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T-1225-85
Debora Bhatnager (requérante) c.
Ministre de l'Emploi et de l'Immigration et Secré- taire d'État aux Affaires extérieures (intimés)
RÉPERTORIE: BHATNAGER C. CANADA (MINISTRE DE L'EM- PLOI ET DE L'IMMIGRATION)
Division de première instance, juge Strayer— Ottawa, 30 mars 1988.
Pratique Outrage au tribunal Sanctions La Cour d'appel a reconnu les ministres coupables d'outrage au tribu nal Renvoi de l'affaire en première instance pour imposition d'une sanction, s'il en est Omissions de nature institution- nelle car les ministres n'ont pas agi directement et personnelle- ment ni omis sciemment de le faire Les ministres ont contribué à l'omission institutionnelle en omettant de prévoir un programme permettant de prendre connaissance des ordon- nances prononcées et de donner priorité au respect des ordon- nances de la Cour Évaluation de la sanction fondée sur l'absence de préjudice permanent imputable au défaut de production du dossier, sur le fait que la question d'assurer le respect de l'ordonnance dans l'avenir ne se pose pas, le délai étant expiré depuis longtemps, et sur le caractère théorique de la responsabilité des ministres L'autorité de la Cour et la primauté du droit trouvent leur justification dans le fait que les ministres ont été reconnus coupables, qu'ils ont assisté personnellement à l'audience, qu'ils ont assuré la Cour de leur respect envers ses ordonnances et pris des mesures en ce sens La requérante a droit aux frais sur la base procureur- client.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.).
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle 355.
JURISPRUDENCE
DÉCISION EXAMINÉE:
Bhatnager c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immi- gration), [1986] 2 C.F. 3 (1re inst.).
DÉCISIONS CITÉES:
Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; Bhatnager c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1988] I C.F. 171 (C.A.).
DOCTRINE
Bowen, C. D. The Lion and the Throne, Toronto: Little, Brown, 1956.
AVOCATS:
Clayton C. Ruby pour la requérante.
John J. Robinette, c.r. et Eric A. Bowie, c.r. pour les intimés.
PROCUREURS:
Ruby & Edwardh, Toronto, pour la requé- rante.
Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE STRAYER: Dans une décision rendue le 8 janvier 1988 [[1988] 1 C.F. 171], la Cour d'appel fédérale a reconnu les intimés coupables d'outrage au tribunal et renvoyé l'affaire en pre- mière instance pour que j'«impose une sanction, s'il en est». La Cour est donc saisie de cette question.
Dans cette affaire, il n'a jamais fait aucun doute que les ministres et les fonctionnaires sont assujet- tis aux lois et donc, aux ordonnances dûment prononcées par la Cour. Ce principe est reconnu depuis des siècles dans notre droit public'. C'est un des éléments de la règle de la primauté du droit. La primauté du droit a toujours été reconnue implicitement dans notre constitution 2 et elle l'est maintenant pressément dans le préambule de la Charte canadienne des droits et libertés [qui cons- titue la Partie I de La Loi constitutionnelle de
1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)]. En l'espèce, le droit pertinent se traduit par la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10] qui confère à la Cour la responsabilité d'examiner certaines mesures prises par le gouvernement fédéral, que ce soit par des
' Comme lord Coke, juge en chef des plaidoyers communs, en a fait part au roi James I, en 1608, «Quod Rex non debet esse sub homine, sed sub Deo et lege». Il citait évidemment l'oeuvre de Bracton, au 13 5 "e siècle, «Tractatus de legibus et consuetu- dinibus Angliae». Voir Bowen, Catherine Drinker. The Lion and the Throne, Toronto: Little, Brown, 1956, la p. 305.
s Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, aux p. 747à 752.
ministres ou des fonctionnaires, afin d'en établir la légalité, et de s'assurer que les ordonnances qu'elle prononce sont exécutées. Par le fait même, la Loi impose aux ministres et aux fonctionnaires l'obli- gation de respecter les décisions de la Cour.
Comme je l'ai affirmé dans ma décision du 20 décembre 1985 3 :
Il ne fait aucun doute que l'une des grandes qualités de notre système gouvernemental est que les ministres ne sont pas au-dessus des lois et qu'ils doivent répondre de leur conduite devant les tribunaux s'ils ne respectent pas la Loi dans l'exer- cice de leurs fonctions officielles. Il est tout aussi vrai qu'ils ont droit aux mêmes moyens de défense en droit que les simples citoyens.
Il s'agit donc de déterminer si une personne peu importe que ce soit un ministre, un fonctionnaire ou un particulier—peut être reconnue coupable d'outrage au tribunal pour avoir violé une ordon- nance dont elle n'avait pas connaissance au moment de la contravention.
Dans mon premier jugement, j'ai conclu à cet égard que personne ne pouvait être passible d'une peine pour outrage au tribunal à moins qu'il ne soit démontré que l'ordonnance qu'on lui reproche d'avoir violée avait été portée à son attention d'une façon ou d'une autre. Il n'a pas été établi que l'ordonnance en litige, prononcée par le juge en chef adjoint Jerome le 15 août 1985, avait été portée à l'attention des deux ministres, le secré- taire d'État aux Affaires extérieures et le ministre de l'Emploi et de l'Immigration de l'époque, avant qu'il n'y soit contrevenu. De fait, les avocats qui représentaient les ministres à l'époque ont depuis affirmé devant la Cour d'appel que, bien qu'ils aient eu connaissance de l'ordonnance, ils ne l'avaient pas portée à l'attention des ministres.
La Cour d'appel a toutefois conclu que les règles de la Cour habituellement applicables aux affaires civiles le sont en l'espèce. En matière civile, un avis est réputé donné à une partie s'il a été remis à son avocat. La Cour d'appel a donc conclu que le fait d'aviser un avocat devrait également conférer à ses clients la connaissance de l'ordonnance aux fins d'une poursuite pour outrage au tribunal. Cela s'applique uniformément à toute partie plaidant devant la Cour, qu'il s'agisse d'un ministre ou d'un particulier.
3 [1986] 2 C.F. 3, à la p. 19.
Par conséquent, la Cour d'appel fédérale a déclaré que l'ancien ministre de l'Emploi et de l'Immigration, Mme Flora MacDonald, et le secrétaire d'État aux Affaires extérieures, M. Joseph Clark, étaient coupables d'outrage au tri bunal parce qu'ils avaient désobéi à une ordon- nance prononcée par le juge en chef adjoint le 15 août 1985. La Cour d'appel a renvoyé l'affaire en première instance pour que j'impose une sanction, «s'il en est», en vertu de la Règle 355 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., chap. 663].
Il convient peut-être de rappeler brièvement les faits à l'origine de cette affaire. Mme Bhatnager, citoyenne canadienne, attendait depuis le début de 1981 qu'il soit statué sur sa demande de parrai- nage de son mari, résidant en Inde, à titre de résident permanent du Canada. En 1985, elle a finalement demandé à la Cour de prononcer une ordonnance de mandamus enjoignant aux fonc- tionnaires des intimés, au Haut commissariat canadien à New Delhi, de rendre une décision. Son avocat avait besoin de consulter le dossier de New Delhi afin de se préparer pour l'audience devant la Cour fédérale. Après avoir demandé le dossier sans succès, elle a obtenu du juge en chef adjoint Jerome qu'il ordonne, le 15 août 1985, que le dossier soit produit à Toronto, à temps pour l'au- dience du 3 septembre 1985. Le dossier n'a été produit que le 30 août, ce qui était trop tard pour permettre à la requérante de se préparer. J'ai quand même pu procéder à l'audition de la requête et rendu jugement en faveur de Mme Bhatnager. J'ai délivré l'ordonnance de mandamus le 15 octo- bre 1985 [[1985] 2 C.F. 315(1n inst.)], ordonnant qu'il soit statué sur la demande de parrainage. Cependant, la procédure pour outrage au tribunal s'est poursuivie parce que les intimés n'avaient pas respecté l'ordonnance de produire le dossier au moment prévu.
Il est extrêmement difficile d'évaluer la sanction applicable dans un cas pareil. D'après la preuve soumise, il est clair que le manquement à l'ordon- nance de la Cour par deux ministères constituait une violation des droits de Mme Bhatnager. Cependant, rien ne permet de conclure que l'un ou l'autre des ministres a agi directement et person- nellement ou omis sciemment de le faire. Il s'agi- rait plutôt d'omissions de caractère institutionnel. Dans la mesure il s'agit d'omissions de nature personnelle, elles sont imputables à certains fonc-
tionnaires de New Delhi, d'Ottawa et peut-être de Toronto. Il y a eu négligence, mauvaise informa tion et indifférence à l'égard des droits de Mme Bhatnager. Par ma décision, j'ai laissé entendre que certains des fonctionnaires qui ont, sciemment ou par négligence, entravé le respect de l'ordon- nance de production du dossier étaient peut-être eux-mêmes coupables d'outrage au tribunal. Ce que j'ai voulu dire, c'est qu'ils pourraient être reconnus coupables d'avoir entravé l'administra- tion de la justice ou diminué l'autorité de la Cour même s'ils n'étaient pas visés par l'ordonnance. Cependant, ces fonctionnaires n'ont pas fait l'objet de poursuites. Ce sont plutôt les ministres qui ont été poursuivis et reconnus coupables d'outrage au tribunal.
Je ne peux que conclure que si les ministres ont contribué à l'omission institutionnelle, ils l'ont fait en omettant de s'assurer de l'existence d'un pro gramme qui leur permettrait de prendre connais- sance des ordonnances prononcées, afin d'en assu- rer le respect par le Ministère, ou qui donnerait priorité au respect d'une ordonnance de la Cour, au sein de leurs ministères. Ils ont comparu devant moi aujourd'hui, ils ont déclaré qu'ils respectent l'autorité de la Cour et ils ont pris les mesures nécessaires pour s'assurer que leurs ministères res- pectent les ordonnances qu'elle prononce.
Pour déterminer la sanction qui devrait être imposée, s'il en est, j'ai tenu compte des facteurs suivants.
Premièrement, Mme Bhatnager n'a pas subi de préjudice permanent en raison du défaut de pro duction du dossier: de fait, elle a obtenu l'ordon- nance qu'elle demandait à la Cour.
Deuxièmement, il n'est pas question d'assurer le respect de l'ordonnance dans l'avenir. Le délai prévu est expiré depuis longtemps.
Troisièmement, la responsabilité des ministres intimés en l'espèce demeure très théorique, par rapport à celle des fonctionnaires concernés. Le fait qu'ils aient été reconnus coupables, qu'ils aient assisté personnellement à l'audience, qu'ils aient assuré la Cour de leur respect envers ses ordonnan- ces et pris des mesures en ce sens suffit donc à confirmer l'autorité de la Cour et la primauté du droit.
Par conséquent, la Cour n'impose aucune sanc tion. La requérante a droit aux frais, sur la base procureur-client, à l'égard de l'audience tenue au- jourd'hui, à Ottawa, et le 26 février 1988, à Toronto, ainsi qu'au regard de la demande de suspension d'instance.
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