T-460-88
Secrétaire d'État (requérant)
c.
Jacob Luitjens (intimé)
RÉPERTORIÉ: CANADA (SECRÉTAIRE D'ÉTAT) C. LUITJENS
Division de première instance, juge Collier—
Vancouver, 27 septembre 1988.
Citoyenneté — Annulation — Octroi de la citoyenneté sous
le régime de l'ancienne Loi, qui exigeait une preuve de mora-
lité — Une procédure d'annulation a été engagée en vertu de la
nouvelle Loi, dans laquelle il n'est pas question de preuve de
moralité — L'intimé n'avait pas divulgué son adhésion au
Parti nazi durant la Deuxième Guerre mondiale — La preuve
relative à la moralité est admissible — L'art. 15 de la Charte
s'applique-t-il? — Norme de la preuve.
Interprétation des lois — Abrogation et remplacement — Il
s'agit de savoir si la preuve relative à la question de la
moralité est admissible dans une procédure en annulation
engagée en vertu de l'actuelle Loi sur l'immigration, dans
laquelle il n'est pas question de preuve de moralité — Une
telle preuve est requise lorsque la citoyenneté a été accordée
sous le régime de l'ancienne Loi — Ce sont les art. 35 et 36 de
la Loi d'interprétation qui s'appliquent - Pour le fond, les
droits sont régis par la loi sous le régime de laquelle ils sont
nés — La procédure applicable est celle qui est prévue par la
loi en vigueur au moment où le recours est intenté.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à
l'égalité — L'art. 15 de la Charte ne s'applique pas à une
procédure en vue d'annuler la citoyenneté accordée en 1971 —
Cette procédure porte sur le droit qui était en vigueur avant
1977 — Bien que le citoyen qui se voit accorder la citoyenneté
sous le régime de la Loi actuelle ne soit pas soumis aux mêmes
obligations en ce qui concerne la preuve relative à la moralité
que la personne qui s'est vu accorder la citoyenneté sous le
régime de l'ancienne Loi, la différence entre les deux situations
et le droit les concernant n'engendre pas d'inégalité devant la
loi.
L'intimé s'était vu octroyer la citoyenneté sous le régime de
l'ancienne Loi sur la citoyenneté, qui exigeait une preuve de
moralité. Le secrétaire d'État a engagé une procédure d'annula-
tion en vertu de la nouvelle Loi pour le motif que l'intimé avait
obtenu la citoyenneté par «dissimulation délibérée» de faits
essentiels. Ledit intimé n'avait pas divulgué son adhésion au
Parti nazi hollandais durant la Deuxième Guerre mondiale.
Dans la nouvelle Loi, il n'est pas question de preuve relative de
moralité, et des modifications ont été apportées à la procédure
d'annulation. Les questions en cause dans la présente demande
de renvoi à la Cour présentée par le ministre étaient de savoir
(I) si la preuve relative à la moralité était admissible; (2) si
l'article 15 de la Charte devrait s'appliquer, étant donné que la
personne qui se voit accorder la citoyenneté sous le régime de la
nouvelle Loi n'a pas à présenter de preuve de moralité; (3) si
l'on devrait appliquer la norme de la preuve exigée en matière
criminelle, c'est-à-dire une preuve hors de tout doute
raisonnable.
Jugement: (1) la preuve relative à la moralité était admissi
ble; (2) l'article 15 de la Charte ne s'appliquait pas; (3) quant à
la norme appopriée en matière de preuve, il fallait un niveau
élevé de probabilités.
Les articles 35 et 36 de la Loi d'interprétation s'appliquaient.
La Commission Deschênes a constaté qu'en matière d'annula-
tion de la citoyenneté, les droits devraient, pour le fond, être
régis par la loi sous le régime de laquelle ils sont nés et que la
procédure devrait être celle qui est prévue par la loi en vigueur
au moment où le recours est intenté.
La preuve relative à la moralité était pertinente en ce qui a
trait à l'annulation, car la citoyenneté avait été accordée sans
que certains faits essentiels aient été divulgués. La seule diffé-
rence se rapporte à la procédure. Avant 1977, une enquête était
menée par une personne ayant occupé une fonction judiciaire
ou par une cour supérieure de la province. Maintenant, c'est la
Cour fédérale qui s'en occupe.
L'article 15 de la Charte ne s'appliquait pas, car la procédure
d'annulation portait sur des questions antérieures à 1977 et sur
le droit tel qu'il existait à cette époque. La différence entre les
deux situations et le droit les concernant n'engendre pas d'iné-
galité devant la loi entre les particuliers.
Il s'agissait en l'espèce d'une procédure de nature civile, et la
norme de la preuve requise consistait en un niveau élevé de
probabilités, étant donné les conséquences graves qui peuvent
découler de la perte de la citoyenneté.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de /982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
art. 15.
Interpretation Act, R.S.O. 1950, chap. 184.
Loi d'interprétation, S.R.C. 1970, chap. I-23, art. 35, 36.
Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, chap. 108, art.
9, 17.
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, chap. C-29.
Loi sur la citoyenneté canadienne, S.C. 1946, chap. 15.
Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1970, chap.
C-19, art. 10(1)c),d), 18.
JURISPRUDENCE
DECISION APPLIQUÉE:
Khawaja y Secretary of State for the Home Dept.,
[1983] 1 All ER 765 (H.L.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Durkee v. Minister of Highways (1975), 13 N.S.R. (2d)
146 (C.S.); Eisener v. Minister of Lands and Forests
(1974), 10 N.S.R. (2d) 160 (C.A.); Re Martel! (1957),
1 I D.L.R. (2d) 731 (C.A. Ont.).
DOCTRINE
Canada. Rapport de la Commission d'enquête sur les
criminels de guerre. Rapport, Ife Partie. Ottawa, 30
décembre 1986.
AVOCATS:
William J. A. Hobson, c.r., Arnold S. Frad-
kin et Joseph Rikhof pour le requérant.
John A. Campbell pour l'intimé.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour le
requérant.
John A. Campbell, Vancouver, pour l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement prononcés à l'audience par
LE JUGE COLLIER: Je vais statuer sur les points
soulevés hier par W Campbell pour le compte de
M. Luitjens.
Il s'agit d'une «affaire» renvoyée à la Cour
fédérale.
Les dispositions législatives donnant lieu au
renvoi sont certains articles de la Loi sur la
citoyenneté, S.C. 1974-75-76, chap. 108, et de la
Loi antérieure, c'est-à-dire la Loi sur la citoyen-
neté canadienne, S.R.C. 1970, chap. C-19.
Pour plus de commodité, je parlerai parfois de la
Loi sur la citoyenneté présentement en vigueur
comme étant la Loi actuelle ou la Loi de 1976,
tout en sachant bien que cette loi n'est entrée en
vigueur qu'en 1977.
Je ferai remarquer qu'elle figure maintenant
dans les Lois révisées du Canada (1985) au chapi-
tre C-29. Les articles ont été renumérotés dans la
révision de 1985. Mais, en autant que je sache, les
lois de 1985 ne sont pas encore entrées en vigueur.
J'utiliserai donc la soi-disant numérotation
actuelle.
Je parlerai parfois de la Loi d'avant 1976
comme étant l'ancienne Loi, la Loi antérieure ou
la Loi de 1946 [Loi sur la citoyenneté canadienne,
S.C. 1946, chap. 15].
Les articles 9 et 17 de la Loi actuelle sont
libellés ainsi:
9. (1) Sous réserve des dispositions de l'article 17 mais
nonobstant tout autre article de la présente loi, lorsque le
gouverneur en conseil, sur rapport du Ministre, est convaincu
qu'une personne a obtenu, conservé, ou répudié la citoyenneté
ou y a été réintégrée en vertu de la présente loi par fausse
déclaration, fraude ou dissimulation délibérée de faits
essentiels,
a) la personne cesse d'être citoyen, ou
b) la répudiation par la personne de sa citoyenneté est censée
ne pas avoir eu d'effet,
à compter de la date que le gouverneur en conseil peut fixer à
cet égard par décret.
(2) Est censée avoir obtenu la citoyenneté par fausse décla-
ration, fraude ou dissimulation délibérée de faits essentiels la
personne
a) qui a été légalement admise au Canada à titre de résident
permanent par suite d'une fausse déclaration, frade ou
dissimulation délibérée de faits essentiels; et
b) qui a obtenu la citoyenneté par suite de son admission au
Canada à titre de résident permanent.
17. (1) Le Ministre ne doit faire un rapport en vertu de
l'article 9 que s'il a avisé la personne qui doit en être l'objet de
son intention de faire un tel rapport et
a) si, cette personne n'a pas, dans les trente jours de la date
d'expédition de l'avis, demandé que le Ministre renvoie l'af-
faire devant la Cour; ou
b) si, suivant une telle demande, la Cour décide que cette
personne a obtenu, conservé ou répudié la citoyenneté ou y a
été réintégrée par fausse déclaration, fraude ou dissimulation
délibérée de faits essentiels.
(2) L'avis mentionné au paragraphe (1) doit indiquer que la
personne qui doit être l'objet du rapport peut, dans les trente
jours de la date d'expédition de l'avis, demander que le Minis-
tre renvoie l'affaire devant la Cour. Cet avis suffit s'il est donné
par lettre recommandée envoyée à la dernière adresse connue
de cette personne.
(3) Une décision de la Cour rendue en vertu du paragraphe
(1) est définitive et péremptoire et, nonobstant toute autre loi
du Parlement, il ne peut en être interjeté appel.
En l'espèce, le secrétaire d'État a avisé M. Luit-
jens de son intention de faire un rapport en vertu
de l'article 9. L'avis, en date du 21 janvier 1988,
est rédigé en partie ainsi:
[TRADUCTION] Soyez avisé que le secrétaire d'État du Canada
a l'intention de faire au gouverneur en conseil un rapport au
sens des articles 9 et 17 de la Loi sur la citoyenneté, S.C.
1974-75-76, chap. 108, et de l'article 18 de la Loi sur la
citoyenneté canadienne, S.C. 1946, chap. 15 ... pour le motif
que vous avez été admis au Canada à titre de résident perma
nent et avez obtenu la citoyenneté par fausse déclaration,
fraude ou dissimulation délibérée de faits essentiels.
Il y était également mentionné que M. Luitjens
avait omis de divulguer aux fonctionnaires de l'Im-
migration et de la Citoyenneté du Canada son
adhésion au Parti nazi hollandais et à d'autres
organismes et qu'il avait omis de divulguer sa
prétendue participation à ce que j'appellerais
grosso modo des activités de collaboration avec les
forces allemandes lorsque celles-ci ont occupé la
Hollande au cours de la Deuxième Guerre
mondiale.
M. Luitjens a demandé que l'«affaire» soit ren-
voyée à la Cour.
Avant de statuer sur les questions préliminaires
qui ont été soulevées, il est nécessaire de mention-
ner certains autres faits. Il n'est pas contesté que
M. Luitjens est arrivé au Canada en 1961. Il a
demandé la citoyenneté canadienne en 1971, et
celle-ci lui a été accordée au cours de la même
année.
Tous ces faits sont survenus pendant que l'an-
cienne Loi était en vigueur. Ainsi que je l'ai déjà
indiqué, cette Loi a été abrogée et remplacée en
1976. La présente procédure d'annulation a cepen-
dant été engagée en vertu de la Loi nouvelle ou
actuelle.
D'après l'ancienne Loi, le ministre concerné
pouvait accorder un certificat de citoyenneté cana-
dienne si le requérant satisfaisait à un certain
nombre de conditions. Il devait, entre autres,
démontrer à la satisfaction d'un tribunal «[qu'il] a
été licitement admis au Canada pour y résider en
permanence» et «[qu'il] est de bonne vie et
moeurs»: il s'agit des alinéas 10(1)c) et 10(1)d).
Selon la Loi actuelle, il n'est nullement requis
que la personne demandant la citoyenneté soit de
bonne vie et moeurs. La procédure d'annulation
sous le régime de la Loi antérieure était prévue à
l'article 18. Les mots clés étaient: «a obtenu la
citoyenneté canadienne par fausse déclaration,
fraude ou dissimulation de faits importants».
Dans la Loi actuelle, on retrouve les même
dispositions pertinentes sauf que les mots «dissimu-
lation délibérée de» ont remplacé les mots «dissi-
mulation de».
L'article 18 prévoyait également que la personne
contre laquelle le ministre avait l'intention de faire
un rapport pouvait demander: «que le cas soit
soumis à l'enquête ci-après prévue».
L'enquête devait alors se tenir devant une com
mission présidée par une personne qui occupait ou
avait occupé une haute fonction judiciaire. Ou bien
l'enquête pouvait être tenue par la cour supérieure
d'une province.
Enfin, je ferai remarquer que la Loi antérieure
n'indique pas ce qui arrivait une fois que l'enquête
était terminée. Il n'était nullement mentionné si la
commission ou la cour supérieure devait présenter
un rapport, une recommandation, une conclusion
ou une décision.
Tout ce qui précède nous amène au premier
point soulevé par M» Campbell. Le secrétaire
d'État a l'intention, dans la présente affaire, de
présenter une preuve sur le fait de savoir si M.
Luitjens, au moment de demander la citoyenneté
en 1971, était «de bonne vie et moeurs».
Il est admis que notre Cour, la Cour fédérale,
peut entendre la présente «affaire» objet du renvoi.
Mais notre Cour ne pourrait pas entendre mainte-
nant une preuve relative à la bonne vie et aux
bonnes mœurs ou dans la présente procédure qui
est fondée sur la Loi de 1976, c'est-à-dire la nou-
velle Loi. En d'autres mots, ce genre particulier de
preuve n'est plus admissible en vertu de la nouvelle
Loi.
Ce point-là nécessite l'application, en l'espèce,
de certains passages des articles 35 et 36 de la Loi
d'interprétation, S.R.C. 1970, chap. I-23.
Les dispositions de l'article 35 me semblent
avoir été bien résumées dans la Partie I du Rap
port de la Commission d'enquête sur les criminels
de guerre, à la page 188, et je cite:
Ramené à l'essentiel, l'art. 35 dispose que l'abrogation d'un
texte législatif n'a pas d'effet sur un droit ou une responsabilité
acquis, ni sur une violation du texte abrogé, ni sur une confisca
tion encourue aux termes du texte abrogé et n'a pas d'effet non
plus sur un quelconque recours à l'égard desdits droit, responsa-
bilité ou confiscation; de plus, un recours peut être commencé
ou mis à exécution et la confiscation peut être infligée comme si
le texte législatif n'avait pas été abrogé.
Dans le reste du présent jugement, je désignerai
ce rapport sous le nom de «la Commission
Deschênes».
Le passage pertinent de l'article 36 de la Loi
d'interprétation est l'alinéa d).
36. Lorsqu'un texte législatif (au présent article appelé
«texte antérieur») est abrogé et qu'un autre texte législatif (au
présent article appelé «nouveau texte») y est substitué,
d) la procédure établie par le nouveau texte doit être suivie,
autant qu'elle peut y être adaptée, dans le recouvrement ou
l'imposition des peines et confiscations encourues et pour
faire valoir des droits existant ou naissant aux termes du
texte antérieur, ou dans toute procédure concernant des
choses survenues avant l'abrogation;
Après avoir résumé les dispositions de l'article
35 déjà cité, la Commission Deschênes a conclu
ainsi:
En vertu de ces principes, il est donc parfaitement clair que
jusqu'à 1976 et même jusqu'à la date présente, la Couronne
conserve le droit de révoquer la citoyenneté de quelqu'un en
vertu de la Loi de 1946, maintenant abrogée, et que le citoyen
est encore passible d'une révocation de sa citoyenneté. Et voilà
pour le texte de la Loi sur la citoyenneté.
Quant à la procédure, la Commission poursui-
vait, et je cite encore une fois [aux pages 188 et
1891:
C'est le paragraphe 36(d) de la Loi d'interprétation (cité
plus haut) qui s'applique. Conformément au principe générale-
ment admis, le paragraphe prévoit l'application immédiate de
la procédure actuellement en vigueur aux événements passés et
aux actions en instance.
Il est vrai que dans l'affaire Eisener c. Minister of Lands and
Forests, la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse a jugé différem-
ment de l'effet de l'alinéa 22(3)d) de la Loi d'interprétation de
la Nouvelle-Écosse qui est libellé de la même façon que le
paragraphe 36(d) de la Loi d'interprétation fédérale. La Cour
a souligné que l'alinéa 22(3)d) prévoyait l'application de la
nouvelle procédure «autant qu'elle peut être adaptée» (p. 169).
Or, le nouveau texte de loi prévoyait «une procédure entière-
ment différente, un tribunal différent et des droits différents en
matière d'appel» (ibid.). Cependant, le cas qui nous intéresse
est très différent puisque la procédure demeure la même sauf
que l'audition ne se fait plus à la Cour supérieure mais à la
Cour fédérale; par conséquent, «l'adaptation» est facile à faire.
L'affaire Re Martell ressemble bien davantage à la situation
qui nous occupe. Dans ce cas-là, les tribunaux devaient appli-
quer l'alinéa 14(2)c) de la Loi d'interprétation de l'Ontario, qui
est libellé de la même façon que le paragraphe 36(d) de la Loi
d'interprétation fédérale. La contestation tournait autour de
faits qui s'étaient produits avant l'abrogation de l'ancien texte
législatif (comme dans notre cas) et l'action avait été intentée
après l'abrogation du texte en question (comme, éventuelle-
ment, dans le cas qui nous intéresse): la Cour d'appel de
l'Ontario statua que la nouvelle procédure devait s'appliquer.
En conséquence, la Commission CONSTATE que:
32. En matière de dénaturalisation, les droits de la Cou-
ronne ainsi que les droits et responsabilités du citoyen
devraient, pour le fond, être régis par la loi sous le régime de
laquelle ils sont nés, même si cette loi a été abrogée depuis;
la procédure applicable devrait être celle prévue par la loi en
vigueur au moment où le recours est intenté.
Me Hobson, l'avocat du secrétaire d'État, a invo-
qué les conclusions de la Commission Deschênes à
l'appui de son allégation selon laquelle la preuve de
moralité est permise dans les poursuites engagées
après 1975 et que notre Cour peut entendre ce
genre de preuve.
Me Campbell a, par contre, soutenu que la
Commission Deschênes a commis une erreur dans
ses remarques au sujet de l'affaire Eisener; qu'elle
n'a pas tenu compte de l'arrêt Durkee v. Minister
of Highways (1975), 13 N.S.R. (2d) 146 (C.S.).
On a prétendu, pour le compte de M. Luitjens,
que, selon un examen approfondi, les décisions
Eisener v. Minister of Lands and Forests (1974),
10 N.S.R. (2d) 160 (C.A.), Durkee et Martell [Re
Martell (1957), 11 D.L.R. (2d) 731 (C.A. Ont.)]
ne donnent pas à notre Cour le pouvoir d'entendre
la preuve qui attaquerait la moralité du deman-
deur.
J'ai étudié soigneusement les trois décisions.
Dans l'affaire Eisener, la question était de savoir
si le tribunal pouvait, en vertu de la Loi antérieure,
entendre une poursuite en matière d'expropriation,
engagée en vertu de cette Loi-là; un autre tribunal
avait été institué en vertu de dispositions subsé-
quentes de modification et d'abrogation.
Dans l'affaire Durkee, les circonstances étaient
légèrement différentes. Il était question des mêmes
lois. L'expropriation avait eu lieu en vertu de
l'ancienne Loi. Les poursuites avaient été engagées
en vertu de la nouvelle. La Cour a statué que seul
le nouveau tribunal était habilité à entendre la
cause.
Dans l'affaire Martell, une requérante qui ten-
tait d'obtenir des aliments pour un enfant a intenté
en son nom personnel une poursuite fondée sur une
entente convenue en vertu de la Loi antérieure. Il y
avait défaut d'exécution de l'entente. D'après l'an-
cienne Loi, seul un fonctionnaire provincial pou-
vait engager l'action pour défaut d'exécution.
Selon la nouvelle loi, la requérante pouvait intenter
elle-même l'action. La Cour a jugé que la Inter
pretation Act [R.S.O. 1950, chap. 184] de l'Onta-
rio, qui traitait de la loi abrogée et de la nouvelle
loi, s'appliquait, et la qualité de la requérante pour
ester en justice a été confirmée.
Il n'est pas facile de concilier ces décisions. Ce
point-là m'a posé plus de difficultés qu'il semble en
avoir posées à la Commission Deschênes. Les trois
affaires portaient essentiellement non pas sur l'ad-
missibilité de la preuve ou sur le pouvoir de l'en-
tendre, mais sur d'autres questions de procédure.
En l'espèce, M. Luitjens a présenté une
demande de citoyenneté en vertu de la Loi anté-
rieure. Elle a été accordée en fonction des rensei-
gnements fournis et des déclarations faites et à
défaut de faits importants qui, soutient-on mainte-
nant, auraient dû être divulgués. C'est cet octroi de
la citoyenneté que le Canada cherche maintenant à
faire annuler. La preuve relative à la question de la
moralité («bonne vie et moeurs») me semble
pertinente.
Je ne vois aucune raison pour laquelle cette
preuve ne serait pas pertinente en 1988 lorsqu'on
tente de faire annuler l'octroi de la citoyenneté. La
seule différence, c'est que la procédure est enten-
due maintenant par la Cour fédérale alors qu'a-
vant 1977 il s'agissait d'une enquête menée par
une personne ayant occupé une fonction judiciaire
ou par une cour supérieure de la province.
Je conclus que le secrétaire d'État a le droit de
présenter le genre de preuve contestée dans la
présente action, et que notre Cour est habilitée à
l'entendre et à statuer sur elle.
Je n'ai pas oublié la prétention de Mc Campbell
selon laquelle l'article 15 de la Charte [Charte
canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap.
11 (R.-U.)] devrait s'appliquer: la disposition rela
tive aux droits à l'égalité. La question de la mora-
lité se poserait dans le cas de M. Luitjens. Le
citoyen qui a obtenu la citoyenneté en vertu de la
nouvelle Loi et dont la citoyenneté doit être annu-
lée n'a pas à satisfaire à cette question de moralité.
À mon avis, l'article 15 ne s'applique pas ici. La
procédure d'annulation en l'espèce doit nécessaire-
ment porter sur des questions antérieures à 1977 et
sur le droit tel qu'il existait à cette époque.
La différence entre les deux situations, ainsi que
la preuve relative à celles-ci, n'engendre pas, selon
moi, d'inégalité devant la loi entre les particuliers.
Voici la question suivante à trancher. Me Camp-
bell a soutenu que, bien qu'il ne s'agisse pas d'une
poursuite au criminel, elle est de nature criminelle;
la charge de la preuve qui incombe au secrétaire
d'État devrait correspondre à la norme existant en
droit criminel: la preuve hors de tout doute
raisonnable.
Ce point-là ne me pose pas autant de difficultés
que la question de la compétence de la Cour.
Après avoir examiné la jurisprudence citée, je
suis convaincu que la présente action est de nature
civile. J'avais été tenté toutefois d'utiliser l'expres-
sion «une action de nature quasi criminelle». Ce
serait, à mon avis, une formule trop imprécise, qui
créerait une certaine confusion.
La norme de la preuve requise en matière civile
est la prépondérance de la preuve ou la prépondé-
rance des probabilités. Mais il peut y avoir, dans
cette norme, certains degrés quant à la qualité de
la preuve requise.
La position que j'adopterai ici est celle que lord
Scarman a exposée dans l'arrêt Khawaja v Secre
tary of State for the Home Dept., [1983] 1 All ER
765 (H.L.), à la page 780. Il me semble qu'il doit y
avoir un niveau élevé de probabilités dans une
affaire telle que la présente. C'est une question
très importante qui est en jeu ici: le droit de garder
la citoyenneté canadienne, ainsi que les conséquen-
ces graves qui peuvent découler de la perte de cette
citoyenneté.
Cela met fin à ma décision et à mes motifs.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.