A-493-88
Ministre de l'Emploi et de l'Immigration et Pro-
cureur général du Canada (appelants)
c.
Harvinder Singh Sethi (intimé)
RÉPERTORIÉ: SETHI c. CANADA (MINISTRE DE L'EMPLOI ET
DE L'IMMIGRATION) (C.A.)
Cour d'appel, juges Heald, Urie et Mahoney
Ottawa, 12 mai et 20 juin 1988.
Contrôle judiciaire — Brefs de prérogative — Prohibition
Projet de loi portant abolition de la Commission d'appel de
l'Immigration et révocation de ses membres sans compensation
et sans égard à la durée de leur mandat — Le juge de première
instance a conclu que les circonstances donnaient lieu à une
crainte raisonnable de partialité C'était une erreur de tenir
compte des étapes franchies par le projet de loi dans le
processus législatif Critère relatif à l'impartialité des tri-
bunaux — Bien que le ministre soit la partie adverse dans les
procédures devant la Commission, il est également responsable
de l'application de la Loi en conformité avec les règles de droit
— L'opposition découle d'un véritable désaccord et non d'un
intérêt personnel Aucune personne renseignée et sensée ne
pourrait conclure que la Commission ferait plaisir au gouver-
nement si elle tranchait ce désaccord d'une façon inéquitable
L'incertitude quant à la matérialisation des intentions du
gouvernement exprimées par le dépôt d'un projet de loi empê-
che d'affirmer, de façon éclairée, selon la prépondérance des
probabilités, quelle sera la réaction du tribunal Si l'annonce
des intentions du gouvernement portait atteinte au fonctionne-
ment d'un tribunal, elle aurait un effet paralysant sur le
processus démocratique.
Immigration — Commission d'appel de l'immigration
Projet de loi portant abolition de la Commission, révocation de
ses membres sans compensation et sans égard à la durée du
mandat, et institution d'une nouvelle Commission Selon le
juge de première instance, la situation donne lieu à une crainte
raisonnable de partialité puisque la situation financière des
membres est incertaine et se trouve entre les mains du gouver-
nement qui est partie au litige — Appel accueilli — Aucune
personne renseignée et sensée ne pourrait conclure que la
Commission ferait plaisir au gouvernement si elle tranchait ce
désaccord d'une façon inéquitable L'incertitude quant à la
matérialisation des intentions du gouvernement nous empêche
d'affirmer que les membres exerceront leurs fonctions habi-
tuelles de façon différente.
Le juge de première instance a conclu que le projet de loi
C-55 soulevait une crainte raisonnable de partialité (le projet
de loi vise à abolir la Commission d'appel de l'immigration, à
révoquer les membres sans compensation et sans égard à la
durée de leur mandat ainsi qu'à créer une nouvelle Commission
de l'immigration et du statut de réfugié). Les commissaires
avaient toutes les raisons de croire que leur situation financière
était incertaine et se trouvait entre les mains du gouvernement
qui s'opposait à la revendication du statut de réfugié du requé-
rant. Le projet loi avait franchi suffisamment d'étapes du
processus législatif pour qu'il ne soit pas trop hypothétique de
conclure qu'il puisse donner ouverture à une crainte raisonnable
de partialité.
Arrêt: l'appel devrait être accueilli.
Le juge de première instance a commis une erreur en consi-
dérant que l'étape franchie par le projet de loi C-55 dans le
cadre du processus parlementaire était pertinente. Supposer
qu'un projet de loi déposé devant le Parlement sera adopté et
entrera en vigueur relève de la pure spéculation, peu importe la
majorité détenue par le parti au pouvoir et la durée du mandat
du gouvernement. Le dépôt devant le Parlement d'un projet de
loi ne fait qu'indiquer que le gouvernement a l'intention de
l'adopter sans y apporter d'amendements.
L'arrêt de la Cour suprême Valente c. La Reine et autres est
pertinent en ce qu'il portait sur l'impartialité des tribunaux. Le
juge de première instance a rejeté l'argument que l'arrêt
Valente avait adopté de façon définitive le critère de partialité
formulé par le juge de Grandpré dans l'arrêt Committee for
Justice and Liberty et autres c. Office national de l'énergie et
autres. Il n'existe probablement aucune différence entre le
critère du juge Laskin et celui du juge de Grandpré qui a été
appliqué à plusieurs reprises par la Cour d'appel fédérale. Le
critère est que la crainte de partialité doit être raisonnable et le
fait d'une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-
même la question et prendrait les renseignements nécessaires à
ce sujet.
En l'espèce, la question est de savoir si une personne raison-
nable et sensée, renseignée quant à l'incertitude du processus
législatif et exécutif pertinent, jugerait plus probable que la
Commission d'appel de l'immigration ne rende pas une décision
équitable par suite de l'annonce par le Parlement de son
intention de mettre fin aux fonctions de tous les membres de la
Commission et de ne leur accorder aucun droit à réparation,
peu importe la durée de leur mandat, tout en leur laissant
cependant entendre qu'il pourrait les nommer à un autre tribu
nal. La question doit recevoir une réponse négative. Bien que le
ministre soit la partie adverse devant la Commission, il est
également responsable de l'application de la Loi en conformité
avec les règles de droit. Si le ministre s'oppose à la requête ou à
l'appel, c'est qu'il existe un véritable désaccord que la Commis
sion doit trancher et non que le ministre ou le gouvernement
possède un intérêt particulier à l'égard de l'individu visé.
Aucune personne renseignée et sensée ne pourrait conclure que
les membres de la Commission feraient plaisir au gouvernement
s'ils tranchaient ce désaccord d'une façon inéquitable. Les
membres de la Commission sont bien renseignés quant à l'ap-
plication et aux principes généraux de la Loi et sont sensés.
Deuxièmement, l'incertitude quant à la matérialisation des
intentions du gouvernement exprimées dans la loi projetée nous
empêche d'affirmer d'une façon éclairée, selon la prépondé-
rance des probabilités, que cette intention aura probablement
pour effet d'inciter les membres de la Commission à exercer
leurs fonctions habituelles de manière différente.
Enfin, si l'annonce des intentions du gouvernement à l'égard
d'un tribunal pouvait servir de fondement à la conclusion que
celui-ci ne pourrait plus exercer ses fonctions, le processus
démocratique en subirait un préjudice. A moins que le gouver-
nement puisse rendre publiques ses intentions sans porter
atteinte à la capacité du tribunal visé d'exercer ses fonctions, la
change de profiter et de tirer avantage des réactions du public
serait perdue. Les juges ne peuvent intervenir dans le processus
législatif et l'élaboration des politiques en se fondant seulement
sur une intention. Il se peut que le débat public au sujet du
projet de loi C-55, et dans lequel cette affaire s'inscrit, serve à
persuader le gouvernement de modifier ses intentions.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. I1 (R.-U.),
art. 7, lid).
Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77, chap. 52,
art. 60(5).
Projet de loi C-55, Loi modifiant la Loi sur l'immigra-
tion de 1976 et d'autres lois en conséquence, 2 ° Bess.,
33° Lég., 1986-87, art. 18, 38.
Projet de loi C-I 10, Loi constituant le Tribunal canadien
du commerce extérieur et modifiant ou abrogeant
d'autres lois en conséquence, 2° session, 33° législature,
1986-87-88.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Committee for Justice and Liberty et autres c. Office
national de l'énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369;
Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673.
DÉCISION INFIRMÉE:
Sethi c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigra-
tion), [1988] 2 C.F. 537 (1" inst.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres,
[1985] 1 R.C.S. 441; Iscar Ltd. c. Karl Hertel GmbH,
T-2332-85, juge en chef adjoint Jerome, ordonnance en
date du 29-l-88, C.F. Ife inst., encore inédite; Kelso c. La
Reine, [1981] 1 R.C.S. 199.
DÉCISIONS CITÉES:
Singh et autres c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigra-
tion, [1985] 1 R.C.S. 177; MacBain c. Lederman, [1985]
1 C.F. 856 (C.A.); Satiacum c. Ministre de l'Emploi et
de l'Immigration, [1985] 2 C.F. 430 (C.A.).
AVOCATS:
David Sgayias, Brian Hay et Alain Préfon-
taine pour les appelants.
David Matas pour l'intimé.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour
les appelants.
David Matas, Winnipeg, pour l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE MAHONEY: Il s'agit d'un appel d'un
jugement de la Division de première instance
[[1988] 2 C.F. 537] qui, parce qu'il y avait crainte
raisonnable que la Commission agisse avec partia-
lité, a annulé la décision de la Commission d'appel
de l'immigration, laquelle s'était déclarée compé-
tente pour réexaminer la demande de statut de
réfugié au sens de la Convention présentée par
l'intimé. Le savant juge de première instance a
conclu [à la page 544] qu'il y avait crainte raison-
nable de partialité parce que le projet de loi C-55
[Loi modifiant la Loi sur l'immigration de 1976 et
d'autres lois en conséquence, 2' sess., 33e Lég.,
1986-87] «a franchi suffisamment d'étapes du pro-
cessus législatif pour qu'il ne soit pas trop hypothé-
tique de conclure qu'il peut donner ouverture à une
crainte de partialité, si cette conclusion se fonde
aussi sur d'autres motifs», et parce que cette con
clusion se fondait aussi sur d'autres motifs.
Le projet de loi C-55 vise à abolir la Commis
sion d'appel de l'immigration et à révoquer ses
membres sans leur verser de compensation et ce,
sans égard à la durée de leur mandat en applica
tion de l'actuelle Loi sur l'immigration de 1976
[S.C. 1976-77, chap. 52]. Les dispositions contes-
tées se retrouvent à l'article 18 du projet de loi qui
doit abroger, inter alfa, les articles 59 69 de la
Loi en vertu desquels la Commission est consti-
tuée, et à l'article 38 qui prévoit en partie:
38. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent arti
cle, les anciens commissaires et les membres de l'ancien comité
cessent leurs fonctions à la date de référence.
(7) Sauf dérogation par décret du gouverneur en conseil, ni
la cessation de fonctions prévue au présent article ni la suppres
sion du poste correspondant n'entraînent pour les anciens com-
missaires ou les membres de l'ancien comité le versement d'une
réparation, sous quelque forme que ce soit, par Sa Majesté ou
ses préposés ou mandataires.
Les dispositions peuvent être comparées avec le
paragraphe 60(5) de la Loi sur l'immigration de
1976.
60....
(5) A l'entrée en vigueur de la présente loi, les membres
permanents de la Commission d'appel de l'immigration établie
par l'article 3 de la Loi sur la Commission d'appel de l'immi-
gration, abrogée par le paragraphe 128(1) de la présente loi,
sont maintenus en fonctions en qualité de commissaires à titre
inamovible. Ils peuvent cependant faire l'objet d'une révocation
motivée, de la part du gouverneur en conseil.
Le projet de loi C-55 vise également à créer une
nouvelle Commission de l'immigration et du statut
de réfugié composée d'un président nommé pour
un mandat de 7 ans, d'un nombre maximal de 95
membres permanents nommés pour un mandat de
5 ans et d'autres membres temporaires si néces-
saire. La preuve révèle que des 49 membres de la
Commission d'appel de l'immigration, 3 détiennent
un mandat «à vie» en application du paragraphe
60(5), 12 ont été nommés pour un mandat de 10
ans, 1 pour un mandat de 7 ans et 33 sont mem-
bres temporaires avec un mandat de 2 ans. Au
moment où le jugement de première instance a été
rendu, le projet de loi avait franchi l'étape de la
troisième lecture à la Chambre des communes. Au
moment de l'audition de l'appel, le Comité du
Sénat avait présenté à celui-ci son rapport. Bien
que sans importance compte tenu de ma façon
d'aborder l'affaire, le Comité du Sénat a recom-
mandé à celui-ci d'apporter des amendements pour
permettre aux membres actuels de la Commission
de demeurer en fonctions au sein de la Commis
sion de l'immigration et du statut de réfugié proje-
tée. Le projet de loi C-55 ne prévoit pas que les
membres actuels de la Commission sont inhabiles
à être nommés au nouveau tribunal.
L'intimé revendique le statut de réfugié au sens
de la Convention. Le ministre a décidé qu'il n'en
était pas un. L'intimé s'était donc adressé à la
Commission pour qu'elle réexamine sa demande.
Bien qu'aucune décision finale n'ait été rendue, on
pourrait honnêtement prétendre que la sécurité de
sa personne, protégée par l'article 7 de la Charte
canadienne des droits et libertés [qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap.
11 (R.-U.)], est compromise. Quoi qu'il en soit, il
a droit à une audition impartiale en conformité
avec les principes de justice fondamentale, Singh
et autres c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigra-
tion, [1985] 1 R.C.S. 177. Un tribunal ne peut
accorder une telle audition à une partie si celle-ci a
des motifs raisonnables de craindre que ce tribunal
agira avec partialité, Committee for Justice and
Liberty et autres c. Office national de l'énergie et
autres, [1978] 1 R.C.S. 369.
Les autres principaux pouvoirs de la Commis
sion consistent à entendre les appels des résidents
permanents visés par une ordonnance d'expulsion
et les appels de citoyens canadiens et de résidents
permanents qui agissent à titre de répondants lors-
qu'on a refusé aux membres de leur famille l'ad-
mission au Canada. À l'égard de ces appelants, la
Commission a compétence exclusive pour invoquer
des considérations d'ordre humanitaire. Les appels
interjetés par des immigrants ayant obtenu le droit
d'établissement concernant des ordonnances d'ex-
pulsion visent habituellement, dans les cas ordinai-
res, l'expulsion projetée de personnes qui se sont
établies ici et, dans les cas extrêmes, l'expulsion
d'une personne arrivée au Canada alors qu'elle
était enfant et qui n'a conservé aucun lien véritable
avec son pays d'origine. Dans tous les cas, le refus
d'accorder des demandes de parrainage en vue
d'obtenir le droit d'établissement comporte la frus
tration d'un désir exprimé, de bonne foi ou non, de
réunir une famille et, dans les trop nombreux cas
où l'on conclut à l'existence d'un mariage de com-
modité, l'interdiction aux époux de cohabiter au
Canada. Pour le requérant ou l'appelant qui
s'adresse à la Commission, l'enjeu peut être consi-
dérable. Les principales obligations de la Commis
sion sont telles qu'elle ne peut tout simplement pas
fonctionner si l'on a des motifs raisonnables de
croire qu'elle favorisera le gouvernement.
Le fondement de la conclusion du savant juge de
première instance que l'intimé avait raison de
croire qu'il existait une crainte raisonnable de
partialité se trouve dans le passage suivant, à la
page 550 de ses motifs.
La situation des commissaires actuels est telle qu'ils ont toutes
les raisons de croire que leur avenir financier immédiat est
indécis et se trouve entre les mains du gouvernement. Ce même
gouvernement s'oppose à la revendication du statut de réfugié
du requérant, question que la Commission est appelée à tran-
cher. Je tiens à souligner qu'il n'est aucunement question de
partialité réelle. Le procureur du requérant a mis l'accent sur le
fait qu'il ne soulevait aucune allégation de cette nature et
aucun élément de preuve ne laisse entendre qu'il y a partialité
réelle. Il s'agit de déterminer si les faits sont tels qu'une
personne raisonnablement bien informée puisse raisonnable-
ment craindre que les commissaires, dans les circonstances
actuelles, soient susceptibles d'essayer de plaire au gouverne-
ment en favorisant sa position au détriment de la personne qui
s'y oppose. Je crois que cette crainte existe.
Il ne s'agit pas d'un cas où les commissaires ont été initiale-
ment nommés pour un mandat court (bien que depuis 1985,
certains d'entre eux l'aient été). Il est vrai que plus le mandat
est court, s'il est renouvelable, plus l'on s'approche d'un vérita-
ble mandat à titre amovible, mais la présente affaire ne porte
pas sur cette question. En l'espèce, les commissaires ont été
nommés pour des mandats variables (dont certains d'une durée
de 10 ans). Ils ont accepté leur nomination à cette condition et
établi leur planification financière en conséquence. Le projet de
loi C-55 a pour effet de miner cette planification financière,
cette sécurité financière. En menaçant de .congédierD tous les
commissaires, il porte atteinte à leur sécurité financière tout en
laissant ouverte la possibilité que certains d'entre eux soient
nommés de nouveau à temps plein. À mon avis, compte tenu du
fait que c'est le gouvernement qui fera cette sélection à même
les actuels commissaires, c'est-à-dire ceux qui seront nommés
de nouveau à temps plein, et que c'est le gouvernement qui
conteste la revendication du requérant déférée à la Commis
sion, j'accepte la prétention du requérant selon laquelle il existe
une crainte raisonnable de partialité.
Avant d'aller plus loin, je tiens à souligner qu'il n'y
a aucune preuve que les membres de la Commis
sion d'appel de l'immigration ont prêté un serment
d'entrée en fonction. On ne peut d'ailleurs le
déduire puisque la Loi sur l'immigration de 1976
ne l'exige pas. Je crois que, dans les circonstances,
s'ils avaient prêté serment, cet élément serait
pertinent.
Bien que les requérants et les appelants qui
s'adressent à la Commission d'appel de l'immigra-
tion ne soient pas «inculpé[s]» au sens de l'alinéa
11d) de la Charte canadienne des droits et liber-
tés, j'estime qu'en l'espèce la question de la crainte
raisonnable de partialité semble être soulevée
d'une façon qui rend l'arrêt de la Cour suprême
Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S.
673, particulièrement pertinent en ce qu'il portait
sur l'impartialité des tribunaux plutôt que sur leur
indépendance. Le juge de première instance a
conclu que le projet de loi C-55 avait entaché la
Commission en entier de partialité. Sa conclusion
ne vise aucun membre particulier ou catégorie de
membres particulière. Comme je l'ai indiqué, s'il
existe une crainte raisonnable de partialité, celle-ci
affecte l'exercice de presque toute la compétence
de la Commission et pas seulement celle du réexa-
men du statut de réfugié.
Dans l'arrêt Valente, le juge Le Dain, qui rend
l'arrêt de la Cour, s'attarde essentiellement à l'in-
dépendance des tribunaux, question distincte de
leur impartialité. Cette dernière question a été
traitée plutôt brièvement aux pages 684 et suivan-
tes pour déterminer si le tribunal d'instance infé-
rieure avait correctement adapté le critère d'une
crainte raisonnable de partialité à la question de
l'indépendance.
Après avoir examiné, inter alfa, les opinions du
juge en chef Laskin et du juge de Grandpré dans
l'arrêt Committee for Justice and Liberty et
autres c. Office national de l'énergie et autres, le
savant juge de première instance, à la page 547 et
suivantes de ses motifs, a rejeté l'argument des
appelants en l'espèce que l'arrêt Valente avait
adopté de façon définitive le critère formulé par le
juge de Grandpré. Cet examen aurait été tout à
fait superflu si le juge de première instance n'avait
pas estimé qu'il y avait une différence considéra-
ble, à tout le moins en l'espèce, entre les critères
d'une «probabilité réelle de partialité», du juge de
Grandpré, et d'un «doute raisonnable de partialité»
du juge Laskin.
Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de poursuivre
l'examen des distinctions entre les deux critères en
l'espèce. Je suis tenté de convenir avec le juge de
Grandpré qu'il n'y en a pas. Après avoir énoncé le
critère appliqué par le tribunal d'instance infé-
rieure, établi par le juge de Grandpré [à la page
394] de l'arrêt O.N.E.; le juge Le Dain, à la page
685 de l'arrêt Valente, a dit :
Il s'agit de savoir si le critère appliqué par la Cour d'appel,
qui de par son origine convenait à l'exigence d'impartialité,
constitue un critère suffisant et approprié en ce qui concerne
l'exigence d'indépendance. [C'est moi qui souligne.]
Il s'agit d'une approbation claire du critère for-
mulé par le juge de Grandpré en matière d'impar-
tialité des tribunaux. Ce critère, appliqué par cette
Cour dans des cas trop nombreux pour qu'on les
énumère, est le suivant:
... la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une
personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la
question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet.
Selon les termes de la Cour d'appel, ce critère consiste à se
demander «à quelle conclusion en arriverait une personne bien
renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon
réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisem-
blance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une
décision juste?»
Voir les arrêts MacBain c. Lederman, [1985] 1
C.F. 856 (C.A.), à la page 867; Satiacum c.
Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985]
2 C.F. 430 (C.A.), à la page 436.
À mon avis, le savant juge de première instance
a commis une erreur en considérant que l'étape
franchie par le projet de loi C-55 dans le cadre du
processus parlementaire était pertinent. Peu
importe l'étape franchie dans le cadre de ce pro-
cessus, supposer qu'un projet de loi déposé devant
le Parlement sera adopté et entrera en vigueur
relève de la pure spéculation. Et il en est d'ailleurs
ainsi sans égard à la majorité détenue en Chambre
ou au Sénat par le parti au pouvoir, à la durée
possible du mandat d'un Parlement et aux autres
facteurs qui militent en faveur de l'adoption cer-
taine d'un projet de loi gouvernemental. Les forces
en présence au sein d'un gouvernement et d'un
Parlement qui influencent l'évolution d'un projet
de loi ne diffèrent pas sensiblement, en termes de
prévisibilité, de celles que le juge Dickson, mainte-
nant juge en chef, décrivait comme «agissant dans
une arène internationale radicalement incertaine,
où les circonstances changent continuellement»
dans l'arrêt Operation Dismantle Inc. et autres c.
La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441, la page
454. Même si l'arène est de dimension nationale en
l'espèce, cela n'accroît pas sensiblement la certi
tude que le projet de loi sera adopté. Comme le
disait récemment le juge en chef adjoint :
Je ne peux imaginer rien de moins prévisible que le cours
normal de la législation au Parlement. En réalité, la seule chose
certaine dans la vie parlementaire est que rien n'est certain. La
possibilité toujours présente d'une crise menant à une élection
ou d'une élection générale sans ce genre de crise, pour ne rien
dire d'un sénat hostile, montre uniquement les réalités les plus
fondamentales qui rendent impossible la tâche de prédire si
telle ou telle mesure deviendra une loi, encore moins quand elle
le deviendra.
Voir la décision Iscar Ltd. c. Karl Hertel GmbH,
en date du 29 janvier 1988, C.F. 1" inst., non
publiée, numéro du greffe T-2332-85.
Ceci étant dit, le dépôt devant le Parlement d'un
projet de loi gouvernemental constitue en soi un
fait. Il est inutile de spéculer sur l'adoption éven-
tuelle d'un projet de loi ou la date de son adoption.
Dans l'arrêt Kelso c. La Reine, [1981] 1 R.C.S.
199, la page 208, on a dit au sujet d'une Résolu-
tion du Parlement concernant une disposition de la
Loi sur les langues officielles [S.R.C. 1970, chap.
0-2] portant sur la prestation de services gouverne-
mentaux au public que:
Même si la Résolution conjointe de la Chambre des commu
nes et du Sénat, adoptée en juin 1973, peut ne lier personne en
droit, en ce sens qu'elle ne créerait pas de droits ni d'obligations
exécutoires juridiquement, elle indique néanmoins l'intention
du législateur.
Sous réserve de la pratique occasionnelle qui con-
siste à déposer expressément un projet de loi au
lieu d'un «Livre blanc», le dépôt devant le Parle-
ment d'un projet de loi indique que le gouverne-
ment a l'intention de l'adopter sans y apporter
d'amendements. Il s'agit d'un fait et il en sera
toujours ainsi jusqu'à ce que le projet de loi soit
adopté ou «meure au feuilleton» par suite de la
prorogation du Parlement ou d'une modification
de l'intention du Parlement. À moins qu'un minis-
tre de la Couronne ou le secrétaire parlementaire
responsable du projet de loi ne propose des amen-
dements au Parlement, ceux-ci ne reflètent pas
l'intention du gouvernement.
Voici comment le critère applicable doit être
formulé en l'espèce: il s'agit de déterminer si une
personne raisonnable et sensée, renseignée quant à
l'incertitude du processus législatif et exécutif per
tinent, jugerait plus probable que la Commission
d'appel de l'immigration ne rende pas une décision
équitable par suite de l'annonce par le Parlement
de son intention de mettre fin aux fonctions de
tous les membres de la Commission et de ne leur
accorder aucun droit à une réparation, peu importe
la durée de leur mandat, tout en leur laissant
cependant entendre qu'il pourrait les nommer à un
autre tribunal. J'estime qu'une réponse négative
doit être apportée à la question. Bien qu'il ne faille
pas confondre une partialité réelle avec une crainte
de partialité, il est nécessaire, pour évaluer le
caractère raisonnable de la crainte, de déterminer,
avec tous les renseignements requis, comment la
Commission réagirait probablement dans les faits
à l'annonce de cette intention.
D'abord, une réponse affirmative signifierait
que la personne renseignée et sensée conclut que la
Commission aura tendance, consciemment ou non,
à comprendre que l'intérêt du gouvernement est de
priver les requérants et les appelants des droits que
leur reconnaît la loi. Bien que le ministre ait des
intérêts opposés devant la Commission, il est égale-
ment responsable en dernier lieu de l'application
de la Loi en conformité avec les règles de droit. Si
le ministre s'oppose à la requête ou à l'appel, c'est
qu'il existe un véritable désaccord que la Commis
sion doit trancher et non que le ministre ou le
gouvernement possède un intérêt particulier à
l'égard de l'individu visé. La Commission le sait
ainsi que la personne renseignée et sensée. À mon
avis, aucune personne renseignée et sensée ne
pourrait conclure que les membres de la Commis
sion feraient effectivement plaisir au gouverne-
ment s'ils tranchaient ce désaccord d'une façon
inéquitable. L'ensemble des membres de la Com
mission sont bien renseignés quant à l'application
et aux principes généraux de la Loi et, je crois,
sensés. Ils ne peuvent penser qu'une telle conduite
plairait effectivement au gouvernement. Il s'ensuit
qu'aucune personne renseignée et sensée, exami-
nant la situation de l'extérieur, ne pourrait croire
qu'il serait plus probable que la Commission rende
une décision qui ne serait pas équitable à l'égard
des requérants et des appelants en raison de l'in-
tention du gouvernement exprimée dans le projet
de loi C-55.
Deuxièmement, j'estime que la simple expres
sion par le gouvernement de ses intentions à
l'égard d'un tribunal administratif ne peut soulever
une probabilité que le tribunal va réagir à celles-ci
d'une façon particulière dans les décisions qu'elle
est appelée à rendre. L'incertitude quant à la
matérialisation de ces intentions, lorsqu'une loi est
requise, a déjà été analysée. En soi, cette incerti-
tude nous empêche d'affirmer de façon éclairée,
selon la prépondérance des probabilités, que l'in-
tention exprimée aura probablement pour effet
d'inciter les membres de la Commission à exercer
leurs fonctions habituelles de manière différente.
Une raison plus sérieuse justifiant le rejet de
l'annonce des intentions du gouvernement à l'égard
d'un tribunal comme fondement de la conclusion
que celui-ci ne pourrait plus exercer ses fonctions,
du moins en ce qui concerne ceux qui l'avancent,
est l'effet paralysant qu'elle aurait sur le processus
démocratique que l'on - connaît au Canada. Les
débats publics, les consultations et les réactions du
public constituent maintenant des éléments impor-
tants dans la prise de décisions par le gouverne-
ment. Ces prises de décisions ne se font plus dans
les coulisses. À moins que le gouvernement puisse
rendre publiques ses intentions sans porter atteinte
à la capacité du tribunal d'exercer ses fonctions, il
me semble inévitable que nous perdrons la chance
de profiter et de tirer avantage des réactions du
public. Si, selon l'hypothèse douteuse, une cour
pouvait dégager d'une déclaration d'intention du
gouvernement une certitude suffisante à l'appui
d'une conclusion ayant des effets juridiques, elle
devrait agir avec prudence. Bien que le pouvoir
judiciaire doive exercer ses obligations de façon à
permettre aux individus de bénéficier de la loi
lorsqu'ils sont aux prises avec le gouvernement, les
juges ne peuvent intervenir dans le processus légis-
latif et l'élaboration des politiques en se fondant
seulement sur une intention, aussi sérieuse qu'elle
puisse paraître.
Il se peut que le débat public au sujet du projet
de loi C-55, et dans lequel cette affaire s'inscrit
d'une certaine façon, serve à persuader le gouver-
nement de modifier ses intentions. Un ministre a
déjà indiqué que le gouvernement avait changé
d'avis concernant une disposition semblable du
projet de loi C-110 [Loi constituant le Tribunal
canadien du commerce extérieur et modifiant ou
abrogeant d'autres lois en conséquence, 2e sess.,
33e Lég., 1986-87-88]. Voir les procès-verbaux et
témoignages du Comité de la législation sur le
projet de loi C-110, Fascicule n° 5, le 19 mai 1988,
page 5:24. Dans le cas contraire, ce débat exigera
peut-être, à tout le moins, des explications de cette
intention compte tenu de l'usage antérieur établi
par le paragraphe 60(5) de la Loi.
Je serais d'avis d'accueillir l'appel avec dépens,
d'annuler le jugement de la Division de première
instance et de rejeter la demande en Division de
première instance avec dépens.
LE JUGE HEALD: Je suis d'accord.
LE JUGE URIE: Je suis d'accord.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.