4 du Règlement concernant les actes
nuisibles sur des ouvrages publics relatif aux
infractions punissables sur déclaration sommaire
de culpabilité et aux amendes a été abrogé et
remplacé par de nouvelles dispositions, c'est-à-dire
les articles 4 à 11, DORS/85-370, 23 avril 1985.
Aux termes de l'article 2 du Règlement modifié,
les modifications énoncées à l'article 1 dudit
Règlement devaient entrer en vigueur à compter
du 23 avril 1985, avant leur publication dans la
Gazette du Canada. Les dispositions du nouveau
Règlement qui s'appliquent en l'espèce sont les
articles 5, 6(2), 8 et 9:
5. 11 est interdit d'ériger, de construire ou d'afficher tout
objet ou chose dans ou sur un ouvrage public, ailleurs qu'aux
endroits expressément désignés à ces fins.
6....
(2) II est interdit d'ériger, d'utiliser, d'occuper ou de mainte-
nir une structure sur un ouvrage public, à moins d'y être
autorisé par le Ministre.
8. Quiconque contrevient à l'article 6 doit, dès qu'il reçoit du
Ministre ou d'un agent de la paix, un avis oral ou écrit lui
ordonnant de cesser l'activité interdite et de quitter l'ouvrage
public, enlever ses effets personnels de l'ouvrage public, quitter
celui-ci et ne pas reprendre l'activité faisant l'objet de l'avis.
9. Un agent de la paix peut expulser d'un ouvrage public
toute personne qui refuse d'obtempérer à l'avis mentionné à
l'article 8 et en enlever les effets personnels qui semblent être
en la possession de cette dernière.
DisRositions de la Charte
Les dispositions pertinentes de la Charte sont les
articles 1 et 2:
Garantie des droits et libertés
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les
droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être res-
treints que par une règle de droit, dans des limites qui soient
raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le
cadre d'une société libre et démocratique.
Libertés fondamentales
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:
b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y
compris la liberté de la presse et des autres moyens de
communication;
c) liberté de réunion pacifique;
d) liberté d'association.
Les questions en litige
Les défendeurs énoncent dans leur mémoire les
questions suivantes qu'ils estiment être au cœur du
litige:
[TRADUCTION] (1) Abstraction faite des dispositions figurant
aux alinéas 2b),c) et d) de la Charte canadienne des droits et
libertés, les défendeurs avaient-ils le droit d'enlever, le 22 avril
1985 et à d'autres moments par la suite, l'abri, les tentes, les
tables et autres biens meubles montés ou installés sur la colline
du Parlement par le demandeur et d'autres personnes?
(2) Les alinéas 2b),c) et d) de la Charte canadienne des droits
et libertés privaient-ils malgré tout les défendeurs de leur droit
d'enlever l'abri, les tentes, les tables et autres biens meubles?
(3) En supposant que la réponse à la question (2) soit affirma
tive, cet enlèvement était-il justifié par l'article 1 de la Charte
canadienne des droits et libertés?
(4) Les défendeurs sont-ils responsables des dommages qu'ont
pu subir l'abri, les tentes ou les autres biens meubles qui ont été
enlevés dans la matinée du 22 avril 1985 ou par la suite?
(5) Les défendeurs sont-ils passibles de dommages-intérêts
punitifs ou exemplaires?
Le procureur du demandeur ne conteste pas cet
énoncé des questions en litige. Il formule plutôt le
problème dans les termes suivants:
[TRADUCTION] La question soumise à la Cour est simple. On
lui demande seulement de déclarer que les gestes posés dans les
circonstances que l'on connaît, en conformité des dispositions
législatives applicables, violent la liberté d'expression, la liberté
de réunion et la liberté d'association.
Le demandeur invoque comme principal argu
ment sa volonté d'employer des moyens à la fois
directs et symboliques pour transmettre son mes
sage politique de protestation contre la décision du
gouvernement canadien relativement au missile de
croisière. Les abris, les tentes et les tables installés
sur la colline du Parlement étaient en réalité des
outils dont il avait besoin pour nourrir le débat et
assurer la communication efficace de son message.
Selon moi, cet argument repose d'abord et avant
tout sur la liberté d'expression garantie par la
Charte, et les libertés connexes de réunion pacifi-
que et d'association n'interviennent qu'à titre d'ar-
guments secondaires.
Pouvoir discrétionnaire administratif absolu
D'entrée de jeu, le procureur du demandeur
soutient que le paragraphe 4(2) de la Loi sur
l'entrée sans autorisation et le paragraphe 6(2) du
Règlement concernant les actes nuisibles sur des
ouvrages publics confèrent au ministre des Tra-
vaux publics le pouvoir discrétionnaire illimité et
absolu d'interdire toute forme d'expression sur la
colline du Parlement, mais ne contiennent aucune
ligne directrice quant à l'exercice de ce pouvoir, ce
qui empiète clairement sur les libertés d'expres-
sion, de réunion et d'association garanties par la
Charte. Le procureur du demandeur s'appuie sur
la décision rendue par la Cour d'appel de l'Ontario
dans l'affaire Re Ontario Film & Video Apprecia
tion Society and Ontario Board of Censors (1984),
45 O.R. (2d) 80, qui confirmait la décision de la
Cour divisionnaire' selon laquelle les alinéas
3(2)a) et b) et les articles 35 et 38 de la Loi sur les
salles de cinéma [L.R.O. 1980, chap. 498] limitent
la liberté d'expression garantie par l'alinéa 2b) de
la Charte parce que, ne pouvant être considérés
comme «une règle de droit, dans des limites qui
soient raisonnables» au sens de l'article 1 de la
Charte, ils ne fixent pas de limites raisonnables ou
autres au pouvoir discrétionnaire du bureau de
censure de censurer et d'interdire des films. Il
s'appuie également sur l'arrêt Reference re Edu
cation Act of Ontario and Minority Language
Education Rights (1984), 47 O.R. (2d) 1 (C.A.).
Il pousse l'argument plus loin en soutenant que
toute disposition d'un règlement qui confère à
l'administration un pouvoir discrétionnaire absolu
contrevient au principe de légalité si elle n'est
assortie d'aucun critère en justifiant l'exercice,
indépendamment des droits et libertés garantis par
la Charte. Il ajoute que l'autorisation que le minis-
tre a donnée, le 12 juin 1985, au Comité responsa-
ble de la colline du Parlement d'exercer le pouvoir
que lui confère le Règlement concernant les actes
nuisibles sur des ouvrages publics [TRADUCTION]
«relativement à l'administration, à la charge et à la
gestion des terres incluant la colline du Parlement»
constituait une délégation illégale d'un pouvoir que
lui seul pouvait exercer.
Le procureur des défendeurs note que cette
autorisation, quel qu'en soit le but, a été accordée
après les événements d'avril 1985 dans la mesure
où ceux-ci concernaient le demandeur. Selon lui, la
question de savoir si l'autorisation était intra vires
ou ultra vires devient purement théorique eu
égards au noeud du litige car c'est un agent de la
paix qui peut, aux termes du Règlement concer-
nant les actes nuisibles sur des ouvrages publics,
expulser une personne qui refuse d'obtempérer à
l'avis mentionné à l'article 8 de ce Règlement. Il
s'appuie sur l'arrêt Baird, et al. v. The Queen (no
1062/85, 10 janvier 1986, non publié) de la Cour
suprême de l'Ontario, dans lequel le juge Maloney
a statué, dans un recours en certiorari, que l'article
8 du Règlement modifié n'avait pas pour effet de
déléguer à un agent de la paix le pouvoir de
prendre des règlements. Cette décision a été portée
en appel, mais la Cour d'appel de l'Ontario a
' (1983), 41 O.R. (2d) 583.
rejeté l'appel (n° 96/86, 9 juin 1987, non publié)
pour le motif que le Règlement en question était
valide. À mon avis, cette question de délégation n'a
rien à voir avec celle de savoir si les défendeurs
pouvaient légalement enlever l'abri et les autres
biens meubles du demandeur, compte tenu de la
liberté d'expression garantie par la Charte.
Je refuse par ailleurs de souscrire à l'argument
du procureur du demandeur voulant que l'exercice
d'un pouvoir administratif discrétionnaire qui n'est
assujetti à aucune ligne directrice équivaut dans
chaque cas à une violation fondamentale du prin-
cipe de légalité. Il asseoit cet argument sur le
principe énoncé dans l'arrêt Roncarelli v. Duples-
sis, [1959] R.C.S. 121. La remarque qu'a faite le
juge Rand dans cette affaire au sujet du principe
de légalité est la suivante [à la page 142]:
[TRADUCTION] ... le fait que les sympathies et les antipathies
arbitraires, de même que les visées non pertinentes d'officiers
publics qui agissent en excédant leurs pouvoirs, puissent dicter
leurs actions et remplacer une administration établie par la loi,
voilà le signe avant-coureur de la désintégration du principe de
légalité comme un des postulats fondamentaux de notre struc
ture constitutionnelle.
Cette remarque m'apparaît beaucoup moins caté-
gorique que l'argument avancé par le procureur du
demandeur, avec lequel je ne suis pas d'accord.
L'entrée sans autorisation et la nuisance publique
en common law
La Cour suprême du Canada dit clairement
dans l'arrêt SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd.,
[1986] 2 R.C.S. 573, que la Charte s'applique à la
common law.
Le procureur des défendeurs prétend que le
gouvernement avait parfaitement le droit en
common law d'enlever l'abri, les tentes, les tables
et les autres biens meubles du demandeur qui se
trouvaient sur la Colline, parce que ces structures
ou objets constituaient à la fois une entrée sans
autorisation et une nuisance publique. Le procu-
reur du demandeur rétorque qu'en l'espèce, rien ne
permet de conclure à l'existence d'un élément
précis de nuisance publique. Il s'en prend plutôt
sur deux fronts au paragraphe 4(2) de la Loi sur
l'entrée sans autorisation et au paragraphe 6(2)
du Règlement concernant les actes nuisibles sur
des ouvrages publics, que le gouvernement aurait
utilisés à tort dans le seul but de forcer le deman-
deur à quitter la colline du Parlement. À son avis,
les gestes des défendeurs étaient arbitraires, capri-
cieux et illégaux.
S'agissant de la Loi sur l'entrée sans autorisa-
tion, le procureur du demandeur soutient que lors-
que la Couronne fédérale poursuit des activités qui
sont régies par des lois provinciales, elle doit se
considérer liée par ces lois. Je ne saurais partager
cette opinion. Comme l'a fait remarquer le procu-
reur des défendeurs, l'article 16 de la Loi d'inter-
prétation, S.R.C. 1970, chap. I-23, est libellé de la
façon suivante:
16. Nul texte législatif de quelque façon que ce soit ne lie Sa
Majesté ni n'a d'effet à l'égard de Sa Majesté ou sur les droits
et prérogatives de Sa Majesté, sauf dans la mesure y mention-
née ou prévue.
Dans l'arrêt Gauthier v. The King (1918), 56
R.C.S. 176, le juge Anglin a dit à la page 194:
[TRADUCTION] La législation provinciale ne peut d'elle-même
supprimer ou restreindre un privilège de la Couronne du droit
du Canada.
Voir aussi Sa Majesté du chef de la province de
l'Alberta c. Commission canadienne des trans
ports, [1978] 1 R.C.S. 61, la page 72, et Procu-
reur général (Qué.) et Keable c. Procureur général
(Can.) et autre, [1979] 1 R.C.S. 218, la page
244; et Hogg, Constitutional Law of Canada, 2 °
éd., aux pages 236 239.
La Loi sur l'entrée sans autorisation ne men-
tionne pas spécifiquement Sa Majesté du chef du
Canada, encore moins Sa Majesté du chef de la
province. À mon avis, cette Loi ne lie pas Sa
Majesté du chef du Canada et n'a aucun effet sur
ses droits et prérogatives. Je suis également d'avis
que la mention d'une loi provinciale dans l'avis
donné au demandeur par les défendeurs le 22 avril
1985 ne vicie pas les droits que les défendeurs
pouvaient avoir en common law de débarrasser la
colline du Parlement de l'abri et de tout le fourbi
qui s'y trouvait.
Je considère comme un exposé exact du droit
l'extrait suivant tiré de l'ouvrage de Fleming, The
Law of Torts, 6e éd., à la page 39:
[TRADUCTION] Si quelqu'un installe une structure ou un
objet quelconque sur le terrain d'autrui, non seulement l'intru-
sion initiale, mais aussi le défaut d'enlever la structure ou
l'objet constituent une faute ouvrant droit à une poursuite.
L'entrée sans autorisation se poursuit aussi longtemps que
l'objet n'est pas enlevé; ...
Voir aussi Clerk & Lindsell on Torts, 15e éd., par.
22-01, 22-06 et 22-07; et Salmond and Heuston on
the Law of Torts, 18e éd., aux pages 36 40.
Le procureur des défendeurs prétend que la
présence sur la Colline du camp de la paix et de
tout l'attirail des occupants constituait un obstacle
déraisonnable à l'utilisation et à la jouissance de
ces lieux par certaines catégories de sujets de Sa
Majesté, à savoir les personnes responsables de
l'entretien et de la sécurité des lieux et les visi-
teurs. Selon lui, l'installation d'abris, de tentes, de
tables et d'autres biens mobiliers sur la Colline
constituait une nuisance publique fondée sur la
common law avant le 23 avril 1985 et fondée sur
un texte de loi après cette date.
Dans l'ouvrage de Linden intitulé La responsa-
bilité civile délictuelle, 4» éd., la notion de nui
sance publique est définie à la page 603:
Habituellement, l'expression «nuisance publique* décrit une
infraction criminelle ou quasi criminelle dans laquelle on
retrouve une atteinte réelle ou éventuelle aux commodités ou au
bien-être du public. Une nuisance publique doit avoir un effet
appréciable sur le confort et les commodités raisonnables de la
vie d'une catégorie de citoyens. Il n'est pas nécessaire d'établir
que chaque citoyen a été touché, il suffit qu'un nombre impor
tant l'ait été. La question de savoir si le nombre de personnes
est suffisant pour qu'on puisse dire qu'il s'agit d'une catégorie
de personnes constitue une question de fait. Comme critère on
peut se demander si la nuisance est «à ce point répandue ou
aveugle qu'il n'est pas raisonnable de s'attendre à ce qu'une
seule personne intente des poursuites de son propre chef pour y
mettre fin, et que celles-ci incombent à la collectivité en
général*.
Voir aussi Attorney -General v. P. Y. A. Quarries
Ltd., [1957] 2 Q.B. 169, la page 184 (lord
Romer) et aux pages 190 et 191 (lord Denning).
Dans l'arrêt Attorney -General for Ontario v.
Orange Productions Ltd. et al. (1972), 21 D.L.R.
(3d) 257 (H.C. Ont.), le procureur général s'est
adressé aux tribunaux à la demande d'une munici-
palité pour empêcher la défenderesse de tenir un
festival de musique rock dans un parc avoisinant.
La Cour a statué que ce festival ne pouvait avoir
lieu parce qu'il constituait une nuisance publique
pour le voisinage, vu l'absence d'installations sani-
taires dans le parc et le fait que le nombre de
spectateurs n'était pas limité. Le juge en chef
Wells, qui a appliqué le principe énoncé dans
l'arrêt Attorney -General v. P. Y. A. Quarries Ltd.,
précité, a mis en évidence les déclarations des
juges Romer et Denning et a conclu [à la page
268] [TRADUCTION] «qu'il y avait un sentiment
général d'inconfort qu'il ne convenait pas d'impo-
ser au voisinage».
Selon le procureur des défendeurs, il est sans
importance que l'on ait avisé le demandeur que
l'abri, les tentes, les tables et les autres objets qu'il
avait montés ou placés sur la Colline étaient enle-
vés aux termes du Règlement concernant les actes
nuisibles sur des ouvrages publics ou d'un autre
texte de loi; leur présence constituait, selon la
common law, à la fois une entrée sans autorisation
et une nuisance publique.
Avant que la modification du 23 avril 1985
n'entre en vigueur, le Règlement concernant les
actes nuisibles sur des ouvrages publics interdisait
à quiconque de commettre un acte nuisible «aux
environs d'un ouvrage public ni dans ou sur
celui-ci». À mon sens, l'expression «acte nuisible»
utilisée dans le Règlement englobe la nuisance
publique, qui est une infraction punissable sur
déclaration de culpabilité par procédure sommaire.
Soit dit en passant, la nuisance publique est aussi
un acte criminel au sens de l'article 176 du Code
criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34. Selon moi, ces
textes désignent une même réalité. Quoi qu'il en
soit, il n'y a aucun élément de criminalité dans le
cas qui nous occupe. Le fait est que les défendeurs
pouvaient avoir recours à la suppression de la
nuisance, que prévoit la common law, et faire
disparaître les obstacles ou les empiétements en
question sans devoir d'abord intenter des poursui-
tes criminelles, par procédure sommaire ou par
mise en accusation, contre la personne à qui l'on
reprochait d'avoir commis la nuisance publique.
Voir les arrêts Reynolds v. Urban District Council
of Presteign, [1896] 1 Q.B. 604; Georgian Cotta-
gers' Association Inc. v. Corporation of Township
of Flos & Kerr (1962), 32 D.L.R. (2d) 547 (H.C.
Ont.), aux pages 561 et 562 (juge Gale); et Fle-
ming, op. cit., aux pages 413 415. Pour para-
phraser M. le juge Gale dans l'arrêt Georgian
Cottagers', je ne vois pas pourquoi le ministre des
Travaux publics, par l'intermédiaire de ses prépo-
sés, n'aurait pas pu enlever en toute légalité, le 22
avril 1985, l'abri et les autres possessions du
demandeur, afin de mettre un terme au désagré-
ment qu'ils causaient aux membres du public pré-
septs sur la Colline, vu que le contrôle de ces lieux
relève de sa compétence.
Le procureur des défendeurs soutient aue depuis
le 23 avril 1985, l'article 5 et le paragraphe 6(2)
du Règlement concernant les actes nuisibles sur
des ouvrages publics dans sa forme modifiée visent
précisément à interdire l'érection, la construction
ou l'utilisation d'une structure ou d'un objet à des
endroits sur la colline du Parlement qui ne sont pas
prévus à cette fin ou encore sans l'autorisation du
ministre des Travaux publics. Vu la règle moderne
d'interprétation des lois selon laquelle les mots
doivent faire l'objet d'une interprétation libérale
suivant leur contexte, le procureur des défendeurs
prétend que les termes «ériger», «construire» et
«structure» pris dans leur sens large font claire-
ment ressortir l'intention du législateur d'appliquer
le mot «structure» employé au paragraphe 6(2) du
Règlement à une toile ou à une charpente quelcon-
que installée sur un ouvrage public, qu'il s'agisse
d'un abri, d'une tente ou d'une table. Il m'apparaît
évident que les abris et les tentes montés ou instal
lés par le demandeur sur la Colline contrevenaient
au paragraphe 6(2) du Règlement concernant les
actes nuisibles sur des ouvrages publics. La ques
tion de savoir si une table est une structure au sens
du paragraphe 6(2) du Règlement est toute autre.
Il semble que les agents de la GRC se soient
fondés sur cette disposition pour expulser le
demandeur de la Colline et enlever la table qu'il y
avait installée au cours des événements de l'au-
tomne 1988. À un moment donné, cette table était
complètement recouverte de plastique. Une autre
fois, elle semblait avoir été fabriquée, d'après la
bande vidéo, au moyen d'une plate-forme en bois
qui reposait sur une sorte de piédestal. Il me
semble que ces installations pourraient bien corres-
pondre à la définition du mot «structure» employé
au paragraphe 6(2) du Règlement. La dernière
fois, il semblait s'agir d'une table pliante, mais
j'hésiterais à affirmer qu'elle constituait une struc
ture. Le mot «structure» que le législateur emploie
dans les textes de loi semble généralement consti-
tuer une énigme car, comme lord Denning l'a dit
avec beaucoup d'à-propos dans l'arrêt Cardiff
Rating 2 : [ TRADUCTION] «Une structure, c'est
2 Cardiff Rating Authority and Cardiff Assessment Com
mittee v. Guest Keen Baldwin's Iron Steel Co., Ld., [1949] 1
K.B. 385 (C.A.), à la p. 396.
quelque chose qui est construit, mais les choses
construites ne sont pas toutes des structures.» À
mon avis, il est inutile que je me prononce sur la
question de savoir si une table pliante est une
structure parce que les abris, les tentes, les tables
et les autres objets que le demandeur avait montés
ou placés sur la Colline constituaient une nuisance
publique, que ce soit en vertu de la common law ou
du Règlement concernant les actes nuisibles sur
des ouvrages publics, et c'est pourquoi les défen-
deurs étaient pleinement fondés à les faire enlever.
En l'espèce, la preuve établit clairement que
l'abri du camp de la paix nuisait à l'entretien des
lieux, qu'il a même endommagé la pelouse et que
sa présence imposait un surcroît de travail aux
autorités responsables de la sécurité sur la Colline.
On ne saurait nier que l'utilisation d'appareils de
cuisson, d'éclairage et de chauffage à flamme
découverte par les occupants de l'abri constituait
un danger d'incendie. On pourrait certainement
conclure que l'absence d'installations sanitaires
adéquates risquait de causer des problèmes de
santé ou d'hygiène. La preuve révèle que l'abri
offensait la vue de nombreux visiteurs qui se pro-
menaient sur la Colline, et qui le considéraient
comme une «horreur». À mon avis, les éléments de
preuve sont suffisamment nombreux pour me per-
mettre d'affirmer que l'abri, les tentes, les tables et
les autres objets montés ou installés sur la colline
du Parlement par le demandeur et ses collègues
avaient toutes les caractéristiques d'une nuisance
publique et constituaient un obstacle à l'utilisation
et à la jouissance des lieux par d'autres, notam-
ment les personnes chargées de la gestion et du
contrôle, et les visiteurs. Je suis également d'avis
que le fait d'avoir installé ces structures et objets
sur la colline du Parlement constituait une entrée
sans autorisation ouvrant droit à une poursuite, et
que leur enlèvement était justifié. Par conséquent,
j'estime qu'il faut répondre par l'affirmative à la
première question posée par les défendeurs.
Les libertés garanties par la Charte et la liberté
d'expression prévue à l'alinéa 2b)
La question suivante est de savoir si les gestes
posés par les défendeurs ont violé l'une des libertés
fondamentales du demandeur, garanties par les
alinéas 2b),c) et d) de la Charte, en particulier la
liberté d'exprimer librement son message de pro
testation sur la colline du Parlement. Il est claire-
ment établi que ces dispositions de la Charte s'ap-
pliquent aux droits fondés sur la common law que
les défendeurs ont invoqués pour justifier leurs
gestes. Le procureur du demandeur prétend que le
paragraphe 6(2) du Règlement concernant les
actes nuisibles sur des ouvrages publics touche au
cœur même de la liberté d'expression politique du
demandeur, que symbolisaient l'abri, les tentes et
les tables. Selon lui, la disposition en question ne se
limite pas à régir des questions comme le temps et
le lieu, ou des objets; elle contrevient à la liberté
d'expression politique, qui est depuis longtemps
reconnue comme l'un des fondements de la démo-
cratie parlementaire au Canada.
Le procureur des défendeurs soutient que l'arti-
cle 2 de la Charte ne vise qu'à interdire les restric
tions gouvernementales susceptibles d'empiéter
directement sur les libertés que cet article garantit;
dès lors, les dispositions accessoires destinées à
régir non pas le contenu de ces libertés, mais leur
mode d'exercice ne constituent pas en soi des
limitations abusives de ces libertés. Il s'appuie
fortement sur l'arrêt R. v. Videoflicks Ltd. et al.
(1984), 48 O.R. (2d) 395; 14 D.L.R. (4th) 10
(C.A.), confirmé par l'arrêt publié sous le titre de
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2
R.C.S. 713. Selon lui, pour que l'enlèvement de
l'abri, des tentes, des tables et des autres biens
meubles du demandeur corresponde à une négation
de la liberté du demandeur d'exprimer ses vues sur
les missiles de croisière, il aurait fallu que ces
objets, de par leur nature et par leur simple pré-
sence, soient l'expression de telles opinions. Or,
dit-il, les faits établissent le contraire. Selon lui,
l'apparence extérieure de ces objets ne transmet-
tait aucun message aux passants au sujet des
opinions du demandeur sur le missile de croisière.
Le message était plutôt communiqué de vive voix,
par la distribution de dépliants ou au moyen d'affi-
ches. Il soutient par ailleurs que la liberté d'ex-
pression garantie par l'alinéa 2b) de la Charte
n'est pas une liberté générale dont quiconque peut
s'autoriser pour utiliser des biens appartenant à
autrui, y compris des biens de l'État, dans le but de
faire connaître ses idées. En conclusion, le procu-
reur des défendeurs soutient que l'enlèvement de
l'abri, des tentes, des tables et des autres objets
que le demandeur avait installés sur la colline du
Parlement ne violait ni la liberté de réunion pacifi-
que ni la liberté d'association garanties au deman-
deur par les alinéas 2c) et d) de la Charte.
Dans son ouvrage politique classique On Liberty
(London: Walter Scott Publishing Co.), John
Stuart Mill a défendu avec conviction la liberté
individuelle et le droit connexe à la liberté d'ex-
pression. Toutefois, l'éminent auteur s'est senti
obligé de préciser à la page 104:
[TRADUCTION] La liberté individuelle est donc très limitée;
celui qui l'a ne doit pas importuner autrui.
Dans l'affaire New Brunswick Broadcasting
Co., Limited c. Conseil de la radiodiffusion et des
télécommunications canadiennes, [1984] 2 C.F.
410 (C.A.), l'appelante prétendait notamment que
l'obligation d'obtenir une licence de radiodiffusion
violait son droit à la liberté de la presse et des
autres moyens de communication garantie à tous
par l'alinéa 2b) de la Charte. Le juge en chef
Thurlow a exprimé l'opinion de la Cour sur cette
question à la page 426:
À mon avis, l'argument confond la liberté garantie par la
Charte avec le droit de faire usage d'un bien, et il ne saurait
être accueilli. La liberté garantie par la Charte est la liberté
d'exprimer et de communiquer des idées sans restriction
aucune, que ce soit verbalement, par publication ou par d'au-
tres moyens de communication. Il ne s'agit pas d'une liberté
d'utiliser le bien d'autrui pour le faire. Elle ne confère nulle-
ment à une personne le droit d'utiliser le terrain ou la terrasse
d'autrui pour faire un discours, ou la presse d'imprimerie de
quelqu'un d'autre pour publier ses idées. Elle ne donne à
personne le droit d'entrer dans un immeuble public et de
l'utiliser pour de telles fins.
La Cour d'appel fédérale a exprimé un point de
vue différent dans l'affaire Comité pour la Répu-
blique du Canada c. Canada, [1987] 2 C.F. 68. Le
sommaire donne un bon aperçu de l'affaire [aux
pages 68 et 69]:
Les intimés Lépine et Deland ont été empêchés de diffuser
leurs idées politiques en portant des pancartes et en distribuant
des brochures dans les aires publiques de l'aéroport internatio
nal de Montréal. Ce refus était fondé sur une politique prohi-
bant toute sollicitation à cet endroit, qu'elle soit politique,
religieuse ou autre, la seule exception étant la vente des coqueli-
cots par les anciens combattants. On a avancé que cette politi-
que se justifiait en raison des droits de propriété de la Couronne
et du règlement interdisant les activités commerciales et la
publicité non autorisée dans les aérogares.
Le juge de première instance a rendu un jugement déclara-
toire portant que l'appelante n'avait pas respecté les libertés
fondamentales des intimés et que les aires publiques à l'aéro-
gare constituaient un forum public où peuvent s'exercer les
libertés fondamentales. La présente espèce est un appel de cette
décision.
Arrêt (le juge Pratte dissident): l'appel devrait être rejeté en
ce qui concerne le jugement déclaratoire portant que l'appe-
lante n'a pas respecté les libertés fondamentales des intimés,
mais il devrait être accueilli relativement à la question de savoir
si les aires publiques de l'aérogare constituent un forum public
où peuvent s'exercer les libertés fondamentales.
Dans cette affaire, les autorités de l'aéroport ont
ordonné aux intimés de quitter l'aérogare pour la
simple raison qu'ils faisaient de la propagande
politique. À mon avis, ce fait permet lui seul
d'établir une distinction évidente entre l'affaire de
l'aéroport de Dorval et la présente espèce. De plus,
la seule activité des intimés à l'aéroport se limitait
à exposer leur point de vue en portant des pancar-
tes et en distribuant des brochures aux membres
du public. Aucune structure n'avait été érigée ni
installée dans un lieu public ou sur des terrains de
la Couronne, comme c'est le cas en l'espèce.
Dans l'affaire Clark v. Community for Creative
Non-Violence, 468 U.S. 288; 82 L.Ed. 2d 221
(1984), il s'agissait de savoir s'il était contraire au
Premier amendement de s'appuyer sur les disposi
tions d'un règlement sur les parcs nationaux inter-
disant le camping dans certains parcs pour inter-
dire à des personnes de dormir dans des tentes
installées dans le parc Lafayette et dans le Mail
situés au centre de Washington, D.C., dans le
cadre d'une manifestation destinée à sensibiliser
l'opinion au sort des sans-abri. La Cour suprême
des États-Unis a répondu par la négative et a
infirmé le jugement de la Cour d'appel. Le juge-
ment de la majorité a été rendu par le juge White,
qui a prononcé les motifs suivants aux pages 293
U.S.; 227 L.Ed.:
[TRADUCTION] Que l'expression soit orale, écrite ou symbolisée
par un comportement, elle demeure soumise à des restrictions
raisonnables quant à la manière, au temps ou au lieu. Nous
avons souvent indiqué que de telles restrictions sont valides
pourvu qu'elles soient justifiées, indépendamment du contenu
du message, qu'elles soient strictement destinées à promouvoir
un objectif gouvernemental important et qu'il y ait bien d'au-
tres moyens de communiquer l'information.
Le juge en chef Burger, qui a souscrit à l'opinion--
de la majorité, a cependant rédigé des motifs
distincts aux pages 300 U.S.; 231 L.Ed.:
[TRADUCTION] La tentative des intimés de camper dans le
parc est une forme de «piquetage»; il s'agit d'un comportement,
et non de paroles. De plus, c'est un comportement qui empêche
les autres de se prévaloir de leur droit d'utiliser le parc
Lafayette pour les fins auxquelles il a été créé. Le parc
Lafayette et d'autres parcs semblables existent pour le bénéfice
de la population en général, dont les droits ne peuvent être
bafoués, même par ceux qui ont une «déclaration» à faire.
Le juge Marshall, avec l'appui du juge Brennan, a
exprimé son désaccord pour le motif que le geste
des manifestants était un message symbolique et
qu'il n'était pas raisonnable de l'assujettir à un
règlement.
Monsieur le juge McIntyre, qui a rendu le juge-
ment de la majorité dans l'arrêt SDGMR c. Dol
phin Delivery Ltd., précité, a écrit que le piquetage
pacifique dans le cadre d'un conflit de travail
comporte un certain élément de liberté d'expres-
sion au sens de l'alinéa 2b) de la Charte. Il a
toutefois rejeté l'appel relatif à la délivrance d'une
injonction destinée à interdire le piquetage pour le
motif que la Charte ne s'appliquait pas en l'espèce
car il n'y avait pas de loi en défaut. Il s'agissait
d'un litige entre parties privées seulement, litige
dans lequel on n'a invoqué aucun acte gouverne-
mental susceptible d'entraîner l'application de la
Charte. Le procureur des défendeurs soutient que
la décision rendue dans l'affaire Dolphin portait en
réalité sur la question des litiges entre parties
privées, de sorte que les remarques du juge au
sujet de la protection conférée par la Charte au
piquetage comme forme de liberté d'expression
avaient surtout le caractère d'une opinion inci-
dente. Je suis porté à souscrire à ce point de vue.
Quoi qu'il en soit, la présente affaire n'a pas
grand-chose à voir avec ce qu'a dit le juge McIn-
tyre au sujet de la protection conférée par la
Charte au piquetage pacifique, qu'il s'agisse ou
non d'une opinion incidente. Le demandeur pré-
tend que les restrictions gouvernementales dont il
se plaint ont été conçues précisément pour régir les
manifestations symboliques de son message de pro
testation. En d'autres termes, elles ne visaient pas
le comportement du demandeur, mais le contenu
de son message.
Dans l'arrêt R. v. Videoflicks Ltd. et al., précité,
l'une des questions dont la Cour a été saisie était
de savoir si l'article 2 de la Loi sur les jours fériés
dans le commerce de détail [L.R.O. 1980, chap.
453], qui oblige les commerces de détail à rester
fermés certains jours fériés, y compris le diman-
che, violait la liberté d'expression garantie à l'ap-
pelante par l'alinéa 2b) de la Charte. Monsieur le
juge Tarnopolsky, qui a rédigé les motifs de la
Cour, a reconnu que [TRADUCTION] «la liberté
d'expression accordée par la Charte doit s'étendre
à toutes les formes d'expression». Le juge a dit,
aux pages 431 O.R.; 46-47 D.L.R.:
[TRADUCTION] L'affaire ne se termine pas ici, toutefois.
Comme le précise la représentante du procureur général, la
question centrale est de savoir si le fait d'interdire les ventes ou
les locations durant les jours fériés mentionnés dans la Loi
équivaut véritablement à une limitation de la liberté d'expres-
sion. Si l'on répondait à cette question par l'affirmative, sou-
tient-elle, on empêcherait le gouvernement d'adopter quelque
règlement que ce soit dans ce domaine, car tous les règlements
comportent des restrictions. Je souscris à ce point de vue. Il n'y
a, dans la Loi, aucune disposition régissant le contenu qui, en
l'absence de toute justification fondée sur l'art. 1 de la Charte,
contreviendrait à l'art. 2 de la Charte: ... On ne saurait
considérer comme une violation de la liberté d'expression de
simples dispositions régissant le temps et le lieu, à moins
d'arriver à prouver que ces dispositions ont pour but ou pour
effet de porter atteinte au contenu, d'entraver la production, la
disponibilité et l'utilisation, ou de déterminer quelles personnes
peuvent être visées. Aucune preuve n'a été fournie à cet effet.
[C'est moi qui souligne.]
La Cour suprême du Canada a rejeté le pourvoi
interjeté dans cette affaire. Madame le juge
Wilson était dissidente en partie: voir R. c.
Edwards Books and Art Ltd., précité. La question
de savoir si la liberté fondamentale d'expression
garantie par l'alinéa 2b) de la Charte avait été
violée n'a pas été débattue devant la Cour
suprême. Celle-ci s'est plutôt contentée d'étudier
l'application de l'alinéa 2a) et des articles 7 et 15
de la Charte, comme l'avait fait la Cour d'appel de
l'Ontario.
Dans l'affaire R. v. Zundel (1987), 58 O.R.
(2d) 129; 35 D.L.R. (4th) 338 (C.A.), l'une des
questions en litige était de savoir si l'article 177 du
Code criminel, aux termes duquel la diffusion de
fausses nouvelles constitue une infraction, était
inconstitutionnel parce qu'il contrevenait à la
liberté d'expression garantie par l'alinéa 2b) de la
Charte. La Cour a statué que le geste posé en
violation de l'article 177 faisait partie des sujets
qu'il est permis de réglementer et qui ne bénéfi-
cient pas de la protection conférée par la Charte,
et n'était pas compris dans la liberté d'expression
garantie par l'alinéa 2b) de la Charte. Pour en
arriver à cette conclusion, la Cour a pris en consi-
dération les limites de la liberté d'expression et a
déclaré aux pages 147 O.R.; 356 D.L.R.:
[TRADUCTION] Il convient dès le début d'examiner ce qu'est,
au juste, cette «liberté d'expression» protégée par la Charte. Ces
mots ont un sens très large. Ils ne désignent pas des droits
semblables à ceux qui sont prévus dans d'autres dispositions de
la Charte, comme l'art. 10 et les al. 11f) et i). Les limites de ces
droits sont beaucoup plus claires et il est plus aisé d'en consta-
ter la violation, auquel cas on peut examiner cette violation à la
lumière de l'art. I de la Charte.
La liberté d'expression doit nécessairement s'exercer dans le
respect des droits et des libertés d'autrui. Elle suppose l'exis-
tence d'un ordre social dans lequel des droits similaires doivent
être reconnus aux autres personnes. À titre d'exemple simpliste
et fréquemment cité, une personne n'a pas le droit de crier «au
feu!» dans une salle de cinéma bondée.
Comme le juge en chef Dickson l'a mentionné lorsqu'il a
rendu le jugement de la Cour suprême du Canada dans l'affaire
R. c. Big M Drug Mart Ltd. (1985), 18 C.C.C. (3d) 385, à la p.
418, 18 D.L.R. (4th) 321, à la p. 354, [1985] I R.C.S. 295:
La liberté signifie que, sous réserve des restrictions qui sont
nécessaires pour préserver la sécurité, l'ordre, la santé ou les
moeurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d'au-
trui, nul ne peut être forcé d'agir contrairement à ses croyan-
ces ou à sa conscience.
(Les italiques sont de moi.) (Voir aussi son opinion incidente au
même effet à la p. 425 C.C.C., et à la p. 361 D.L.R.) Dans
cette affaire, le juge en chef Dickson s'intéressait aux limites de
la liberté de religion garantie par l'al. 2a) de la Charte, mais
nous sommes d'avis que ses remarques s'appliquent tout autant
à la «liberté d'expression».
La Cour a fait une étude exhaustive de la jurispru
dence et a noté en particulier la conclusion du juge
McIntyre dans l'arrêt Dolphin Delivery [à la page
586], selon laquelle l'alinéa 2b) de la Charte
«déclare que la liberté d'expression est une liberté
fondamentale et son statut constitutionnel ne fait
donc plus aucun doute». La Cour a toutefois
reconnu que cette liberté fondamentale garantie
par l'alinéa 2b) de la Charte n'était pas une valeur
absolue et inconditionnelle à laquelle on ne pour-
rait jamais opposer d'autres valeurs tout aussi
importantes, mais antagonistes. Elle exprime son
opinion sur cette question aux pages 150-151 O.R.;
359-360 D.L.R.:
[TRADUCTION] S'agissant des limites de la liberté d'expres-
sion, il convient tout d'abord de faire une distinction entre les
«droits» et les «libertés». Le terme «droit» désigne ce qui est
permis. En revanche, pour définir une «liberté», il faut d'abord
déterminer ce qui est réglementé. La liberté, c'est alors ce qui
n'est pas réglementé; c'est une sphère d'activité dans laquelle
tous les actes sont permis. C'est une sphère qui englobe tous les
actes qui ne font l'objet d'aucune disposition législative particu-
lière et que le citoyen peut poser librement. Le champ qui est
réglementé comprend les restrictions destinées à garantir la
décence et l'ordre public et, plus particulièrement en ce qui
touche la liberté d'expression, les dispositions interdisant la
diffamation et la sédition. Comme l'a dit le juge Rand dans
l'arrêt Saumur c. La cité de Québec et le P.G. du Qué. (1953),
106 C.C.C. 289, à la p. 322, [1953] 4 D.L.R. 641, à la p. 670,
[1953] 2 R.C.S. 299, à la p. 329, c'est [TRADUCTION] «ce qu'il
y a à l'intérieur de ce périmètre».
Dans l'arrêt Re Retail, Wholesale & Department
Store Union, Locals 544, 496, 635 and 955 et al.
and Government of Saskatchewan et al. (1985),
19 D.L.R. (4th) 609 (C.A. Sask.), le juge en chef
Bayda de la Saskatchewan a fait remarquer à la
page 618:
[TRADUCTION] C'est l'évidence même que toute liberté com-
porte une limite. Une liberté qui ne serait assortie d'aucune
limite serait une absurdité, car celui qui est libre de tout faire
n'est libre de rien faire. On pourrait comparer la liberté dans
ces conditions à la gloire, que Skakespeare assimilait à un
cercle dans l'eau «qui va toujours s'élargissant, jusqu'à ce qu'à
force de s'étendre, il s'évanouisse dans le néant» (Henri VI,
partie I, acte I, scène 11, ligne 133). Dans l'ouvrage Six Great
Ideas (MacMillan Pub. Co., 1981), Mortimer J. Adler, que cite
le juge Wilson dans l'arrêt Operation Dismantle Inc. c. La
Reine (décision non publiée de la Cour suprême du Canada, 9
mai 1985) [maintenant publiée dans 18 D.L.R. (4th) 481, aux
p. 516 et 517], dit à peu près la même chose à la p. 144:
Vivant en sociétés organisées avec un gouvernement réel et
des lois applicables, ce qui est nécessaire à leur survie et à
leur prospérité, les humains ne sont pas autonomes et ils
n'ont pas droit non plus à une liberté d'action illimitée.
L'autonomie est incompatible avec une société organisée.
Une liberté illimitée la détruit.
Voir aussi Cromer v. B.C. Teachers' Fed., [1986]
5 W.W.R. 638; 29 D.L.R. (4th) 641 (C.A.C.-B.).
Madame le juge Wilson a également dit dans
l'arrêt Operation Dismantle Inc. et autres c. La
Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441, la page
489:
Comme les droits accordés par la Charte ne sont pas absolus,
leur contenu ou leur portée doit être cerné tout à fait indépen-
damment des limites que le gouvernement a cherché à leur
imposer par l'article premier. Comme l'a souligné la Cour
d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Re Federal Republic of Ger-
many and Rauca (1983), 41 O.R. (2d) 225, à la p. 244:
[TRADUCTION] ... la Charte n'a pas été adoptée dans le vide
et les droits qu'elle énonce doivent être interprétés de façon
rationnelle compte tenu des règles de droit existantes ...
Il n'y a pas de liberté sans règles de droit et il n'y a pas de
règles de droit sans une certaine restriction de la liberté: voir
Dworkin, Taking Rights Seriously (1977), p. 267.
Le juge faisait allusion au «droit» à la liberté
garanti par l'article 7 de la Charte, mais j'estime
que ce point de vue vaut également pour les «liber-
tés» garanties par l'article 2 de la Charte.
Dans l'arrêt Cox v. Louisiana, 379 U.S. 536; 13
L.Ed. 2d 471 (1965), la Cour suprême des États-
Unis a annulé les déclarations de culpabilité qui
avaient été prononcées contre un dirigeant d'un
mouvement voué à la défense des droits civiques, à
qui l'on reprochait d'avoir troublé la paix et
d'avoir obstrué la voie publique, parce que cela
contrevenait à ses droits de parole et de réunion.
Faisant abstraction de la conclusion réelle, le juge
Goldberg, qui s'est prononcé au nom de la majo-
rité, a déclaré aux pages 554 U.S.; 484 L.Ed.:
[TRADUCTION] Certains principes évidents ressortent de ces
décisions. Même si les droits de parole et de réunion sont
fondamentaux dans notre société démocratique, il ne faut
quand même pas conclure que toute personne désireuse d'expri-
mer des opinions ou des croyances peut prendre la parole en
public n'importe où et n'importe quand. La liberté garantie par
la Constitution suppose l'existence d'une société organisée,
capable de maintenir l'ordre public sans lequel cette même
liberté serait perdue dans les excès de l'anarchie.
Conclusion
Il ressort de la preuve que l'on n'a jamais empê-
ché le demandeur et ses collègues de transmettre,
sur la colline du Parlement, leur message politique
de protestation contre la décision du gouvernement
au sujet du missile de croisière, que ce soit de vive
voix, au moyen de pancartes ou de bannières, ou
par la distribution de dépliants. D'autre part, on ne
leur a jamais interdit de se réunir sur la Colline
pour ce faire. On leur a seulement interdit de
monter ou d'installer des abris, des tentes, des
tables et d'autres objets à cet endroit. La preuve
révèle que les agents de la paix, à qui le ministre
des Travaux publics avait donné des instructions
précises, ont bien fait comprendre au demandeur
qu'il était entièrement libre de transmettre son
message de protestation aux personnes intéressées
qui déambulaient sur la Colline, que ce soit verba-
lement, par écrit, ou au moyen de pancartes et de
bannières. Les abris, les tentes, les tables et les
autres objets qui se trouvaient sur la Colline
étaient peut-être destinés à éveiller la curiosité des
passants, mais leur simple présence ne suffisait
pas, selon moi, à en faire des moyens essentiels
d'expression du message du demandeur. La per-
sonne non renseignée qui apercevait le demandeur
debout près de la table ou assis à côté de la tente
ne pouvait pas savoir de quoi il était question si
elle ne se renseignait pas auprès de ce dernier. En
bref, il ne serait pas raisonnable de penser que la
présence de ces structures et de ces objets inanimés
permettait à l'observateur non averti de saisir le
message que le demandeur voulait transmettre.
À mon avis, la liberté d'expression garantie par
l'alinéa 2b) de la Charte ne donne pas toute lati
tude pour faire fi des lois en vigueur, qui reflètent
les intérêts collectifs d'une société organisée. Dans
le cas en l'espèce, les restrictions imposées par le
gouvernement avaient simplement pour objet d'im-
poser des normes de comportement raisonnables
quant au temps, au lieu et à la manière. Je suis
également d'avis que ces restrictions ne portaient
nullement atteinte au contenu du message que
souhaitait transmettre le demandeur, qui a pu
employer les moyens de communication verbale,
écrite et visuelle courants à cette fin. En gros, le
demandeur soutient que ces restrictions s'appli-
quaient à des structures ou à des objets inanimés
qui étaient censés représenter, de façon purement
subjective, l'essence même de son message de pro
testation. Comme je l'ai mentionné, je ne souscris
pas à ce point de vue. De plus, la preuve ne me
permet absolument pas de conclure que, même en
apparence, la liberté de réunion pacifique et d'as-
sociation du demandeur n'a pas été respectée. Il
faut donc répondre par la négative à la deuxième
question des défendeurs. Dès lors, il est inutile que
je me prononce sur l'application de l'article 1 de la
Charte. Si cela avait été nécessaire, j'aurais été
d'avis que les restrictions imposées par le gouver-
nement dans les circonstances constituaient des
limites raisonnables au sens de l'article 1 de la
Charte et étaient destinées à assurer la réalisation
d'un objectif gouvernemental important dans une
sphère d'activité dont la réglementation est per-
mise et qui n'a rien à voir avec la négation de la
liberté d'expression.
Pour les motifs précités, l'action du demandeur
est rejetée avec dépens.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.