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T-138-88
Wendy Grant, Mary Charles, Howard E. Grant, Susan A. Point, Myrtle McKay, Marilyn Point et Joseph Becker, en leur propre nom et au nom de tous les autres membres de la bande indienne Musqueam (demandeurs)
c.
Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représen- tée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien .et le Shaughnessy Golf and Coun try Club (défendeurs)
RÉPERTORIÉ: BANDE INDIENNE MUSQUEAM c. CANADA (MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANA- DIEN) (1" INST.)
Section de première instance, juge Joyal—Van- couver, 29 novembre 1989; Ottawa, 18 janvier 1990.
Pratique Plaidoiries Requête en radiation --- Abus de procédure Cession par des Indiens de fonds de terre à la Couronne - La Couronne a accordé un bail à long terme à un club de golf Ces Indiens ont obtenu un jugement leur accordant 10 millions de dollars pour manquement à une obligation de fiducie Ils ont intenté une nouvelle action en jugement déclarant nulle la cession Les parties doivent faire valoir tous leurs moyens et elles ne sauraient perpétuer le litige en découvrant de nouveaux moyens d'action Il n'exis- te aucune circonstance particulière qui justifie l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire en faveur des Indiens.
Pratique Res judicata Cession par des Indiens de fonds de terre à la Couronne Obtention d'un jugement substantiel pour manquement à une obligation de fiducie Requête en radiation reposant sur l'autorité de la chose jugée ou l'issue estoppel Examen et exposé du droit Que l'affaire relève ou non de ce principe, on ne doit pas lui permettre d'être entendue si cela crée un abus de procédure Aucune circonstance particulière ne justifie l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire pour permettre que l'action suive son cours.
En 1957, la bande indienne Musqueam a cédé 162 acres de terrain de sa réserve de Vancouver à la Couronne qui a alors accordé un bail à long terme au Shaughnessy Golf and Country Club. En 1984, la Cour suprême du Canada a infirmé un arrêt de la Cour d'appel fédérale et rétabli la décision du juge de première instance qui a statué que, en négociant le bail selon des conditions défavorables à la bande, la Couronne avait manqué à ses obligations de fiduciaire, et qui a accordé à la bande dix millions de dollars en dommages-intérêts.
Dans la présente action, la bande conclut à un jugement déclarant nuls la cession initiale et le bail ou, subsidiairement, déclarant leur rescision. À la base du litige, il y a la conviction de la bande qu'elle a été injustement privée de ses fonds de terre et que ses intérêts financiers ont été gravement lésés. Le scénario évoqué comprend le fait qu'on a privé, au moyen d'une—
intrigue, les Indiens de leurs terres de réserve dans l'intérêt des membres choisis d'un club de golf et de loisirs.
Il s'agit d'une requête introduite en vertu de la Règle 419 pour obtenir une ordonnance qui radierait la déclaration de la bande parce qu'elle est redondante, vexatoire et qu'elle consti- tue un emploi abusif des procédures. Elle repose sur le principe de l'autorité de la chose jugée ou de l'«issue estoppel*. La Couronne affirme qu'on demande à la Cour de connaître d'une demande qui a déjà été entièrement tranchée, et qu'on ne peut ressusciter sous une autre forme la question qui a déjà été réglée entre la bande et la Couronne. La bande a eu amplement l'occasion de contester la validité de la cession et du bail subséquent, mais elle a choisi de les considérer comme valides et de réclamer des dommages-intérêts pour manquement aux obligations de fiduciaire. La bande a obtenu gain de cause et s'est vu accorder dix millions de dollars en dommages-intérêts. Cela devrait vider l'affaire.
Jugement: la requête devrait être accueillie.
Il ressort d'un examen de la jurisprudence sur les requêtes en radiation que les diverses restrictions imposées historiquement à l'application du principe de l'autorité de la chose jugée ou de l'uestoppel» semblent s'évanouir lentement. Lorsqu'on ne sait pas s'il s'agit d'un cas d'«estoppel*, le tribunal n'hésitera pas à suspendre l'action au motif qu'elle constitue un abus de procé- dure, et lorsque le respect des décisions judiciaires rendues en matière d'«estoppel* crée plus d'obstacles que de solutions, il est possible de conclure à l'existence d'un simple cas d'abus de procédure. Les circonstances particulières d'une affaire sont toutefois primordiales, et les tribunaux choisiront de permettre à une affaire de suivre son cours lorsque ces circonstances sont suffisamment particulières pour le justifier.
Les demandeurs ont conclu, quatre ans après que la Cour suprême eut tranché la question, que le montant de 10 000 000 $ qui leur avait été accordé en dommages-intérêts n'était pas suffisant, qu'il était injuste, qu'il reposait sur des hypothèses erronées et qu'il ne tenait pas compte de la valeur actuelle du terrain et du rendement annuel raisonnable qu'on pouvait s'attendre à en tirer. Les conclusions du juge de pre- mière instance quant au manquement à l'obligation de fiducie et aux dommages-intérêts ont été confirmées par la Cour suprême, et il n'y pas lieu d'adopter un point de vue différent dans ces nouvelles procédures.
La seule question que le juge de première instance devait trancher était de savoir si la Couronne avait manqué aux obligations de fiduciaire. La même question a été débattue devant la Cour d'appel et la Cour suprême. La question de la validité de la cession ou du bail n'a jamais été soulevée. On s'attend à ce que les parties fassent valoir tous leurs moyens et qu'on ne peut leur permettre, sauf dans des circonstances particulières, de perpétuer le litige en découvrant de nouveaux moyens d'action. Autrement, on ne mettrait fin à un litige qu'après avoir épuisé toute ingéniosité juridique. Que l'affaire relève ou non du principe de l'autorité de la chose jugée ou de l'«issue estoppel» avec toutes leurs subtilités historiques, on ne doit pas lui permettre d'être entendue si cela crée un abus de procédure. Permettre à la bande de demander la rescision du bail en se fondant sur des faits identiques à ceux qu'elle a déjà invoqués constituerait un abus de procédure.
Les tribunaux ont reconnu que les «circonstances particuliè- res» pourraient apporter des nuances à l'application du principe
de l'«issue estoppel» ou de l'autorité de la chose jugée et, à vrai dire, de celui de l'abus de procédure, et que lorsque les circons- tances sont suffisamment particulières, il y a lieu pour le tribunal d'exercer son pouvoir discrétionnaire pour permettre à une affaire de suivre son cours. En l'espèce, l'indemnité qu'on prétend insuffisante ne saurait constituer une «circonstance particulière». La bande n'a pas établi qu'elle a subi une injus tice qui mérite que l'on tienne compte de circonstances particu- lières et qui rendrait par ailleurs sa nouvelle action moins abusive ou ferait que cette dernière mérite davantage un traite- ment favorable. Dans la mesure du possible, dans notre système juridictionnel, le montant adjugé est juste et raisonnable.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi des sauvages, S.R.C. 1906, chap. 81, art. 51.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle
419(1).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Hanna et autres c. Canada (1986), 9 F.T.R. 124 (C.F. 1" inst.); Grandview (La ville de) c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621; (1975), 61 D.L.R. (3d) 455; [1976] 1 W.W.R. 388; 7 N.R. 299; Henderson v. Henderson (1843), 3 Hare 100; 67 E.R. 313; Hoysted v. Federal Commissioner of Taxation (1921), 29 C.L.R. 537 (H.C. Aust.); Maynard v. Maynard, [1951] R.C.S. 346; [1951] 1 D.L.R. 241; Mcllkenny v. Chief Constable of the West Midlands, [1980] 1 Q.B. 283; sub nom. Hunter v. Chief Constable of the West Midlands Police, [1982] A.C. 529 (H.L.); Bank of B.C. v. Singh (1987), 17 B.C.L.R. (2d) 256 (C.S.); Solomon v. Smith, [1988] 1 W.W.R. 410 (C.A. Man.); Nigro v. Agnew-Surpass Shoe Stores Ltd. et al.; Cummer-Yonge Investments Ltd., Third Party and 10 other actions (1977), 18 O.R. (2d) 215; 82 D.L.R. (3d) 302; 3 C.P.C. 194 (H.C.); Saskatoon Credit Union Ltd. v. Central Park Ent. Ltd. (1988), 22 B.C.L.R. (2d) 89 (C.S.); Hoystead v. Commissioners of Taxation, [1926] A.C. 155 (C.P.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
St. Ann's Fishing Club v. The King, [1950] R.C.S. 211; [1950] 2 D.L.R. 225.
DECISIONS EXAMINÉES:
Beauchamp c. Coastal Corporation, [1984] 2 C.F. 511 (1" inst.); Minnes v. Minnes & Rees-Davies (1962), 34 D.L.R. (2d) 497; 39 W.W.R. 112 (C.A.C.-B.); Re Bullen (1971), 21 D.L.R. (3d) 628 (C.S.C-B.); Luzi et al. v. Municipal District of Rockyview No. 44 et al. (1980), 28 A.R. 260 (B.R.); Lenhdorff Management Ltd. et al. v. L.R.S. Development Enterprises Ltd. (1980), 109 D.L.R. (3d) 729; [1980] 5 W.W.R. 14; 19 B.C.L.R. 59; 16 C.P.C. 1 (C.A.); United Shoe Machinery Company of Canada v. Brunet, [1909] A.C. 330 (P.C.); Clough v. London and North-Western Railway Co. (1871), L.R. 7
Ex. 26; First City Dev. Corp. v. Bekei (1986), 3 B.C.L.R. (2d) 175 (C.S.).
DÉCISIONS CITÉES:
Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248; (1974), 47 D.L.R. (3d) 544; 74 DTC 6278; 2 N.R. 397; Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] I A.C. 853 (H.L.).
DOCTRINE
Wade, H. W. R. Administrative Law, éd., Oxford: Clarendon Press, 1982.
AVOCATS:
M. R. V. Storrow et Maria A. Morellato pour les demandeurs.
Brian J. Wallace, c.r. et Hugh C. Stansfield pour le défendeur Shaughnessy Golf and Country Club.
Mitchell Taylor pour la défenderesse Sa Majesté la Reine.
PROCUREURS:
Blake, Cassels & Graydon, Vancouver, pour les demandeurs.
Lawson, Lundell, Lawson & McIntosh, Van- couver, pour le défendeur Shaughnessy Golf and Country Club.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse Sa Majesté la Reine.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE JOYAL:
GENÈSE DE L'INSTANCE
Le litige dont je suis saisi a pris naissance il y a plus de trente ans lorsque la bande indienne Mus- queam, qui comptait à l'époque quelque 235 mem- bres, a cédé 162 acres d'un fonds de terre de sa réserve de Vancouver à la Couronne défenderesse qui, à son tour, a loué cette superficie à la défende- resse Shaughnessy Golf and Country Club (le club).
Les conditions du bail ne convenaient pas à la bande demanderesse et de nombreuses années plus tard, en 1977, elle a engagé devant notre Cour une
action en dommages-intérêts contre la Couronne'. Dans sa déclaration, la bande sollicitait les répara- tions suivantes:
a) un jugement déclaratoire portant que la Cou- ronne défenderesse a manqué à ses responsabili- tés de fiduciaire en approuvant et en signant le bail;
b) un jugement déclaratoire fixant le montant des dommages subis par la bande à la suite du manquement à la fiducie;
c) des dommages-intérêts pour le manque à gagner subi;
d) d'autres réparations.
L'action a finalement été instruite le 18 septem- bre 1979 par le juge Collier, qui a conclu que la Couronne avait effectivement manqué à ses obliga tions de fiduciaire et qui a accordé dix millions de dollars en dommages-intérêts à la bande.
La Couronne a interjeté appel de ce jugement devant la Cour d'appel fédérale qui, dans sa déci- sion unanime du 10 décembre 1982 [R. c. Guerin, [1983] 2 C.F. 656], a conclu que la Couronne n'était pas tenue à des obligations de fiduciaire envers la bande et qui a accueilli l'appel.
La bande a ensuite formé un pourvoi devant la Cour suprême du Canada. Dans son arrêt pro- noncé le ler novembre 1984 [Guerin et autres c. La Reine et autre, [1984] 2 R.C.S. 335], la Cour suprême a accueilli le pourvoi et a rétabli le juge- ment initial de première instance tant en ce qui concerne la responsabilité de la Couronne que le montant de dommages-intérêts adjugé. À compter de cette date, les dommages-intérêts ont été versés avec intérêts dans le compte de recettes de la bande administré par la Couronne.
L'affaire en est restée jusqu'au 21 janvier 1988, date à laquelle la bande a engagé une autre action devant notre Cour contre la Couronne et le club. Les faits articulés sont en substance les mêmes que ceux de l'action initiale mais, cette fois, les réclamations de la bande sont formulées de la façon suivante:
a) un jugement déclarant nulle et illégale la cession consentie en 1956 par la bande à la Couronne;
' Guerin c. R., [1982] 2 C.F. 385; (1982), 143 D.L.R. (3d) 416 (Ire inst.).
b) à titre subsidiaire, la rescision de la cession;
c) un jugement déclarant que la bande a droit à l'utilisation, à l'occupation et à la possession exclusives des terrains visés par le bail;
d) un jugement déclarant le bail nul;
e) un jugement déclarant que la bande a le droit de résilier le bail;
f) à titre subsidiaire, la rescision du bail.
Aux yeux de la Couronne défenderesse et du club défendeur, cette nouvelle action n'en est pas une dont ils peuvent se dérober avec insouciance. En conséquence, le club a présenté à la Cour une requête fondée sur la Règle 419a),b),c),e) et f) des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., chap. 663] en vue de faire radier la déclaration de la bande au motif qu'elle est redondante et vexatoire et qu'elle constitue par ailleurs un emploi abusif des procé- dures de la Cour. À une date ultérieure, la Cou- ronne a présenté une requête à la Cour en vue d'obtenir une réparation similaire en vertu de la Règle 419 et elle a de plus allégué que les réclama- tions de la bande étaient prescrites et éteintes.
Les deux requêtes ont été entendues ensemble à Vancouver les 29 et 30 novembre 1989. Cepen- dant, deux jours avant l'audition, l'avocat de la bande a déposé un avis de désistement relative- ment au club défendeur.
Cette dernière démarche a provoqué quelques escarmouches entre les avocats des trois parties. Il a semblé toutefois évident que malgré le désiste- ment, l'avocat du club devait être entendu lors du débat sur les requêtes. Les avocats se sont alors entendus sur une procédure qui éviterait tout double emploi inutile et qui donnerait à l'avocat de la bande la possibilité de répondre. De toute façon, ainsi que je l'ai indiqué aux avocats, j'aurais par ailleurs accordé au club la qualité d'intervenant afin de lui permettre de présenter sa requête.
CONCLUSIONS DES DEMANDEURS
La déclaration contestée, si je puis la résumer, relate en détail les événements qui se sont produits en 1957, lorsque la bande a approuvé par vote la cession à la Couronne de 162 acres de terrain de sa réserve, étant entendu que la cession était accordée dans le seul but de louer les terrains au club pour
qu'il y aménage un terrain de golf à des conditions précises, c'est-à-dire, pour une période de location totale de 75 ans comprenant une période initiale de dix ans et des reconductions quinquennales; le loyer pour la première période était fixé à 29 000 $ et ce montant pouvait être augmenté au moment de chaque reconduction en fonction de la juste valeur marchande. Il n'y avait pas de plafonne- ment des hausses de loyer et, à l'arrivée du terme du bail, toutes les améliorations locatives reve- naient à la bande.
Dans la déclaration, les demandeurs allèguent que la Couronne a commis un abus d'influence envers la bande, qu'elle a faussement représenté la valeur du terrain pour les fins du bail, qu'elle n'a pas révélé que d'autres personnes s'étaient mon- trées intéressées par le terrain, qu'elle a refusé de permettre à la bande de consulter un avocat et des évaluateurs et qu'elle a finalement conclu avec le club un bail à des conditions qui étaient inconnues de la bande et qui étaient inacceptables pour celle-ci.
Les demandeurs allèguent également que les deux défendeurs ont comploté illégalement de frauder la bande, de porter atteinte à ses intérêts financiers, de la priver de ses droits économiques et de permettre au club de jouir d'un avantagé exor bitant par suite du manquement aux obligations de fiduciaire de la Couronne.
En conséquence, la bande prétend que la cession et le bail sont tous les deux nuls et inexécutoires, que les terrains loués devraient être remis en la possession de la bande et que le club défendeur devrait être expulsé des lieux.
ARGUMENTS DES DÉFENDEURS
La requête en radiation des défendeurs repose essentiellement sur le principe de l'autorité de la chose jugée ou de l'«issue estoppel». La Couronne affirme qu'on demande à la Cour de connaître d'une demande qui a déjà été entièrement tranchée et qu'on ne peut ressusciter sous une autre forme la question qui a déjà été réglée entre la bande et la Couronne en employant des termes habiles dans les actes de procédure. La bande, prétend la Cou- ronne, a eu amplement l'occasion dans l'affaire précédente de contester la validité de la cession et du bail subséquent. Elle a toutefois choisi de les considérer comme valides et encore en vigueur et
de réclamer des dommages-intérêts pour manque- ment aux obligations de fiduciaire. La bande a obtenu gain de cause et la somme de dix millions de dollars qui lui a été adjugée correspond à la valeur des dommages et cela devrait répondre à toute question.
L'argument juridique que font valoir les défen- deurs est que le principe de l'autorité de la chose jugée ou de l'«issue estoppel» empêche la bande de présenter une nouvelle demande fondée exacte- ment sur la même question. L'action est illogique et elle contredit les faits essentiels de l'action précédente. La Couronne a été condamnée à des dommages-intérêts dans l'affaire précédente et il ressort à l'évidence de la lecture des jugements rendus tant en première instance qu'en Cour suprême que ces dommages-intérêts ont été éva- lués en partant du principe de l'indemnisation intégrale de la bande de toutes les pertes subies en raison du manquement de Sa Majesté. La doctrine de l'indemnisation a été parfaitement respectée au cours du processus d'évaluation et elle s'est tra- duite sur le plan monétaire par l'attribution à la bande d'une indemnité pour toute perte présente, passée et future subie par la bande. En substance, prétend-on, l'action de la bande est une simple tentative de faire juger à nouveau un point essen- tiel de la décision qui a été rendue à l'issue du procès déjà engagé par la même demanderesse.
En ce qui concerne la position du club, le fait qu'il n'ait pas participé au procès précédent est sans conséquence. On n'a pas articulé dans la nouvelle action des faits essentiels qui pourraient conduire à des résultats différents. Il n'est pas allégué que la décision qui a déjà été rendue en faveur de la bande a été obtenue par la fraude ou par le dol et qu'elle pourrait justifier la tenue d'une nouvelle audience.
De plus, suivant le club, la bande a non seule- ment bénéficié des avantages que représente une indemnisation forfaitaire de dix millions de dollars, mais, depuis le tout début du bail en 1958, elle jouit des versements de loyer. Il serait inconceva- ble qu'après plus de trente ans, la bande s'évertue à revenir en arrière, qu'elle dépossède le club et qu'elle soit remise en possession des terrains loués.
RÉPONSE DE LA BANDE
La bande soutient essentiellement que la Cour est saisie d'une cause d'action distincte. La pre- mière cause d'action, qui portait sur un manque- ment à des obligations de fiduciaire, relève du domaine du droit privé et des règles de conduite entre particuliers. La nouvelle cause d'action fait partie du domaine des règles de droit public régis- sant les obligations et les responsabilités que la loi impose à la Couronne à l'égard des terres indien- nes. Les actes accomplis par la Couronne à l'égard de la cession et du bail soulèvent, compte tenu de l'ensemble des circonstances établies lors du procès précédent, la question des conditions légales de l'exercice des pouvoirs de Sa Majesté. Comme il a été jugé que ces conditions font défaut, on peut sérieusement se demander si la Couronne a excédé ses pouvoirs ou sa compétence, ce qui rendrait la cession et le bail nuls ab initia et ce qui empêche- rait ceux-ci d'être validés par l'attribution d'une indemnité ou par un acte antérieur, actuel ou futur de la part de l'une ou l'autre des personnes en cause.
En conséquence, affirme la bande, le fait que sa nouvelle action repose sur les mêmes données de fait que l'action précédente est sans intérêt. On ne saurait prétendre que la question en litige dans la nouvelle action est identique. La validité de la cession et du bail n'a pas encore été contestée.
De plus, la bande laisse entendre que même si les éléments requis de l'«estoppel» ou de la chose jugée pourraient être respectés, il existe en l'espèce des circonstances particulières ou d'équité qui jus- tifient de faire une exception. Voici les diverses circonstances qu'énumère la bande:
1. Il y a la question du «complot» tramé par la Couronne et le club en vue de frauder la bande.
2. L'indemnité déjà accordée ne constitue pas une réparation juste, compte tenu du fait que le juge de première instance a, dans l'action précé- dente, réduit considérablement le montant des dommages-intérêts adjugé en tenant compte de l'éventualité d'une résiliation du bail par le club à l'une ou l'autre des dates de reconduction.
3. Les dommages-intérêts ont été évalués en 1985 en fonction de ce qu'ils valaient en 1958 et aucun intérêt antérieur au jugement n'a été accordé.
4. Le club s'est enrichi injustement au détri- ment de la bande.
5. Les terrains ont actuellement une valeur de 100 millions de dollars, ce qui devrait rapporter à la bande un revenu annuel de dix millions de dollars, un chiffre beaucoup plus réaliste que la somme d'un million de dollars reçue au cours des trente dernières années en vertu des condi tions actuelles.
La bande fait valoir que, compte tenu de ces éléments, la justice exige que l'on permette à la bande de soumettre le litige au tribunal. Les ques tions litigieuses qui sont soulevées sont sérieuses et elles comportent des points de fait et de droit et des considérations générales qui concernent les droits des autochtones, lesquels droits ont évolué considérablement au cours des trente dernières années.
LA LOI
Les décisions qu'on peut invoquer au soutien de l'une ou de l'autre thèse ne manquent pas. Au fil des ans, divers principes se sont accumulés au sujet des requêtes en radiation en général et de l'appli- cation des principes appropriés à la question en litige.
Il n'y a pas de doute qu'une requête en radiation fondée sur l'article 419 des Règles de notre Cour doit être examinée très attentivement. Radier une action comporte un aspect radical et il est de jurisprudence constante qu'on ne doit recourir à cette mesure que dans des cas exceptionnels.
L'article 419—dans ses dispositions de fond énoncées au paragraphe 419(1)—est libellé de façon claire et il ne présente aucune difficulté structurelle d'interprétation. En voici le texte:
Règle 419. (1) La Cour pourra, à tout stade d'une action, ordonner la radiation de tout ou partie d'une plaidoirie avec ou sans permission d'amendement, au motif
a) qu'elle ne révèle aucune cause raisonnable d'action ou de défense, selon le cas,
b) qu'elle n'est pas essentielle ou qu'elle est redondante,
c) qu'elle est scandaleuse, futile ou vexatoire,
d) qu'elle peut causer préjudice, gêner ou retarder l'instruc- tion équitable de l'action,
e) qu'elle constitue une déviation d'une plaidoirie antérieure, ou
f) qu'elle constitue par ailleurs un emploi abusif des procédu- res de la Cour,
et elle peut ordonner que l'action soit suspendue ou rejetée ou qu'un jugement soit enregistré en conséquence.
Il est clair que l'article prévoit la radiation de la totalité ou d'une partie d'un acte de procédure. Il est conçu pour couvrir de nombreuses situations. Son objectif général est d'assurer l'administration ordonnée de la justice et, dans le contexte de règles de procédure et d'un système fondé sur le principe du débat contradictoire, à contrôler jusqu'à un certain point le genre d'affaires qui méritent d'être entendues par un tribunal.
Je n'ai pas à analyser à fond la façon dont la Cour a appliqué chacune des rubriques de la Règle 419 aux faits et aux circonstances de cas indivi- duels, car lorsqu'elle examine un cas particulier, la Cour se borne à analyser un acte de procédure précis. On ne saurait prétendre que l'acte de procé- dure qui m'est soumis, à savoir la déclaration dans son ensemble, n'est pas essentiel ou qu'il est redon- dant, ou encore qu'il cause préjudice, gêne ou retarde l'instruction équitable de l'action, ou qu'il constitue une déviation d'une plaidoirie antérieure. La Couronne et le club ne peuvent pas non plus invoquer l'alinéa 419(1)a) des Règles lorsque, pour les fins d'une radiation, les faits articulés-' dans la déclaration sont tenus pour avérés et qu'aucune preuve n'est recevable aux termes de cet alinéa. Ils ne peuvent pas non plus invoquer la prescription. A cet égard, le principe général, si l'on suit le juge- ment Hanna et autres c. Canada (1986), 9 F.T.R. 124 (C.F. 1r° inst.), est que la prescription doit être expressément invoquée dans la défense avant que la Cour envisage la possibiblité de radier une action sur ce fondement.
Il nous reste donc le moyen suivant lequel la déclaration est scandaleuse, futile ou vexatoire ou qu'elle constitue par ailleurs un emploi abusif des procédures de la Cour. En termes plus clairs, il pourrait s'agir d'un moyen de défense tiré de l'«issue estoppel» ou de l'autorité de la chose jugée, deux principes quelque peu parallèles qui ont été historiquement embrouillés par des subtilités judi- ciaires mais qui, plus récemment, semblent se pré- senter sous une forme plus pure.
On a tenté de faire une distinction entre ces deux concepts dans l'arrêt Hoysted v. Federal Commissioner of Taxation (1921), 29 C.L.R. 537 (H.C. Aust.), aux pages 560 et 561:
[TRADUCTION] Je reconnais pleinement la distinction entre le principe de l'autorité de la chose jugée applicable lorsqu'une demande est intentée pour la même cause d'action que celle qui a fait l'objet d'un jugement antérieur, et cette théorie de la fin de non-recevoir qu'on applique lorsqu'il arrive que la cause d'action est différente mais que des points ou questions de fait ont déjà été décidés (laquelle je puis appeler théorie de l'«issue estoppel»).
C'est l'opinion qu'a adoptée la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248, la page 254; (1974), 47 D.L.R. (3d) 544; 74 DTC 6278; 2 N.R. 397, dans lequel la Cour a également retenu les critères suivants énon- cés dans l'arrêt Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853 (H.L.), au sujet de l'«issue estoppel»: [TRADUCTION] «[Il faut] (1) que la même question ait été décidée; (2) que la décision judiciaire invoquée comme créant l'estoppel" soit définitive; et, (3) que les parties en cause dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes personnes que celles qui sont engagées dans l'affaire dans laquelle l'estoppel" est invoqué».
Dans l'arrêt Grandview (La ville de) c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621; (1975), 61 D.L.R. (3d) 455; [1976] 1 W.W.R. 388; 7 N.R. 299, la Cour suprême du Canada a fait siens les commentaires que l'on trouve dans l'arrêt Henderson v. Hender- son (1843), 3 Hare 100; 67 E.R. 313, aux pages 114 et 115 Hare:
[TRADUCTION] ... J'espère exprimer correctement la règle que s'est imposée la présente Cour quand j'affirme que si un point donné devient litigieux et qu'un tribunal compétent le juge, on exige des parties qu'elles soumettent toute leur cause et, sauf dans des circonstances spéciales, on n'autorisera pas ces parties à rouvrir le débat sur un point qui aurait pu être soulevé en 'même temps que l'objet du litige, mais qui ne l'a pas été pour l'unique raison qu'elles ont omis de soumettre une partie de leur cause, par négligence, inadvertance ou même par accident. Le plaidoyer de la chose jugée porte, sauf dans des cas spéciaux, non seulement sur les points sur lesquels les parties ont en fait demandé au tribunal d'exprimer une opinion et de prononcer jugement, mais sur tout point qui faisait objectivement partie du litige et que les parties auraient pu soulever à l'époque, si elles avaient fait preuve de diligence.
À nouveau, dans l'arrêt Maynard v. Maynard, [1951] R.C.S. 346; [1951] 1 D.L.R. 241, la page 359 R.C.S., la Cour suprême du Canada cite et approuve les propos suivants de lord Shaw dans l'arrêt Hoystead v. Commissioners of Taxation, [1926] A.C. 155 (P.C.), aux pages 165 et 166:
[TRADUCTION] Les parties n'ont pas le droit d'engager d'au- tres procédures parce qu'elles entretiennent des vues nouvelles sur les règles de droit applicables à la cause, ou parce qu'elles présentent des versions nouvelles des conclusions juridiques que la Cour devrait tirer de l'interprétation des pièces ou du poids de certaines circonstances.
S'il en était ainsi, on ne mettrait fin à un litige qu'après avoir épuisé toute ingéniosité juridique. Cela ne saurait être permis, du point de vue du droit et de nombreux auteurs et précédents ont réitéré ce principe.
Dans l'arrêt Hoystead, lord Shaw poursuit en disant la page 166]:
[TRADUCTION] Troisièmement, le même principe, à savoir celui qui empêche de faire juger à nouveau les droits des plaideurs, s'applique lorsqu'un point essentiel de la décision qui pouvait être nié par le défendeur ne l'a pas été et que ce point a été soulevé ou présumé par le demandeur. Dans ce cas aussi, le défendeur est lié par le jugement, même s'il se rend compte par la suite qu'il aurait pu se servir d'une dénégation et qu'il ne l'a pas fait. Le même principe qui empêche de faire juger à nouveau les droits des parties s'applique et il y a «estoppel».
Plus loin, lord Shaw ajoute la page 170]:
[TRADUCTION] Il ressort de cette citation de jurisprudence que si un tribunal compétent en vient à une décision, les parties sont irrecevables à la remettre en question dans le cadre d'une nouvelle instance judiciaire. Mais le principe s'étend également à tout point, peu importe qu'il ait été présumé ou admis, qui constituait en substance le fondement de la décision.
Dans l'affaire Mcllkenny v. Chief Constable of the West Midlands, [1980] 1 Q.B. 283 (C.A.); sub nom. Hunter v. Chief Constable of the West Mid lands Police, [1982] A.C. 529 (H.L.), le tribunal était saisi d'une action en dommages-intérêts pour voies de fait intentée par six personnes qui avaient été reconnues coupables d'un meurtre commis à l'occasion d'un attentat à la bombe.
Les accusations de voies de fait avaient été portées au cours de leur procès pour meurtre au moment la question de la recevabilité de certai- nes déclarations faites à la police avait été soule- vée. Le juge de première instance avait statué que les déclarations étaient recevables et le jury, qui devait décider si ces déclarations étaient sans valeur, a néanmoins condamné les six personnes. Statuant sur l'action subséquente en dommages- intérêts pour voies de fait, lord Denning, maître des rôles, déclare ce qui suit, à la page 316:
[TRADUCTION] Pour conclure à la radiation de ces actions, la police invoque d'abord les règles de droit relatives à l'«issue estoppel». Elle affirme que les six hommes sont irrecevables à soulever de nouveau une question litigieuse qui a été tranchée par le juge Bridge. En second lieu, si elle a tort sur ce point, la police prétend que ces actions constituent un recours abusif au
tribunal. Or, entre ces deux propositions, j'estime qu'il faut accorder la priorité à l'«issue estoppel» ... S'ils doivent être déclarés irrecevables, il faut que ce soit en vertu d'un «estoppel» d'un type ou d'un autre.
À la page 323, lord Denning poursuit en disant:
[TRADUCTION] On ne saurait permettre à ces actions d'aller plus loin. Elles devraient être radiées soit au motif que les six hommes sont irrecevables à contester la décision du juge Bridge, soit, subsidiairement, au motif qu'elles constituent un recours abusif au tribunal. Dans un cas comme dans l'autre, il y a lieu de suspendre les actions.
Le lord juge Goff a exprimé une autre opinion dans le même appel, à la page 330:
[TRADUCTION] ... le tribunal a de toute évidence le pouvoir discrétionnaire de suspendre une action au motif que le deman- deur tente de soulever à nouveau une question sur laquelle un tribunal lui a déjà donné tort, lorsqu'il a eu amplement l'occa- sion de faire valoir tous ces arguments, même si les parties sont différentes, de sorte que, techniquement, il n'y a pas «estoppel». À mon sens, le tribunal peut exercer ce pouvoir dès le début du procès lorsqu'il est saisi d'une requête en radiation, même si l'exercice de ce pouvoir exige alors une grande prudence ...
Dans le jugement Bank of B.C. v. Singh (1987), 17 B.C.L.R. (2d) 256 (C.S.), des débiteurs hypo- thécaires reprochaient à une banque et à ses éva- luateurs d'avoir fait preuve de négligence et d'avoir manqué à leurs obligations de fiduciaires à l'égard de la vente forcée, au prix de 330 000 $, d'une propriété qui avait par la suite été revendue pour une somme beaucoup plus élevée. Les débi- teurs hypothécaires s'étaient opposés sans succès à l'ordonnance d'homologation de la vente. La banque a exercé un recours contre les débiteurs hypothécaires en leur demandant de respecter leurs engagements personnels et les débiteurs hypothécaires ont présenté une demande reconven- tionnelle contre la banque et contre les évaluateurs en les accusant à nouveau d'abus de confiance et de manquement à leurs obligations de fiduciaire. La banque a présenté une requête en vue de faire radier la demande reconventionnelle. Le juge Har- ding a accueilli la requête et a tenu les propos suivants, à la page 265:
[TRADUCTION] En l'espèce, les évaluateurs n'étaient pas partie à l'action initiale ... Faire droit à l'action contre les évaluateurs constituerait cependant un abus de procédure. Les Singh sollicitent un jugement contre les évaluateurs sur le fondement des mêmes faits et points litigieux que ceux qu'a tranchés le juge Cowan. Pour rendre un jugement défavorable aux évaluateurs, il me faudrait statuer que le juge Cowan a eu tort.
Dans l'arrêt Solomon v. Smith, [1988] 1 W.W.R. 410 (C.A. Man.), le demandeur avait répudié son offre d'achat de quelque 24 maisons en rangée de Winnipeg en alléguant qu'on lui avait fait de fausses déclarations. Les négociations s'étaient faites par l'intermédiaire de Smith et du Montréal Trust, les représentants du vendeur. Le vendeur a ensuite engagé une action en dommages- intérêts devant un tribunal de l'Alberta qui lui a accordé 129 032 $ en dommages-intérêts. Un arrangement à l'amiable d'un montant de 85 000 $ est ensuite intervenu entre le vendeur et l'acheteur. Ce dernier a ensuite poursuivi les représentants Smith et Montréal Trust au Manitoba en leur réclamant le même montant à titre d'indemnité.
Le juge Lyon, J.C.A. a rejeté l'action et a déclaré ce qui suit au nom de la majorité de la Cour d'appel, aux pages 419 et 420:
[TRADUCTION] L'avocat du demandeur prétend que le man- quement aux obligations de fiduciaire auxquelles les défendeurs auraient été soumis envers M. Solomon transforme l'action intentée au Manitoba en un litige nouveau qui n'a pas été tranché. De prime abord, cet argument est convaincant, sauf en ce qui concerne le paragraphe 10 de la déclaration dans lequel le demandeur allègue que ce manquement aux obligations du fiduciaire «est imputable aux fausses déclarations en. question». Ainsi qu'il est déclaré dans les actes de procédure, le manque- ment aux obligations du fiduciaire tire donc sa vitalité unique- ment de l'allégation de «fausses déclarations». Et, pour boucler la boucle, le tribunal a déjà tranché cette allégation en donnant tort à M. Solomon et en la déclarant fausse. Dans ces condi tions, permettre à M. Solomon de faire juger à nouveau cette question dans une tentative vaine de soutenir l'action qu'il a intentée contre Montréal Trust et M. Smith constituerait, compte tenu des circonstances de la présente espèce, un abus de procédure.
Le juge Lyon, J.C.A. a poursuivi en disant, à la page 421:
[TRADUCTION] Je suis d'accord avec le juge Philp de la Cour d'appel qu'on ne peut invoquer l'«issue estoppel» en défense. Cependant, permettre la production de la déclaration constitue- rait un abus de procédure: voilà le principe applicable. En examinant cette théorie, il me semble prudent d'éviter toute règle absolue et institutionnalisée comme celles qui régissent le moyen de défense tiré de ]'«issue estoppel». La meilleure façon d'éviter de causer un grave préjudice à l'une ou l'autre partie et à la bonne administration de la justice consiste à encourager les tribunaux à juger chaque affaire d'après ses propres faits en tenant compte du principe général de la défense d'abus. Il est essentiel pour notre système de justice que l'on garantisse à tous les plaideurs légitimes un accès libre et facile aux tribunaux. Toutefois, pour atteindre cet objectif valable, nous devons être vigilants et nous assurer que le système ne devienne pas inutile- ment encombré par les procès répétitifs comme celui que l'on essaie d'intenter en l'espèce. Le présent litige doit avoir une fin.
Permettre au demandeur de faire juger à nouveau la question des fausses déclarations serait un exemple classique d'abus de procédure, une perte de temps et de ressources pour les plai- deurs et le tribunal et une atteinte au principe de la chose jugée qui est tellement capital pour la bonne administration de la justice.
Dans une affaire semblable dans laquelle l'auto- rité de la chose jugée était invoquée en défense dans une seconde action, l'affaire Nigro v. Agnew- Surpass Shoe Stores Ltd. et al.; Cummer-Yonge Investments Ltd., Third Party and 10 other actions (1977), 18 O.R. (2d) 215; 82 D.L.R. (3d) 302; 3 C.P.C. 194 (H.C.), le juge Weatherston déclare, à la page 218 O.R.:
[TRADUCTION] Parce qu'il s'agit d'une règle d'ordre public qui permet au tribunal d'exercer son pouvoir intrinsèque d'em- pêcher qu'on fasse un emploi abusif de ses procédures, je pense que je puis aborder la question d'une manière plus ouverte et ne pas me borner à appliquer le principe de l'autorité de la chose jugée dans son sens restreint.
Dans le jugement Saskatoon Credit Union Ltd. v. Central Park Ent. Ltd. (1988), 22 B.C.L.R. (2d) 89, le juge en chef McEachern de la Cour suprême de la Colombie-Britannique s'est en grande partie rallié à l'opinion suivant laquelle le principe de l'autorité de la chose jugée était devenu, dans ses diverses manifestations, beaucoup trop compliqué. Il a déclaré, aux pages 95 et 96:
[TRADUCTION] Il n'y a aucun doute que la conception traditionnelle de l'irrecevabilité résultant de l'autorité de la chose jugée (.estoppel per rem judicatamb) ne vaut qu'entre les mêmes parties ou leurs ayants droit: Hollington v. Hewthorn & Co., [1943] 1 K.B. 587, [1943] 2 All E.R. 35 (C.A.) (lequel arrêt est, suivant lord Denning, m.r., mal fondé: Mcllkenny, précité, à la page 703); Thoday v. Thoday, [1964] P. 181, [1964] 2 W.L.R. 371, [1964] 1 All E.R. 341 (C.A.); et Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd.; Rayner & Keeler Ltd. v. Courts, [1967] 1 A.C. 853, [1966] 3 W.L.R. 125, [1966] 2 All E.R. 536 (H.L.).
Plus récemment, cependant, plusieurs autorités anglaises, en particulier lord Denning, ont laissé entendre que le principe de l'abus de procédure empêche une partie de mettre à nouveau en litige une question qui a été tranchée équitablement contre elle. La Chambre des lords a accepté à contrecoeur cet énoncé dans l'arrêt Hunter v. Chief Constable of the West Midlands Police, [1982] A.C. 529, à la page 540, [1981] 3 W.L.R. 906, [1987] 3 All E.R. 727.
Aux États-Unis, il a été statué dès 1927 que personne ne peut faire instruire à nouveau une question à moins que la conclu sion initiale n'ait été obtenue par la fraude ou pour un motif semblable d'invalidité: Eagle, Star & Br. Dom. Ins. Co. v. Heller, 140 S.E. 314 (1927). Par la suite, en 1971, la Cour suprême des États-Unis a déclaré qu'elle n'était pas mécanique- ment tenue par les règles de réciprocité de l'«estoppel», mais que les juridictions de première instance devaient plutôt jouir
d'un large pouvoir discrétionnaire pour déterminer s'il y a lieu d'appliquer l'«issue estoppel». L'équité semble être le critère qui a été appliqué: Blonder-Tongue' Laboratories Inc. v. Univ. of Illinois Foundation, 402 U.S. 313, 28 L. Ed. 2d 788, 91 S. Ct. 1434 (1971), et Parkland Hosiery Co. Inc. v. Shore, 99 S. Ct. 645 (1979).
D'autre part, la jurisprudence qu'ont soumise les partie renvoie à plusieurs décisions dans lesquelles divers motifs ont été invoqués pour rejeter une requête en radiation.
Dans le jugement Beauchamp c. Coastal Cor poration, [1984] 2 C.F. 511 (1" inst.), le deman- deur avait informé la défenderesse qu'il se désistait de son action en exécution intégrale fondée sur un contrat et qu'il ne réclamerait que des dommages- intérêts pour inexécution. Après qu'il eut réclamé l'exécution intégrale dans le cadre de son action, la défenderesse a présenté une requête en radiation de l'action. Le juge Reed de notre Cour a passé la jurisprudence en revue et s'est demandée si les renseignements donnés par le demandeur à la défenderesse constituaient un choix si cela ne cau- sait pas de préjudice réel au défendeur. Elle a rejeté la demande. À la page 514, elle déclare ce qui suit:
Compte tenu de la jurisprudence citée par l'avocat du demandeur, je ne crois pas que cette question soit aussi évi- dente. Il existe une question de droit que la Cour devrait examiner en détail à l'instruction et qu'elle ne devrait pas trancher sommairement en se prononçant sur une demande interlocutoire comme celle présentée en l'espèce.
Dans l'arrêt Minnes v. Minnes & Rees-Davies (1962), 34 D.L.R. (2d) 497; 39 W.W.R. 112, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a, dans une décision majoritaire, refusé de radier l'action intentée par une épouse qui sollicitait un jugement déclarant son divorce ainsi que son remariage ulté- rieur nuls et de nul effet au motif que le divorce avait été obtenu par la fraude et grâce à la collu sion de toutes les parties à l'action en divorce. La Cour a conclu que la situation comportait une violation d'une loi et qu'elle soulevait des questions d'intérêt public qui justifiaient la poursuite de l'affaire même si la demanderesse n'avait pas elle- même participé à la fraude.
Dans le jugement Re Bullen, un jugement de la Cour suprême de la Colombie-Britannique publié à (1971), 21 D.L.R. (3d) 628, la Cour a rejeté une requête en radiation fondée sur l'autorité de la
chose jugée parce qu'on ne savait pas avec certi tude sur quels principes de droit la décision anté- rieure reposait.
Dans l'arrêt Luzi et al. v. Municipal District of Rockyview No. 44 et al. (1980), 28 A.R. 260, la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta a décidé que les accusations de parti-pris et de non divulga- tion de renseignements essentiels qui avaient été portées dans une action antérieure faisaient obsta cle à l'application du principe de l'autorité de la chose jugée.
Dans l'arrêt Lehndorff Management Ltd. et al. v. L.R.S. Development Enterprises Ltd. (1980), 109 D.L.R. (3d) 729; [1980] 5 W.W.R. 14; 19 B.C.L.R. 59; 16 C.P.C. 1, la Cour d'appel a conclu que lorsqu'il existe des circonstances particulières, la requête en radiation fondée sur l'autorité de la chose jugée sera rejetée.
On peut maintenant formuler certains commen- taires d'ordre général sur ce que les tribunaux ont dit, ou se sont permis de dire lorsque, saisis de requêtes en radiation, ils ont examiné diverses situations factuelles. Je constate, par exemple, que les diverses restrictions imposées historiquement à l'application du principe de l'autorité de la chose jugée ou de l'«estoppel» semblent s'évanouir lente- ment. Dans l'arrêt Hunter (précité), lord Denning n'a pas hésité à radier la demande du demandeur même si les parties à la seconde action n'étaient pas identiques. On pourrait penser que vu l'action intentée par six personnes condamnées pour meur- tre, la question en litige était tellement scandaleuse qu'on ne saurait reprocher à Sa Seigneurie d'avoir affirmé énergiquement qu'il fallait suspendre l'ac- tion qu'il s'agisse d'un cas d'«estoppel» ou d'un abus de procédure.
Il semblerait également que lorsque, comme dans l'arrêt Solomon (précité), on ne sait pas s'il s'agit d'un cas d'«estoppel», le tribunal n'hésitera pas à suspendre l'action au motif qu'elle constitue un abus de procédure. encore, les parties étaient différentes.
Le commentaire formulé par le juge en chef McEachern dans le jugement Saskatoon Credit (précité) me semble parfaitement à propos. Il paraphrase les observations colorées de lord Den- ning pour indiquer à quel point la question de l'autorité de la chose jugée ou de l'«estoppel» a causé inutilement de la confusion.
J'ai également cité les propos du juge Lyon, J.C.A. dans l'arrêt Solomon (précité) et je conclus qu'il se rallie aussi à l'opinion que lorsque le respect des décisions judiciaires rendues en matière d'«estoppel» crée plus d'obstacles que de solutions, il est possible de conclure à l'existence d'un simple cas d'abus de procédure.
Il y a finalement le pouvoir discrétionnaire qu'exerce de façon constante et sous-jacente le tribunal chaque fois qu'il statue sur une requête en radiation. Quelles que soient les expressions qu'il peut employer pour exposer ses motifs ou pour étayer ceux-ci de citations de jurisprudence, la décision que le tribunal finit par rendre dépend en dernière analyse de l'opinion personnelle raisonnée qu'il se fait de la question en litige.
Je conclus donc que, dans l'état actuel du droit, les circonstances individuelles d'une affaire donnée, voire même ses circonstances particulières, sont primordiales et qu'il n'est pas nécessaire d'in- voquer les principes embrouillés de l'autorité de la chose jugée ou de l'«estoppel» lorsqu'aux yeux du tribunal, il y a abus de procédure.
En tenant compte de ses observations :quelque peu gratuites, je reviens maintenant à la question litigieuse qui m'est soumise et je passe en revue la jurisprudence que m'ont citée les parties, plus par- ticulièrement celle qui se rapporte aux baux et aux terres indiennes.
Dans l'arrêt United Shoe Machinery Company of Canada v. Brunet, [1909] A.C. 330, le Conseil privé a statué que comme les intimés n'avaient pas répudié certains contrats de location,de machinerie après avoir découvert les fausses déclarations pré- sumées mais qu'ils avaient continué à faire mar cher les machines et qu'ils avaient payé des rede- vances sur celles-ci, ils avaient choisi de considérer les baux comme encore en vigueur et qu'ils ne pouvaient par la suite les résilier. Lord Atkinson cite, à la page 339, la règle énoncée dans l'arrêt Clough v. London and North-Western Railway Co. (1871), L.R. 7 Ex. 26: [TRADUCTION] «Si, alors qu'il est au courant de la déchéance, il mani- feste, par la réception du loyer ou par un autre acte non équivoque, son intention de considérer le bail comme toujours en vigueur, il a arrêté son choix de façon définitive et il ne peut plus résilier le bail».
Le juge Lysyk de la Cour suprême de la Colom- bie-Britannique en est arrivé à une conclusion semblable dans la cause célèbre First City Dey. Corp. v. Bekei (1986), 3 B.C.L.R. (2d) 175, dans laquelle il a déclaré, à la page 198:
[TRADUCTION] Lorsqu'une partie tente de résilier un contrat en invoquant le défaut de l'autre partie de respecter les exigen- ces de la loi, l'approche qu'adoptera le tribunal peut être influencée par les conséquences de cette inobservation. Cette inobservation rend-elle le contrat nul (comme dans l'affaire Home Assur.) ou annulable (comme dans l'affaire Dorsch) ou, comme en l'espèce, simplement inexécutable? On peut, par exemple, invoquer la renonciation si l'opération est annulable, mais pas si elle est nulle: Springer Dey. Corp. v. Rogers (1984), 52 B.C.L.R. 169, à la page 181 (C.S.). La question de savoir si une partie peut être irrecevable à invoquer comme moyen de défense dans une action contractuelle l'inobservation par l'autre partie de la législation applicable peut être formulée de diverses façons. Bien que le choix de théories et de vocabulaire varie, il se peut que la question cruciale qui se pose soit presque la même: la partie qui invoque la loi a-t-elle ratifié le contrat sans équivoque par ses paroles ou son comportement dans des cir- constances qui font qu'il serait injuste qu'elle résilie maintenant ce contrat? Pour répondre à cette question, il faut, en l'espèce, examiner les actes de M. Bekei entre le moment il a signé les documents contractuels le 16 décembre 1981 et sa résiliation du contrat quelque 15 1 / 2 mois plus tard, le 4 avril 1983.
L'arrêt St. Ann's Fishing Club v. The King, [1950] R.C.S. 211; [1950] 2 D.L.R. 225, contient des éléments de fait qui concernent la location à bail de terres indiennes et les dispositions de la Loi des sauvages, S.R.C. 1906, chap. 81, s'y rappor- tant. L'article 51 de la loi disposait:
51. Les terres des sauvages qui sont des réserves ou des parties de réserves rétrocédées, ou à retrocéder, à Sa Majesté sont réputées possédées aux mêmes fins que par le passé; et elles sont administrées, affermées et vendues selon que le gouverneur en son conseil le prescrit, sauf les conditions de la rétrocession et les dispositions de la pré- sente Partie.
La Cour suprême du Canada a jugé dans cet arrêt, et je cite un extrait du sommaire, [TRADUC- TION] «que l'article 51 requiert de façon impéra- tive un ordre du gouverneur en conseil avant qu'une terre indienne cédée puisse être légalement donnée à bail; et faute de décret d'habilitation, le bail conclu par le surintendant général (des affai- res indiennes) avec un club privé n'était pas exécu- toire. Il est sans intérêt que la signature d'un bail antérieur avait été autorisée par un décret, étant donné que ce dernier devenait inopérant à l'arrivée du terme du bail en question. Tout "estoppel" irait à l'encontre de l'article 51, même si le surinten-
dant général s'est présenté comme étant autorisé à signer le bail et qu'en conséquence, le club a dépensé de l'argent pour améliorer la propriété.»
Aux pages 219 et 220 R.C.S., le juge Rand a tenu les propos suivants:
[TRADUCTION] Je conviens cependant que l'art. 51 requiert un ordre du gouverneur en conseil pour valider une concession de terre indienne. Le libellé de la loi consacre le principe acquis que les autochtones sont, en fait, des pupilles de l'État, dont la subsistance et le bien-être constituent une obligation politique du niveau le plus élevé. Pour cette raison, tout acte qui affecte leurs privilèges doit être marqué au coin de l'approbation gouvernementale, et le gouverneur en conseil commettrait un excès de pouvoir s'il délégait cette responsabilité au surinten- dantgénéral.
Mais les circonstances de la présente espèce excluent toute délégation de pouvoir. Le décret autorise la signature d'un bail d'une durée définie à certaines conditions. De par son libellé, le bail devrait prendre fin, même après avoir été reconduit, dans un délai de dix ans; et cet acte rend le décret inopérant.
On a fait valoir que Sa Majesté est irrecevable à contester le bail, mais on ne peut faire valoir d'«estoppel» à l'encontre d'une disposition expresse d'une loi: (Gooderham & Worts Ltd. v. C.B.C., [1947] 1 D.L.R. 417; [1947] A.C. 66) et, à plus forte raison, lorsque la loi est conçue pour protéger les intérêts de personnes dont le législateur se préoccupe de façon spéciale. Il faut qu'il apparaisse—et les fiduciaires initiaux le savaient bien—que le bail a été conclu sur l'ordre du gouverneur en conseil, et les faits qui ont été portés à notre connaissance démontrent qu'aucun ordre de ce genre n'a été donné.
Sur la question de l'«estoppel» lorsqu'on en est présence d'une opération nulle par opposition à une opération annulable, ou sur la question de l'incompétence lorsqu'une question de droit public est soulevée, la bande demanderesse cite Adminis trative Law de Wade, 5 e édition, Clarendon Press, Oxford, à la page 33:
[TRADUCTION] En droit public, la restriction la plus évidente à la doctrine de l'«estoppel» est qu'on ne peut l'invoquer de manière à accorder à une autorité des pouvoirs qu'elle ne possède pas en droit. En d'autres termes, aucun «estoppel» ne peut légitimer un acte qui est ultra vires. Ainsi, dans une affaire les services de l'électricité n'avaient pas suffisam- ment réclamé à un client pendant deux ans à la suite d'une erreur de lecture d'un compteur, il a été statué que les comptes qu'ils avaient envoyés ne les empêchaient pas de réclamer le paiement intégral, étant donné que la loi les obligeait à perce- voir le montant en entier et qu'ils n'avaient pas le pouvoir de faire remise au client, de façon expresse ou autrement. Il a été jugé que l'acquiescement d'un propriétaire foncier ne l'empê- chait pas de nier par la suite la validité d'un avis de désistement invalide que lui avait signifié un conseil local d'aménagement du territoire. On a également statué qu'un conseil municipal qui n'avait pas le pouvoir de permettre à un quartier voisin de se servir de ses égouts, n'était pas irrecevable, en raison de son long acquiescement, à mettre fin à cette entente. Dans une affaire un ministre avait pris possession d'un bien-fonds en
vertu de pouvoirs législatifs d'occupation qui ne s'étendaient pas à l'octroi de baux, le tribunal a jugé qu'il n'était pas irrecevable à nier qu'il avait octroyé un bail, même s'il avait prétendu expressément «louer» le bien-fonds à un «locataire». On en est arrivé au même résultat dans une affaire le locateur présumé était une administration locale qui n'avait pas obtenu le consentement requis du ministre, ce qui rendait le bail nul. Il était donc loisible à l'administration locale de nier la validité de son propre «bail», contrairement aux règles qui régissent la location privée. Aucune entente conclue entre les parties ne pouvait empêcher l'une ou l'autre d'entre elles d'af- firmer que le bail était ultra vires et nul.
Par ailleurs, le juge Tysoe, J.C.A. a fait observer ce qui suit au sujet de l'application de la Règle 4, O. 25 des Règles de la Cour suprême de la Colom- bie-Britannique dans l'arrêt Minnes v. Minnes (précité, à la page 505 D.L.R.);
[TRADUCTION] À mon humble avis, ce n'est que dans les cas évidents et manifestes que l'on devrait recourir à la procédure sommaire prévue à la Règle 4, 0. 25, et le pouvoir conféré par cette Règle ne devrait être exercé que lorsque le cas ne fait absolument aucun doute. Dès lors que la déclaration, dans sa forme actuelle ou dans sa version modifiée, révèle l'existence d'une question propre à être jugée par un juge ou un jury, le seul fait que la cause soit faible ou qu'elle ne réussira probable- ment pas ne justifie pas la radiation de la déclaration. Si l'action implique l'examen de questions sérieuses de droit ou d'importance générale, ou si - les faits doivent être constatés avant que les droits puissent être tranchés de façon définitive, la Règle ne devrait pas être appliqué.
Finalement, je signalerai dans quelle mesure on a fait appel à des «considérations particulières» et à l'«équité» dans la jurisprudence pour décider si une action devait être radiée. On trouve ces qualifica- tifs dans les arrêts Henderson v. Henderson (pré- cité); Lehndorff Management Ltd. et al. v. L.R.S. Development Enterprises Ltd.; et Hunter v. Chief Constable of the West Midlands Police (précité). Je mentionne ces affaires parce que la bande a souligné l'injustice que comportait le montant accordé en dommages-intérêts par le juge Collier dans l'affaire précédente et le rendement relative- ment faible du loyer en comparaison du rendement éventuel de la valeur marchande actuelle présumée des terrains loués. Ces circonstances particulières sont telles, suivant la bande, que, toutes choses étant égales par ailleurs, on devrait maintenant donner à la bande une autre possibilité d'obtenir justice, et cet objectif ne peut être atteint qu'en expulsant le club et en obtenant la possession immédiate des terrains.
ÉTUDE DES FAITS
Chacune des affaires citées par les parties a évidemment un fondement factuel. C'est dans les limites de ce fondement factuel que l'on peut dégager tout le sens des principes posés par les tribunaux et qu'on peut bien les interpréter. Comme la Cour suprême du Canada a coutume de dire, il n'est pas facile d'interpréter une loi hors contexte. Cela vaut également, à mon avis, pour l'interprétation de la doctrine judiciaire.
Le fondement factuel relatif à la cession et au bail se trouve dans les motifs de jugement fouillés et réfléchis qu'a prononcés le juge Collier à la suite de l'instruction de l'action initiale. Je me réfère à ce jugement tel qu'il a été publié à [1982] 2 C.F. 385. Dans les conclusions qu'il devait tirer lors de ce procès, le juge Collier devait se concentrer sur des événements qui s'étaient produits quelque vingt-cinq années plus tôt. Il lui fallait passer en revue les dépositions de témoins qui devaient se remémorer ces événements. Il devait apprécier diverses déclarations qui étaient faites par des survivants et que ces derniers imputaient à des personnes alors décédées. Il devait interpréter les événements à partir du récit incomplet qui lui en était fait et en se replaçant dans le contexte social et économique de 1957. Le temps ne s'était pas arrêté en 1982. Le juge Collier se trouvait néces- sairement devant une version revue des faits et il devait évidemment faire attention, en l'examinant, de ne pas la modifier.
Par ailleurs, l'opinion des participants sur leur propre motivation et sur le rôle qu'ils avaient joué lors d'événements qu'ils relataient une génération complète plus tard comportait des risques de manque de précision, d'obscurité ou d'ambiguïté, ou de transposition d'un système de valeurs plus actuel que celui qui existait en 1957 en ce qui concerne les rapports entre Sa Majesté et les Indiens.
Le juge Collier a reconnu qu'il avait eu de la difficulté à surmonter ces problèmes, mais sur ses conclusions de fait et sur les questions de crédibi- lité, il n'a pas fait de remplissage. Il a ajouté foi au témoignage des membres de la bande et n'y a trouvé aucun élément de reconstitution ou d'après coup. Il a conclu que même si le projet de location à bail de 162 acres de terres de la réserve pour
l'aménagement d'un terrain de golf était primor dial dans l'esprit de la bande et de la Couronne, d'autres personnes s'étaient dites intéressées par les terrains mais que la bande n'en n'avait pas été informée. Il a examiné en détail l'évaluation de quelque 5 500 $ l'acre attribuée aux terrains, ainsi que le témoignage donné par l'évaluateur, M. Howell, au sujet de ce que serait un rendement équitable pour la bande d'après le taux bancaire de 3,75 % applicable à l'époque. Le juge Collier a expressément conclu que la bande n'avait été ni informée de l'écart qui existait entre les différentes estimations du loyer annuel prévu avant la pre- mière reconduction, ni de la période de quinze ans, ni des limites imposées relativement au loyer annuel payable à la fin de la première période de quinze ans, ni de la réserve stipulée au bail suivant laquelle toutes les améliorations ne retourneraient pas à la bande et suivant laquelle le club se réservait le droit de résilier le bail à l'expiration de chaque reconduction de quinze ans.
À la page 413, le juge Collier conclut en outre que la prépondérance de preuve montre que la majorité des membres de la bande qui ont voté sur la cession le 6 octobre 1957 n'y auraient pas consenti s'ils avaient connu toutes les conditions du bail intervenu entre la Couronne et le club le 22 janvier 1958. Il a également conclu, et cela est tout aussi important, que le club n'aurait pas conclu de bail autrement.
À la page 415, le juge Collier conclut, d'après l'ensemble des faits portés à sa connaissance, que la Couronne était responsable d'un manquement à une fiducie.
Le juge Collier aborde ensuite le problème de l'évaluation des dommages. Il fait allusion, à la page 420, la location par Musqueam Recreations Ltd. de quelque 58 acres supplémentaires de terres de réserve qui avaient fait l'objet de soumissions publiques. Un bail avait été conclu en 1963. Ce bail prévoyait:
a) des loyers annuels fixes pour les première, deuxième et huit autres des dix premières années du bail;
b) des loyers annuels fixes pour les reconduc- tions décennales subséquentes à négocier; à défaut d'entente, les loyers seraient fixés selon
les dispositions de la Loi sur la Cour de l'Échi- quier [R.C.S. 1970, chap. E-11];
c) le loyer annuel payable ne serait jamais infé- rieur à 10 % du revenu brut du locataire;
d) aucun hausse ou baisse de loyer, pour une nouvelle reconduction décennale, ne dépasserait 15 % du loyer annuel fixe des 10 années précédentes;
e) les améliorations apportées aux biens-fonds loués reviendraient à la bande.
Aux pages 430 et suivantes, Sa Seigneurie donne des détails sur les diverses analyses faites par des experts au sujet de la valeur des biens- fonds et de leur utilisation optimale, qui serait, selon lui, la conclusion de baux résidentiels de 99 ans. Il ventile les diverses valeurs annuelles du loyer, conclut que l'évaluation initiale de 5 500 $ l'acre attibuée aux biens-fonds en 1956 ne consti- tuait pas un manquement à une fiducie et il ana lyse plus loin les diverses estimations des pertes subies par ailleurs par la bande. Il se réfère ensuite à un schéma d'aménagement publié en décembre de 1956 par les services fonciers de la Colombie- Britannique dans lequel on recommandait le lotis- sement massif d'une grande partie des terrains de dotation de l'Université qui sont biens connus et qui sont contigus à la réserve indienne Musqueam.
Bien que le juge Collier ne le mentionne que brièvement, ce rapport a été produit en entier pour les fins de la requête dont je suis saisi. Il compte quelque 125 pages et est le fruit du travail d'une demi-douzaine de ministères de la Colombie-Bri- tannique et d'une centaine de consultants et de collaborateurs. Je donne ici un résumé de ce rapport.
Les terrains en cause contenaient quelque 1740 acres et les auteurs du rapport concluaient que pour garantir une dotation permanente en faveur de l'Université de la Colombie-Britannique au taux de rendement le plus élevé, la solution exi- geait des baux de 99 ans pour des habitations résidentielles, des centres commerciaux et d'autres installations d'appui.
À la page 100 du rapport, après avoir fait état d'une période de mise en œuvre de 15 ans pour le projet, les auteurs déclarent:
[TRADUCTION] On estime qu'une fois entièrement loti, le terrain rapportera plus de 1 000 000 $ par année en revenus directs.
Je constate que les terrains de dotation de l'Uni- versité ont une superficie dix fois plus grande que celle qui est en cause dans le bail conclu entre la Couronne et le club. Je constate également que toutes les données et tous les calculs du rapport sont basés sur des valeurs de 1956. Il n'y a là- dedans ni rétrospection, ni sagesse d'après coup, ni interpolation ex post facto.
CONCLUSIONS
À la base de toute le litige dont je suis saisi, il y a la conviction de la bande—peu importe que cette conviction soit récente ou plus ancienne—qu'elle a été injustement privée de ses 162 acres et que ses intérêts financiers ont été gravement lésés. Les événements entourant les négociations et les com munications entre la bande et la Couronne et la divulgation des conditions du bail quelque vingt ans plus tard évoquent l'intrigue, la complaisance et la condescendance dont la Couronne a fait preuve pour priver la bande de ses droits sur les terres de la réserve. C'est également ce que fait ressortir l'affectation actuelle des terres de la réserve comme club de golf et de loisirs dont seuls les membres choisis jouissent du privilège de par- courir les quelque 162 acres de somptueuses pelou- ses et de terrains onduleux.
Aucun des commentaires que je pourrais faire à cet égard n'éliminera cet aspect sombre et trou- blant ou ne dissipera le doute persistant qu'une fois de plus on a nié les droits individuels et collectifs de la bande qui sont rendus d'autant plus évidents à mesure que les gens en prennent collectivement conscience. Le seul recours de la bande consiste à trouver un moyen d'obtenir plus d'argent ou, encore mieux, de faire annuler le bail actuel, d'ob- tenir la possession des terres et de les réaménager.
La position qu'a adoptée la bande à l'audience qui s'est déroulée devant moi est très claire sur ce point. La bande en est venue à la conclusion, quelque quatre ans après que la Cour suprême du Canada eut tranché la question de façon définitive, que le montant de 10 000 000 $ qui lui avait été accordé en dommages-intérêts n'était pas suffisant, qu'il était injuste, qu'il reposait sur des hypothèses
erronées, qu'il ne tenait pas compte de la valeur actuelle du terrain et du rendement annuel raison- nable qu'on pouvait s'attendre à en tirer.
Il n'y a pas de doute que si l'on envisage la question sur le plan économique dans l'optique d'aujourd'hui, les terres de la réserve ont présente- ment une valeur qui dépasse de beaucoup la valeur fixée en 1957, laquelle, je le répète, a été jugée juste et raisonnable pour l'époque par le juge de première instance. Il n'y a pas non plus de doute que certaines des conditions du bail actuel ne sont pas favorables à la bande ou, du moins, ne sont pas les conditions auxquelles, suivant le juge de pre- mière instance, la bande aurait pu raisonnable- ment s'attendre. Je songe, à cet égard, aux recon- ductions de 15 ans par opposition aux reconductions de 10 ans, aux restrictions imposées aux rajustements de loyer pendant la première période de reconduction et à la perte du droit de retour sur les améliorations locatives.
En revanche, le terrain était cédé dans le but d'y aménager un terrain de golf et cette modalité a été respectée. De plus, les parties se sont entendues sur la durée de 75 ans ainsi que sur le principe du rajustement du loyer à chaque reconduction par entente ou par arbitrage:Le loyer annuel pour la première période a aussi, suivant mon interpréta- tion des conclusions du juge du procès, fait l'objet d'une entente.
Je n'ai pas oublié la réserve du bail suivant laquelle les reconductions de 15 ans constituaient en fait une option que le preneur pouvait lever. Je ne peux m'empêcher de faire remarquer que ce genre de clause est loin d'être inconnue dans le cas d'un bail à long terme lorsque les terrains loués nécessitent des améliorations considérables des immobilisations et que le loyer est périodiquement révisé. Si le bailleur ne peut se prévaloir d'une telle clause conditionnelle, c'est simplement parce que le risque est supporté exclusivement par le preneur. De toute façon, ce qu'il y a d'ironique dans tout cela c'est que la bande serait maintenant parfaite- ment heureuse si le club levait son option et renon- çait au bail.
Dans les remarques qui précèdent, je n'ai pas essayé de faire la part des choses en ce qui con- cerne les tiraillements qui ont marqué les négocia- tions du bail. Le juge de première instance a
conclu, à la page 430, que «le personnel de la Direction des affaires indiennes, en contractant le bail du club de golf, a agi, à mon avis, honnête- ment. Il n'y pas eu malhonnêteté délibérée ni volontaire envers la bande indienne. Mais le per sonnel et, en dernier ressort, la défenderesse, n'ont pas agi en bon père de famille en signant un bail sans se représenter d'abord devant la bande indienne».
Cette conclusion du juge de première instance s'accorde avec la conclusion suivant laquelle la Couronne a commis un manquement reconnu en «equity» à ses obligations de fiduciaire. Le juge applique le critère de la raisonnabilité à l'ensemble de la transaction et il conclut que la Couronne ne s'est pas rendue coupable de fraude au sens usuel du terme, mais qu'elle n'a pas apporté aux négo- ciations tout le soin et l'attention auxquels on s'attend de la part d'un bon fiduciaire.
On se rappelera que la question à laquelle le juge de première instance devait répondre était celle de savoir s'il y avait eu manquement à une fiducie et, dans l'affirmative, quel serait le mon- tant qu'il convenait d'accorder en dommages-inté- rêts à la bande pour replacer celle-ci dans la situation financière qui se rapprocherait le plus de celle dont elle aurait autrement bénéficié.
Pour ce faire, le juge de première instance a tenir compte du fait que la valeur de la propriété franche des terrains loués avait décuplé entre 1958 et 1978. Il lui a également fallu aborder et analy ser une quantité d'hypothèses avancées par divers évaluateurs experts et conclure que les dommages devaient être évalués suivant la formule de la valeur optimale, c'est-à-dire, en l'espèce, la conclu sion de baux résidentiels de 99 ans. Aux pages 441 et 442 de ses motifs, il énumère divers facteurs et événements qui l'ont guidé pour en arriver au montant de dix millions de dollars en dommages- intérêts. Les voici:
a) La difficulté de déterminer le moment du lotissement des 162 acres, la manière d'y procé- der et leur rendement pécuniaire, le tout, en présumant que le bail actuel n'aurait jamais été conclu.
b) La possibilité que la superficie aurait pu, jusqu'à aujourd'hui même, n'être lotie d'aucune manière satisfaisante ni n'avoir fourni aucun rendement économique normal.
c) La hausse incroyable de la valeur des ter rains, la montée de l'inflation et des taux d'inté- rêt depuis 1958 et l'impossibilité, en 1958, de les prévoir.
d) La réciproque de c), soit que ces fameuses hausses doivent être prises en compte dans toute attribution de dommages-intérêts.
e) La possibilité que le bail en cours reste en vigueur jusqu'à son terme, en 2033.
f) La possibilité non moins réelle, à son avis, que le bail soit résilié à la prochaine reconduction.
g) Les loyers perçus par les demandeurs à ce jour en vertu du bail en vigueur et ce qu'ils pourraient percevoir à l'avenir si le bail demeurait.
h) La valeur de retour des améliorations tant à l'arrivée du terme des baux résidentiels de 99 ans payés à l'avance qu'à l'arrivée de celui du bail du club de golf.
Si la Cour suprême n'a pu trouver rien à redire sur cette méthode particulière d'évaluation des dommages-intérêts, je ne le puis pas non plus.
DISPOSITIF
À titre de préambule à mon dispositif, je me permets de citer les commentaires formulés par le juge le Dain, J.C.A. dans l'arrêt qui a été rendu par la Cour d'appel fédérale le 10 décembre 1982 et qui est publié à [1983] 2 C.F. 656; (1982), 143 D.L.R. (3d) 416. Sa Seigneurie déclare, à la page 687 C.F.:
Il importe de rappeler qu'il s'agit uniquement d'une action pour manquement à une fiducie et non d'une action en annula- tion de la cession et de l'aliénation de l'immeuble cédé qui serait fondée sur la fraude ou l'inexécution des conditions de la cession. Ce n'est pas une action pour négligence dans l'exercice d'un pouvoir légal relatif à l'aliénation du terrain d'une réserve. Enfin ce n'est pas non plus une action en rectification des conditions de la cession du bien-fonds d'une réserve.
Je citerai également les commentaires formulés par le juge Dickson, maintenant juge en chef, à la page 371 des motifs du jugement de la Cour suprême du Canada publiés à [1984] 2 R.C.S. 335:
Les demandeurs ont fondé leur action sur le manquement aux obligations de fiduciaire, en prétendant que Sa Majesté du chef du Canada était fiduciaire des terres cédées. Le juge de première instance a partagé ce point de vue.
Voilà la question qui était soumise au juge de première instance. La même question a été débat- tue devant la Cour d'appel. Elle a fait à nouveau l'objet d'un débat de trois jours devant la Cour suprême du Canada. Il a finalement été décidé d'indemniser la bande des dommages qu'elle avait subis et de garantir à ses membres le niveau de rendement économique dont ils auraient autrement bénéficié.
Suivant la lecture que je fais des divers juge- ments qui ont été rendus sur le sujet, la question de la validité de la cession ou du bail n'a été soulevée ni au procès ni au cours des appels successifs. Aucun de la douzaine de juges qui ont été saisis de l'affaire à un niveau ou à un autre n'a évoqué, de façon hypothétique ou autre, la question de la validité.
Je souscris aux vues exprimées dans les arrêts Henderson v. Henderson et Hoystead (précités) suivant lesquelles on s'attend à ce que les parties fassent valoir tous leurs moyens et qu'on ne peut leur permettre, sauf dans des circonstances parti- culières, de perpétuer le litige en découvrant de nouveaux moyens d'action. Comme lord Shaw l'a déclaré, s'il en était ainsi, on ne mettrait fin à un litige qu'après avoir épuisé toute ingéniosité juridique.
Je souscris également aux vues exposées ulté- rieurement par lord Denning dans l'arrêt Hunter, par le juge Lyon, J.C.A. dans l'arrêt Solomon et par le juge en chef McEachern dans l'arrêt Saska- toon Credit Union, suivant lesquelles que l'affaire relève ou non de la question complexe de l'autorité de la chose jugée ou de l'«issue estoppel» avec toutes leurs subtilités historiques, on ne doit pas lui permettre d'être entendue si cela crée un abus de procédure.
Dans l'espèce qui m'est soumise, l'approche de la bande consistait à réclamer des dommages-inté- rêts pour manquement à une fiducie. Elle n'a réclamé rien d'autre, à titre subsidiaire ou autre- ment. Elle a réclamé des dommages-intérêts et elle a obtenu des dommages-intérêts.
La bande a bénéficié des avantages du bail pendant plus de trente ans. Elle a joui des avanta- ges d'un montant de dix millions de dollars pen dant au moins cinq ans. Au cours de la même période, le club a versé son loyer annuel et a
dépensé des sommes d'argent considérables pour aménager des parcours et pour construire des ins tallations pour le club. Devrait-on maintenant per- mettre à la bande de repartir à zéro en demandant la rescision du bail en se fondant sur des faits identiques à ceux qu'elle a déjà invoqués? À mon avis, il faut répondre par la négative. Selon moi, cela constituerait un abus de procédure.
La jurisprudence que j'ai citée semble apporter des nuances à l'application du principe de l'«issue estoppel» ou de l'autorité de la chose jugée et, à vrai dire, de celui de l'abus de procédure, en exigeant que l'on tienne compte des «circonstances particulières». Suivant mon interprétation de ces termes tels qu'on les trouve dans l'arrêt Hender- son, le tribunal est tenu de faire preuve de pru dence lorsqu'on lui demande d'appliquer le prin- cipe et d'empêcher une action d'être entendue. Il arrive souvent que des circonstances spéciales entourent des cas particuliers et que, comme la jurisprudence nous l'enseigne, certaines soient spé- ciales au point d'inviter le tribunal, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, à laisser une affaire donnée suivre son cours.
L'avocat de la bande prétend qu'il existe en l'espèce des circonstances particulières, motif pris que le montant de dix millions de dollars qui a été accordé est loin de constituer une indemnité suffi- sante. L'avocat laisse entendre que la valeur actuelle des terrains loués approche du seuil des 100 millions de dollars ce qui devrait rapporter à la bande dix millions de dollars en revenu annuel selon la méthode du rendement perpétuel, une somme qui dépasse de beaucoup le revenu locatif actuel ou projeté.
À mon humble avis, cela ne prouve rien. Si l'on doit ajouter foi à ces calculs, on devrait tout aussi énergiquement soutenir qu'un montant de dix mil lions de dollars (majoré des intérêts) accordé en 1984 à un taux d'intérêt composé de dix pour cent par année jusqu'à l'échéance du bail aurait une valeur de 1 280 milliards de dollars en 2033. Même à taux simple, un fonds de dix millions de dollars rapporte au bénéficiaire un revenu annuel perpétuel d'un million de dollars, auquel il faut ajouter la valeur toujours croissante de l'intérêt réversif. Dans un cas comme dans l'autre, cela pourrait constituer un patrimoine non négligeable à laisser à ses descendants.
Je me permets de signaler qu'en matière de baux à long terme, le rendement annuel du loyer est un facteur dont il faut tenir compte en plus de l'inté- rêt réversif sur la propriété franche. On pourrait l'exprimer comme un élément de souffrance à court terme se mêlant à un élément de profit à plus long terme. Ce mélange dépend évidemment de la stratégie financière du bénéficiaire et de la façon dont il décide d'administrer le capital qu'il a en main en le dépensant ou en le faisant fructifier en tout ou en partie. La question de savoir dans quelle mesure un tel bénéficiaire pourrait être prudent ou imprudent dans un cas donné ne nous intéresse évidemment pas en l'espèce.
J'ai pris la peine dans les présents motifs de faire état des diverses analyses et conclusions du juge de première instance en ce qui concerne l'uti- lisation optimale des terrains, leur valeur à l'acre en 1956 et la hausse accélérée de la valeur des terrains pendant les vingt premières années du bail de 75 ans. Le juge de première instance a conclu que la valeur de 5 500 $ l'acre en 1956 était un chiffre raisonnable. Il a également conclu que l'utilisation optimale des terrains était la conclu sion de baux résidentiels de 99 ans. Son analyse du montant des dommages-intérêts repose fermement sur ses prémisses.
J'ai également fait allusion au schéma d'aména- gement publié en 1956 au sujet de l'aménagement futur des terres de dotation de l'Université situées à Point Grey. Ce schéma établit également la valeur de la superficie, propose un projet de 99 ans pour l'habitation résidentielle et prévoit de façon générale un scénario de création d'une dotation perpétuelle en faveur de l'Université de la Colom- bie-Britannique. Le rendement que l'on estime pouvoir obtenir en vertu de cette formule, si le développement des services et d'autres projets est financé, se chiffre à un minimum de deux millions de dollars par année. Le revenu directement impu- table au terrain se chiffrerait, comme je l'ai déjà noté, à plus d'un million de dollars par année. On peut observer que ce montant d'un million de dollars par année est calculé en fonction d'une superficie de plus de 1700 acres. On peut égale- ment observer que le montant de dix millions de dollars qui a été adjugé rapporte également un million de dollars par année de façon perpétuelle, mais qu'il est calculé en fonction d'une superficie
de 162 acres, soit moins de dix pour cent de la superficie des terres de dotation de l'université. La comparaison est frappante.
En plus du revenu substantiel que lui rapporte l'indemnité de dix millions de dollars, la bande a également droit à un loyer annuel rajusté à chaque reconduction de 15 ans. Les avocats m'ont informé que les parties avaient entamé des négociations en vue de fixer un loyer annuel pour la reconduction de 15 ans commençant en 1987. À défaut d'en- tente, le loyer sera fixé par voie d'arbitrage. Quel que soit le montant fixé, il sera attribué à la bande à titre d'avantage annuel supplémentaire.
Je ne voudrais pas que l'on interprète mes com- mentaires comme une conclusion que les membres de la bande devraient être très heureux de ce qu'ils ont. Il suffira que j'affirme qu'à mon avis, la bande n'a pas établi qu'elle a subi une injustice qui mérite que l'on tienne compte de circonstances particulières et qui rendrait par ailleurs sa nouvelle action moins abusive ou ferait que cette dernière mérite davantage un traitement favorable. Je con- clus que dans la mesure du possible, dans notre système juridictionnel, lorsqu'un tribunal est appelé à se pencher sur une indemnité pécuniaire pour un préjudice financier, j'estime, tout comme le juge de première instance et les juges de la Cour suprême du Canada, que le montant adjugé est juste et raisonnable.
Je n'ai pas oublié l'argument de l'avocat de la bande suivant lequel l'action soulève de nouveaux motifs de droit public et de pouvoir public et que la Cour est maintenant invitée à considérer la cession et le bail comme nuls ab initio en raison de l'arrêt St. Ann's Fishing Club (précité), dans lequel il a été décidé qu'on ne peut faire valoir d'«estoppel» à l'encontre d'une disposition expresse d'une loi.
C'est peut-être vrai, pour ce qui est de cela. On se rappelera cependant que dans cette affaire, la Loi sur les Indiens prévoyait en des termes explici- tes que les terres indiennes ne pouvaient être louées qu'en vertu d'un décret. Cette disposition législative a depuis longtemps été modifiée. On constate également que l'arrêt de la Cour était fondé sur une action initiale et non sur une action ultérieure.
J'admets que lorsqu'elle est saisie d'une action initiale qui est formulée comme la présente et qu'on lui demande de la radier en vertu de l'article 419(1)a) des Règles au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action raisonnable, la Cour hési- tera peu à entendre l'action. Ce n'est toutefois pas le cas en l'espèce et ma décision ne repose pas sur de tels motifs.
En outre, je ne suis pas convaincu que les ques tions qui sont soulevées dans la présente action sont nouvelles au sens l'entend l'avocat de la bande. Toute l'action précédente constituait, à mon sens, un débat formalisé sur le droit public et l'autorité publique et la bande elle-même fondait son action sur le postulat que la cession et le bail qui en avait résulté étaient tous les deux valides et exécutoires. Il ne m'appartient pas de décider si le cours des événements aurait été différent si leur validité avait été soulevée dans l'action précédente. À mon sens, cette question ne peut plus être un sujet qui mérite l'attention de la Cour. L'intérêt qu'on pourrait y avoir relève maintenant de l'hypo- thèse, de la spéculation et de la conjecture.
À mon avis, compte tenu de toutes les circons- tances que j'ai exposées, l'action intentée par la bande constitue, pour reprendre les termes de la loi, un abus de procédure, et on ne devrait pas lui permettre d'être entendue. La déclaration est donc radiée, et les dépens seront adjugés aux défendeurs s'ils les réclament.
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