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T-1637-85
Sally Margaret Swanson, administratrice de la succession de Terrance Albert Swanson, égale- ment connu sous le nom de Terry Swanson, décédé, Sally Margaret Swanson, en son nom per sonnel, et Sally Margaret Swanson, en sa qualité de personne responsable de Caitlin Jessica Swan- son, d'Alison Ann Swanson et de William Ter- rance Swanson, tous mineurs (demandeurs)
c.
Sa Majesté la Reine (défenderesse)
T-2271-86
Virginia Peever, administratrice de la succession de Gordon Donald Peever, décédé, Virginia Peever, en son nom personnel, et Virginia Peever, en sa qualité de personne responsable de Gordon Chad Peever et de Shirlene Frances Peever, tous deux mineurs (demandeurs)
c.
Sa Majesté la Reine (défenderesse)
RÉPERTORIÉ: SWANSON c. CANADA (I" INST.)
Section de première instance, juge suppléant Walsh—Edmonton, 31 octobre 1989; Ottawa, 6 février 1990.
Couronne Responsabilité délictuelle Action en dom- mages-intérêts à la suite de l'écrasement d'un avion Devoir de prudence de l'autorité publique Transports Canada était au courant du fait que le transporteur avait commis des infractions aux règlements Transports Canada a donné des avertissements plutôt que d'imposer des punitions plus sévères Distinction entre les décisions «politiques» et les décisions «opérationnelles» Prévisibilité de l'accident Lien entre les parties Il n'est pas nécessaire que la responsabilité soit imputée à un préposé particulier de la Couronne pour que la responsabilité de celle-ci soit engagée.
Droit aérien Actions en dommages-intérêts contre la Couronne Écrasement d'un avion Le transporteur aérien a violé à maintes reprises les règlements en matière d'aviation Pressions exercées sur les pilotes pour qu'ils enfreignent les règles Transports Canada était au courant de ces pressions, mais il a donné des avertissements plutôt que d'imposer des sanctions plus sévères Pour des raisons de politique, le ministère a décidé de ne pas agir Imputation du tiers de la responsabilité à la Couronne Le ministère a la tâche difficile de protéger le public et la viabilité financière des petits transporteurs.
Pratique L'avocat a été mis au courant des décisions encore inédites que la Cour suprême du Canada a rendues après la fin des plaidoiries Il s'agit de savoir si la Cour
devrait examiner les prétentions additionnelles fondées sur ces arrêts Examen des décisions de la Cour suprême du Canada afin d'éviter de rendre un jugement erroné, étant donné que ces arrêts risquent d'être fort décisifs.
Il s'agit d'actions en dommages-intérêts intentées contre la Couronne à la suite de l'écrasement d'un avion qui a entraîné la mort de passagers. L'avion appartenait à Wapiti Aviation Ltd. Le pilote a admis sa responsabilité, mais ni lui ni l'entreprise n'ont été poursuivis comme défendeurs dans la présente action. Les demandeurs ont soutenu que la Couronne était responsable, parce qu'elle avait omis de faire des examens appropriés, de voir à ce que les règlements sur l'aviation soient respectés et de répondre de façon appropriée aux plaintes concernant l'exploi- tation'de la compagnie aérienne. Le transporteur aérien a encouragé ses pilotes à enfreindre les règles de l'aviation en volant la nuit selon les règles de vol à vue. Transports Canada était au courant des diverses infractions depuis quelque temps avant l'incident, mais il a décidé de donner des avertissements plutôt que d'imposer des sanctions plus lourdes qui pourraient forcer le transporteur aérien à fermer ses portes, au détriment du public voyageur. Les demandeurs ont soutenu que l'accident était raisonnablement prévisible. La défenderesse s'est fondée sur la distinction entre les décisions «politiques» (cas l'auto- rité publique a le pouvoir discrétionnaire de recommander une conduite) et les décisions «opérationnelles» (cas l'autorité est tenue de faire appliquer un règlement donné). Elle a allégué qu'il n'y a pas de devoir de prudence en common law à moins qu'il ne soit démontré que la mesure prise dépassait les limites de l'exercice de bonne foi d'un pouvoir discrétionnaire. Elle a également allégué que, comme l'écrasement n'était pas raison- nablement prévisible, aucun devoir de prudence n'existait. Enfin, la défenderesse a fait valoir que le préjudice subi doit résulter des agissements de celle-ci et que ces agissements doivent constituer une cause immédiate, et non trop éloignée, du préjudice. En conséquence, les demandeurs doivent prouver que Transports Canada a été négligente en ne prenant pas les mesures voulues avant l'accident.
Une fois les plaidoiries terminées, les demandeurs ont été mis au courant de trois jugements que la Cour suprême du Canada a rendus après la fin de l'instruction dans les présents litiges. Ces jugements indiquent l'existence d'une tendance à l'accrois- sement de la responsabilité des personnes chargées de faire respecter les règlements. Dans ces arrêts-là, la Cour a décidé qu'une autorité publique devrait assumer une obligation de diligence, à moins qu'il n'existe un motif valable de l'en exemp- ter. Il y a motif valable d'exemption lorsqu'un organisme gouvernemental prend une véritable décision politique. Il fallait déterminer s'il était approprié d'examiner des arguments sup- plémentaires fondés sur ces récentes décisions.
Jugement: les actions devraient être accueillies.
Bien que la pratique de soumettre des prétentions addition- nelles après la fin des plaidoiries ne soit pas encouragée en temps normal, elle était justifiée en l'espèce. Il se pourrait qu'un jugement de la Cour suprême non encore prononcé lors du procès soit décisif; pourvu que le jugement scellant l'issue de cette affaire n'ait pas encore été rédigé, le juge du procès devrait tenir compte de l'arrêt de la Cour suprême afin d'éviter de rendre une décision qui serait erronée.
Lorsqu'il y a une obligation d'agir ou de prendre une décision réfléchie de ne rien faire pour des motifs de politique, il y a peu
de différence entre l'inaction et la mauvaise exécution. Le fait que des mesures contre Wapiti ont été envisagées et que certaines dispositions ont été prises constitue une décision réflé- chie de ne pas agir pour des motifs de politique, étant donné qu'au lieu de poser un geste décisif, les employés de la défende- resse se sont contentés de promesses de Wapiti qu'elle ferait mieux à l'avenir. Chaque passager d'une ligne aérienne doit être considéré par le ministère des Transports comme une personne risquant de subir un préjudice s'il y avait quelque manquement au devoir du ministère d'appliquer les règlements.
Pour déterminer si un devoir de prudence existe, il faut d'abord se demander s'il y a entre les parties un lien suffisam- ment étroit pour en justifier l'imposition. Transports Canada effectuait des inspections chez Wapiti comme l'y obligeaient effectivement la Loi sur l'aéronautique et ses Règlements d'application. La Loi et les Règlements imposent, à tout le moins, un devoir de prudence implicite envers le grand public. La politique affichée par le ministère est l'application des Règlements; cependant, lorsque l'étendue et les modalités de cette application ne suffisent pas à assurer la protection néces- saire ou sont inadéquates à cet égard, il ne s'agit plus unique- ment d'une question de politique, mais d'une question opéra- tionnelle qui ne doit pas donner lieu à des mesures inadéquates ou empreintes de négligence. Bien que l'existence de l'obliga- tion contractuelle de prudence envers le public puisse être mise en doute, l'absence de cette obligation ne suffit pas en soi à mettre la défenderesse à l'abri de toute responsabilité délic- tuelle. Les inspections ont révélé qu'il était dangereux de permettre à Wapiti de continuer d'effectuer des vols IFR à un seul pilote malgré les infractions qu'elle avait déjà commises et la défenderesse avait tout le temps voulu pour remédier à cette situation en retirant son autorisation.
Bien que, suivant les dispositions de la Loi sur la responsabi- lité de l'État, le déclenchement de la responsabilité délictuelle de la Couronne nécessite qu'il y ait, de la part d'un préposé de la Couronne, un acte ou une omission à caractère délictuel qui engagerait la responsabilité de cette personne, cela ne signifie pas que la responsabilité doive être imputée à un ou des préposés particuliers de la Couronne. Cette responsabilité peut être partagée par l'ensemble des préposés d'un seul ministère et la responsabilité de la Couronne peut être engagée à la condi tion que la somme des éléments en jeu constitue une négligence propre à faire l'objet de poursuites.
L'écrasement n'était pas trop éloigné ou imprévisible. Même s'il était au courant des problèmes, le ministère a décidé de simplement surveiller la situation. Même si la cause directe de l'accident était une erreur du pilote, l'avion n'était pas en parfait état. À la suite des plaintes formulées par les pilotes, la défenderesse était au courant des pressions exercées sur ceux-ci pour les forcer à entreprendre des vols avec un équipement défectueux en contravention des Règlements. Cette pression peut être considérée comme ayant contribué à l'accident.
Un tiers de la responsabilité doit être imputé à la défende- resse. On ne saurait imputer un degré supérieur de responsabi- lité à Transports Canada en l'espèce, puisque celle-ci avait la tâche difficile d'appliquer strictement les Règlements dans l'intérêt de la sécurité publique sans pour autant nuire indû- ment à l'aviation commerciale. Un équilibre délicat doit être maintenu, mais, lorsqu'il y a quelque doute, celui-ci doit être
tranché en faveur de la sécurité publique. Une fois qu'une série de violations des règlements est signalée, on a tendance à trop se fier aux promesses des compagnies aériennes qu'elles feront mieux à l'avenir.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur l'aéronautique, S.R.C. 1970, chap. A-3.
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), chap. C-5. Loi sur la responsabilité de l'État, L.R.C. (1985), chap.
C-50.
Règlement de l'air, C.R.C., chap. 2.
Tort-Feasors Act, R.S.A. 1980, chap. T-6, art. 3(1)b). Worker's Compensation Act, S.A. 1981, chap. W-16, art. 16.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228; (1989), 64 D.L.R. (4th) 689; [1990] 1. W.W.R. 385; 103 N.R. 1; Rothfield c. Manolakos, [1989] 2 R.C.S. 1259; (1989), 63 D.L.R. (4th) 449; [1990] 1 W.W.R. 408; 102 N.R. 249..
DISTINCTION FAITE AVEC:
Adams Estate v. Decock, [1987] 5 W.W.R. 148; 49 Man. R. (2d) 261 (Q.B.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Home Office v Dorset Yacht. Co Ltd, [1970] 2 All ER 294 (H.L.); Anns v London Borough of Merton, [1977] 2 All ER 492 (H.L.); Kamloops (Ville de) c. Neilson et autres, [1984] 2 R.C.S. 2; (1984), 10 D.L.R. (4th) 641; [1984] 5 W.W.R. 1; 29 C.C.L.T. 97; Tock c. St. John's Metropolitan Area Board, [1989] 2 R.C.S. 1181; (1989), 64 D.L.R. (4th) 620; 104 N.R. 241; R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; (1983), 143 D.L.R. (3d) 9; [1983] 3 W.W.R. 97; 23 C.C.L.T. 121; 45 N.R. 425; Governors of the Peabody Donation Fund v. Sir Lindsay Parkinson & Co. Ltd., [1985] A.C. 210 (H.L.); Yuen Kun-yeu v A-G of Hong Kong, [1987] 2 All ER 705 (P.C.); Stuart c. Canada, [1989] 2 C.F. 3; (1988), 19 F.T.R. 59;.45 C.C.L.T. 290; 61 Alta. L.R. (2d) 81; [1988] 6 W.W.R. 211 (1rc inst.); Smith v. Leurs (1945), 70 C.L.R. 256 (H.C. Aust.).
DÉCISION CITÉE:
MacAlpine v. Hardy (T.), jugement en date du 18 novem- bre 1988, document Victoria 1814/84 (C.S. C.-B.), non publié.
AVOCATS:
Leighton Decore et Marla S. Miller pour les demandeurs.
D. B. Logan et Barbara Ritzen pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Decore & Company, Edmonton, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE SUPPLÉANT WALSH:
NOTE DE L'ARRÊTISTE
Le directeur général a décidé de publier les motifs du jugement en l'espèce sous forme abré- gée. Les 31 premières pages des motifs ont été omises et une note explicative concernant la nature de l'action, les prétentions des parties et les faits essentiels a été préparée. Les commen- taires du juge au sujet des points de droit ne sont pas abrégés.
L'intérêt de cette décision réside dans l'exa- men qu'elle comporte de la distinction faite entre le domaine «opérationnel» et le domaine politique («discrétionnaire») lorsqu'il s'agit de déterminer si un organisme public a un devoir de prudence reconnu en common law. ll importe également de souligner les commentaires du juge de première instance concernant la question de savoir s'il y a lieu de tenir compte des décisions que la Cour suprême du Canada a rendues après les plaidoi- ries dans une cause donnée, mais avant la rédac- tion du jugement.
Ces deux actions, qui ont été entendues sur preuve commune, découlaient de l'écrasement d'un avion qui a entraîné la mort de passagers. L'accident s'est produit près de High Prairie, en Alberta. L'avion, un Piper Chieftain, appartenait à Wapiti Aviation Ltd. et était exploité par celle-ci. Le pilote, Vogel, a survécu à l'accident et a témoigné au cours du procès. Témoignant sous la protection de la Loi sur la preuve au Canada, il a admis qu'il était responsable de l'accident. Pour des raisons non révélées, ni l'entreprise ni le pilote n'ont été joints comme défendeurs dans les présents litiges, mais les demandeurs, soit les veuves des victimes et les personnes à charge mineures, ont intenté des poursuites en domma- ges-intérêts contre la Couronne.
Les demandeurs ont soutenu que le ministre des Transports avait adopté des règles et règle- ments sous l'autorité de la Loi sur l'aéronautique, mais que l'aéronef en question avait été manoeu- vré par un pilote qui n'avait pas suffisamment d'expérience ou de formation, que le transporteur aérien incitait ses pilotes à enfreindre les règles adoptées sous l'autorité de la Loi et que ces circonstances étaient connues de la Couronne et tolérées par celle-ci. Les demandeurs ont allégué que la responsabilité de la Couronne était enga gée du fait que celle-ci avait omis de faire des inspections appropriées, d'appliquer les règle- ments sur l'aviation et de répondre de façon appropriée aux plaintes concernant l'exploitation de la compagnie aérienne.
La défenderesse a répliqué en alléguant que l'accident était entièrement imputable à la négli- gence du pilote et à la violation des règles de vol établies par le ministre. La Couronne a fait valoir que, si les actions des demandeurs devaient être accueillies, tout montant qui a été obtenu à la suite d'un jugement ou d'un règlement fait avec le pilote ou le transporteur aérien ou obtenu en application de la loi provinciale intitulée Worker's Compensation Act devrait être déduit de l'indem- nité. Les demandeurs ont admis que, si leur action était accueillie, le tiers des dommages- intérêts convenus constituerait une indemnité appropriée.
Au cours du procès, on s'est opposé à la présentation en preuve du «rapport d'un fait aéro- nautique civil» préparé par le Bureau de la sécu- rité aérienne. Le juge a établi une distinction entre la situation en l'espèce et l'arrêt Adams Estate v. Decock, [1987] 5 W.W.R. 148; 49 Man. R. (2d) 261 (B.R.), la production d'un rapport de cette nature n'a pas été autorisée.
La preuve a révélé que le transporteur aérien incitait ses pilotes à voler la nuit selon les règles de vol à vue (VFR) alors que les conditions météorologiques exigeaient l'application des règles de vol aux instruments (1FR). Ces dernières nécessitaient du pilote qu'il vole à des altitudes plus élevées et exigeaient plus de carburant. Les pilotes qui refusaient d'enfreindre les règles de l'aviation ou de piloter des avions qu'ils jugeaient dangereux étaient punis: on leur refusait des vols pendant plusieurs jours et on leur confiait des
travaux d'entretien ou on les congédiait. Un spé- cialiste en psychologie sociale appelé à témoi- gner comme témoin expert a dit que la pression exercée sur les pilotes était telle que ceux-ci étaient davantage enclins à se conformer aux demandes déraisonnables de la direction, même si elles mettaient en danger leur vie et celle des voyageurs, plutôt que d'appliquer les règlements de Transports Canada en matière de sécurité. Si le transporteur aérien avait été poursuivi comme défendeur en l'espèce, il aurait été jugé responsable.
Transports Canada savait, depuis quelque temps avant l'écrasement, que le transporteur enfreignait souvent diverses règles sur la sécurité aérienne. Deux mois avant l'accident, un inspec- teur du gouvernement a rédigé une note dans laquelle il a insisté sur la nécessité de surveiller de près Wapiti et d'obtenir une preuve irréfutable, étant donné que le transporteur en appellerait sans doute à des instances politiques une fois que les mesures d'exécution seraient entamées. Par l'expression . «en appeler à des instances politiques», on voulait dire que les maires et d'au- tres instances interviennent lorsque des sanctions sont imposées aux petits transporteurs aériens dont leurs collectivités éloignées dépendent. La description de poste du directeur régional, régle- mentation aérienne, faisait état de l'importance d'assurer la sécurité du public voyageur tout en permettant à l'industrie régionale de l'aviation d'exercer ses activités de façon rentable. D'après la description des fonctions, le défi que présente le poste est un défi «peut-être sans égal au sein des postes officiels»: «si une application inéda- quate des dispositions réglementaires peut entraî- ner la perte financière d'une compagnie d'une part ou des accidents catastrophiques d'autre part».
Un pilote d'essai qui avait travaillé pour la Com mission d'enquête sur la sécurité aérienne prési- dée par le juge Dubin a témoigné en qualité de témoin expert. Des études indiquant des lacunes qui existaient depuis longtemps dans la supervi sion des transporteurs aériens et des pilotes ont été mentionnées. Dubin avait exigé l'adoption d'une nouvelle politique afin que les lois «promul- guées en vue d'assurer la sécurité de la naviga tion aérienne soient appliquées plus énergique- ment ...»
Dans la note susmentionnée qui a été rédigée au sujet de Wapiti, on peut lire ce qui suit: «l'on ne tient aucunement compte des règlements, des droits des autres personnes et de la sécurité des passagers. Si cette manière d'opérer se poursuit encore longtemps,«il est pratiquement certain que nous aurons à faire face à un accident mortel».
Transports Canada peut prendre quatre types de mesures à l'égard des transporteurs aériens qui commettent des infractions: (1) des avertisse- ments; (2) une suspension; (3) une poursuite; (4) une annulation. La défenderesse avait habituelle- ment recours aux avertissements et aux menaces de suspension. La politique était d'utiliser la per suasion plutôt que la coercition. La position des agents d'exécution de la loi est difficile. Bien que la sécurité devait être prioritaire dans toutes les décisions, si les agents étaient trop rigides, les petites compagnies aériennes ne pourraient pas fonctionner et devraient fermer leurs portes, ce qui causerait beaucoup d'inconvénients aux voyageurs.
Après l'accident qui a donné lieu au présent litige, l'autorisation donnée à Wapiti d'effectuer des vols IFR à un seul pilote a été révoquée et des conditions ont été imposées pour le retrait des restrictions imposées à l'égard des vols VFR de nuit.
Parlons à présent de la jurisprudence invoquée. Les demandeurs s'appuient fortement sur les déci- sions rendues par la Chambre des lords dans l'af- faire Home Office y Dorset Yacht Co Ltd, [1970] 2 All ER 29.4 (H.L.) et dans l'affaire Anns v London Borough of Merton, [1977] 2 All ER 492 (H.L.), ainsi que sur le jugement rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Kamloops (Ville de) c. Neilson et autres, [1984] 2 R.C.S. 2, et sur le jugement (non publié) prononcé par la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l'affaire MacAlpine v. Hardy (T.), No 1814/84 du greffe de Victoria, jugement en date du 18 novem- bre 1988.
Les demandeurs invoquent trois jugements rendus par la Cour suprême du Canada après que la plaidoirie qui a suivi la fin du procès ait été complétée. Ces décisions sont l'arrêt Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228; l'arrêt Rothfield c. Manolakos, [1989] 2 R.C.S.
1259; et l'arrêt Tock c. St. John's Metropolitan Area Board, [1989], 2 R.C.S. 1181. Ces juge- ments ont tous été prononcés le 7 décembre 1989, alors que le procès de la présente affaire a pris fin en novembre. Bien que la pratique de soumettre des prétentions additionnelles après la fin des plai- doiries ne doive normalement pas être encouragée, je considère que la situation en l'espèce justifie l'admission de ces prétentions additionnelles, qui n'auraient pas pu être présentées lors du procès. Une situation pourrait se présenter dans laquelle une, décision de la Cour suprême non encore pro- noncée lors du procès risquerait fort d'être déci- sive; pourvu que le jugement scellant l'issue de cette affaire n'ait pas encore été rédigé, l'arrêt de la Cour suprême devrait alors être pris en considé- ration par le juge du procès afin d'éviter qu'il ne puisse rendre une décision qui, compte tenu du jugement nouveau et décisif qu'il n'aurait pas pris en considération, serait erronée. Bien que je ne dise pas que telle soit la situation en l'espèce, je consi- dère que l'argument additionnel de la demande- resse devrait être admis au dossier. J'ai accepté sa présentation, en accordant à l'avocat de la défen- deresse la possibilité d'y répliquer par écrit, ce qu'il a fait.
Dans sa plaidoirie, l'avocat de la défenderesse a discuté des arrêts Home Office v Dorset Yacht; Anns v London Borough of Merton; et Kamloops (Ville de) c. Neilson et autres, ainsi que de la décision de la cour d'instance inférieure dans l'af- faire Just, et il a fait référence à plusieurs déci- sions faisant autorité, dont celle rendue par la Cour suprême dans l'affaire R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; Governors of the Peabody Donation Fund v. Sir Lindsay Parkinson & Co. Ltd., [1985] A.C. 210 (H.L.); et l'arrêt Yuen Kun-yeu v A-G of Hong Kong, [1987] 2 All ER 705 (P.C.).
Résumons brièvement certaines des conclusions de l'arrêt Home Office v Dorset Yacht Co. Cette affaire concernait dix détenus placés sous la garde et sous le contrôle de fonctionnaires du gouverne- ment et travaillant sur une île située dans le port. Au cours de la nuit, ils étaient laissés à eux- mêmes, sans surveillance adéquate. Sept d'entre eux sont montés à bord d'un yacht mouillant près de l'île et l'ont mis en mouvement, pour entrer en collision avec un autre yacht. Les dommages ainsi
causés ont été considérables. Le propriétaire du yacht a poursuivi le Home Office en soutenant qu'il avait envers les propriétaires du navire une obligation de prudence. La Chambre des lords a conclu que les dommages causés étaient prévisi- bles. Il était probable qu'ils se produisent si le contrôle et la supervision devant être exercés à l'égard des prisonniers n'étaient pas maintenus.
Il a été fait référence à cet arrêt dans l'arrêt de principe Anns y London Borough of Merton, qui concernait la Public Health Act, une loi imposant aux autorités locales l'obligation de protéger la santé du public, notamment au moyen de règle- ments sur la surveillance de la construction des édifices, et, en particulier, des fondations de ceux-ci. Le conseil avait adopté un tel règlement et il approuvait les plans; il était habilité à inspecter les travaux de l'entrepreneur, mais il n'était pas obligé de le faire. La Chambre des lords a conclu que, en omettant d'effectuer une inspection, le conseil avait exercé fautivement son pouvoir dis- crétionnaire ou avait manqué d'agir avec la dili gence raisonnable qui était requise pour assurer que le règlement était observé comme il devait l'être. A la page 501, lord Wilberforce a dit:
[TRADUCTION] ... les autorités locales sont des organismes publics qui agissent sous le régime d'une loi et sont clairement chargés de la protection de la santé publique de leur région. Elles doivent prendre leurs décisions discrétionnaires de façon responsable, en se fondant sur des motifs qui s'accordent avec l'objet de la loi.
Discutant de la nécessité d'une diligence raisonna- ble dans l'exécution des inspections, il déclare la page 501]:
[TRADUCTION] ... bien que fortement opérationnelle, cette obligation continue d'être une obligation procédant de la Loi. L'exercice d'un tel pouvoir peut comporter un élément discré- tionnaire, qui concernerait le moment, les modalités ainsi que les techniques de l'inspection. Pour pouvoir se fonder sur le devoir de prudence prévu par la common law, le demandeur qui prétend être victime de négligence doit s'acquitter du fardeau d'établir que l'acte qui a été posé excédait les limites de l'exercice de bonne foi d'un pouvoir discrétionnaire. S'il est en mesure de le faire, il devrait, en principe, être capable d'inten- ter une poursuite.
Dans l'arrêt Ville de Kamloops, de la Cour suprême, il était aussi question du défaut d'inspec- teurs des bâtiments d'appliquer correctement un règlement de construction. Le défaut d'agir de la ville ne devrait pas être considéré comme une décision de politique prise dans l'exercice de bonne foi d'un pouvoir discrétionnaire. Aux pages 12 et
13 du recueil rapportant son jugement madame le juge Wilson déclare:
Il me semble qu'en appliquant le principe énoncé dans l'arrêt Anns, on peut affirmer à juste titre que la ville de Kamloops avait, en vertu de la loi, le pouvoir de réglementer la construc tion par voie de règlement municipal. Elle n'était pas tenue de le faire; elle avait le pouvoir discrétionnaire de le faire. En d'autres termes, il s'agissait d'une décision «de politique». Elle a non seulement pris la décision de politique de réglementer la construction par voie de règlement, mais elle a aussi imposé à l'inspecteur municipal des bâtiments le devoir d'appliquer les dispositions de ce règlement. Cela correspondrait à l'obligation «d'exécution» [ou obligation «opérationnelle»] dont parle lord Wilberforce. La ville n'est-elle pas alors dans la situation elle doit, en s'acquittant de son obligation d'exécution [ou obligation «opérationnelle»], veiller à ne pas causer de domma- ges à des personnes comme le demandeur dont les relations avec elle sont suffisamment étroites pour qu'elle ait raison- nablement prévoir qu'il pouvait devenir une victime?
Bien que l'entrepreneur fût le principal respon- sable de la mauvaise construction, la ville de Kam- loops s'est vu imputer une responsabilité de vingt- cinq pour-cent.
Dans les observations qu'elle présente à l'égard de ces décisions, la défenderesse fait référence à la déclaration suivante de lord Morris dans l'arrêt Home Office y Dorset Yacht Co Ltd, à la page 307:
[TRADUCTION] Les événements que l'on dit être survenus étaient raisonnablement prévisibles. La possibilité que les biens des intimés puissent être endommagés n'était pas une possibilité éloignée. Une obligation a pris naissance. Son exécution était due aux intimés.
La défenderesse soutient que l'écrasement en l'espèce n'était pas raisonnablement prévisible, mais je ne partage pas son appréciation des faits. En fait, un de ses propres employés, l'inspecteur Griffiths, a affirmé qu'un accident pourrait surve- nir si l'on n'insistait pas sur un resserrement des inspections et de l'application des règlements.
Plus haut à la page 307, lord Morris cite le passage suivant des motifs prononcés par le juge Dixon dans l'arrêt Smith v. Leurs (1945), 70 C.L.R. 256, aux pages 261 et 262:
[TRADUCTION] Mais la responsabilité du fait d'autrui n'est pas le seul cas dans lequel une personne peut être tenue responsable envers une autre personne du préjudice que lui a causé un tiers. Une personne peut être tenue responsable de l'acte posé par un tiers lorsque cet acte n'aurait pas pu être posé sans que n'intervienne sa propre faute ou son propre manque- ment à un devoir. Cette conséquence n'est pas attachée de façon exclusive à l'inexécution d'un devoir particulier. Par exemple, le devoir en question peut être un devoir de prudence
visant des réalités comportant un danger précis. Il peut même s'agir d'un devoir de prudence attaché au contrôle des actions ou du comportement de tiers. Il est toutefois exceptionnel que la loi impose à une personne le devoir de contrôler les actions d'une autre personne pour empêcher que celle-ci ne cause un préjudice à des étrangers. La règle générale veut que l'on ne soit pas tenu de contrôler une autre personne pour empêcher qu'elle ne cause un préjudice aux autres. il existe toutefois des relations particulières créant un devoir de cette nature. [Je souligne.]
Dans l'arrêt Anns, à la page 500 (au paragraphe f), lord Wilberforce a déclaré:
[TRADUCTION] ... l'autorité locale est un organisme public, qui remplit des fonctions conférées par une loi: ses pouvoirs et ses obligations se définissent en fonction du droit public et non du droit privé. Le problème que crée ce genre d'action réside dans la définition des circonstances dans lesquelles la loi devrait imposer, en sus de ces pouvoirs et obligations de droit public, ou peut-être conjointement à ceux-ci, une obligation de droit privé envers les particuliers qui leur permettrait d'engager une action en dommages-intérêts devant un tribunal civil. Tel est le con- texte dans lequel la distinction que l'on voudrait établir entre des devoirs et des simples pouvoirs doit être examinée.
La plupart, en fait, probablement la totalité, des lois ayant trait aux autorités publiques ou aux organismes publics font une large part aux décisions de politique. Les tribunaux quali- fient un tel pouvoir de «discrétionnaire», ce qui veut dire que les décisions en question relèvent de l'autorité ou de l'organisme concerné et non des tribunaux. De nombreuses lois, également, prescrivent ou, à tout le moins, présupposent l'exécution prati- que de décisions de politique: cette situation peut être décrite en disant que, en plus des domaines des décisions politiques ou discrétionnaires, il existe un domaine opérationnel. Même si cette distinction entre le domaine des décisions politiques et le domaine opérationnel est commode, et même éclairante, elle constitue probablement une distinction de degré: une grande partie des pouvoirs ou des devoirs opérationnels comportent un certain pouvoir discrétionnaire. L'on peut dire sans se tromper que, plus un pouvoir ou un devoir a un caractère opérationnel, plus il sera facile de lui attacher le devoir de prudence de la common law.
Aux pages 24 et 25 du recueil de la Cour suprême rapportant l'arrêt Kamloops, madame le juge Wilson déclare:
Étant donné qu'il s'agit en l'espèce d'une obligation imposée par une loi et que le demandeur est manifestement une per- sonne dont la ville pouvait prévoir qu'il pourrait subir des dommages à cause du manquement à cette obligation, je crois que le principe énoncé dans l'arrêt Anns s'applique en l'espèce. Je ne crois pas que l'appelante puisse tirer avantage de la distinction entre l'inaction et la mauvaise exécution lorsqu'il y a une obligation d'agir ou, tout au moins, de prendre une décision réfléchie de ne rien faire pour des motifs de politique. À mon sens, la passivité non motivée ou mal motivée ne peut être une décision de politique prise dans l'exercice de bonne foi d'un pouvoir discrétionnaire. Lorsque les autorités publiques n'ont même pas examiné la question de savoir si les mesures nécessai- res devaient être prises ou du moins, si elles ne l'ont pas fait de bonne foi, il semble évident que, pour cette raison précise, elles
n'ont pas fait preuve de diligence raisonnable. Je conclus donc que les conditions pour que la ville soit responsable envers le
demandeur sont remplies. -
Dans la présente affaire, il est vrai que des mesures contre Wapiti ont été considérées et que certaines dispositions dans ce sens ont été prises au cours de l'année ayant précédé l'accident; cepen- dant, les employés de la défenderesse n'ont pas posé de geste décisif, mais se sont satisfaits des promesses de Wapiti qu'elle ferait mieux à l'ave- nir. Se fondant sur des motifs de politique, ils ont consciemment décidé de ne pas agir. Chaque pas- sager d'une ligne aérienne doit être considéré par le ministère des Transports comme une personne risquant de subir un préjudice s'il y avait quelque manquement au devoir du ministère d'appliquer les règlements.
En ce qui concerne les trois jugements pronon- cés par la Cour suprême une fois les plaidoiries de la présente affaire complétées, c'est-à-dire les arrêts Just c. Colombie-Britannique; Rothfield c. Manolakos; et Tock c. St. John's Metropolitan Area Board (qui ont tous été mentionnés plus haut), ils semblent indiquer l'existence d'une ten- dance à l'accroissement de la responsabilité des personnes chargées de l'application des règlements. Dans l'arrêt Just, à la page 1239 M. le juge Cory tient les propos suivants:
Les organismes gouvernementaux ont souvent représenté, et représentent encore aujourd'hui, le meilleur moyen, à vrai dire le seul moyen, de protéger le public dans les multiples situations difficiles auxquelles il est confronté. Il peut s'agir de la distribu tion ou de la fabrication de produits alimentaires ou pharma- ceutiques, de production d'énergie, de protection de l'environne- ment, de transport et de tourisme, de prévention des incendies ou de construction. En raison de la complexité croissante de la vie, les organismes gouvernementaux interviennent dans pres- que tous les aspects du quotidien. Cette présence gouvernemen- tale accrue a donné naissance à des incidents qui auraient entraîné une responsabilité civile délictuelle s'ils étaient surve- nus entre particuliers. L'immunité gouvernementale initiale en matière de responsabilité délictuelle était devenue intolérable. C'est pourquoi des lois ont été adoptées pour imposer de façon générale à la Couronne la responsabilité de ses actes comme si elle était une personne. Cependant, la Couronne n'est pas une personne et elle doit pouvoir être libre de gouverner et de prendre de véritables décisions de politique sans encourir pour autant une responsabilité civile délictuelle. On ne saurait, par contre, restaurer l'immunité complète de la Couronne en quali- fiant de «politique» chacune de ses décisions. D'où le dilemme qui a donné lieu à l'incessante bataille judiciaire autour de la différence entre «décision de politique» et «décision opération- nelle». La distinction sera particulièrement difficile à faire dans
les cas on peut s'attendre à des inspections gouvernementa- les.
Aux pages 1241 et 1242, il cite avec approbation un arrêt australien [Sutherland Shire Council v. Heyman (1985), 60 A.L.R. 1 (H.C.)] qui, traitant de l'arrêt Anns et de décisions américaines, dit ce qui suit:
ITRADUCTIONj 11 n'est pas facile de faire la distinction entre les facteurs politiques et opérationnels, mais on pourra tracer la ligne de démarcation si l'on admet qu'une autorité publique n'assume aucune obligation de diligence à l'égard de décisions comportant des facteurs et des contraintes d'ordre financier, économiques, social ou politique, ou qui sont dictées par ces derniers. Ainsi, les allocations budgétaires et les contraintes qui en découlent en termes de répartition des ressources ne sau- raient donner lieu à une obligation de diligence. Mais il peut en être autrement lorsque les tribunaux sont appelés à appliquer une norme de diligence à un acte ou à une omission qui est simplement le produit d'une directive administrative, de l'opi- nion d'un expert ou d'un professionnel, ou encore de normes techniques ou de la norme générale de ce qui est raisonnable. [Le soulignement est celui du juge Cory.]
Le juge Cory poursuit en disant [aux pages 1242 et 1243]:
Une autorité publique est assujetie à l'obligation de diligence à moins d'un motif valable de l'en exempter. Un motif valable d'exemption est le cas d'une véritable décision de politique prise par un organisme gouvernemental. Or ce qui constitue une décision de politique peut varier à l'infini et être prise à divers échelons, bien que ce soit normalement à un haut niveau.
Il ressort des arrêts Anns v. Merton London Borough Council et Ville de Kamloops c. Nielsen, précités, qu'un organisme gouvernemental prenant une décision en matière d'inspection doit agir de 'façon raisonnable dans l'exercice réel de son pouvoir discrétionnaire. Pour ce faire, il doit spécifiquement considérer l'opportunité des inspections et le système qu'il établit, le cas échéant, doit être raisonnable eu égard à toutes les circonstances.
Supposons par exemple qu'à un haut niveau, on a pris une décision de politique au sujet de l'inspection des phares. Si par ailleurs une autre décision de politique était prise de répondre aux besoins de la sécurité aérienne en construisant des installa tions aéroportuaires additionnelles et qu'en conséquence il n'y aurait pas de fonds disponibles pour l'inspection des phares, cette dernière décision de politique constituerait alors l'exercice réel d'un pouvoir discrétionnaire et serait, à ce titre, inattaqua- ble. Si un phare s'éteignait par suite d'un défaut d'inspection et qu'un naufrage survenait, aucune responsabilité ne pourrait être imputée à l'organisme gouvernemental. Le résultat serait le même dans le cas l'inspection des phares n'aurait pu se faire que tous les deux ans par suite d'une décision de politique d'augmenter les fonds alloués à la formation continue de la main-d'oeuvre et réduire les fonds consacrés à l'inspection des phares. Encore un fois, il s'agirait de l'exercice réel d'un pouvoir discrétionnaire. Ainsi, il est possible que la décision de ne pas faire d'inspections ou de réduire leur fréquence soit une décision de politique inattaquable, pourvu qu'elle constitue l'exercice raisonnable d'un pouvoir discrétionnaire réel, fondé par exemple sur la disponibilité des fonds.
Par contre, si la décision est prise d'inspecter les phares, le système d'inspection mis en place doit être raisonnable et les inspections doivent être effectuées convenablement:
À la page 1244 il déclare:
En règle générale, l'obligation traditionnelle de diligence issue du droit de la responsabilité délictuelle s'appliquera à un orga- nisme gouvernemental de la même façon qu'à un particulier. Pour déterminer si une telle obligation existe, il faut d'abord se demander s'il y a entre les parties une proximité suffisante pour en justifier l'imposition.
Appliquons les principes qui précèdent à la pré- sente affaire. Transports Canada effectuait des inspections chez Wapiti comme l'y obligeaient effectivement la Loi sur l'aéronautique et ses règlements d'application. Il avait autorisé des pri- vilèges IFR [règles de vol aux instruments] pour cette ligne aérienne, et, subséquemment, il avait accordé le droit d'effectuer des vols IFR monopilo- tes. Il avait, sinon de façon expresse, du moins de manière implicite, accepté la nomination de Del- bert Wells comme directeur des opérations de la compagnie, un poste que, au moment de l'accident, celui-ci avait occupé pendant de nombreuses années sans que les qualifications qu'il possédait à cet égard aient jamais été vérifiées. Il avait permis à Dale Wells d'occuper simultanément différents postes importants, une situation qui, si elle n'était pas véritablement prohibée par les règlements, imposait à ce dernier des responsabilités dépassant celles dont, vraisemblablement, une seule personne pourrait s'acquitter adéquatement. La défende- resse prétend que la Loi sur l'aéronautique n'im- pose pas à la Couronne le même genre d'obligation que celle faite par la Highways Act à la province de la Colombie-Britannique dans l'arrêt Just, la demande présentée faisait suite à la chute d'un grand bloc de pierre sur une route et concernait le préjudice qui en était résulté, et il était allégué que la Loi obligeait la province à inspecter suffi- samment les talus bordant la route et à adopter les mesures nécessaires pour réduire le plus possible le danger qu'ils représentaient. La décision de la Cour suprême n'a pas été la tenue d'une audition au fond après le procès; elle a ordonné qu'un nouveau procès soit instruit pour déterminer si l'intimée avait exercé le degré de diligence raison- nablement requis en ce qui concernait la fréquence des inspections des talus rocheux et la manière d'y procéder et en ce qui concernait les opérations de coupe et de scellage effectuées sur ceux-ci. Ces questions n'avaient pas été examinées lors de l'au-
dience initiale et, en conséquence, aucune conclu sion de fait n'avait été tirée en ce qui concernait des questions relatives au degré de diligence. Le jugement de la Cour suprême a conclu que la question en jeu était une question opérationnelle plutôt qu'une question de politique comme l'avait décidé le juge de première instance, et elle a statué que, en conséquence, l'intimée n'était pas à l'abri des poursuites.
Je ne crois toutefois pas que l'on puisse établir entre les deux lois la distinction à laquelle prétend la défenderesse. S'ils n'imposent pas expressément un devoir de diligence à l'égard du public en général, la Loi sur l'aéronautique et ses règle- ments d'application le font à tout le moins implici- tement, et telle est leur raison d'être. Les voya- geurs utilisant l'avion ne peuvent compter que sur le ministère des Transports pour les protéger contre les compagnies aériennes avares ou irres- ponsables, contre les pilotes ayant reçu une forma tion inadéquate ou contre les aéronefs défectueux; c'est à ce ministère qu'ils doivent se fier pour l'exécution de la loi et des règlements dans l'intérêt de la sécurité publique. La politique affichée par ce ministère est, comme il se doit, l'application de ces règlements; cependant, lorsque l'étendue et les modalités de cette application ne suffisent pas à assurer la protection nécessaire ou sont inadéquats à cet égard, celle-ci cesse d'être uniquement une question de politique, pour devenir une question opérationnelle, qui ne doit pas donner lieu à des mesures inadéquates ou empreintes de négligence. Bien que l'existence de l'obligation contractuelle de prudence envers le public dont fait état la demanderesse puisse être mise en doute, l'absence d'une telle obligation ne suffit pas en soi à mettre la défenderesse à l'abri de toute responsabilité délictuelle.
L'arrêt Rothfield c. Manolakos est une autre décision visant un règlement municipal qui a donné lieu à une conclusion de la Cour que les propriétaires d'un immeuble avaient le droit de se fonder sur son inspection par la municipalité lors- qu'il s'agissait de savoir si les fondations de celui-ci étaient conformes aux normes établies dans le règlement municipal sur la construction. Effec- tuant une inspection tardive, l'inspecteur de la ville a constaté l'existence d'une fissure, mais il a décidé d'attendre les développements de ce problème au
lieu d'ordonner l'arrêt immédiat des travaux et l'adoption de mesures correctives.
L'avocat de la défenderesse affirme que les ins pections effectuées par Transports Canada n'ont pas révélé de tels dangers. Je ne puis être d'accord avec une telle assertion. Entre autres, le danger de permettre à Wapiti de continuer d'effectuer des vols IFR à un seul pilote malgré les infractions qu'elle avait déjà commises était évident, et la défenderesse avait tout le temps voulu pour remé- dier à cette situation en retirant son autorisation.
La défenderesse a notamment fait référence à la décision prononcée par le Conseil Privé dans l'af- faire Yuen Kun-yeu y A-G of Hong Kong, [1987] 2 All ER 705 (P.C.), dans laquelle le demandeur avait perdu de l'argent investi dans une compagnie prenant les dépôts; selon le demandeur, la défende- resse aurait savoir que les activités de la compa- gnie n'étaient pas menées correctement. L'action a toutefois été rejetée. La question s'est posée de savoir si, dans l'exercice de ses pouvoirs de supervi sion, le commissaire devait prendre des mesures raisonnables pour s'assurer que les déposants ne subissent aucune perte parce que les activités de la compagnie auraient été menées de façon fraudu- leuse ou dans un but de spéculation. À la page 713, le jugement de lord Keith déclare:
[TRADUCTION] Mais le pouvoir discrétionnaire qu'a le commis- saire d'inscrire de telles compagnies au registre ou de les radier, mesures qui ont effectivement pour conséquence de leur confé- rer le droit de faire affaire ou de leur retirer un tel droit, constituait également un élément important de la protection accordée. De façon certaine, le commissaire pouvait raisonna- blement prévoir que, dans l'hypothèse une compagnie qui n'est pas digne de confiance serait inscrite au registre ou y serait tolérée, les personnes qui pourraient déposer de l'argent auprès d'elle risqueraient de le perdre. La simple prévisibilité d'un préjudice ne crée cependant pas une obligation, et l'on ne saurait considérer que l'intérêt des éventuels déposants est le seul dont le commissaire doive tenir compte. Lorsqu'il est question de la radiation d'une inscription du registre, l'effet immédiat, et probablement désastreux, d'une telle mesure sur les dépôts déjà effectués constitue un facteur très pertinent. Le choix peut être très délicat entre, d'une part, la radiation immédiate de la compagnie du registre et, d'autre part, le fait de permettre à celle-ci de poursuivre ses activités dans l'espoir que, une fois certaines mesures appropriées adoptées par la direction, sa situation financière s'améliorera. L'on ne doit pas oublier que le pouvoir de refuser, de révoquer ou de suspendre l'enregistrement possède un caractère quasi judiciaire. Le droit d'interjeter appel d'une telle décision devant le gouverneur en conseil qui se trouve conféré aux compagnies par l'article 34 de l'Ordonnance, de même que le droit d'être entendu par le commissaire qui est prévu par l'article 47, tendent à établir un
tel caractère. Le commissaire n'était aucunement habilité à contrôler l'administration courante de quelque compagnie que ce soit, et l'accomplissement d'une telle tâche exigerait la mobilisation de ressources extrêmement considérables. Son pouvoir se limitait à fermer les portes de la compagnie ou à lui permettre de poursuivre ses activités ... Dans de telles circons- tances, leurs seigneuries sont incapables de discerner chez le législateur une intention que le commissaire soit lié par un devoir statutaire envers les déposants éventuels lorsqu'il se demande si une compagnie doit être inscrite ou radiée. Il serait étrange qu'un devoir de prudence procédant de la common law soit superposé à un tel système statutaire.
Les demandeurs distinguent ce jugement de la présente affaire en faisant valoir la sécurité aérienne commande certainement un degré de dili gence plus élevé que la sécurité en matière com- merciale en ce qui concerne l'application des règle- ments, et en faisant valoir que la sécurité aérienne n'implique pas le même genre d'immixtion dans la direction de la compagnie que le ferait la supervi sion des affaires d'une banque.
La défenderesse souligne que, suivant les dispo sitions de la Loi sur la responsabilité de l'Etat [L.R.C. (1985), chap. C-50], le déclenchement de la responsabilité délictuelle de la Couronne néces- site qu'il y ait, de la part d'un préposé de la Couronne, un acte ou une omission à caractère délictuel qui engagerait la responsabilité de cette personne. Même si cette proposition est vraie, les interprétations récentes de la Loi n'indiquent pas que la responsabilité doive être imputée à un ou à des préposés particuliers de la Couronne; selon celles-ci, cette responsabilité peut être partagée par l'ensemble des préposés d'un seul ou même de plusieurs ministères, et la responsabilité de la Cou- ronne peut être engagée à la condition que la somme des éléments en jeu constitue une négli- gence propre à faire l'objet de poursuites. En d'autres termes, la responsabilité de la Couronne en vertu de la Loi sur la responsabilité de l'État s'apparente beaucoup à celle d'une compagnie pour les actions ou les omissions dont un seul ou plusieurs de ses employés se seraient rendus res- ponsables dans l'exécution de leurs fonctions.
Un exemple de cette interprétation nous est fourni dans l'arrêt Stuart c. Canada, [1989] 2 C.F. 3 (1 r° inst.) où, à la page 17, Madame le juge Reed, de la présente Cour, a fait l'observation suivante au sujet de l'article 3 de la Loi sur la responsabilité de la Couronne:
Le sens normal du libellé de la loi porterait le lecteur à conclure que le Parlement avait, en adoptant cet article, l'intention d'assujettir la Couronne fédérale au même droit des délits que s'il s'agissait d'un particulier.
Dans les circonstances de notre époque, considé- rant la complexité qui caractérise l'organisation interne des différents ministères gouvernementaux, parmi lesquels celui des Transports, qui est chargé de l'application de certains règlements, l'on tour- nerait la Loi sur la responsabilité de l'État en dérision en décidant que la responsabilité délic- tuelle de la Couronne pourra seulement être enga gée si une faute est commise par un employé particulier qui soit lui-même susceptible d'être poursuivi. Dans la présente espèce, par exemple, six gestionnaires relèvent du directeur régional de la réglementation aérienne, soit le surintendant régional de l'application des règlements, l'agent médical aéronautique, l'agent régional de la sécu- rité aérienne, le surintendant régional de la naviga- bilité, le surintendant régional des opérations des transporteurs aériens et le surintendant régional de la délivrance des licences. Ce directeur, pour sa part, relève de l'administrateur régional, sous la responsabilité duquel sont placés le poste de direc- teur régional de la navigation aérienne ainsi que sept autres postes. Différents titulaires de ces postes ont été entendus comme témoins, dont Richard Lidstone, inspecteur de l'aviation civile, le gestionnaire des opérations des transporteurs aériens pour la région de l'Ouest de l'époque, George Kile, qui était inspecteur de la navigabilité de Transports Canada en 1984, Donald Davidson, le directeur régional de la navigabilité pour la région de l'Ouest. Certaines décisions ressortissent à des niveaux encore plus élevés. Il n'est pas étonnant que l'on mette un temps considérable à prendre des mesures face à des infractions graves aux règlements.
La défenderesse soutient que les demandeurs ne peuvent avoir gain de cause à moins d'établir que le préjudice subi résulte des agissements de la défenderesse et que ces agissements constituent une cause immédiate, et non trop éloignée, du préjudice. Les demandeurs doivent donc établir que Transports Canada a été négligent en ne pre- nant pas les mesures voulues avant l'accident. L'événement qui est survenu n'était toutefois ni trop éloigné, ni imprévisible. La note très convain- cante en date du 4 mai 1984 de l'inspecteur Lids-
tone a eu pour seule conséquence une indication selon laquelle il avait discuté des problèmes évo- qués avec Dale Wells, qui avait promis une amélio- ration des communications ainsi que des directives données aux pilotes. Sur la lettre est inscrite une note portant que la surveillance sera maintenue à un niveau élevé. Le 17 août 1984, après avoir reçu la visite de différents pilotes, qui lui avaient indi- qué que les problèmes constatés se poursuivaient, l'inspecteur des transporteurs aériens Griffiths s'est contenté, lui aussi, de recommander qu'une surveillance serrée soit exercée; celle-ci permettrait de recueillir des éléments de preuve exécutoires, dans un contexte il était prévisible que le transporteur ait recours à des instances [TRADUC- TION] «politiques» et où, en conséquence, une preuve irréfutable était nécessaire. Il est suggéré qu'une surveillance des opérations IFR à un seul pilote soit exercée aux aérogares de Grand Prairie et d'Edmonton [TRADUCTION] «spécialement en novembre», un mois au cours duquel il arrive régu- lièrement que les plafonds d'Edmonton soient bas. L'on a eu tout, le temps voulu pur prendre des mesures plus énergiques en mai, et, à nouveau, au mois d'août, avant l'accident, qui a eu lieu en octobre.
De plus, à l'examen de la question de la causa- lité, il ressort que, même si la cause directe de l'accident était l'erreur du pilote, il n'est pas abso- lument exact de dire que l'avion se trouvait en parfait état de fonctionnement et que sa condition n'a aucunement contribué à l'accident. Pour les vols IFR à un seul pilote, il est nécessaire que l'on dispose de deux radiogoniomètres, ce qui permet une intersection de faisceaux qui contribue à la vérification de la position de l'aéronef. Dans la présente affaire, ou l'aéronef n'était muni que d'un seul radiogoniomètre, ou il en avait deux dont un seul fonctionnait. Bien que le givre n'ait pas contri- bué à l'accident, le dégivreur d'une des ailes ne fonctionnait pas. En raison des plaintes formulées par différents pilotes, lors de l'accident, la défen- deresse était au courant depuis un bon moment des pressions exercées sur les pilotes pour les forcer à entreprendre des vols avec un équipement défec- tueux en contravention des règlements. Cette pres- sion, et la manière dont elle affectait Vogel, peu- vent être considérées comme ayant contribué à l'accident et comme ayant un lien causal avec celui-ci.
En conséquence, sur le fondement des faits en l'espèce, et sur celui des interprétations les plus récentes de la loi, je conclus que la défenderesse doit être tenue partiellement responsable de l'acci- dent. Au cours des plaidoiries, l'avocat des deman- deurs a reconnu qu'il se satisferait d'une imputa tion d'un tiers de la responsabilité à la défenderesse: le pilote Vogel et la compagnie aérienne Wapiti, bien que non parties à la présente instance, supporteraient chacun un tiers de la res- ponsabilité. Subséquemment, sur le fondement de l'arrêt Rothfield c. Manolakos, qui a imputé soixante-dix pour cent de la responsabilité visée dans cette affaire à la corporation municipale de Vernon pour la négligence dont elle avait fait montre dans son inspection des fondations d'un certain édifice, une inspection qu'elle était tenue d'effectuer, l'avocat des demandeurs a prétendu qu'il était possible qu'un degré supérieur de res- ponsabilité puisse être imputé à Transports Canada en l'espèce. Je ne suis pas d'accord avec cette assertion. Transports Canada a une tâche très difficile: il doit appliquer strictement les règle- ments dans l'intérêt de la sécurité publique, sans pour autant nuire indûment à l'aviation commer- ciale, dont les activités se trouvent souvent exer- cées dans des conditions difficiles. Un équilibre délicat doit être maintenu, mais, lorsqu'il y a quelque doute, celui-ci doit être tranché à la faveur de la sécurité publique, ainsi que l'enquête Dubin l'a clairement indiqué. Bien que certaines de ses recommandations aient clairement été mises en oeuvre, et aient donné lieu à un certain resserre- ment et à une certaine modification des règle- ments, l'attitude générale d'atermoiement qui était évidente au ministère, de même que l'utilisation de la persuasion plutôt que de mesures draconiennes d'exécution des règlements, persistent. Manifeste- ment, une fois une série de violations des règle- ments rapportée, l'on a tendance à trop se fier aux promesses des compagnies aériennes qu'elle feront mieux à l'avenir. Ce fut le cas en ce qui a concerné Wapiti dans la présente affaire. Je ne crois toute- fois pas que des considérations punitives doivent entrer en ligne de compte dans l'appréciation du degré de la responsabilité de la défenderesse, et je considère que, à la lumière des faits de la présente espèce, l'imputation du tiers de la responsabilité à cette partie est justifiée. Un jugement adjugeant une somme de 243 333,33 $ et leurs dépens aux demandeurs Sally Margaret Swanson et autres, et
adjugeant une somme de 200 000 $ et leurs dépens à Virginia Peever et autres, sera donc prononcé.
Comme l'interrogatoire préalable et la commu nication de documents, les documents produits et le procès ont donné lieu à une seule et même preuve pour les deux actions intentées, une seule série d'honoraires d'avocats seront adjugés; ils seront divisés entre les deux actions, sous réserve des débours effectués séparément qui seront attri- buables à chacune de celles-ci.
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