A-1157-87
(T-2031-87)
Enerchem Ship Management Inc. (appelante)
(demanderesse)
c.
Les propriétaires et toutes les autres personnes
ayant un droit sur le navire Coastal Canada, le
navire Coastal Canada et Greater Sarnia Invest
ment Corporation (intimés) (défendeurs)
RÉPERTORIÉ: ENERCHEM SHIP MANAGEMENT INC. C.
COASTAL CANADA (LE)
Cour d'appel, juges Heald, Marceau et MacGui-
gan—Toronto, 14 janvier; Ottawa, 16 février
1988.
Avocats et solicitors — Déontologie professionnelle -
Appel du rejet d'une demande d'ordonnance interdisant à un
cabinet d'avocats d'occuper pour les intimés — Le procureur
des intimés a représenté les deux parties lors de la rédaction
du contrat — Les parties devaient partager la note du procu-
reur — Le procureur n'a pas reçu de l'appelante des renseigne-
ments confidentiels — Le procureur a provoqué la rupture de
la séance de rédaction — Y a-t-il eu rapport procureur-client
entre l'appelante et le procureur? — Y a-t-il eu possibilité de
transmission de renseignements confidentiels ou d'injustice à
l'égard de la partie lésée? — Appel accueilli.
Juges et tribunaux — Il est demandé à la Cour d'interdire à
un cabinet d'avocats d'agir en vue d'exercer un contrôle régu-
lier sur ses propres procédures — La bonne administration de
la justice est-elle compromise si le cabinet continue d'agir? —
Le juge des requêtes a rejeté l'injonction — L'avocat a donné
des conseils aux deux parties dans la rédaction du contrat —
Rupture de la rédaction du contrat — Rapport procureur-
client — Conflit d'intérêts — Appel accueilli.
Appel est interjeté du rejet d'une demande visant à obtenir
une ordonnance qui interdirait au cabinet d'avocats Campbell,
Godfrey & Lewtas d'occuper davantage pour les intimés dans
la présente action. L'appelante et une autre compagnie ont
toutes deux entamé des négociations avec la compagnie intimée
sur l'usage exclusif du navire Coastal Canada en vue d'obtenir
un avantage sur l'autre. Chacune a entamé une action en
exécution des prétendus droits contractuels. Le 24 septembre
1987, l'appelante et les intimés sont parvenus à un accord sur
l'affrètement du navire. Ian MacGregor du cabinet Campbell,
Godfrey & Lewtas, procureur des intimés, a accepté de repré-
senter les deux parties dans la rédaction du contrat, l'assurance
lui ayant été donnée qu'il n'y avait plus rien à négocier. Les
parties ont proposé de partager sa note. Au début de la séance,
Me MacGregor a estimé qu'il n'existait pas de contrat entre les
intimés et l'autre affréteur éventuel. La séance de rédaction
s'est écroulée lorsque Mc MacGregor a reconnu une difficulté
dans la clause portant sur le droit applicable. Certes, aucune
consultation privée n'a jamais eu lieu entre l'appelante et
Me MacGregor; mais ce dernier et les intimés se sont consultés.
Pour décider s'il y a lieu à injonction dans une situation de
conflit d'intérêts, il faut examiner s'il y a eu rapport procureur-
client entre le procureur et la partie lésée, et s'il y a eu
possibilité soit de transmission de renseignements confidentiels
soit de quelque autre injustice à l'égard de la partie lésée.
Il se pose la question subsidiaire de savoir si Me MacGregor
se trouvait dans une situation de conflit d'intérêts parce que
l'intimée était indirectement liée à l'appelante. Le cabinet
d'avocats Campbell, Godfrey & Lewtas représente les gestion-
naires de la caisse d'épargne et du régime de participation aux
bénéfices des employés de Dofasco, qui est actionnaire d'une
compagnie liée à l'appelante. L'appelante rend compte quoti-
diennement de son entreprise, notamment de la stratégie, en
matière contentieuse, contre les intimés. Les gestionnaires de
Dofasco reçoivent ces rapports, et ils font un rapport à tous
ceux qui ont des liens avec Dofasco. Il s'ensuit que les rapports
de l'appelante pourraient atteindre Campbell, Godfrey &
Lewtas.
Arrêt (le juge Marceau étant dissident): l'appel devrait être
accueilli.
Le juge MacGuigan (le juge Heald y souscrivant): Il y a eu
rapport procureur-client entre Me MacGregor et l'appelante.
Me MacGregor a agi en tant que procureur plutôt qu'en tant
que simple scribe, puisqu'il devait choisir le libellé approprié en
recourant à ses connaissances professionnelles, et il a été con-
venu que sa note serait partagée.
Le juge des requêtes a statué qu'il n'y avait pas eu de
transmission de renseignements confidentiels, puisque les par
ties s'étaient toujours trouvées l'une en présence de l'autre.
Partant, il a conclu que le procureur n'était pas en conflit
d'intérêts. Toutefois, Me MacGregor lui-même était la source
de la rupture de la séance de rédaction lorsqu'il s'est rendu
compte que l'autre affréteur éventuel pourrait avoir des droits
prioritaires en vertu du droit québécois, question dont il n'était
pas bien informé. À cette époque, il occupait pour les intimés,
et il avait donc agi au détriment de l'appelante pendant qu'il
était en rapport procureur-client avec celle-ci. Une injustice a
été causée à un client au cours d'un rapport procureur-client,
qui a effectivement porté atteinte aux intérêts du client en
provoquant la rupture de la rédaction du contrat. Un procureur
est tenu de protéger ses deux clients, et s'il ne peut le faire, de
cesser d'occuper pour ses deux clients. En l'espèce, le procureur
a exercé son jugement pour le compte d'un autre client, ce qui a
privé l'appelante de sa loyauté. Dès lors que le préjudice à
l'égard de l'appelante a eu lieu et que le procureur n'a pas cessé
d'occuper pour les deux clients, un léger retard dans la formula
tion de la demande de l'appelante ne saurait porter atteinte à
son droit à une injonction.
Le juge Marceau (dissident): Dans la présente requête, on a
invité la Cour à faire usage de son droit de regard sur ses
procédures pour ne pas permettre au cabinet d'avocats Camp-
bell, Godfrey & Lewtas de représenter les intimés dans l'action,
parce que sa participation compromettrait la bonne administra
tion de la justice. On a également demandé à la Cour de refuser
à une partie le droit de retenir les services du procureur de son
choix et à un avocat le droit d'exercer sa profession, pour le
motif que la bonne administration de la justice l'exigeait.
Il n'a existé aucun rapport procureur-client entre l'appelante
et M° MacGregor. On ne s'attendait nullement à ce que ce
dernier reçoive une confidence de l'appelante ni qu'il soit appelé
à représenter ses intérêts exclusifs. La bonne administration de
la justice n'a pas été compromise. Il n'existerait aucune possibi-
lité de préjudice ou de tort si le cabinet d'avocats Campbell,
Godfrey & Lewtas était autorisé à s'occuper de l'affaire.
Il n'était pas certain que l'adage selon lequel non seulement
justice doit être faite, mais encore doit-il être apparent qu'elle
l'est, qui porte sur l'objectivité réelle ou perçue exigée de ceux
qui sont appelés à rendre justice, s'applique pour régir le rôle
des avocats devant un tribunal. Même dans les causes où le
critère de la «probabilité de tort» semble avoir reçu une portée
élargie, on a toujours invité la Cour à protéger une forme de
caractère confidentiel réel ou éventuel. En l'espèce, il n'y a pas
eu transmission de renseignements confidentiels.
Il n'a existé aucun rapport entre un comportement inconve-
nant de la part de Me MacGregor au cours de la rencontre du
24 septembre et la requête dont la Cour est maintenant saisie.
Il se peut qu'un tel comportement puisse donner à l'appelante
une cause d'action en dommages-intérêts ou un motif pour
porter plainte auprès de la Law Society qui s'occupe de la
déontologie professionnelle des procureurs. Mais une injonction
écartant M» MacGregor et son cabinet de l'affaire constituerait
simplement une sanction pour des actes passés et non un moyen
de préserver la bonne administration de la justice.
Quant à l'argument subsidiaire, la partie qui devait s'opposer
à ce que ses procureurs agissent pour les intimés serait Dofasco,
mais elle ne l'a pas fait. Il appartenait également à l'appelante
d'empêcher les renseignements relatifs au litige de parvenir aux
procureurs des intimés.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
Ernie Industies, Inc. v. Patentex, Inc., 478 F.2d 562 (2d
Cir. 1973).
DÉCISIONS CITÉES:
Can. Southern Ry. v. Kingsmill, Jennings (1978), 8
C.P.C. 117 (H.C. Ont.); MTS International Services Inc.
v. Warnat Corportation Ltd. (1980), 31 O.R. (2d) 221;
118 D.L.R. (3d) 561; 18 C.P.C. 212 (H.C.); Davey v.
Woolley, Harnes, Dale & Dingwall; Woolley et al.
(Third Parties) (1982), 35 O.R. (2d) 599 (C.A.); United
States Surgical Corporation c. Downs Surgical Canada
Limited, [1983] 1 C.F. 805 (P» inst.) Lukic et al. v.
Urquhart et al. (1984), 47 O.R. (2d) 463; 45 C.P.C. 19
(H.C.); confirmée par (1985), 50 O.R. (2d) 47; Diamond
v. Kaufman (1984), 45 C.P.C. 23 (H.C. Ont.); Bank of
Montreal v. MacKenzie (1984), 45 C.P.C. 29 (H.C.
Ont.); confirmée par (1984), 46 C.P.C. (C. div. Ont.);
Flynn Development Ltd. et al. v. Central Trust Co.
(1985), 51 O.R. (2d) 57 (H.C.); Negro v. Walker (1986),
7 C.P.C. (2d) 215 (C. dist. Ont.); Rakusen v. Ellis,
Munday & Clarke, [1912] 1 Ch. 831; [1911-13] All E.R.
Rep. 813 (C.A.).
DOCTRINE
Kryworuk, Peter W. «Acting Against former Clients—A
Matter of Dollars and Common Sense» (1984-85), 45
C.P.C. 1.
The Law Society of Upper Canada, Professional Con
duct Handbook. Toronto, 1987.
AVOCATS:
Sean J. Harrington pour l'appelante (deman-
deresse).
Kristine A. Connidis pour les intimés (défen-
deurs).
PROCUREURS:
McMaster Meighen, Montréal, pour l'appe-
lante (demanderesse).
Campbell, Godfrey & Lewtas, Toronto, pour
les intimés (défendeurs).
Langlois Trudeau Tourigny, Montréal, pour
l'intervenante Socanav Inc.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE MARCEAU (dissident): L'importance
de la question dont est maintenant saisie la Cour
ne saurait être exagérée, car elle porte directement
sur la justice fondamentale dans l'administration
de la justice et sur la déontologie professionnelle
au cours de procédures judiciaires. L'avocat de la
demanderesse dans la présente action (l'appelante
en l'espèce) a demandé à la Division de première
instance de rendre une ordonnance qui écarterait
le cabinet d'avocats ontarien Campbell, Godfrey
& Lewtas du dossier et qui lui interdirait de
continuer d'occuper à titre de procureurs pour les
défendeurs/intimés. Le cabinet visé s'est opposé
avec vigueur à la demande, que le juge des requê-
tes a rejetée, et appel est interjeté de cette
décision.
Les faits sont quelque peu compliqués, mais
ceux qu'il faut connaître pour comprendre la situa
tion et statuer sur l'appel sont simples et ne sont
vraiment pas contestés. Il convient de les exposer
tout d'abord dans le contexte général puis dans la
mesure où ils se rapportent plus directement à la
demande en litige.
Deux compagnies concurrentes, en fait les deux
plus importantes compagnies canadiennes qui
exploitent des flottes de navires-citernes battant
pavillon national pour le transport du pétrole,
Enerchem Ship Management Inc., l'appelante (ci-
après appelée «Enerchem») et Socanav Inc., s'inté-
ressent toutes deux beaucoup à l'affrètement du
navire Coastal Canada, un navire-citerne canadien
appartenant à l'intimée Greater Sarnia Investment
Corporation (ci-après appelée «Greater Sarnia»),
de Sarnia (Ontario). Elles ont toutes deux entamé,
pendant un certain temps, des discussions et négo-
ciations avec Greater Sarnia, chacune étant dési-
reuse d'obtenir l'usage exclusif d'un navire qui
convient particulièrement bien à certains types de
transport étant donné sa dimension et, par là, de se
trouver dans une position favorable par rapport à
l'autre. Ces négociations parallèles, dont les deux
compagnies étaient au courant, ont précipitam-
ment pris fin le 24 septembre 1987. À cette
époque, les deux compagnies essayaient d'obtenir
de Greater Sarnia une reconnaissance définitive
(sous forme d'un contrat écrit) d'un accord qui,
selon elles, avait finalement été conclu verbale-
ment. Ce jour-là, Socanav Inc. signifia à Greater
Sarnia une injonction provisoire lui interdisant de
vendre ou de fréter coque nue son navire; elle avait
demandé et obtenu cette injonction en intentant
une action in rem et in personam pour l'exécution
de ses prétendus droits contractuels. Enerchem
immédiatement demanda l'autorisation d'interve-
nir dans les procédures et elle, quelques jours plus
tard, intenta contre Greater Sarnia sa propre
action également in rem et in personam pour
l'exécution de ses propres prétendus droits. Bien
entendu, Socanav, à son tour, demanda et obtint
l'autorisation d'intervenir dans l'action d'Ener-
chem, celle qui nous préoccupe en l'espèce. Voilà
ce qui en est du contexte général; abordons main-
tenant les faits qui se rapportent plus directement
à la requête.
Je ne me crois pas en mesure de donner de ces
faits un compte rendu plus favorable à la demande
que le récit des avocats de l'appelante eux-mêmes.
Je me contente donc de reproduire textuellement
certains paragraphes de leur mémoire.
[TRADUCTION] Peu de temps après minuit, le 24 septembre
1987, la défenderesse-INTIMÉE Greater Sarnia Investment Cor
poration («Greater Sarnia») a accepté de donner en location
coque nue le navire défendeur M.V. COASTAL CANADA, et la
demanderesse-APPELANTE Enerchem Shipmanagement Inc.
(«Enerchem») a accepté de l'affréter. Enerchem, représentée
par deux de ses administrateurs, Anthony Airey et George
Iskandar, ont obtenu de Lucio Sandrin de Greater Sarnia
l'assurance que celle-ci était en mesure de donner en location le
navire. On savait que Greater Sarnia avait également négocié
avec Socanav Inc., demanderesse dans l'action T-1989-87.
Les parties se sont réunies de nouveau aux bureaux d'Enerchem
à Montréal, à environ 11 h 30 du 24 septembre 1987 pour
constater leur accord par écrit. Parmi ceux qui y étaient
présents pour le compte de Greater Sarnia se trouvait son
procureur Ian MacGregor, du cabinet d'avocats torontois
Cambpell, Godfrey & Lewtas.
On a proposé que Me MacGregor représente tant Greater
Sarnia qu'Enerchem dans la rédaction de leur contrat, et que sa
note soit partagée par celles-ci. Me MacGregor a accepté de les
représenter, M. Sandrin de Greater Sarnia l'ayant assuré que,
en fait, il n'y avait plus rien à négocier. Il s'agissait seulement
de «rédiger le contrat». Me MacGregor a également déclaré
que, à son avis, les négociations entre Greater Sarnia et Soca-
nav n'ont pas donné lieu à un contrat, puisqu'il existait au
moins six points à conséquences financières qui n'avaient
jamais été acceptés.
La séance de rédaction a continué jusqu'à ce qu'on soit arrivé à
l'article 31 de la formule convenue, la formule Barecon A,
l'article portant sur le droit applicable. Le contrat Enerchem/
Greater Sarnia exigeait l'application du droit maritime cana-
dien. Me MacGregor a déclaré que le projet de Socanav
prévoyait l'application du droit de la province de Québec.
Me MacGregor s'est retiré pour, semble-t-il, demander des avis
sur ce point, et avec l'aide du capitaine Iskandar notamment, il
a pu se mettre en contact avec Jacques Demers de McMaster
Meighen, membre du Barreau du Québec.
Durant la même période, des représentants de Socanav ont
appelé les représentants de Greater Sarnia aux bureaux d'Ener-
chem pour menacer d'intenter une action en justice.
La séance de rédaction s'est écroulée.
La seule difficulté que comporte ce récit, c'est
qu'il ne met pas suffisamment d'accent sur cer-
tains faits dont l'existence doit être pleinement
appréciée pour se faire une idée complète et exacte
de la situation. Comme on s'y attendait, les avo-
cats des intimés ont pris soin de compléter le
tableau dans leur propre mémoire et, de nouveau,
je me permets d'en reproduire un extrait:
[TRADUCTION] Me MacGregor a assisté à la réunion du 24
septembre en sa qualité d'avocat de l'intimée. L'appelante l'a
compris.
À la réunion, M. George Iskandar de l'appelante a proposé que
Me MacGregor agisse pour les deux parties en constatant par
écrit l'accord auquel elles étaient parvenues, afin que celui-ci
soit signé aussi rapidement que possible ce jour-là, l'assurance
ayant été donnée qu'il n'y avait rien de contentieux à régler
entre les parties.
Au cours de la réunion, aucune consultation privée entre des
représentants de l'appelante et Me MacGregor n'a eu lieu.
D'autre part, il y a eu au cours de cette réunion une consulta
tion privée entre Me MacGregor et l'intimée et, par téléphone,
entre Me MacGregor et Me Strathy de son cabinet d'avocats.
De même, des représentants de l'appelante et ses propres
procureurs chez McMaster Meighen se sont consultés en privé
au cours de la réunion.
Immédiatement après la réunion, l'appelante a donné à ses
propres procureurs l'instruction d'occuper pour elle dans la
présente action et dans l'action connexe.
Pour ce qui est de ses affaires de droit maritime, l'intimée a été
représentée par le cabinet d'avocats pendant au moins ces cinq
dernières années.
En ce qui concerne les questions litigieuses dans la présente
action, le cabinet d'avocats de l'intimée a occupé pour elle
depuis juillet 1987 à l'égard des aspects tant commerciaux que
litigieux de l'affaire.
L'appelante n'a jamais consulté le cabinet d'avocats de l'inti-
mée; elle n'a jamais été représentée par celui-ci; elle n'a jamais
eu de rapport ou de contact avec ce cabinet; la réunion du 24
septembre était la seule exception.
Les propres procureurs de l'appelante, McMaster Meighen de
Toronto et de Montréal, l'ont représentée depuis son début,
dans les affaires de société et les affaires litigieuses.
Il faut faire état d'un dernier point. L'appelante a
non seulement déjà reconnu que Me MacGregor
n'avait reçu rien de confidentiel à la réunion du 24
septembre, mais il ressort également de la preuve
que ceux qui étaient présents n'avaient à aucun
moment pensé que quelque chose de confidentiel
pouvait lui être transmis ou lui serait transmis.
Tels sont les détails sur le contexte et nous
pouvons maintenant aborder la requête. Il se pose
immédiatement une question préliminaire: quelle
est la vraie nature de cette requête et, plus précisé-
ment, sur le plan juridique, à quoi tend-elle et quel
est son fondement? Sans avoir une idée claire de ce
à quoi tend la requête, la question qu'elle soulève
peut trop facilement être mal comprise.
Dans la requête, il n'est pas demandé à la Cour
de se prononcer sur la nature et la portée des
obligations qu'un procureur a envers son client.
L'appelante ne conclut pas à la reconnaissance et à
l'exécution d'un droit qu'elle peut avoir par suite
de certains rapports avec Cambpell, Godfrey &
Lewtas; elle ne conclut pas non plus, soit directe-
ment soit indirectement, à une violation possible
ou éventuelle d'une obligation fiduciaire de la part
du cabinet d'avocats. L'avocat de l'appelante a cité
l'affaire Davey v. Woolley, Hames, Dale & Ding-
wall; Woolley et al. (Third Parties), (1982), 35
O.R. (2d) 599 (C.A.), mais il s'agissait d'une
affaire portant sur une action en dommages-inté-
rêts intentée par un client mécontent à son procu-
reur: elle se rapporte peu à l'affaire dont la Cour
est saisie. De même, le code de conduite profes-
sionnelle établi par des associations d'avocats pro-
vinciales, dans la mesure où il vise à régir le
comportement des procureurs envers leurs clients,
n'est d'aucune utilité immédiate.
La requête ne se rapporte pas non plus au
pouvoir disciplinaire qu'a la Cour sur les procu-
reurs qui comparaissent devant elle. Bien entendu,
on ne saurait prétendre que, en agissant pour les
intimés dans la présente action, le cabinet d'avo-
cats violerait son obligation en tant qu'officiers de
justice. Le code de déontologie professionnelle
régissant le comportement des procureurs devant
la Cour, celui établi par les règles générales de la
pratique judiciaire ainsi que par la Law Society,
n'est pas en cause.
Ce que vise la requête est clair et simple. Elle
invite la Cour à faire usage de son droit de regard
sur ses procédures pour ne pas permettre au cabi
net d'avocats Campbell, Godfrey & Lewtas de
représenter les intimés dans l'action, parce que
leur participation compromettrait la bonne admi
nistration de la justice. La gravité exceptionnelle
de la requête, réduite à sa plus simple expression,
est frappante. Il est demandé à la Cour d'interve-
nir et de refuser non seulement le droit normal
d'une partie de retenir les services du procureur de
son choix, mais aussi le droit d'un avocat d'exercer
sa profession et ses activités comme bon lui semble
(tant que, bien entendu, il le fait honnêtement et
conformément au code), pour le seul motif que la
bonne administration de la justice l'exige. Il est
inutile, je suppose, d'insister sur le fait que pour
qu'une requête de cette gravité aboutisse, les
motifs invoqués à son appui doivent être réelle-
ment sérieux. Quels sont-ils donc?
On a invoqué deux motifs, un motif principal et
un autre subsidiaire. Ce dernier ne se rapporte pas
aux faits susmentionnés et peut être tranché
sommairement.
On peut résumer brièvement comme suit les
faits qui sous-tendraient cet argument subsidiaire
dans la plaidoirie de l'appelante. Le cabinet d'avo-
cats Cambpell, Godfrey & Lewtas a comme clients
les gestionnaires de la caisse d'épargne et du
régime de participation aux bénéfices des employés
de Dofasco, et du régime de revenu de retraite
supplémentaire de celle-ci («Dofasco»), qui est une
actionnaire d'une société liée à l'appelante, savoir
Enerchem Transport Inc. Or, l'appelante rend
compte quotidiennement de tous les aspects de son
entreprise, notamment de la stratégie, en matière
contentieuse, de son procès contre Greater Sarnia,
et parmi les destinataires de ces rapports se trou-
vent les gestionnaires de Dofasco. Puisque ceux-ci
peuvent très bien, à leur tour, faire un rapport à
tous ceux qui ont des liens avec Dofasco, il s'ensuit
que les rapports de l'appelante peuvent atteindre
Campbell, Godfrey & Lewtas.
Je ne vois simplement pas comment ces faits
peuvent de quelque façon que ce soit affecter la
bonne administration de la justice. Si quelqu'un
devait se préoccuper du fait que Greater Sarnia est
représentée dans la présente action par les procu-
reurs qui ont, dans le passé, agi pour Dofasco, et
qui le feront peut-être encore dans l'avenir, ce ne
pourrait être que Dofasco, et non l'appelante, et
Dofasco n'a soulevé aucune difficulté. D'autre
part, si l'appelante craint que certains renseigne-
ments figurant dans ses rapports relatifs au litige
ne puissent d'une façon ou d'une autre parvenir
aux procureurs de Greater Sarnia, il lui appartient
de prendre les mesures nécessaires pour parer à
cette éventualité. Il est inutile que je m'étende sur
le motif subsidiaire.
Le motif principal invoqué par l'avocat de l'ap-
pelante à l'appui de la requête est que, Campbell,
Godfrey & Lewtas ayant agi, par l'entremise de
Me MacGregor, à titre de procureurs d'Enerchem
au cours de la réunion du 24 septembre, il ne
convient pas qu'ils soient maintenant autorisés à
représenter son adversaire dans ce procès avec
lequel les événements du 24 septembre ne sont
certainement pas sans rapport. Ce motif pourrait
être plus convaincant, si l'on considère le principe
général, que celui que je viens de rejeter sommai-
rement mais, compte tenu des faits de l'espèce, je
ne crois pas qu'il soit plus fondé.
En premier lieu, je doute sérieusement qu'il ait
existé, au cours de la réunion du 24 septembre, un
rapport procureur-client entre l'appelante et Me
MacGregor. Il est vrai que Me MacGregor devait
faire usage de ses connaissances professionnelles
pour «rédiger le contrat», bien que son rôle à cet
égard se soit trouvé restreint par le fait qu'il
existait déjà un projet préparé par les administra-
teurs de l'appelante et qui devait seulement être
révisé. Il est également vrai que M. Iskandar qui
travaille pour l'appelante a témoigné d'un accord
prévoyant que les honoraires de l'avocat seraient
partagés par les deux parties, même si la preuve
est muette quant à la façon exacte dont cet accord
a eu lieu et à la mesure dans laquelle l'avocat
lui-même y a participé. J'estime toutefois qu'un
rapport procureur-client pleinement valable exige
plus que cela. À mon avis, il faut, d'une part, un
avocat qui a assumé ou s'est fait imposer par la loi
une obligation fiduciaire et, d'autre part, un client
qui a mis sa confiance en l'avocat et comptait sur
lui pour la protection d'un intérêt spécial. Ainsi
qu'il a été expliqué ci-dessus, on ne s'attendait
nullement à ce que Me MacGregor reçoive une
confidence de l'appelante ni qu'il soit appelé à
représenter ses intérêts exclusifs.
Mais même si j'ai tort en estimant qu'aucun
véritable rapport procureur-client n'a existé, je ne
peux simplement pas comprendre comment la
bonne administration de la justice dans le présent
litige pourrait de quelque façon que ce soit être
compromise s'il n'est pas interdit à Campbell,
Godfrey & Lewtas de continuer d'occuper pour les
intimés. A ce que je vois, il n'existerait absolument
aucune possibilité de préjudice ou de tort s'ils
étaient autorisés à continuer de s'occuper de l'af-
faire et ceci est, à mon avis, décisif.
L'avocat de l'appelante a insisté pour que la
Cour suive un petit nombre de décisions canadien-
nes récentes qui, à l'instar de certaines décisions
américaines, semblent avoir préféré un critère
d'une portée plus grande que celle du critère tradi-
tionnel exigeant «une probabilité de tort» (critère
bien connu qui se dégage de la décision importante
de la Cour d'appel anglaise Rakusen v. Ellis,
Munday & Clarke, [1912] 1 Ch. 831; [1911-13]
All E.R. Rep. 813). On nous a dit que le nouveau
critère puise son sens et son autorité dans le vieil
adage selon lequel non seulement justice doit être
faite, mais encore doit-il être apparent qu'elle l'est.
Je ne suis pas certain que le principe que renferme
cet adage, qui porte essentiellement sur l'objecti-
vité réelle ou perçue exigée de ceux qui sont appe-
lés à rendre justice, puisse facilement s'adapter de
façon à régir le rôle des avocats devant un tribu
nal. On pourrait y recourir pour étayer, je suppose,
l'obligation stricte des procureurs de respecter en
tout temps, apparemment et en réalité, le caractère
accusatoire de notre système d'administration de
la justice, mais j'ai du mal à y attribuer une autre
application possible. Quoi qu'il en soit, même
parmi ces quelques causes où le critère de la
«probabilité de tort» semble avoir reçu une portée
élargie, je ne connais aucune décision où la Cour
n'a pas clairement été poussée par le désir de
protéger une forme de caractère confidentiel réel
ou éventuel. En l'espèce, ainsi qu'il a été souligné
ci-dessus, il est clair, pour un observateur conscient
des faits, qu'une telle préoccupation serait totale-
ment déplacée, puisqu'aucune transmisson de ren-
seignements confidentiels n'était possible.
Au cours du débat devant la Cour, on a laissé
entendre que le fait que Mc MacGregor avait
contribué à la rupture de la rédaction du contrat,
au cours de la réunion du 24 septembre, était
déterminant. Il faut se rappeler que, en effet, la
séance s'est écroulée lorsque, en examinant l'un
des articles, Mc MacGregor est devenu inquiet et il
a conseillé à M. Sandrin de Greater Sarnia de
s'abstenir de signer le document. On a soutenu à
l'audition que Mc MacGregor avait ainsi agi au
détriment de l'appelante Enerchem alors qu'il était
en rapport procureur-client avec celle-ci. J'ai déjà
exprimé des doutes sur la question de savoir si un
rapport procureur-client existait entre Mc Mac-
Gregor et Enerchem. J'ajouterai que je ne vois rien
de mauvais dans le comportement de Mc MacGre-
gor au cours de la réunion, son attitude ayant été,
à toutes les époques en cause, conforme à la posi
tion qu'il a adoptée et dont la signification était
claire pour tous ceux qui y étaient présents. La
brève réponse à cet argument est toutefois, à mon
avis, même plus simple: il n'existe aucun rapport
entre un comportement inconvenant de la part de
Me MacGregor au cours de la rencontre du 24
septembre et la requête dont la Cour est mainte-
nant saisie. Il se peut qu'un tel comportement
puisse donner à Enerchem une cause d'action en
dommages-intérêts ou un motif pour porter plainte
auprès de l'association qui s'occupe de la déontolo-
gie professionnelle des procureurs. Mais une
injonction contre MacGregor et son cabinet les
écartant de l'affaire constituerait simplement une
sanction pour des actes passés et non un moyen de
préserver la bonne administration de la justice.
J'estime que le juge de première instance a eu
raison de rejeter la requête de l'appelante, et je
rejetterais l'appel avec dépens.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE MACGUIGAN: L'espèce présente est
l'une de ces rares affaires où il est demandé à la
Cour de statuer sur la déontologie professionnelle,
qui normalement relève du corps dirigeant des
associations d'avocats provinciales, en vue d'exer-
cer un contrôle régulier sur ses propres procédures.
Dans sa demande, l'appelante conclut à une
ordonnance interdisant au cabinet d'avocats de
Toronto Campbell, Godfrey & Lewtas de cesser
d'occuper pour les intimés dans la présente action
(T-2031-87) et dans une action qui est intimement
liée à celle-ci (T-1989-87). En rejetant cette
requête en injonction le 10 novembre 1987, le juge
Addy a invoqué les motifs suivants (Dossier d'ap-
pel, pp. 200 et 201):
Le 24 septembre 1987, Me McGregor a accepté de rédiger la
teneur d'un contrat projeté entre les parties. Elles avaient
essentiellement convenu de celle-ci au début de cette matinée.
Me McGregor a entrepris cette tâche à la condition expresse
qu'aucune autre négociation ne serait nécessaire. A cette
époque, il n'existait aucune contestation ni aucune question
litigieuse entre les parties.
Dès qu'il est devenu évident qu'il pourrait y avoir des difficultés
par suite de l'action imminente d'une tierce partie, savoir
SOCANAV INC., Me McGregor a cessé de représenter la deman-
deresse, qui a consulté son propre procureur. Tous les rensei-
gnements qui ont été donnés par la demanderesse à Me McGre-
gor le 24 septembre l'ont été en la présence des défendeurs. En
conséquence, ces renseignements ne sauraient être considérés
comme confidentiels. Il n'y a pas preuve de l'existence d'un
rapport procureur-client passé entre la demanderesse et le
cabinet d'avocats que vise l'interdiction demandée. Au con-
traire, la preuve établit très certainement qu'aucun rapport de
ce genre n'a jamais existé soit antérieurement soit ultérieure-
ment à cette date. Il en ressort également que la demanderesse
a tout le temps considéré Me McGregor comme le procureur
des défendeurs.
Me McGregor n'ayant reçu aucun renseignement confidentiel
par suite de l'existence d'un rapport procureur-client entre lui
et la demanderesse, un conflit d'intérêts ne saurait exister à cet
égard.
Le procureur des défendeurs a représenté dans le passé certains
actionnaires de la société demanderesse et il continue de les
représenter. Les actionnaires de celle-ci ont été mis au courant
du litige et ont fait savoir qu'ils ne s'opposeraient pas à ce que
son cabinet agisse pour le compte des défendeurs. Les alléga-
tions de la demanderesse selon lesquelles l'administration de la
justice exige qu'il soit interdit à ces procureurs d'agir pour le
compte des défendeurs ne sont pas fondées en droit. C'est avec
les actionnaires et non la société que le cabinet de Me McGre-
gor entretient des rapports. Tout droit de s'opposer à ce qu'il
occupe pour les défendeurs en raison d'un rapport procureur-
client serait limité aux actionnaires.
La majeure partie des faits nécessaires au pré-
sent appel est suffisamment exposée par le juge des
requêtes, mais il convient peut-être de préciser que
l'intimée Greater Sarnia Investment Corporation
avait également entamé des négociations avec
Socanav Inc., la demanderesse dans l'action
T-1989-87, en vue de donner en location le même
navire, et que le procureur, Me MacGregor, a
déclaré au début de la rencontre du 24 septembre
que, à son avis, ces négociations n'avaient pas
donné lieu à un contrat.
Au débat, les deux parties ont fait état de la
règle 5 «Conflict of Interest» («Conflit d'intérêts»)
des Rules of Professional Conduct of The Law
Society of Upper Canada (Code de déontologie de
l'Association d'avocats de l'Ontario) même si les
événements servant de base au litige se sont dérou-
lés à Montréal, parce que les procureurs des inti-
més sont membres de la Law Society of Upper
Canada. La règle 5 et les paragraphes applicables
des commentaires sont ainsi rédigés (Professional
Conduct Handbook (Manuel de déontologie pro-
fessionnelle), 30 janvier 1987, pp. 9 à 13)':
[TRADUCTION] Règle 5
L'avocat ne doit pas conseiller ou représenter deux parties
opposées et, à moins qu'il n'en ait dûment averti son client,
actuel ou éventuel, et obtenu son consentement, il doit refuser
toute affaire susceptible de le mettre en conflit d'intérêts.
COMMENTAIRES
Principes directeurs
1. Il y a conflit d'intérêts lorsque les intérêts en présence sont
tels que l'avocat pourrait être porté à préférer certains d'entre
eux à ceux d'un client actuel ou éventuel ou qu'il serait à
craindre que son jugement et sa loyauté envers celui-ci puissent
en être défavorablement affectés.
2. La justification du principe se passe de développements:
les intérêts du client peuvent être sérieusement compromis si le
jugement et la liberté d'action de son avocat ne sont pas à l'abri
d'influences compromettantes.
3. Les intérêts visés sont non seulement l'intérêt pécuniaire
de l'avocat ou d'un associé de celui-ci, mais aussi les devoirs de
l'avocat à l'égard de tout autre client, y compris l'obligation de
renseignements.
' La règle et les commentaires du chapitre V «L'Impartialité
et les conflits d'intérêts» du code de déontologie professionnelle
qu'à adopté le Conseil de l'Association du Barreau canadien le
25 août 1974 sont essentiellement identiques à la règle 5 et aux
commentaires de la Law Society of Upper Canada. La seule
vraie différence réside dans le numérotage, les rubriques et la
structure de phrase.
Communication et consentement
4. Le principe exige aussi que le client soit convenablement
informé afin qu'il puisse juger si l'avocat doit continuer à
s'occuper de son affaire en dépit de l'existence ou du risque de
conflits d'intérêts. S'il importe au client que la liberté de
jugement et d'action de son avocat reste entière et n'entre pas
en conflit avec d'autres intérêts, devoirs ou obligations, cette
considération, dans la pratique, peut ne pas être toujours
décisive. Elle peut même ne constituer qu'un élément parmi
ceux dont le client aura à tenir compte lorsqu'il s'agira pour lui
d'accorder ou de refuser son consentement. D'autres circons-
tances peuvent en effet entrer en ligne de compte: disponibilité
d'un autre avocat aussi expérimenté ou compétent, frais supplé-
mentaires, retards ou inconvénients qu'entraînerait le recours à
un autre avocat, l'ignorance où celui-ci se trouverait des affai-
res du client. Il n'est pas inconcevable, dans ces conditions, que
le client finisse par estimer qu'il n'a pas d'intérêt à engager les
services d'un autre avocat. Ce serait le cas, par exemple, du
client et d'une autre partie à une opération commerciale qui se
trouveraient être l'un et l'autre des clients habituels du même
cabinet d'avocats mais seraient régulièrement représentés par
des avocats différents.
5. Avant que l'avocat consente à agir pour plus d'un client
dans une affaire ou une cause quelconques, il doit prévenir les
intéressés qu'il a été prié d'agir pour eux tous, qu'aucun des
renseignements qu'ils lui communiqueront ne saurait être tenu
pour confidentiel à l'égard des autres parties qu'il représente et
que dans le cas où surgirait un conflit insoluble, il ne saurait
continuer à s'occuper de tout le monde et se trouvera même
dans l'obligation de se dessaisir complètement de l'affaire. Si
l'un des clients est une personne pour laquelle il travaille
régulièrement, il importe que cette circonstance soit révélée aux
autres intéressés et qu'il leur soit recommandé de se faire
représenter par un autre avocat. Si, malgré tout, toutes les
parties consentent à ce que l'avocat agisse pour elles, celui-ci
doit les prier de donner leur consentement par écrit ou leur
adresser à toutes une lettre personnelle prenant acte de ce
consentement. Il doit cependant se garder de représenter tous
les intéressés si, malgré leur consentement, il est assez mani-
feste que des divergences de vues surgiront ou qu'à mesure que
l'affaire avancera, leurs droits ou leurs obligations coïncideront
de moins en moins.
6. Au cas où, le consentement des intéressés ayant été
obtenu, un différend surgirait entre eux, l'avocat, tout en
conservant le droit de les conseiller sur d'autres questions non
litigieuses, enfreindrait le principe s'il continuait à les conseiller
sur la question qui les oppose. Dans ces circonstances, il serait
ordinairement bien avisé de les adresser à un confrère. Cepen-
dant, si le différend n'appelle que peu ou pas de conseils
juridiques mais porte plutôt, par exemple, sur les aspects
commerciaux d'une transaction, l'avocat peut décider, si les
clients lui paraissent avoir l'expérience nécessaire, de ne pas
intervenir et de les laisser s'entendre entre eux; ou encore il
peut adresser un des clients à un confrère tout en continuant à
conseiller l'autre, si les intéressés étaient convenus de cette
solution à l'avance en cas de conflit d'intérêts.
Agir contre un ancien client
13. L'avocat qui a agi pour un client ne doit pas, normale-
ment, agir ultérieurement contre lui (ou contre des personnes
qui s'étaient engagées ou associées avec le client) dans la même
affaire ou une affaire connexe, ou lorsqu'il a obtenu de l'autre
partie des renseignements confidentiels en rendant des services
professionnels. Mais il est parfaitement licite pour un avocat
d'agir contre un ancien client dans une affaire totalement
nouvelle, sans aucun rapport avec les services qu'il aurait pu
rendre antérieurement à cette personne, et lorsque ces rensei-
gnements confidentiels ne se rapportent pas à cette affaire.
Cabinet d'avocats
16. Pour plus de clarté, les paragraphes ci-dessus parlent de
l'avocat pris individuellement et de son client. Mais on conçoit
que le terme «client, doive s'entendre aussi d'un client du
cabinet dont fait partie l'avocat à un titre ou à un autre, qu'il
soit personnellement appelé ou non à représenter ce client.
Fardeau de la preuve
17. Dans toute procédure disciplinaire pour infraction au
principe d'impartialité, c'est l'avocat qui aura généralement le
fardeau de prouver qu'il était de bonne foi, qu'il avait dûment
averti son client et que celui-ci avait donné son consentement.
J'estime que ni les Rules of Professional Con
duct de l'Ontario, ni (et encore moins) les com-
mentaires sur ce code ne sauraient être considérés
comme des textes législatifs. Néanmoins, ces docu
ments, et en particulier le code lui-même, renferme
généralement les principes posés par les tribunaux
au cours des années et doivent être considérés avec
grand respect.
Il ressort des précédents qu'il y a lieu de décer-
ner une injonction en cas de conflit d'intérêts
seulement lorsqu'il existe un rapport procureur-
client entre le procureur et la partie lésée, et
lorsqu'il existe également une possibilité 2 soit de
transmission de renseignements confidentiels soit
de quelque autre injustice à l'égard de la partie
lésée: Can. Southern Ry. Co. v. Kingsmill, Jen-
nings (1978), 8 C.P.C. 117 (H.C. Ont.); MTS
International Services Inc. v. Warnat Corporation
Ltd. (1980), 31 O.R. (2d) 221; 118 D.L.R. (3d)
561; 18 C.P.C. 212 (H.C.); Davey v. Woolley,
Hames, Dale & Dingwall; Woolley et al. (Third
Parties) (1982), 35 O.R. (2d) 599 (C.A.); United
2 Il se peut que la tendance plus courante consiste à considé-
rer comme suffisante une possibilité de tort: voir Kryworuk,
Peter W., «Acting Against former Clients—A Matter of Dol
lars and Common Sense» (1984-85), 45 C.P.C. 1. La distinction
n'est pas pertinente en l'espèce.
States Surgical Corporation c. Downs Surgical
Canada Limited, [1983] 1 C.F. 805 (1` e inst.);
Lukic et al. v. Urquhart et al. (1984), 47 O.R.
(2d) 463; 45 C.P.C. 19 (H.C.) (confirmé par
(1985), 50 O.R. (2d) 47) (C.A.); Diamond v.
Kaufman (1984), 45 C.P.C. 23 (H.C. Ont.); Bank
of Montreal v. MacKenzie (1984), 45 C.P.C. 29
(H.C. Ont.) (confirmé par (1984), 46 C.P.C. 1 (C.
div. Ont.)); Flynn Development Ltd. et al. v. Cen
tral Trust Co. (1985), 51 O.R. (2d) 57 (H.C.);
Negro v. Walker (1986), 7 C.P.C. (2d) 215 (C.
dist. Ont.). Ces décisions n'étayent pas la préten-
tion de l'appelante voulant que le simple fait d'un
rapport procureur-client suffise. Il doit y avoir
également la transmission de renseignements ou
quelque autre forme d'injustice.
Bien que le juge des requêtes n'ait tiré aucune
conclusion quant à l'existence d'un rapport procu-
reur-client entre Me MacGregor et l'appelante,
j'estime que ce rapport a clairement existé. Même
s'il a été convenu au début de la rencontre du 24
septembre 1987 qu'il n'y avait rien d'autre à négo-
cier, en «rédigeant le contrat», Me MacGregor a
agi en tant que procureur plutôt qu'en tant que
simple scribe, puisqu'il devait choisir le libellé
approprié en recourant à ses connaissances profes-
sionnelles. Qui plus est, il a été convenu que sa
note serait partagée entre les deux parties.
Le juge des requêtes a néanmoins conclu qu'il
n'y avait pas eu de transmission de renseignements
confidentiels qui aurait pu porter atteinte aux
intérêts de l'appelante puisque, à toutes les épo-
ques en cause, les parties s'étaient trouvées l'une
en présence de l'autre. Partant, il a statué que le
procureur n'était pas en conflit d'intérêts.
À mon humble avis, le juge des requêtes a eu
raison dans sa conclusion qu'aucun renseignement
n'avait été transmis, et également dans sa conclu
sion de droit, relativement aux arguments invoqués
devant lui.
Il ressort toutefois de la discussion entre les
avocats et cette Cour que la rupture dans la rédac-
tion du contrat, survenue au moment de rédiger
l'article 33 portant sur le droit applicable, était
due non pas à une cause extérieure, ni aux parties,
mais au procureur lui-même qui, à ce stade, aurait
eu l'idée que, puisque le projet d'accord des inti-
més avec Socanav, l'autre affréteur éventuel, exi-
geait l'application du droit québécois (au lieu du
droit maritime canadien comme l'appelante et les
intimés en avaient auparavant convenu), Socanav
pourrait avoir des droits prioritaires en vertu du
droit québécois, question dont il n'était pas bien
informé en tant que procureur ontarien. La séance
de rédaction s'est écroulée et Me MacGregor a
sur-le-champ cessé d'agir pour l'appelante. Le fait
que Me MacGregor s'est désisté de l'affaire dès
que la rupture dans la rédaction du contrat est
apparue n'est pas contesté, mais il était lui-même
la source de la rupture, ayant agi au moment
décisif dans l'intérêt des intimés, ainsi que leur
avocat l'a reconnu au débat, et compte tenu de la
connaissance qu'il avait par ailleurs de leurs affai-
res. Me MacGregor a donc agi au détriment de
l'appelante pendant qu'il était en rapport procu-
reur-client avec celle-ci.
Il a été allégué pour le compte du procureur que
toute injustice à l'égard de l'appelante n'a pas
découlé du rapport procureur-client avec celle-ci,
qu'il n'existe pas de précédent interdisant ce genre
d'injustice et que, étant donné l'absence d'une
injustice continue ou d'un risque présent de conflit
d'intérêts, il serait illogique d'interdire à son cabi
net de continuer d'occuper pour ses premiers
clients et de priver ceux-ci de leurs procureurs de
leur choix.
Néanmoins, une injustice a été causée à un
client au cours d'un rapport procureur-client, qui a
effectivement porté atteinte aux intérêts du client
en provoquant la rupture de la rédaction du con-
trat. Dans ces circonstances, je ne suis pas disposé
à adopter une vue étroite de l'obligation du procu-
reur de protéger ses deux clients, et s'il ne peut le
faire, de cesser d'occuper pour ses deux clients.
Ainsi qu'il est dit au paragraphe 13 des commen-
taires susmentionné: «L'avocat qui a agi pour un
client ne doit pas, normalement, agir ultérieure-
ment contre lui ... dans la même affaire ou une
affaire connexe.» Le paragraphe 3 précise que dans
les cas concernant les procureurs, «Les intérêts
visés sont non seulement l'intérêt pécuniaire de
l'avocat», et il est dit au paragraphe 1, qui énonce
le premier principe directeur, qu'«Il y a conflit
d'intérêts ... [lorsqu'il] serait à craindre que [le]
jugement [de l'avocat] et sa loyauté envers un
client [actuel ou éventuel] puissent en être défavo-
rablement affectés». En l'espèce, le procureur a
exercé son jugement pour le compte d'un autre
client, ce qui a privé l'appelante de sa loyauté. Je
crois que le juge américain Kaufman a saisi le
principe fondamental dont il s'agit dans ce genre
de cause lorsqu'il a tenu ces propos au nom de la
Second Circuit Court of Appeals dans l'affaire
Emle Industries, Inc. v. Patentex, Inc., 478 F.2d
562 (1973), la page 571:
[TRADUCTION] La dynamique du litige est beaucoup trop
subtile, le rôle de l'avocat dans ce processus est beaucoup trop
décisif et l'intérêt du public dans le sort du litige est beaucoup
trop grand pour laisser planer le moindre doute concernant
l'opportunité sur le plan éthique de la représentation d'un
avocat dans une affaire particulière.
Dès lors que le préjudice à l'égard de l'appelante a
eu lieu et que le procureur n'a pas cessé d'occuper
pour les deux clients, un léger retard dans la
formulation de la demande de l'appelante ne sau-
rait porter atteinte à son droit à une injonction.
Étant donné cette conclusion concernant le pre
mier argument de l'appelante, il n'est pas néces-
saire d'examiner son deuxième argument voulant
que le juge des requêtes ait commis une erreur en
concluant qu'aucun conflit d'intérêts ne découlait
du fait que les procureurs des intimés agissaient
pour les actionnaires de l'appelante.
J'accueillerais l'appel avec dépens tant devant
cette instance qu'en première instance. J'annule-
rais la décision de la Division de première instance
en date du 10 novembre 1987 et je rendrais une
ordonnance interdisant au cabinet d'avocats
Campbell, Godfrey & Lewtas de Toronto d'occu-
per davantage pour les intimés dans les actions
portant les numéros de greffe T-1989-87 et
T-2031-87.
LE JUGE HEALD: Je souscris aux motifs
ci-dessus.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.