T-1416-88
Rothmans, Benson & Hedges Inc. (demanderesse)
c.
Procureur général du Canada (défendeur)
RÉPERTORIÉ: ROTHMANS, BENSON & HEDGES INC. C. CANADA
(PROCUREUR GÉNÉRAL) (I" INST.)
Section de première instance, juge Rouleau—
Toronto, 7 avril; Ottawa, 19 mai 1989.
Pratique — Parties — Intervention — La Société cana-
dienne du cancer demande d'intervenir dans une action contes
tant la constitutionnalité de la loi qui interdit la publicité des
produits du tabac — Comme les Règles de la Cour fédérale ne
contiennent aucune disposition réglant spécifiquement l'inter-
vention, il est nécessaire d'examiner la pratique suivie à cet
égard par les tribunaux provinciaux — Les Règles de l'Onta-
rio autorisent l'intervention d'une personne qui n'est pas partie
à une instance et qui prétend avoir un intérêt dans ce qui fait
l'objet de l'instance, pourvu que cette intervention n'entraîne
pas de retard ou de préjudice — Interprétation libérale du
terme «intérêt» en matière constitutionnelle — Énoncé des
critères autorisant l'intervention — L'objection suivant
laquelle l'adjonction d'une partie prolongerait l'instance est
rejetée — L'intervention de parties possédant des connaissan-
ces et une compétence particulières a été autorisée pour fournir
à la Cour une optique différente au sujet des questions soule-
vées, spécialement lorsque des arguments fondés sur la Charte
se trouvaient invoqués pour la première fois — La nature de la
question en jeu et la possibilité que la requérante contribue
utilement au règlement de l'action sans que les parties ne
subissent de préjudice constituent des considération clés —
Demande accueillie.
La Cour est saisie d'une demande présentée par la Société
canadienne du cancer pour être autorisée à intervenir dans une
action contestant la constitutionnalité de la Loi réglementant
les produits du tabac, qui interdit la publicité en faveur des
produits du tabac au Canada. La Société s'intéresse d'abord à
la recherche sur le cancer et à l'instruction du public. Elle
prétend posséder des connaissances et une expertise spéciales au
sujet du lien entre le cancer et la consommation de produits du
tabac, et elle fait valoir qu'elle a des sources d'information
auxquelles les autres parties risquent de ne pas avoir accès. Elle
soutient également qu'elle a un intérêt spécial dans les ques
tions en litige, et que sa capacité de recueillir, de commenter et
d'analyser toutes les données relatives au cancer, à la consom-
mation des produits du tabac et à la publicité relative à ces
produits serait utile à la Cour. La demanderesse s'oppose à la
demande aux motifs que des audiences tenues avant l'adoption
de la Loi ont permis d'en examiner tous les aspects et que tous
les renseignements pouvant être détenus par la Société font
partie du domaine public. Finalement, il a été soutenu que la
requérante ferait valoir les mêmes éléments de preuve et les
mêmes arguments que le procureur général, ce qui aurait pour
effet de prolonger inutilement l'instance.
Jugement: la demande devrait être accueillie.
Aucune règle de la Cour fédérale ne permettant spécifique-
ment l'intervention, la Règle 5 autorise la Cour à déterminer la
pratique et la procédure à suivre à cet égard par analogie avec
les autres dispositions des Règles de la Cour fédérale ou avec la
pratique et la procédure en vigueur pour des procédures sem-
blables devant des tribunaux provinciaux. Les Rules of Civil
Procedure de l'Ontario permettent l'intervention d'une per-
sonne qui n'est pas partie à l'instance et qui prétend avoir un
intérêt dans ce qui fait l'objet de l'instance, pourvu que cette
intervention ne risque pas de retarder le déroulement des
procédures ou de nuire à celui-ci. L'«intérêt» requis à cet égard
a été interprété de façon libérale, particulièrement lorsque les
questions soulevées avaient trait à la Charte ou concernaient
autrement la Constitution. Des décisions récentes ont décrit
plusieurs critères dont l'examen est nécessaire dans le cadre
d'une demande d'intervention, mais, en règle générale, les
tribunaux considèrent que possède l'intérêt requis pour interve-
nir dans une poursuite où l'intérêt public est en jeu l'organisme
qui est véritablement intéressé par les questions soulevées dans
le cadre du litige et qui possède des connaissances et une
compétence pertinentes. L'objection suivant laquelle l'adjonc-
tion d'une partie prolongerait l'instance est rejetée au motif que
les tribuanux ont appris à faire face à des situations complexes
comportant une multitude de parties. De plus, même dans les
cas où l'une des parties pouvait être apte à défendre adéquate-
ment un certain intérêt public, l'intervention d'un requérant
possédant des connaissances et une compétence particulières au
sujet des questions en litige a été autorisée afin que celles-ci
puissent être abordées dans une optique légèrement différente
de celle de cette partie, ce qui pouvait aider la Cour, particuliè-
rement lorsque des arguments relatifs à la Charte étaient
invoqués pour la première fois. Ont également été accueillies
des interventions demandées par des personnes ou des groupes
qui n'avaient aucun intérêt direct dans l'issue du litige mais qui
avaient un intérêt dans les aspects de l'affaire qui concernaient
le droit public. Les considérations clés sont la nature de la
question en jeu et la possibilité que la requérante contribue
utilement au règlement sans que les parties immédiates soient
victimes d'injustice.
Appliquant les principes qui précèdent, la Cour décide que la
requérante devrait avoir le droit d'intervenir puisqu'elle possède
un intérêt véritable dans les questions en litige et qu'elle
pourrait aider la Cour à aborder les questions soulevées dans
une perspective différente grâce aux connaissances et à la
compétence particulières qu'elle détient relativement aux
aspects de l'intérêt public qui sont en jeu. La demande devrait
également être accueillie pour que le public ne pense pas que les
pressions politiques exercées par l'industrie du tabac entravent
les intérêts de la justice.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.).
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 246.6
(édicté par S.C. 1980-81-82-83, chap. 125, art. 19),
246.7 (édicté, idem).
Loi réglementant les produits du tabac, L.C. 1988,
chap. 20.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle 5.
Rules of Civil Procedure, O. Reg. 560/84, Règles 13.01,
13.02 (mod. par O. Reg. 221/86, art. 1).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
R. v. Seaboyer (1986), 50 C.R. (3d) 395 (C.A. Ont.); Re
Schofield and Minister of Consumer and Commercial
Relations (1980), 112 D.L.R. (3d) 132; 28 O.R. (2d)
764; 19 C.P.C. 245 (C.A.); G.T.V. Limousine Inc. c.
Service de Limousine Murray Hill Liée, [1988] R.J.Q.
1615 (C.A.).
AVOCATS:
Edward P. Belobaba et P. Lukasiewicz pour
la demanderesse.
Karl Delwaide et Andre T. Mecs pour l'inter-
venante éventuelle.
Paul J. Evraire, c.r. pour le défendeur.
PROCUREURS:
Gowling & Henderson, Toronto, pour la
demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour le
défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs
de l'ordonnance rendus par
LE JUGE ROULEAU: La Cour est saisie d'une
demande présentée par la Société canadienne du
cancer (la Société) en vue d'obtenir une ordon-
nance l'autorisant à intervenir dans l'action. La
demanderesse conteste la constitutionnalité de la
Loi réglementant les produits du tabac, L.C.
1988, chap. 20, qui interdit la publicité en faveur
des produits du tabac au Canada.
La demanderesse, Rothmans, Benson & Hedges
Inc., a engagé la présente action en produisant une
déclaration le 20 juillet 1988, qu'elle a modifiée le
24 octobre 1988.
La Société canadienne du cancer est considérée
comme le plus important organisme de charité
voué à la protection de la santé publique au
Canada. En 1987, elle était constituée de quelque
350 000 bénévoles actifs qui ont recueilli environ
50 000 000 $ durant l'année; cet argent a permis
de financer des activités, principalement dans le
domaine de la santé et dans des domaines con-
nexes. La Société s'intéresse d'abord et avant tout
à la recherche sur le cancer; elle distribue aussi des
documents scientifiques ainsi que des dépliants
destinés à renseigner le grand public sur les dan
gers de cette maladie. Depuis plus de 50 ans, cet
organisme poursuit sans relâche ses travaux de
recherche sur les causes du cancer, ainsi que sur
les remèdes. Dans le cadre de ses travaux et avec
l'appui de la communauté scientifique médicale,
elle a contribué à établir un lien entre la consom-
mation des produits du tabac et la survenance du
cancer. À force de persévérance, elle est arrivée à
sensibiliser l'opinion publique aux dangers liés à la
consommation de produits du tabac. Grâce à son
esprit d'initiative et à son enthousiasme, de même
qu'aux résultats de ses travaux de recherche et aux
données scientifiques provenant du monde entier
qu'elle a recueillies, elle a pu mettre à la disposi
tion des autorités et des responsables de la santé
publique les moyens nécessaires pour persuader le
gouvernement d'adopter la loi dont la demande-
resse conteste la validité.
La requérante soutient que les questions d'ordre
constitutionnel qui sous-tendent la déclaration
modifiée de la demanderesse et qui seront présen-
tées comme preuve, analysées et débattues devant
la Cour ont principalement trait à la santé. La
requérante possède des connaissances et uné exper
tise spéciales au sujet du lien entre le cancer et la
consommation de produits du tabac. Elle fait de
plus valoir qu'elle a des sources d'information sur
cette question auxquelles les autres parties au
litige pourraient ne pas avoir accès.
La Société canadienne du cancer insiste auprès
de cette Cour pour dire qu'elle a un «intérêt spé-
cial» dans les questions que soulève le litige. À son
avis, ses connaissances et sa compétence, de même
que sa capacité de recueillir, de commenter et
d'analyser des données relatives au cancer, à la
consommation de produits du tabac et à la publi-
cité relative à ces produits aideront cette Cour à
régler le litige dont elle est saisie. La requérante
estime répondre à tous les critères énoncés dans la
jurisprudence, qui s'appliquent aux instances dans
lesquelles des parties souhaitent obtenir la permis
sion d'intervenir.
La demanderesse prétend que la requérante n'a
pas qualité pour agir. Elle rappelle qu'avant
l'adoption de la Loi réglementant les produits du
tabac, le Comité législatif de la Chambre des
communes et le Comité sénatorial permanent des
affaires sociales et de la technologie ont tenu des
audiences au cours desquelles tous les - aspects de la
loi ont été examinés. Dans le cadre de ces audien
ces, les deux comités ont reçu des mémoires et ont
entendu les témoignages de nombreux groupe-
ments, y compris la requérante, qui appuyaient la
Loi ou s'y opposaient. Elle ajoute que les études
commandées par la Société canadienne du cancer
sur la publicité relative aux produits du tabac font
toutes partie du domaine public; que la requérante
n'a entrepris aucune étude inédite ayant directe-
ment trait à la consommation des produits du
tabac et à la publicité, et qu'elle n'est en possession
d'aucun document, rapport ou étude portant sur le
lien qui existerait entre la consommation de pro-
duits du tabac et la publicité, qui ne ferait pas
partie du domaine public ou dont on ne pourrait
obtenir copie.
En dernier lieu, la demanderesse prétend qu'il
faut rejeter la requête parce que la Société utili-
sera les mêmes éléments de preuve et les mêmes
arguments que le défendeur, c'est-à-dire le procu-
reur général du Canada, pour convaincre la Cour
de la constitutionnalité de la Loi réglementant les
produits du tabac. Son intervention prolongera
inutilement l'instance et la requérante pourrait
tout aussi bien collaborer avec le défendeur en lui
soumettant des éléments de preuve tant verbale
qu'écrite, de façon à ce que la Cour puisse prendre
connaissance de tous les faits dont elle pourrait
avoir besoin pour rendre sa décision.
Il n'y a aucune règle de la Cour fédérale qui
autorise spécifiquement une personne à intervenir
dans une poursuite intentée devant la Section de
première instance. Lorsque se pose une question
qui n'est pas visée par une disposition d'une loi ni
par une règle de la Cour, la Règle 5 autorise la
Cour à déterminer la pratique et la procédure à
suivre pour cette question par analogie avec les
autres dispositions des Règles de la Cour fédérale
[C.R.C., chap. 663] ou avec la pratique et la
procédure en vigueur pour des procédures sembla-
bles devant les tribunaux «de la province à laquelle
se rapporte plus particulièrement l'objet des
procédures».
Aux termes de la Règle 13.01 des Rules of Civil
Procedure [O. Reg. 560/84] de l'Ontario, une
personne qui n'est pas partie à l'instance et qui
prétend «avoir un intérêt dans ce qui fait l'objet de
l'instance» peut demander, par voie de motion,
l'autorisation d'intervenir en qualité de partie
jointe. La règle oblige le tribunal à étudier si
l'intervention «risque de retarder indûment la déci-
sion sur les droits des parties à l'instance ou de lui
nuire». Aux termes de la Règle 13.02 [mod. par O.
Reg. 221/86, art. 1], le tribunal peut autoriser une
personne à intervenir à titre d'intervenant béné-
vole, sans devenir partie à l'instance. Cette inter
vention est permise uniquement «aux fins d'aider le
tribunal en présentant une argumentation».
Il faut savoir qu'il existe, outre la règle des
lacunes, des principes de droit établis par la juris
prudence qui s'appliquent aux demandes de cette
nature. Pour ce qui est des questions d'ordre cons-
titutionnel, et plus particulièrement des questions
relatives à la Charte [Charte canadienne des
droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi
constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982
sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)], les tribu-
naux ont donné une interprétation libérale de l'«in-
térêt» que doit avoir un tiers pour obtenir le statut
d'intervenant, afin de permettre les interventions
portant sur des questions relatives à l'intérêt
public. En règle générale, les tribunaux considè-
rent que possède l'intérêt requis pour intervenir
dans une poursuite où l'intérêt public est en jeu
l'organisme qui est véritablement intéressé par les
questions soulevées dans le cadre du litige et qui
possède des connaissances et une compétence
pertinentes.
Depuis l'entrée en vigueur de la Charte, l'évolu-
tion de la jurisprudence à propos des «litiges con-
cernant l'intérêt public» au Canada ne fait pas de
doute. Dès qu'elle est convaincue de la gravité
d'une question, la Cour suprême semble faire
moins de difficultés pour examiner une interven
tion fondée sur l'«intérêt public».
Pour reconnaître à une personne la qualité pour
agir et le droit de participer pleinement à titre
d'intervenant à un débat touchant l'«intérêt
public», la Cour doit s'assurer que certains critères
sont respectés. D'après les plus récentes décisions,
ces critères seraient les suivants:
(1) La personne qui se propose d'intervenir est-
elle directement touchée par l'issue du litige?
(2) Y a-t-il une question qui est de la compé-
tence des tribunaux ainsi qu'un véritable intérêt
public?
(3) S'agit-il d'un cas où il semble n'y avoir
aucun autre moyen raisonnable ou efficace de
soumettre la question à la Cour?
(4) La position de la personne qui se propose
d'intervenir est-elle défendue adéquatement par
l'une des parties au litige?
(5) L'intérêt de la justice sera-t-il mieux servi si
l'intervention demandée est autorisée?
(6) La Cour peut-elle entendre l'affaire et sta-
tuer sur le fond sans autoriser l'intervention?
La demanderesse prétend que l'adjonction d'une
partie prolongerait l'instance, surchargerait indû-
ment les tribunaux et risquerait même de provo-
quer le chaos dans certains cas. Dans l'arrêt
G.T.V. Limousine Inc. c. Service de Limousine
Murray Hill Ltée, [1988] R.J.Q. 1615 (C.A.), la
Cour d'appel a fait remarquer que les tribunaux
ont appris à faire face à des situations complexes
comportant une multitude de parties. Elle a ajouté
que cela ne causait pas d'injustice et donnait au
juge l'occasion de prendre connaissance d'autres
points de vue qui pouvaient l'aider à rendre une
décision. L'argument de la demanderesse a vrai-
ment peu de poids.
Je n'ai pas jugé bon à ce stade d'examiner en
détail chacun des critères précités car ils ont tous
fait l'objet d'une analyse approfondie, soit indivi-
duellement, soit collectivement, dans de récents
jugements.
Les tribunaux se sont dits convaincus qu'il fal-
lait autoriser les interventions même si l'une des
parties en cause était en mesure de défendre adé-
quatement un certain «intérêt public» vu les con-
naissances et la compétence spéciales qu'elle
possédait.
À titre d'exemple, dans l'affaire R. v. Seaboyer
(1986), 50 C.R. (3d) 395 (C.A. Ont.), le Legal
Education and Action Fund (LEAF) a demandé
l'autorisation d'intervenir dans l'appel qui a été
interjeté d'une décision annulant le renvoi aux fins
de procès d'une personne accusée d'avoir commis
une agression sexuelle pour le motif que les articles
246.6 et 246.7 du Code criminel [S.R.C. 1970,
chap. C-34 (édictés par S.C. 1980-81-82-83, chap.
125, art. 19)] étaient inopérants parce qu'ils con-
trevenaient à l'article 7 et à l'alinéa 11d) de la
Charte. Le LEAF est un organisme constitué sous le
régime de la loi fédérale et a pour mandat de
garantir les droits des femmes à la même protec
tion et au même bénéfice de la loi, comme le
prévoit la Charte. À cette fin, il prend des moyens
comme les poursuites en justice, la formation et la
recherche. Les intimés se sont opposés à cette
demande en prétendant que les intérêts que voulait
défendre le LEAF étaient les mêmes que ceux que
défendait le procureur général de l'Ontario, à
savoir les droits des victimes d'agressions sexuelles,
et que l'intervention du LEAF leur imposerait un
fardeau supplémentaire et inutile. La Cour a
conclu qu'elle devait exercer son pouvoir discré-
tionnaire et elle a accordé au LEAF la permission
d'intervenir. Dans les motifs qu'il a prononcés au
nom de la Cour, le juge en chef Howland de
l'Ontario a déclaré aux pages 397 et 398:
[TRADUCTION] Le procureur du LEAF a fait valoir que les
victimes d'agressions sexuelles étaient le plus souvent des
femmes et que le LEAF avait une connaissance et une compré-
hension spéciales de leurs droits et des conséquences néfastes
qu'elles subiraient si ces dispositions étaient déclarées
inconstitutionnelles.
Le droit d'intervenir dans une poursuite pénale lorsque la
liberté de l'inculpé est en jeu doit être accordé avec parcimonie.
En l'espèce, aucun point nouveau ne sera soulevé si la permis
sion d'intervenir est accordée. Il s'agit plutôt d'accorder au
requérant le droit d'intervenir afin d'apporter des éclaircisse-
ments à une question dont est saisie la Cour. Peut-être que le
procureur du LEAF défendra la même position que celle du
procureur général de l'Ontario, mais vu ses connaissances et sa
compétence particulières, il pourrait donner à la question un
éclairage légèrement différent dont saura profiter le tribunal.
D'autres tribunaux ont fait remarquer de façon
encore plus catégorique que dès qu'il s'agit d'argu-
ments invoqués pour la première fois dans le con-
texte de la Charte, le juge devrait accorder la
permission d'intervenir à ceux qui en font la
demande afin de profiter de leur aide. C'est parti-
culièrement vrai lorsque les personnes désireuses
d'intervenir dans une instance sont en mesure de
jeter un éclairage nouveau sur certains aspects
d'une poursuite dont le tribunal ne tiendrait autre-
ment pas compte ou qui pourraient ne pas recevoir
l'attention qu'ils méritent. Dans l'arrêt Re Scho-
field and Minister of Consumer and Commercial
Relations (1980), 112 D.L.R. (3d) 132; 28 O.R.
(2d) 764; 19 C.P.C. 245 (C.A.), le juge d'appel
Thorson a fait les remarques suivantes à ce propos
aux pages 141 D.L.R.; 773 O.R.; 255-256 C.P.C.:
[TRADUCTION] Il me semble qu'il y a des circonstances dans
lesquelles on peut accorder à juste titre à un requérant la
permission d'intervenir dans un appel entre d'autres parties
même s'il n'a dans cet appel aucun intérêt «direct»; ce qualifica-
tif a été utilisé par le juge LeDain dans l'arrêt Rothmans of
Pall Mall et autre c. Ministre du Revenu national et autres
(1976), 67 D.L.R. (3d) 505, [1976] 2 C.F. 500, [1976] C.T.C.
339 et a été repris avec approbation par le juge Heald dans
l'extrait de l'arrêt Solosky [infra] cité par mon collègue. À
titre d'exemple d'une telle situation, on pourrait envisager un
requérant n'ayant aucun intérêt direct dans l'issue de l'appel
mais qui, en raison des questions particulières qu'il soulève, a
un intérêt tel qu'il se trouve dans une situation particulièrement
avantageuse et peut-être même unique en son genre pour
éclaircir un élément donné de l'appel que la Cour devrait
examiner mais qui, n'était-ce l'intervention du requérant, ne
ressortirait peut-être pas, vu les intérêts tout à fait divergents
des parties immédiates à l'appel.
Même si de telles situations sont peu fréquentes ou que, le
cas échéant, la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire
quant aux conditions de l'intervention, afin de la limiter à
certaines questions précises pour ne pas empiéter sur le fond du
litige, je ne pense pas qu'il faille dresser un obstacle insurmon-
table en obligeant le requérant à prouver l'existence d'un
intérêt direct, comme on l'a mentionné précédemment, à l'ex-
clusion de tout autre intérêt qui ne serait pas direct.
Il est évident que la Cour ne peut accueillir les
demandes d'intervention de tous les groupes d'inté-
rêt à caractère public ou privé qui peuvent appor-
ter des éclaircissements à une question dont elle est
saisie. Toutefois, d'autres tribunaux, notamment la
Cour suprême du Canada, ont donné la permission
d'intervenir à des personnes ou à des groupes qui
n'avaient aucun intérêt direct dans l'issue de l'ap-
pel mais qui avaient un intérêt dans les aspects
relatifs au droit public. Dans certains cas, la capa-
cité de la requérante d'aider de sa propre façon le
tribunal à rendre une décision compensera l'ab-
sence d'intérêt direct dans l'issue de l'appel. Lors-
qu'il s'agit d'une demande semblable à celle dont
elle est actuellement saisie, la Cour doit tenir
compte de la nature de la question en jeu et de la
possibilité que la requérante contribue utilement
au règlement sans que les parties immédiates
soient victimes d'injustice.
Si j'applique ces principes aux circonstances de
l'espèce, j'en conclus qu'il faut accorder à la requé-
rante le statut d'intervenant. Il ne fait aucun doute
que la Société canadienne du cancer a un intérêt
véritable dans les questions dont la Cour est saisie.
D'autre part, elle est en mesure d'aider la Cour à
rendre une décision car elle possède des connais-
sances et une compétence particulières au sujet des
questions relatives à l'intérêt public qui sont soule-
vées. À mon avis, elle est fort bien placée pour
aborder dans une optique différente de celle du
procureur général quelques-unes de ces questions.
Après tout, la requérante a consacré passablement
de temps et d'argent à des travaux de recherche
sur la publicité et ses effets sur la consommation
de produits du tabac, et je suis d'avis que son
intervention sera très utile à la Cour.
Il est clairement établi dans la jurisprudence que
dans les litiges relatifs à l'intérêt public, le procu-
reur général n'est pas le seul à pouvoir défendre
tous les aspects de cet intérêt public. En l'espèce,
j'estime qu'il est important d'autoriser la requé-
rante à intervenir pour ne pas que le public pense
que les intérêts de la justice ne sont pas servis étant
donné les pressions politiques que pourraient exer-
cer sur le gouvernement des représentants de l'in-
dustrie du tabac.
Enfin, l'intervention de la Société canadienne du
cancer ne prolongera ni ne retardera indûment
l'instance, ne sera pas injuste pour les parties
concernées et ne leur imposera pas un fardeau
excessif. En fait, il se pourrait fort bien que la
requérante fournisse une aide inestimable à la
Cour en apportant des précisions à la preuve qui
sera produite.
Pour en revenir aux critères précités, je suis
persuadé que la Société canadienne du cancer
possède des connaissances et une compétence par-
ticulières ainsi qu'un intérêt général à l'égard des
questions qu'examinera la Cour. Elle saura utile-
ment faire valoir certaines facettes de divers inté-
rêts dans la société. Il s'agit d'une question extrê-
mement importante pour certains segments de la
population, et seule la requérante peut les repré-
senter valablement dans ce débat.
Pour les motifs précités, j'accueille la demande
présentée par la Société canadienne du cancer en
vue d'obtenir l'autorisation d'intervenir dans l'ac-
tion en qualité de partie défenderesse. Les dépens
sont adjugés à la requérante.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.