A-969-88
Anna Esperanza Medel (appelante)
c.
Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (intimé)
RÉPERTORIÉ: MEDEL c. CANADA (MINISTRE DE L'EMPLOI ET
DE L'IMMIGRATION) (CA.)
Cour d'appel, juges Marceau, Stone et MacGui-
gan, J.C.A.—Vancouver, 2 et 6 avril 1990.
Immigration — Expulsion — L'appelante a-t-elle obtenu le
droit d'établissement au Canada par des moyens frauduleux
ou irréguliers? — Le mari retire sa demande parrainée de
droit d'établissement sans prévenir l'appelante — Les agents
d'immigration à l'étranger ont dit à l'appelante de retourner
son visa en raison d'une «erreur» devant être corrigée —
L'appelante, croyant son visa en ordre et ignorant la démarche
de son époux, a utilisé son visa pour entrer au Canada — Elle
passe sous silence les messages de l'ambassade du Canada —
L'appelante croyait raisonnablement ne rien cacher d'impor-
tant.
L'appelante a épousé un citoyen canadien lorsqu'elle était en
visite au Canada en 1984 et elle est retournée au Honduras
pour permettre à son époux de faire en sa faveur une demande
parrainée de droit d'établissement. Elle a reçu un visa de
l'ambassade du Canada à Guatemala. Avant qu'elle ne puisse
s'en servir, son mari, sans informer l'appelante de sa démarche,
a retiré sa demande parrainée de droit d'établissement. Il vivait
avec une autre femme. Au lieu de lui dire la vérité, l'ambas-
sade, tout d'abord par télégramme, puis par téléphone, a
demandé à l'appelante, en espagnol, de retourner son visa pour
correction d'une «erreur». Avisée par des proches que son visa
ne contenait aucune erreur, elle ne l'a pas retourné et elle s'en
est servie pour entrer au Canada. Elle n'a pas mentionné le
télégramme reçu ni la conversation téléphonique qu'elle avait
eue à l'agent d'immigration qui l'a autorisée à séjourner au
pays à son point d'entrée. L'appelante ne parlait qu'espagnol,
langue que l'agent d'immigration ne connaissait pas.
Un arbitre a fait enquête et décidé que l'appelante n'était pas
entrée au Canada par des moyens frauduleux ou irréguliers. La
Commission d'appel de l'immigration a tiré la conclusion con-
traire, et elle a délivré une ordonnance d'expulsion avec sursis.
L'appel était à l'encontre de cette décision.
Arrêt: l'appel devrait être accueilli.
Ceux qui cherchent à immigrer ont «l'obligation absolue
d'être sincères» à l'égard de tous les faits importants dénotant
une nouvelle situation depuis la délivrance du visa d'entrée. La
question consistait à savoir ce que requiert en l'espèce l'obliga-
tion d'être sincère ou, plus précisément, si ce qui n'a pas été
révélé pouvait objectivement et raisonnablement être considéré
comme pertinent.
L'omission de révéler des faits tient, en l'espèce, à ce que
l'appelante n'a pas dit à l'agent d'immigration qui l'autorisait à
séjourner ici que notre ambassade au Guatemala lui avait
demandé de rendre son visa, et aussi à ce que l'appelante n'a
pas fait voir le télégramme que l'ambassade lui avait adressé.
L'appelante était subjectivement inconsciente de cacher quel-
que chose. Ne connaissant toujours pas la démarche de son
mari, elle avait l'impression que l'ambassade était exagérément
tatillonne. Objectivement, on peut conclure qu'elle croyait rai-
sonnablement ne rien cacher d'important pour son admission.
Cela diffère considérablement de la situation où une personne
souhaitant immigrer a caché des renseignements sur des con-
damnations au criminel ou a été prévenue que son visa n'était
plus valide et qu'elle ne devrait pas tenter d'entrer au Canada.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77, chap. 52,
art. 27(1) (e).
JURISPRUDENCE
DISTINCTION FAITE AVEC:
Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration c.
Brooks, [1974] R.C.S. 850; 36 D.L.R. (3d) 522; Le
ministre de l'Emploi et de l'Immigration c. Gudino,
[1982] 2 C.F. 40; (1981), 124 D.L.R. (3d) 748; 38 N.R.
361 (C.A.).
AVOCATS:
Simon R. Buck pour l'appelante.
Paul F. Partridge pour l'intimé.
PROCUREURS:
Angly Wilson & Buck, Vancouver, pour
l'appelante.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimé.
Voici la version française des motifs du juge-
ment de la Cour prononcés à l'audience par
LE JUGE MACGUIGAN, J.C.A.: L'appelante est
entrée au Canada en qualité de visiteuse en 1984
et, lorsqu'elle était dans notre pays, elle a rencon-
tré et épousé un citoyen canadien. Peu après,
l'appelante est retournée dans son Honduras natal
pour permettre à son époux de faire en sa faveur
une demande parrainée, ce qu'il a fait le 25 janvier
1985.
Le 9 septembre 1985 l'ambassade canadienne à
Guatemala (qui s'occupe apparemment des ques
tions d'immigration dans la région), délivrait un
visa à l'appelante, mais celle-ci a retardé son
départ pour le Canada parce que sa mère était
malade et devait se faire opérer. Elle a toutefois
été avisée entre temps de se rendre au consulat
canadien dans son propre pays. Elle s'y est rendue
en septembre 1985 et on lui a dit que ses docu
ments étaient en règle.
Cependant, le 18 décembre 1985, sans informer
l'appelante de ses actes, son mari a retiré sa
demande parrainée, en conséquence de quoi, le 20
décembre 1985, la section des visas de l'ambassade
canadienne au Guatemala a adressé à l'appelante
un télégramme rédigé en espagnol. La traduction
officielle du télégramme se lit comme suit (Dossier
d'appel, vol. I, page 55):
[TRADUCTION] Veuillez nous dire si vous avez reçu votre visa
pour le Canada. Si vous l'avez reçu, veuillez le retourner à
notre bureau (B.P. 400 Guatemala) car il contient une erreur
qui vous empêchera de l'utiliser si elle n'est pas corrigée. Ceci
est urgent.
Il est à noter que l'ambassade n'a pas révélé à
l'appelante le motif réel de sa demande, lui laissant
plutôt croire à tort qu'il s'agissait d'une erreur
d'écritures dont la rectification lui permettrait de
se servir de nouveau de son visa, alors qu'en fait
c'était tout le contraire de la vérité.
Après avoir reçu le télégramme, l'appelante a
montré son visa à un des ses oncles et à un ami, qui
parlent couramment l'anglais tous deux, afin qu'ils
voient s'il contenait des erreurs. Tous deux lui ont
dit que la lecture du visa ne leur permettait de
déceler aucune erreur.
Pour autant que le dossier permet de le consta-
ter, l'appelante n'a pas répondu au télégramme, de
sorte que le 3 janvier 1986, un agent d'immigra-
tion de l'ambassade canadienne à Guatemala lui a
téléphoné. Voici le texte de la déclaration non
assermentée de l'agent d'immigration relativement
à la conversation qu'il a eue avec l'appelante (Dos-
sier d'appel, vol. I, page 52):
[TRADUCTION] J'ai parlé à M"'° Medel en espagnol, sa langue
maternelle, et dans des termes simples je lui ai expliqué qu'elle
devrait nous retourner son visa d'immigrante immédiatement,
puisqu'elle ne pourrait pas s'en servir tel qu'il était. Elle n'a pas
demandé quelle erreur contenait le visa; elle a simplement laissé
entendre qu'elle l'enverrait le lendemain par courrier aérien
recommandé.
L'appelante a alors de nouveau consulté son oncle
et son ami, qui lui ont répété que son visa ne
contenait aucune erreur. Elle n'a par conséquent
pas retourné le visa à l'ambassade, s'en servant
plutôt pour entrer au Canada à l'aérogare interna-
tionale de Calgary le 21 janvier 1986.
L'agent d'immigration qui se trouvait à cet
endroit a été incapable de rejoindre le mari de
l'appelante mais il a pris contact avec sa tante, qui
a accepté de la rencontrer à Vancouver. Il l'a alors
admise au Canada en qualité de résidente perma-
nente apparemment sans lui poser de questions,
comme il ne parlait pas l'espagnol et qu'elle ne
parlait pas l'anglais. Une fois au Canada, elle a
appris que son mari avait retiré sa demande par-
rainée et qu'il vivait de fait avec une autre femme.
Une enquête a été tenue pour déterminer si
l'appelante était visée par l'alinéa 27(1)e) de la Loi
sur l'immigration de 1976 [S.C. 1976-77, chap.
52] («a obtenu le droit d'établissement ... par des
moyens frauduleux ou irréguliers»). Un arbitre a
conclu, le 3 mars 1987, que cet alinéa ne s'appli-
quait pas à l'appelante. L'intimé a interjeté appel
contre la décision de l'arbitre auprès de la Com
mission d'appel de l'immigration («la Commis
sion»), qui a conclu à une majorité de deux mem-
bres contre un que l'appelante était visée par
l'alinéa 27(1)e), et qui a rendu une ordonnance
d'expulsion avec sursis. La majorité croyait sa
décision dictée par la décision rendue par la Cour
Suprême du Canada dans l'arrêt Ministre de la
Main-d'oeuvre et de l'Immigration c. Brooks,
[1974] R.C.S. 850, alors que le membre dissident
de la Commission s'appuyait apparemment sur une
fin de non recevoir opposée à l'intimé en raison de
son défaut de révéler à l'appelante le motif pour
lequel on lui demandait de rendre son visa.
Il est constant que ceux qui cherchent à immi-
grer ont «l'obligation absolue d'être sincères» à
l'égard de tous les faits importants dénotant une
nouvelle situation depuis la délivrance du visa
d'entrée, obligation reconnue par cette Cour dans
l'arret Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration
c. Gudino, [1982] 2 C.F. 40 (motifs du juge
Heald). La question consiste à` savoir ce que
requiert l'obligation d'être sincère dans des cir-
constances comme celles en l'espèce.
Dans l'arrêt Brooks, la Cour Suprême a inter-
prété une disposition de la loi qui était substantiel-
lement identique à celle qui est concernée en l'es-
pèce, sauf pour la phrase interprétée par la Cour:
«par suite de quelque renseignement faux ou trom-
peur». Cependant, même si nous tenons pour
acquis sans en décider qu'il ne faut pas donner aux
mots moyens «irréguliers» le sens de moyens «frau-
duleux», il reste qu'à mon sens la véritable question
en l'espèce porte plutôt sur la pertinence des
moyens, appréciés de façon raisonnable et objec
tive. La Cour dans l'arrêt Brooks n'a donné
aucune réponse définitive à la question de l'impor-
tance des faits, mais celle-ci faisait parfaitement
l'objet de son examen, particulièrement en ce qui
concerne les mots précisément à l'étude en l'espèce
(motifs du juge Laskin, aux pages 870 et 871).
À mon avis, si l'importance de faits à l'égard desquels aucune
question n'est posée est pertinente en ce qui concerne le sous-al.
(viii) de l'al. e) du par. (1) de l'art. 19, ce serait en vertu des
mots «des moyens frauduleux ou irréguliers». Le sens de cette
expression est assez large pour comprendre l'omission de révéler
des faits qui seraient importants quant à l'admission ou à la
non-admission s'ils étaient connus.
... le sous-al. (viii) de l'al. e) du par. (1) de l'art. 19 ...
prescrit toutefois que, quand les procédures d'expulsion prises
contre un immigrant reçu antérieurement sont fondées sur un
renseignement faux ou trompeur, il faut démontrer que c'est
par suite d'un renseignement de cette nature qu'il est entré au
Canada ou qu'il y est demeuré. L'expression «par suite de»
implique plus que le simple fait de donner un renseignement
faux ou trompeur; elle connote la puissance d'incitation du
renseignement; c'est pourquoi je suis d'accord avec la Commis
sion d'appel de l'immigration qu'elle introduit l'élément de
caractère important. À mon avis, c'est sur cette base qu'une
réponse non réfléchie ou donnée par inadvertance doit être
considérée quant à ses conséquences; et c'est à ce point de vue
et non comme comportant un élément de mens rea (comme l'a
déclaré la Commission) que l'attestation contenue dans les
documents d'admission en question, à savoir, «les réponses ...
.ont vraies ... au mieux de ma connaissance» a de l'importance
aux fins du sous-al. (viii) de l'al. e) du par. (1) de l'art. 19.
[Soulignement ajouté.]
En l'espèce, l'omission de révéler des faits tient à
ce que l'appelante n'a pas dit à l'agent d'immigra-
tion qui l'autorisait à séjourner ici que l'ambassade
au Guatemala lui avait demandé de rendre son
visa, chose qui, étant donné son ignorance de
l'anglais, aurait pu être pratiquement impossible—
ou encore l'omission tient à ce qu'elle n'a pas fait
voir le télégramme que l'ambassade lui avait
adressé—bien qu'étant rédigé en espagnol, il
aurait pu ne susciter alors aucun examen plus
poussé.
Il est clair que l'appelante était subjectivement
inconsciente de cacher quelque chose. Elle ignorait
que son mari avait retiré sa demande parrainée,
aussi avait-elle l'impression que l'ambassade était
exagérément tatillonne. Son oncle, son ami, et de
fait le consulat canadien au Honduras lui avaient
assuré que son visa était valide. Elle a fort bien pu
croire que si son visa comportait quelques irrégula-
rités mineures, elles pouvaient tout aussi bien être
corrigées à Calgary qu'à Guatemala.
Il me semble que les mêmes facteurs, considérés
objectivement, mènent à la conclusion que l'appe-
lante croyait raisonnablement qu'à la frontière elle
ne cachait rien d'important pour son admission.
C'était, de fait, précisément ce que lui avait dit
l'ambassade, c'est-à-dire qu'une correction était
nécessaire pour lui permettre de se servir de son
visa, ce qui l'aurait raisonnablement incitée à
déduire que son admission ne posait toujours
aucun problème.
Ceci diffère considérablement des faits dans
l'affaire Brooks, où la personne souhaitant immi-
grer avait caché des renseignements sur sa con-
damnation pour bigamie et sur les accusations au
criminel et l'ordonnance d'expulsion dont il faisait
l'objet aux Philippines. L'espèce n'a rien de
commun non plus avec l'affaire Gudino où le
demandeur avait reçu un appel de notre ambas-
sade au Mexique l'avisant que puisque son offre
d'emploi au Canada avait été retirée, son visa
n'était plus valide, et qu'il ne devait pas tenter
d'entrer au Canada. L'appelante en l'espèce aurait
fort bien pu se trouver dans la situation de Gudino
si l'ambassade lui avait dit la vérité. Mais ce qu'on
lui a dit la place dans une situation totalement
différente.
J'accueillerais par conséquent l'appel, j'annule-
rais la décision de la Commission d'appel de l'im-
migration, et je lui renverrais l'affaire pour qu'elle
l'examine de nouveau en tenant pour acquis que
l'appelante n'a pas obtenu le droit d'établissement
au Canada par des moyens frauduleux ou
irréguliers.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.