T-2-89
Conseil canadien des églises (demandeur)
c.
Sa Majesté la Reine et le ministre de l'Emploi et
de l'immigration (défendeurs)
RÉPERTORIÉ: CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES c. CANADA (1"
INST.)
Section de première instance, juge Rouleau—
Toronto, 21, 22 mars et 26 avril 1989.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Qualité pour
agir — Le demandeur répond aux critères relatifs à la qualité
pour agir nécessaire pour contester la constitutionnalité en ce
qui a trait à des violations présumées de la Charte et de la
Déclaration des droits, de 88 dispositions des lois sur l'immi-
gration: question sérieuse; intérêt véritable eu égard à la
validité des lois; aucune autre manière raisonnable, efficace ou
pratique de soumettre la question à la Cour.
Immigration Le Conseil canadien des églises conteste 88
dispositions de la Loi et des lois modificatives, alléguant des
violations de la Charte et de la Déclaration des droits: refus du
droit de consulter un avocat, détention arbitraire de certaines
catégories d'immigrants, négation du droit à la vie, à la liberté
et à la sécurité de la personne, sanctions pénales imposées à
ceux qui aident les réfugiés et les immigrants Le deman-
deur a qualité pour contester la constitutionnalité des lois.
Pratique — Parties — Qualité pour agir — Le conseil
canadien des églises répond aux critères relatifs à la qualité
pour agir nécessaire pour contester la constitutionnalité des
lois sur l'immigration: question sérieuse; intérêt véritable eu
égard à la validité des lois; aucune autre manière raisonnable,
efficace et pratique de soumettre la question à la Cour.
Pratique — Plaidoiries Requête en radiation Le
demandeur conteste 88 dispositions des lois sur l'immigration
sous prétexte que celles-ci violent la Charte et la Déclaration
des droits — Les défendeurs n'ont pas démontré que la requête
du demandeur échouerait certainement — La déclaration sou-
lève des questions sérieuses et réglable par les voies de justice
quant à la constitutionnalité des lois Le fait que chacune
des allégations ne soit pas fondée sur les faits ne constitue pas
une raison pour radier la déclaration — Les défendeurs peu-
vent demander, au besoin, des précisions — Le fait que certai-
nes dispositions n'ont pas encore été interprétées et mises en
application par les responsables de l'immigration n'est pas
pertinent.
Le demandeur conteste environ 88 dispositions de la Loi sur
l'immigration de 1976 ainsi que des modifications récentes
apportées à cette loi pour les motifs, fondés sur la Charte et la
Déclaration des droits, qu'elles nient le droit des réfugiés de
consulter un avocat, qu'elles prévoient la détention arbitraire de
certaines catégories d'immigrants qui entrent au pays, qu'elles
violent les droits des réfugiés à la vie, à la liberté et la sécurité
de leur personne et qu'elles imposent des sanctions pénales,
dans certains cas, à ceux qui aident les réfugiés et les immi
grants. Les défendeurs demandent une ordonnance visant la
radiation de la déclaration pour le motif que le demandeur ne
possède pas la qualité pour agir et que cette déclaration ne
révèle aucune cause raisonnable d'action.
Jugement: la requête doit être rejetée
Le demandeur a réussi à démontrer qu'il satisfait aux critères
énoncés par la Cour suprême du Canada dans les arrêts
Borowski, Thorson et McNeil pour avoir la qualité pour agir.
(1) Une question sérieuse et réglable par les voies de justice
quant à la constitutionnalité des lois contestées. (2) Le deman-
deur a le mandat de coordonner les politiques et les actions des
églises en ce qui a trait à la protection et à l'établissement des
réfugiées au Canada et à l'étranger et par conséquent, il a un
intérêt véritable en ce qui a trait à la constitutionnalité des lois.
(3) Il n'existe aucune manière raisonnable, efficace ou pratique
pour la catégorie de personnes les plus directement touchées
par les dispositions législatives en question, c'est-à-dire les
réfugiés, de soulever devant la Cour les questions constitution-
nelles que le demandeur formule dans sa déclaration.
En l'espèce, les défendeurs ne sont pas acquittés du fardeau
de prouver que l'action du demandeur n'a aucune chance de
réussir et qu'elle doit donc être rejetée. Des questions sérieuses
et réglables par voie de justice quant à la constitutionnalité des
dispositions législatives contestées ont été soulevées. Le fait que
chacune des allégations de la demanderesse ne soit pas fondée
sur les faits ne constitue pas une raison pour radier la déclara-
tion. Cette situation ne présente aucune anomalie par rapport
aux autres cas constitutionnels de ce genre. De toute manière,
les défendeurs peuvent toujours demander des précisions, au
besoin.
Le fait que certaines des dispositions n'ont pas encore été
interprétées et mises en application par les responsables de
l'immigration n'est pas pertinent. Si, à première vue, la loi va à
l'encontre de la Charte ou de la Déclaration des droits, elle sera
annulée par la Cour sans égard à la manière dont elle est
interprétée et appliquée par ceux qui sont chargés de son
application.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
[L.R.C. (1985), annexe I1, n° 44].
Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), appen-
dice III.
Loi modifiant la Loi sur l'immigration de 1976 et appor-
tant des modifications corrélatives au Code criminel,
L.C. 1988, chap. 36.
. Loi modifiant la Loi sur l'immigration de 1976 et d'au-
tres lois en conséquence, L.C. 1988, chap. 35.
Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77 chap. 52.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, RR. 415,
419.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski,
[1981] 2 R.C.S. 575; Thorson c. Procureur général du
Canada et autres, [1975] 1 R.C.S. 138; Novia Scotia
Board of Censors c. McNeil, [1976] 2 R.C.S. 265;
Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1
R.C.S. 342; [1989] 3 W.W.R. 97; Operation Dismantle
Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441;
Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of
Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735.
AVOCATS:
Michael Code, Barbara L. Jackman et Nancy
Goodman pour le demandeur.
Graham Garton pour les défendeurs.
PROCUREURS:
Ruby & Edwarth, Toronto; Jackman, Zam-
belli & Silcoff, Toronto; Nancy Goodman,
Toronto, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour
les défendeurs.
Ce qui suit est la version française de l'ordon-
nance rendus par
LE JUGE ROULEAU: La Cour statue sur la
requête présentée par les défendeurs en vue d'obte-
nir, en vertu de l'article 419 des Règles de la Cour
fédérale [C.R.C., chap. 663], une ordonnance
radiant la déclaration de la demanderesse au motif
que la demanderesse n'a pas l'intérêt nécessaire
pour intenter l'action spécifiée dans sa déclaration
et que la déclaration ne révèle aucune cause rai-
sonnable d'action.
Le 3 janvier 1989, la demanderesse a introduit
une action devant notre Cour en déposant une
déclaration dans laquelle elle sollicite un jugement
déclaratoire portant que certaines des dispositions
de la Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77,
chap. 52, modifiée; de la Loi modifiant la Loi sur
l'immigration de 1976 et d'autres lois en consé-
quence, L.C. 1988, chap. 35 et de la Loi modifiant
la Loi sur l'immigration de 1976 et apportant des
modifications corrélatives au Code criminel, L.C.
1988, chap. 36, violent certains des droits et liber-
tés fondamentaux garantis par la Charte cana-
dienne des droits et libertés [qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap.
11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n° 44]]
et la Déclaration canadienne des droits [L.R.C.
(1985), appendice III] et qu'elles sont par consé-
quent inopérantes.
La déclaration est assez longue. La demande-
resse y conteste la constitutionnalité d'environ qua-
tre-vingt-huit dispositions des lois précitées. Je suis
peu enclin, dans une requête de ce genre, à résu-
mer chacune des attaques formulées par la partie
demanderesse. Par ailleurs, je ferai allusion à cer-
taines des allégations de la demanderesse dans
l'exposé de mes motifs. Toutefois, en guise d'intro-
duction, je résumerais comme suit les allégations
formulées par la demanderesse dans sa déclara-
tion:
[TRADUCTION] Certains articles de la Loi sur l'immigration de
1976 violent la Charte et la Déclaration des droits en restrei-
gnant ou en niant le droit d'une personne de consulter un
avocat.
Certains articles des lois modificatives violent la Charte et la
Déclaration des droits en soumettant des catégories particuliè-
res de personnes à des peines cruelles et inusitées.
Certaines dispositions des lois modificatives violent la Charte et
la Déclaration des droits en n'accordant pas une audition
impartiale à ceux qui revendiquent le statut de réfugié au
Canada.
Certaines dispositions de la Loi sur l'immigration de 1976 ne
protègent pas la vie, la liberté et la sécurité des réfugiés et
violent ainsi la Charte et la Déclaration des droits.
Certaines dispositions des lois modificatives violent l'article 15
de la Charte et l'alinéa lb) de la Déclarations des droits.
Les défendeurs soutiennent que la demanderesse
n'a pas l'intérêt nécessaire pour contester la consti-
tutionnalité des dispositions législatives attaquées,
parce que la demanderesse n'est pas elle-même
directement touchée par les dispositions contestées,
qui s'appliquent dans l'ensemble aux étrangers qui
revendiquent en vertu de la Loi le statut de réfugié
au sens de la Convention. En outre, soutiennent les
défendeurs, les contestations de la demanderesse se
fondent, en gros, sur les articles 7 et 15 de la
Charte, c'est-à-dire sur des droits qu'en tant que
personne morale, la demanderesse ne possède pas.
Suivant les défendeurs, la question à laquelle la
Cour doit répondre est celle de savoir s'il existe
quelqu'un qui possède un intérêt plus direct que la
demanderesse à faire cette contestation. De l'avis
des défendeurs, toute personne à qui l'on tente
d'appliquer les dispositions législatives serait en
mesure de soulever les questions constitutionnelles
articulées dans la déclaration.
En plus de ces considérations, les défendeurs
maintiennent que la constitutionnalité de plusieurs
des dispositions contestées par la demanderesse ne
peut, de toute façon, être jugée dans l'abstrait. Il
faut plutôt un cadre factuel précis pour pouvoir
juger si l'exercice des pouvoirs discrétionnaires
contestés dans la déclaration a porté atteinte à des
droits ou à des libertés. Par conséquent, allèguent
les défendeurs, la demande n'est pas assez concrète
et ne peut donner ouverture à une action en juge-
ment déclaratoire.
 titre subsidiaire, les défendeurs font valoir que
même si la Cour en vient à la conclusion que la
demanderesse a qualité pour mettre en litige les
questions soulevées dans la déclaration, la plupart
des allégations devraient de toute façon être reje-
tées. Les défendeurs nient que la Loi sur l'immi-
gration de 1976 et les lois modificatives violent la
Charte et la Déclaration des droits en niant le
droit d'une personne de consulter un avocat, en
soumettant des catégories particulières de person-
nes à des peines cruelles et inusitées, en n'accor-
dant pas une audition impartiale aux revendica-
teurs du statut de réfugié, ou en ne protégeant pas
la vie, la liberté et la sécurité des réfugiés.
Les défendeurs maintiennent que rien ne permet
de penser que l'on soulèvera au procès des élé-
ments de preuve qui seraient pertinents au débat.
Suivant les défendeurs, plusieurs des paragraphes
de la déclaration ne sont appuyés d'aucun moyen
de droit et d'aucun moyen de fait. Les défendeurs
soutiennent que la demanderesse devrait articuler
suffisamment de faits dans sa déclaration pour que
les défendeurs puissent être en mesure de préparer
leur défense. Puisqu'en l'espèce, la déclaration ne
renferme pas suffisamment de détails pour pouvoir
constituer un acte de procédure approprié, elle doit
être radiée au motif qu'elle ne révèle l'existence
d'aucune cause raisonnable d'action.
Pour sa part, la demanderesse affirme qu'elle
respecte les critères que la Cour suprême du
Canada a énoncés au sujet de la qualité pour agir
dans l'intérêt public dans les arrêts Ministre de la
Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2
R.C.S. 575; Thorson c. Procureur général du
Canada et autres, [1975] 1 R.C.S. 138; Nova
Scotia Board of Censors c. McNeil, [1976] 2
R.C.S. 265, ainsi que Borowski c. Canada (Procu-
reur général), [1989] 1 R.C.S. 342; [1989] 3
W.W.R. 97. La demanderesse fait valoir qu'elle a
le droit d'alléguer que les droits constitutionnels
d'une autre personne ont été violés, comme on l'a
fait dans les arrêts McNeil, Thorson et Borowski,
de même que dans l'arrêt Operation Dismantle
Inc. et autres c. La Reine et autres, [ 1985] 1
R.C.S. 441.
De plus, soutient la demanderesse, il n'existe pas
de manière raisonnable, efficace ou pratique pour
la catégorie de personnes les plus directement tou
chées par les dispositions législatives en question,
c'est-à-dire les réfugiés au sens de la Convention,
de soulever les questions constitutionnelles que la
demanderesse formule dans sa déclaration. La dif
ficulté la plus évidente est que les personnes direc-
tement touchées par la législation sont susceptibles
d'être renvoyées dans les soixante-douze heures.
La Cour ne peut être saisie d'une demande d'in-
jonction contre la mesure de renvoi avant qu'au
moins dix jours se soient écoulés depuis la date du
dépôt des pièces du requérant. Par conséquent, au
moment où la Cour accordera une réparation, le
réfugié aura très probablement déjà subi un
préjudice.
De toute façon, prétend la demanderesse, les
défendeurs ont tort de présumer que tous les reven-
dicateurs pourront s'adresser aux tribunaux. En
pratique, il se peut qu'un revendicateur soit inca
pable d'avoir recours à l'assistance d'un avocat
dans un délai de soixante-douze heures.
La demanderesse soutient que même si l'on
présume que quelques réfugiés «directement tou-
chés» parviennent à surmonter les obstacles d'ordre
pratique que nous venons d'évoquer et qu'ils réus-
sissent à soumettre leur cas au tribunal, à obtenir
des suspensions leur permettant de demeurer au
pays, et à contester ensuite la constitutionnalité de
la législation, il ressort clairement des arrêts Thor-
son, McNeil et Borowski que cela n'empêche pas
la demanderesse d'avoir qualité pour agir. En d'au-
tres mots, il y a lieu de reconnaître à la demande-
resse la qualité pour contester la constitutionnalité
de la législation sans être embarrassée par les
difficultés d'ordre pratique que rencontrent les
réfugiés «directement touchés».
Finalement, sur la question de la qualité pour
agir, la demanderesse soutient que les employés et
les bénévoles de la demanderesse et de ses églises
adhérentes sont «directement touchés» par les arti
cles de la législation contestée qui infligent des
sanctions pénales à ceux qui aident les réfugiés à
se prévaloir des dispositions législatives concernant
la reconnaissance du statut de réfugié. Cet intérêt
direct est en lui-même suffisant pour que l'on
reconnaisse à la demanderesse la qualité pour agir.
Quant au deuxième argument des défendeurs,
suivant lequel la déclaration ne révèle aucune
cause raisonnable d'action et devrait être radiée, la
demanderesse fait valoir que les défendeurs ne se
sont pas acquittés du lourd fardeau qui pesait sur
eux. Pour qu'une partie obtienne gain de cause
dans sa requête en radiation de la déclaration, il
faut que le tribunal soit convaincu au-delà de tout
doute que l'action de la demanderesse n'a aucune
chance de réussir. La demanderesse affirme que
les défendeurs n'ont pas fait cette preuve.
La demanderesse soutient également que si la
demande est défendable et qu'elle a des chances de
réussir, elle ne doit pas être radiée au motif que,
dans certaines allégations, la demanderesse ne
plaide que de simples conséquences juridiques sans
invoquer de faits à leur soutien. Si les défendeurs
estiment qu'ils ne peuvent répondre à la plaidoirie
parce qu'ils ne connaissent pas les allégations aux-
quelles ils doivent répondre, ils auraient dû deman-
der des précisions en vertu de la Règle 415. Sui-
vant la demanderesse, la solution ne consiste pas à
radier la déclaration au motif qu'elle ne révèle
aucune cause raisonnable d'action.
J'ai l'intention d'examiner d'abord la question
de l'intérêt pour agir. Tous les systèmes juridiques
ont dû faire face au problème des contradictions
qui existent entre deux aspects de l'intérêt public:
l'opportunité d'encourager de simples citoyens à
participer activement à l'application de la loi, et la
nécessité de décourager le plaideur professionnel à
se mêler de choses qui ne le concernent pas. Pour
essayer de trouver le juste milieu entre ces deux
préoccupations, les tribunaux ont, au fil des ans,
élaboré certains principes touchant la question du
locus standi.
Le principe de longue date qui veut que le
procureur général soit le seul représentant de l'in-
térêt public devant nos tribunaux a été limité
grandement par une série d'exceptions qui ont
permis à des particuliers d'avancer leur interpréta-
tion de l'intérêt public en intentant des poursuites.
Certes, les particuliers peuvent depuis longtemps
intenter des poursuites pour empêcher une atteinte
à un droit, à condition que cette atteinte comporte
une atteinte à un droit public. Les tribunaux ont
souvent donné à ces exceptions une interprétation
généreuse de façon à permettre non seulement aux
particuliers mais également aux organismes de
défense des intérêts publics de débattre des ques
tions d'intérêt public devant les tribunaux.
Dans le domaine de la qualité pour contester la
constitutionnalité des lois, l'exception a pratique-
ment englouti la règle, et la Cour suprême du
Canada a assoupli les exigences du locus standi
dans les procès de ce genre par les décisions qu'elle
a rendues dans les affaires Borowski, Thorson et
McNeil. Dans ces arrêts, la Cour a statué que la
question de la qualité pour agir supposait une
décision sur des questions de fait et de droit, ainsi
que l'exercice du pouvoir discrétionnaire judiciaire.
L'exercice du pouvoir discrétionnaire qu'a la Cour
de reconnaître à quelqu'un la qualité pour agir
dans une action en jugement déclaratoire portant
que la loi est inopérante dépend de l'existence de
certains critères. Premièrement, l'action doit soule-
ver une question qui est sérieuse et qui est réglable
par les voies de justice; deuxièmement, le deman-
deur doit, soit être directement touché par la loi,
soit avoir un intérêt véritable quant à la constitu-
tionnalité de la loi; et, troisièmement, il ne doit
exister aucune autre manière raisonnable, efficace
et pratique de soumettre la question à la Cour.
À mon avis, la demanderesse a réussi à démon-
trer qu'elle respectait les critères susmentionnés et
il y a lieu, en conséquence, de lui reconnaître la
qualité pour agir.
Tout d'abord, j'accepte la prétention de la
demanderesse suivant laquelle une question
sérieuse est soulevée quant à la constitutionnalité
des dispositions législatives contestées. La deman-
deresse soulève une question qui est sérieuse et qui
est réglable par les voies de justice dans sa contes-
tation de la constitutionnalité de la Loi sur l'im-
migration de 1976 et des lois modificatives. La
question est suffisamment importante pour que,
dans l'intérêt de la demanderesse, de celui des
immigrants et des réfugiés directement touchés par
la législation et de celui du public en général, la
demanderesse soit autorisée à la soulever. Dans
l'arrêt Thorson, le juge Laskin [tel était alors son
titre] a déclaré, à la page 151:
La question de la constitutionnalité des lois a toujours été
dans ce pays une question réglable par les voies de justice.
En deuxième lieu, la demanderesse a démontré
qu'elle a un intérêt véritable quant à la constitu-
tionnalité de la législation. Dans les arrêts McNeil,
Thorson, Borowski et Operation Dismantle Inc. et
autres c. La Reine et autres, les requérants ne
possédaient pas de droits personnels reconnus par
la loi qui étaient touchés plus gravement que ceux
du public en général. Néanmoins, on leur a permis
de contester des dispositions législatives au motif
que le gouvernement n'avait pas agi conformément
à la Constitution et qu'il avait de ce fait nié le
droit d'être traité en conformité avec les règles de
droit constitutionnelles et avait porté atteinte à ce
droit. Dans l'arrêt Borowski, la Cour a déclaré de
façon non équivoque que la qualité pour agir ne
dépend pas de la question de savoir si quelqu'un a
un intérêt plus direct que le demandeur. La Cour a
déclaré, à la page 596:
Cet arrêt [l'arrêt McNeil] va plus loin que l'arrêt Thorson en
ce qu'il reconnaît qu'une personne peut avoir l'intérêt pour
attaquer la validité d'une loi dans les circonstances définies
dans cette cause même s'il y a des catégories de personnes qui
sont particulièrement visées et qui peuvent subir un préjudice
exceptionnel. [C'est moi qui souligne.]
En l'espèce, l'un des mandats précis de la
demanderesse est la coordination des politiques et
mesures écclésiales liées à la protection et à l'éta-
blissement des réfugiés tant au Canada qu'à
l'étranger. La demanderesse aide directement les
réfugiés et les revendicateurs du statut de réfugié.
À mon avis, cette participation de la demanderesse
au processus de reconnaissance du statut de réfu-
gié, ainsi que les sanctions pénales qu'encourent les
membres de la demanderesse dans certaines cir-
constances définies dans la législation contestée
sont suffisantes pour m'amener à conclure que la
demanderesse a effectivement un intérêt véritable
quant à la constitutionnalité de la législation.
Finalement, je suis convaincu qu'il n'existe
aucune manière raisonnable, efficace ou pratique
pour la catégorie de personnes qui sont plus direc-
tement touchées par la législation, c'est-à-dire les
réfugiés, de soumettre à la Cour les questions
constitutionnelles soulevées dans la déclaration de
la demanderesse. Ces nouvelles mesures législati-
ves ont incontestablement accéléré la procédure
applicable aux personnes qui revendiquent le statut
de réfugié au Canada. Ces revendicateurs sont
susceptibles d'être renvoyés dans les soixante-
douze heures. Dans cette courte période de temps,
le requérant doit consulter un avocat, ce qui en soi
peut prendre passablement de temps en raison des
barrières linguistiques et de la difficulté pour
l'avocat d'établir une bonne relation profession-
nelle avec une personne qui, dans certains cas, peut
provenir d'un pays où les droits de la personne ont
été méconnus ou qui, comme on peut s'y attendre,
a besoin de beaucoup de temps pour accorder sa
confiance à une personne en autorité.
Même en acceptant la prétention des défendeurs
suivant laquelle un réfugié qui a fait l'objet d'une
mesure de renvoi peut demander une suspension ou
une injonction à la Cour fédérale pour contester la
mesure de renvoi, cette demande d'injonction ne
peut être examinée par la Cour avant qu'au moins
dix jours se soient écoulés depuis la date du dépôt
des pièces du requérant. Par conséquent, le réfugié
aura déjà subi un préjudice et toute réparation
qu'accordera la Cour pourra être illusoire, compte
tenu du fait que le réfugié relèvera de la compé-
tence d'un autre État.
À mon avis, la présente affaire s'apparente
beaucoup à la situation qui existait dans l'arrêt
Borowski. Certes, il y avait des personnes qui
étaient plus directement touchées par les disposi
tions législatives relatives à l'avortement que M.
Borowski lui-même. Dans sa décision, le juge
Martland se sert de l'exemple du mari d'une
épouse enceinte qui désire empêcher un avorte-
ment. Aux pages 597 et 598, Sa Seigneurie écrit:
Aucun motif ne justifie une femme enceinte désireuse d'obte-
nir un avortement de contester la loi qui lui permet de l'obtenir.
L'époux qui souhaite empêcher un avortement que sa femme
enceinte veut obtenir peut être touché directement par la loi en
question en ce sens que, à cause de la loi, elle pourrait obtenir
un certificat permettant l'avortement si la continuation de sa
grossesse met vraisemblablement sa vie ou sa santé en danger,
et empêcher ainsi que l'avortement soit un crime. Cependant, la
possibilité que l'époux intente des procédures pour contester la
loi est illusoire. L'avancement de la grossesse ne s'accommode-
rait pas des longs délais inévitables qu'exigent les procédures
judiciaires jusqu'au jugement définitif. L'avortement aurait été
pratiqué ou l'enfant serait né longtemps avant que l'instance
soit décidée en dernier ressort, peut-être devant cette Cour.
Sur la base des arrêts Thorson et McNeil, je suis d'avis qu'il
y a lieu de reconnaître à l'intimé la capacité de poursuivre son
action. Dans l'arrêt Thorson, le demandeur, à titre de citoyen
intéressé, a contesté la constitutionnalité de la Loi sur les
langues officielles. La loi ne le touchait pas directement, sauf
en sa qualité de contribuable. Il avait tenté, sans succès,
d'obtenir que la question constitutionnelle soit soulevée par
d'autres moyens. On lui a reconnu la capacité d'agir. La
situation est la même en l'espèce. L'intimé est un citoyen
intéressé et un contribuable. Il a tenté sans succès d'obtenir une
décision sur la question par d'autres moyens.
Dans l'arrêt McNeil, le demandeur s'inquiétait de la censure
des films en Nouvelle-Écosse. Il avait tenté, sans succès, de
faire déterminer la validité de la Theatres and Amusements
Act par d'autres moyens. Dans cette affaire, il y avait d'autres
catégories de personnes directement touchées qui pouvaient la
contester. Néanmoins, on lui a reconnu l'intérêt pour agir parce
que la loi touchait également les droits du public. La position
de l'intimé en l'espèce est au moins aussi solide. En l'espèce, il
n'y a pas de personnes directement touchées qui puissent
réellement contester la loi.
Selon mon interprétation, ces arrêts décident que pour établir
l'intérêt pour agir à titre de demandeur dans une poursuite
visant à déclarer qu'une loi est invalide, si cette question se pose
sérieusement, il suffit qu'une personne démontre qu'elle est
directement touchée ou qu'elle a, à titre de citoyen, un intérêt
véritable quant à la validité de la loi, et qu'il n'y a pas d'autre
manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la
cour. A mon avis, l'intimé répond à ce critère et devrait être
autorisé à poursuivre son action.
À mon avis, la demanderesse à l'instance répond
à ce critère et la Cour lui reconnaît par les présen-
tes la qualité pour poursuivre son action.
Je passe maintenant à la question de savoir si la
déclaration révèle une cause raisonnable d'action
ou si elle devrait être radiée en vertu de la Règle
419 des Règles de la Cour fédérale.
Dans une action en radiation des plaidoiries, le
fardeau qui pèse sur le requérant est lourd: il doit
convaincre la Cour qu'il ne fait aucun doute que
l'action du demandeur n'a aucune chance de réus-
sir même si des modifications appropriées sont
apportées à la déclaration. Ce principe, qui reflète
la répugnance traditionnelle des tribunaux à radier
une demande et à nier ainsi le droit du demandeur
de se faire entendre, a été énoncé dans les termes
suivants par la Cour suprême du Canada dans
l'arrêt Procureur général du Canada c. Inuit
Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S.
735, la page 740:
Comme je l'ai dit, il faut tenir tous les faits allégués dans la
déclaration pour avérés. Sur une requête comme celle-ci, un
tribunal doit rejeter l'action ou radier une déclaration du
demandeur seulement dans les cas évidents et lorsqu'il est
convaincu qu'il s'agit d'un cas «au-delà de tout doute": Ross v.
Scottish Union and National Insurance Co. ((1920), 47 O.L.R.
308 (Div. App.)).
En l'espèce, je ne suis pas convaincu que les
défendeurs ont réussi à s'acquitter du fardeau qui
leur incombait de prouver que l'action de la
demanderesse échouera certainement et que la
demande devrait par conséquent être radiée. Je ne
trouve pas persuasif l'argument des défendeurs,
que les allégations faites par la demanderesse
échappent aux protections et aux garanties de la
Charte, suivant l'interprétation qui a été jusqu'à
maintenant donnée à cette loi. Selon moi, la décla-
ration de la demanderesse soulève des questions
sérieuses et réglables par les voies de justice quant
à la constitutionnalité de certaines des dispositions
de la Loi sur l'immigration de 1976 et de ses lois
modificatives, concernant le droit des réfugiés de
consulter un avocat, la détention arbitraire de
certaines catégories d'immigrants qui entrent au
pays, le droit des réfugiés à la vie, à la liberté et à
la sécurité de leur personne, et les sanctions péna-
les infligées dans certains cas à ceux qui aident les
réfugiés et les immigrants, pour n'en nommer que
quelques-unes.
L'avocat des défendeurs a exposé devant moi les
raisons pour lesquelles il estime que les dispositions
législatives contestées ne contreviennent pas à la
Charte. En toute déférence, ce n'est pas une ques
tion qui peut être jugée sur une requête de ce
genre. Cette question doit plutôt être tranchée par
le juge du procès. Le fait que les défendeurs ont
consacré beaucoup de temps à essayer de me per-
suader que la législation contestée ne violait
aucune garantie constitutionnelle jette un doute
sur leur argument qu'ils ne savent pas comment
répondre aux allégations formulées par la deman-
deresse dans sa déclaration. Je suggère à l'avocat
des défendeurs de rédiger la défense de ses clients
de la même manière que ceux-ci l'ont débattue
devant moi: pour chacune des allégations de la
demanderesse, les défendeurs doivent déclarer
pourquoi les dispositions législatives attaquées ne
violent pas la Charte ou la Déclaration des droits
ou, si elles violent la Charte, de quelle façon elles
sont légitimées par l'article premier de la Charte.
La chose ne m'apparaît pas plus compliquée que
cela.
Je ne suis pas non plus convaincu que je devrais
radier la déclaration de la demanderesse au motif
que, dans certaines des dispositions de la déclara-
tion, la demanderesse ne plaide que de simples
conclusions de droit sans invoquer, de faits à leur
soutien. Cette situation n'est pas inusitée dans les
affaires constitutionnelles de cette nature dans les-
quelles une partie allègue que toutes les disposi
tions contestées d'une loi sont nulles à leur face
même, parce que leurs effets sont, dans certains
cas, inconstitutionnels. Manifestement, dans l'arrêt
Borowski, il n'existait aucune situation de fait sur
laquelle la Cour suprême a basé sa décision, et
pourtant cela n'a pas été perçu comme un obstacle
au prononcé d'un jugement. Je ne suis pas disposé
à rejeter l'action de la demanderesse, laquelle sou-
lève à mon avis des questions de droit valables, au
seul motif que chacune des allégations de la
demanderesse ne repose pas sur un fondement
factuel. Je suis d'accord avec la demanderesse
pour dire que si les défendeurs sont véritablement
incapables de répondre aux actes de procédure, il
leur est loisible de demander des précisions en
vertu de la Règle 415 des Règles de la Cour
fédérale.
Les défendeurs ont fait valoir devant moi que la
déclaration de la demanderesse devrait être radiée,
car aucune décision ne peut être rendue par la
Cour au sujet de la constitutionnalité des disposi
tions législatives contestées, parce que certaines
d'entre elles n'ont pas encore été interprétées et
appliquées par les fonctionnaires de l'immigration.
Cet argument doit également échouer. Si la légis-
lation viole à sa face même la Charte ou la Décla-
ration des droits, la Cour la déclarera inopérante,
sans égard à la façon dont elle est interprétée et
appliquée par ceux qui sont chargés de son
application.
Par ces motifs, la requête présentée par les
défendeurs en vue de faire radier la déclaration de
la demanderesse en vertu de la Règle 419 des
Règles de la Cour fédérale est rejetée. De plus, je
suis convaincu que la demanderesse a l'intérêt
nécessaire pour poursuivre son action et la requête
présentée par les défendeurs à cet égard est égale-
ment rejetée. Les défendeurs auront dix jours à
compter de la date de l'ordonnance pour produire
leur défense.
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