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T-2410-87
Vincenzo DeMaria (requérant) c.
Comité régional des transfèrements et M. Tom Epp, directeur de l'établissement de Joyceville (intimés)
RÉPERTORIÉ: DEMARIA C. CANADA (COMITÉ RÉGIONAL DES TRANSFÈREMENTS)
Division de première instance, juge Reed— Toronto, 11 janvier; Ottawa, 29 janvier 1988.
Pénitenciers Conversation téléphonique, au cours de laquelle le détenu avise un membre du bureau d'un député des conséquences du refus de satisfaire aux demandes des détenus, invoquée à l'appui du transfèrement dans un établissement pénitencier à sécurité supérieure Confidentialité des com munications écrites entre un détenu et un député Exercice arbitraire du pouvoir administratif Caractère arbitraire du choix du pénitencier à sécurité maximale compte tenu de la situation personnelle du détenu, absence de fondement quant à l'accusation La règle du respect des décisions administrati- ves n'interdit pas le contrôle judiciaire d'une décision arbi- traire relative à l'administration d'un pénitencier.
Droit constitutionnel Charte des droits Vie, liberté et
sécurité Application de l'art. 7 de la Charte aux transferts dans un établissement à sécurité supérieure sans le consente- ment du détenu L'art. 7 exige qu'il y ait équité procédurale et que les décisions ne soient pas arbitraires (sans fait pour les appuyer).
Contrôle judiciaire Brefs de prérogative Certiorari
Demande d'annulation de la décision du directeur ordonnant le transfert du détenu dans un pénitencier à sécurité supérieure La décision du transfert, découlant des conversations télé- phoniques entre le détenu et le député, est arbitraire parce que non fondée sur des faits Demande accueillie.
Avocats et solicitors Devoir des avocats de soumettre à la
Cour la jurisprudence pertinente, y compris celle qui n'est pas en leur faveur.
Il s'agit d'une requête pour obtenir un bref de certiorari en vue d'annuler la décision du directeur de transférer un détenu d'un pénitencier à sécurité moyenne (Joyceville) à un péniten- cier à sécurité maximale (Millhaven). Le Comité régional des transfèrements a confirmé cette décision. Le requérant cherche également à obtenir un bref de mandamus pour ordonner au directeur. de le renvoyer à Joyceville et l'annulation d'une accusation d'avoir contrevenu au Règlement sur le service des pénitenciers. Le transfert et l'accusation découlent d'une con versation téléphonique entre le requérant, président du comité de détenus, et l'adjoint exécutif de son député, lequel est le critique de l'opposition officielle du solliciteur général. L'agent de correction a rapporté que le détenu avait dit que si leurs demandes n'étaient pas satisfaites, «quelque chose de raide allait se produire—peut-être au cours de la prochaine fin de semaine». Les motifs invoqués à l'appui du transfert portent sur les remarques provocatrices du détenu et son refus de négocier de bonne foi sur le retour à la vie normale par suite des émeutes
récentes à Joyceville. Le directeur a jugé qu'il était inapproprié que le requérant discute de l'ordre du jour d'une réunion ultérieure avec quelqu'un à l'extérieur de l'établissement et signale la tension qui régnait dans l'établissement. Aucune prétention selon laquelle le requérant a eu l'intention de partici- per aux troubles n'a été présentée. Le rapport d'infraction, à l'origine de l'accusation d'avoir contrevenu au Règlement, représentait une version adoucie du rapport de situation inhabi- tuelle. Le requérant prétend que les décisions visées consti- tuaient un exercice arbitraire d'un pouvoir administratif et qu'elles ont donc été prises sans égard aux principes de justice fondamentale.
Jugement: la requête pour obtenir un bref de certiorari devrait être accueillie; la requête pour obtenir un bref de mandamus et l'annulation de l'accusation portée contre le détenu devrait être rejetée.
Il est bien établi que l'article 7 de la Charte s'applique aux décisions relatives au transfert d'un détenu, sans son consente- ment, dans un établissement à sécurité supérieure. La Cour d'appel fédérale et la Cour suprême du Canada ont interprété l'article 7 comme exigeant que l'équité procédurale ne soit pas seulement restreinte à son sens strict, mais que les décisions ne soient pas non plus rendues d'une manière déraisonnable ou arbitraire. L'annulation d'une décision d'un organisme adminis- tratif pour le motif qu'elle est arbitraire ou déraisonnable en ce sens qu'elle a été rendue sans preuve à l'appui constitue l'un des motifs traditionnels donnant ouverture au contrôle judiciaire. Comme tel, il relève de la notion de «justice fondamentale».
Il n'y a aucune preuve indiquant que le transfert était nécessaire pour «motif d'urgence». On n'a pas laissé entendre que le requérant avait l'intention de causer du trouble dans l'établissement. Il est odieux de croire que la communication de renseignements portant sur la vie de l'établissement à un député pourrait être considérée comme une activité provocatrice. Une directive du Service des pénitenciers qualifie de confidentielles les communications écrites entre un détenu et un député. Les mêmes raisons de principe devraient s'appliquer aux conversa tions téléphoniques. Fonder une décision de transférer un détenu dans un établissement à sécurité supérieure sur une telle communication constituait un exercice arbitraire du pouvoir administratif. Le choix de Millhaven était arbitraire à l'ex- trême en ce sens que la famille du détenu vivait à Toronto et les visites avaient un effet positif sur sa vie. Warkworth, un établissement à sécurité moyenne, était situé plus près de Toronto que Joyceville ou Millhaven. Aucune preuve n'indique que le requérant négociait de mauvaise foi puisqu'on ne lui avait pas demandé de ne pas révéler les renseignements concer- nant les négociations proposées.
La règle du respect des décisions administratives, qui recon- naît aux organismes administratifs, particulièrement à ceux qui doivent prendre une décision sous l'impulsion du moment con- cernant la conduite des détenus, «le droit de se tromper», n'interdit pas le contrôle judiciaire d'une décision arbitraire. Quoi qu'il en soit, la décision du Comité confirmant celle du directeur n'a pas été prise «dans le feu de l'action» et sera annulée au même titre que celle du directeur.
L'annulation de l'accusation d'avoir contrevenu au Règle- ment ne peut être accordée, les arguments relatifs au pouvoir de la Cour d'accorder le redressement ayant peu de substance.
Aucun des défendeurs n'avait le pouvoir de déplacer le requérant de Millhaven de sorte que la demande d'un bref de mandamus ne peut être accordée. Il y aurait cependant viola tion de l'ordonnance de certiorari si le requérant n'était pas transféré dans un établissement à sécurité moyenne.
On a rappelé aux avocats, qu'à titre d'officiers de la Cour, ils devaient soumettre toute la jurisprudence pertinente, y compris celle qui n'est pas en leur faveur.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 7.
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2' Supp.), chap. 10, art. 11.
Règlement sur le service des pénitenciers, C.R.C., chap. 1251, art. 39k).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Renvoi: Motor Vehicle Act de la C. -B., [1985] 2 R.C.S. 486; Howard c. Établissement Stony Mountain, [1984] 2 C.F. 642 (C.A.); Re Hay et Commission nationale des libérations conditionnelles et autre (1985), 21 C.C.C. (3d) 408 (C.F. inst.); Collin c. Lussier, [1983] 1 C.F. 218; 6 C.R.R. 89 (1« inst.).
DÉCISIONS CITÉES:
Jacobson c. Canada (Comité régional des transfèrements (Pacifique)) T-2307-86, jugement en date du 14 avril 1987, C.F. 1" inst., encore inédit; Jamieson c. Commis- saire aux services correctionnels (1986), 2 F.T.R. 146; 51 C.R. (3d) 155 (V' inst.).
AVOCATS:
Dianne L. Martin pour le requérant. Michael Duffy pour les intimés.
AVOCATS:
Dianne L. Martin, Toronto, pour le requérant. Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE REED: Le requérant présente une requête pour obtenir un bref de certiorari annulant la décision du directeur de l'établissement de Joy- ceville et celle du Comité régional des transfère- ments la confirmant.
La décision contestée a été prise le 22 octobre 1987. Elle ordonnait le transfèrement du requérant de Joyceville, un pénitencier à sécurité moyenne, à Millhaven, un pénitencier à sécurité maximale. Le requérant vise également à obtenir un bref de mandamus ordonnant au directeur de le renvoyer à Joyceville ou dans un autre établissement à sécurité moyenne.
De plus, le requérant cherche à obtenir l'annula- tion d'une accusation. D'après l'accusation qui n'a pas encore fait l'objet d'une audience, il a commis une infraction «grave ou flagrante», en violation de l'alinéa 39k) du Règlement sur le service des pénitenciers, C.R.C., chap. 1251.
Le transfert de Joyceville à Millhaven et l'accu- sation d'infraction grave ou flagrante découlent de certaines conversations que le requérant a eues avec un membre du bureau de M. Nunziata le 21 octobre 1987. M. Nunziata est à la fois le député du requérant au Parlement et le critique de l'oppo- sition officielle du solliciteur général.
Le requérant prétend que la décision de le trans- férer et celle du Comité régional des transfère- ments la confirmant constituent un exercice arbi- traire du pouvoir administratif et qu'elles ont donc été prises sans égard aux principes de justice fon- damentale. L'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)] prévoit:
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en confor- mité avec les principes de justice fondamentale.
Il est maintenant bien établi que cet article s'applique aux décisions relatives au transfert sans le consentement du détenu d'un établissement car- céral à un autre tout le moins lorsque le trans- fert comporte un déplacement d'un établissement à sécurité moyenne à un établissement à sécurité maximale). Voir: Re Hay et Commission natio- nale des libérations conditionnelles et autre (1985), 21 C.C.C. (3d) 408 (C.F. i re inst.); Jacob- son c. Canada (Comité régional des transfère- ments (Pacifique)), jugement en date du 14 avril 1987, Cour fédérale, Division de première ins tance, T-2307-86, encore inédit; Jamieson c. Com- missaire aux services correctionnels (1986), 2 F.T.R. 146; 51 C.R. (3d) 155 (1" inst.).
Voici ce que le juge Muldoon a écrit dans la décision Hay, à la page 415:
Les tribunaux hésitent habituellement, et à juste titre, à infirmer les décisions administratives des autorités des péniten- ciers de transférer des détenus d'un établissement à un autre ou d'un niveau de sécurité à un autre. Tant qu'il n'est pas possible de démontrer que ces décisions sont inéquitables, il faut les laisser à ceux qui ont la lourde responsabilité de préserver le bon ordre et la discipline parmi les détenus.
Compte tenu du concept bien établi de la «prison au sein d'une prison», il peut y avoir lieu d'appliquer les art. 7 et 9 de la Charte canadienne des droits et libertés lorsque des détenus passent d'une garde en milieu ouvert à une garde en milieu fermé ou sous surveillance très étroite. La décision d'effectuer un tel transfèrement sans le consentement du détenu et sans qu'il n'y ait faute ou mauvaise conduite de sa part, comme ce fut manifestement le cas pour le requérant, constitue l'exemple par excellence de la partialité et de l'arbitraire.
De plus, le juge Decary, dans la décision Collin c. Lussier, [1983] 1 C.F. 218; 6 C.R.R. 89 (lie inst.), a dit aux pages 229 C.F.; 97 C.R.R.:
Le fait de transférer un détenu d'une institution à sécurité moindre à une autre institution à sécurité plus grande constitue effectivement une punition car c'est une diminution de sa liberté. Ce fait est reconnu par la jurisprudence.
En l'espèce, le requérant soutient que la décision de le transférer et la confirmation de celle-ci ont été prises arbitrairement et sans égard aux règles de justice fondamentale parce qu'aucun fait ne peut raisonnablement les appuyer.
Voici les faits à l'origine de la décision de trans- férer le requérant. En août 1987, Joyceville a été le théâtre d'émeutes sérieuses qui ont été la cause de dommages importants aux biens. Des règlements sévères ont donc été imposés à la population carcé- rale. Le 8 octobre 1987, le requérant, Vincenzo James DeMaria, a été élu président du comité des détenus de Joyceville. Le 13 octobre 1987, Thomas Epp est devenu directeur de Joyceville. Au cours des neuf années précédant cette date, il avait occupé un poste au bureau national des Services correctionnels du Canada qui comportait peu de contacts directs avec les détenus. Les deux hommes se sont rencontrés le lundi 19 octobre 1987; ils ont convenu que le directeur rencontrerait le comité des détenus le vendredi 23 octobre 1987 pour discuter d'un ordre du jour que le directeur avait reçu antérieurement. L'ordre du jour portait
sur l'assouplissement des restrictions imposées aux détenus par suite des émeutes du mois d'août.
Le 21 octobre 1987, le requérant, M. DeMaria, a téléphoné à l'adjoint exécutif de M. Nunziata, M. David Pratt. L'agent de correction qui était dans la pièce au moment de la conversation télé- phonique a rapporté cet événement au directeur, M. Epp. Le rapport mentionnait que le requérant avait discuté de l'ordre du jour de la prochaine rencontre avec M. Pratt et déclaré:
[TRADUCTION] ... si certaines de leurs demandes n'étaient pas satisfaites »quelque chose de raide allait se produire—peut-être au cours de la prochaine fin de semaine». Et si quelque chose arrivait, ce n'était pas la faute des détenus c'était la LEUR! Il a dit que le comité tentait d'apaiser la situation mais que ça brassait pas mal fort actuellement.
Le directeur a préparé un avis de transfèrement forcé d'urgence pour transférer le détenu de Joyce- ville à Millhaven le lendemain. Voici les motifs invoqués à l'appui du transfert:
[TRADUCTION] 1. Remarques provocatrices au bureau du député avec menace que des incidents auraient lieu à Joyceville si les demandes des détenus n'étaient pas satisfaites.
2. Refus de négocier de bonne foi avec le directeur sur des questions importantes portant sur le retour à la vie normale.
Si je comprends bien l'attitude des intimés au regard de ce second motif, ils ont d'abord affirmé que M. DeMaria s'était engagé à ne pas discuter de l'ordre du jour avec qui que ce soit à l'extérieur de l'établissement et que le directeur avait donc considéré que le requérant avait violé son engage ment en parlant au bureau de M. Nunziata. Lors du contre-interrogatoire sur son affidavit, le direc- teur a cependant admis qu'aucun engagement de la sorte n'avait existé. Il est clair que le motif de transfert était que le directeur a jugé qu'il était inapproprié que M. DeMaria discute de l'ordre du jour avec M. Nunziata (ou son adjoint exécutif) et surtout qu'il signale le niveau de tension élevé dans l'établissement. Le lendemain, le directeur a fait circuler dans l'établissement un avis dont voici un extrait:
[TRADUCTION] Il y a à peine huit jours que j'exerce les fonctions de directeur de cet établissement. L'une de mes premières priorités était alors de me familiariser avec l'établis- sement, ses règlements et ses affaires courantes. J'ai également rencontré, de façon informelle, le comité des détenus le lundi 19 octobre 1987 pour connaître ses membres et pour me préparer à une réunion, plus formelle, avec un ordre du jour, le vendredi 23 octobre 1987. Les membres du comité ont accepté cet arrangement. Malheureusement, le président du comité, M. DeMaria, a choisi de ne pas respecter cet engagement et a
effectivement révélé à des personnes à l'extérieur de l'établisse- ment les préoccupations du comité que nous examinons active- ment. A mon avis, une telle conduite de la part d'un président d'un comité de détenus est tout à fait inacceptable. Par consé- quent, j'ai pris les mesures qui s'imposaient pour le relever de ses fonctions à titre de président et je le transfère dans un autre établissement. [C'est moi qui souligne.]
En ce qui concerne le premier motif invoqué à l'appui du transfert, aucune prétention selon laquelle le requérant a eu l'intention de causer des troubles à l'institution ou d'y participer n'a été présentée. À la suite du rapport de la conversation téléphonique, le directeur n'a entrepris aucune enquête pour déterminer s'il se préparait effective- ment un début d'émeute. En contre-interrogatoire, il a déclaré que compte tenu des restrictions très sévères imposées alors aux détenus, il était peu probable qu'une telle émeute se produise. Il est clair que le directeur était agacé par l'appel de M. DeMaria au bureau de M. Nunziata. Il s'agissait, selon lui, d' [TRADUCTION] «une stratégie indigne».
Concernant la prétention que les remarques de M. DeMaria étaient provocatrices, M. Pratt a affirmé dans son affidavit:
[TRADUCTION] C'est à titre d'adjoint exécutif de M. Nun- ziata que j'ai connu, en tant qu'électeurs, le requérant et son épouse. J'ai souvent eu l'occasion d'écrire et de téléphoner à l'épouse du requérant au cours des années et j'ai souvent eu l'occasion d'écrire au requérant au cours des années, tout comme M. Nunziata, d'ailleurs. Le 20 octobre 1987, j'ai eu une conversation téléphonique avec le requérant pour la première fois. Cette communication a toujours porté sur des questions qui touchaient le requérant ou son épouse; elle relève du devoir d'un député envers ses électeurs et comportait des conseils dans un certain nombre de cas.
Le 20 ou 21 octobre 1987, dans le cadre de mes fonctions à titre d'adjoint exécutif de M. John Nunziata, j'ai eu une conversation téléphonique avec le requérant qui se trouvait à l'établissement de Joyceville.
Sans porter atteinte à la confidentialité de ma conversation téléphonique avec le requérant, je peux jurer que: 1. Les propos n'ont jamais été provocateurs ou intimidants; 2. Le requérant ne recherchait que des conseils et l'aide du député et n'a fait aucune demande ni menace; 3. La conversation devait être privée et confidentielle. Sous réserve d'une discussion ordinaire avec M. Nunziata, je n'ai révélé le contenu de notre conversa tion à quiconque jusqu'au moment les médias ont révélé l'affaire publiquement. [Les médias ont pris connaissance de la conversation par suite du transfert de M. DeMaria à Millhaven] 4. Au nom de M. Nunziata, j'ai donné des conseils au requérant et je crois sincèrement qu'il les a acceptés. Ces conseils ne pouvaient nuire d'aucune façon à la sécurité ou bon ordre de l'établissement. Si la Cour l'ordonne, j'accepte de révéler le contenu entier de cette conversation au meilleur de mes capacités.
L'agent de correction qui a rédigé le rapport de situation inhabituelle a également rédigé le rap port d'infraction à l'origine de l'accusation que M. DeMaria a commis un acte «propre à nuire à la discipline ou au bon ordre de l'institution» contrai- rement à l'alinéa 39k) du Règlement sur le service des pénitenciers. Voici le texte du rapport:
[TRADUCTION] ... au cours d'une conversation téléphonique avec le bureau du député, M. Nunziata, le détenu, M. DeMa- ria, a indiqué que si certaines demandes des détenus n'étaient pas satisfaites, quelque chose allait se produire. Le comité avait tenté d'apaiser la situation mais ça brassait pas mal fort et si quelque chose se produisait, ce ne serait pas la faute des détenus.
Il convient de signaler que le ton de cette des cription est beaucoup plus doux que celui du rap port de situation inhabituelle. De plus, on ne signale pas que quelque chose allait se produire «au cours de la prochaine fin de semaine». Lorsque le directeur s'est renseigné pour savoir ce qui justifiait la différence dans le ton de la formula tion, le surveillant de l'agent lui a fourni une explication. Cette explication se dégage des répon- ses du directeur au cours du contre-interrogatoire:
[TRADUCTION] R. Elle était, elle était préoccupée par, par les ramifications du transfert et par la cause devant le tribunal des détenus et, personnellement, elle était quelque peu hésitante à ce que le tribunal consigne son témoignage à titre de personne ayant les pouvoirs d'un tribunal indépendant ayant dit ça, alors elle...
Q. Elle était donc préoccupée par l'exactitude de ses souve nirs de la conversation?
R. Non elle était préoccupée par le, non, je lui ai posé cette question. J'ai demandé si la déclaration originale était véridi- que? Oui. Bon, a-t-elle été adoucie par la suite, ce qui s'est effectivement passé? Et .. .
Q. Oui?
R. ... Elle était en train de se faire une réputation puis- qu'elle avait entendu l'appel, fait rapport de l'événement et rédigé le rapport d'infraction. La réputation que lui causait cette affaire la rendait quelque peu mal à l'aise personnelle- ment et c'est pourquoi elle a fini par adoucir le ton de la formulation de ce rapport d'infraction.
Au cours du contre-interrogatoire, lorsqu'on lui a demandé comment quelqu'un pouvait conclure que les propos tenus par téléphone à un député seraient provocateurs et constitueraient une menace à la sécurité de l'établissement, le direc- teur a répondu qu'il en était ainsi parce que les commentaires avaient été faits au bureau de M. Nunziata. Il craignait qu'une telle discussion finisse par être divulguée à la presse. Celle-ci en publierait alors le contenu dans les journaux. Les
détenus reçoivent et lisent les journaux. Les infor- mations circuleraient donc à l'intérieur de l'établis- sement et auraient un effet «perturbateur».
Le requérant prétend qu'il avait le droit de consulter M. Nunziata qui est peut-être le critique de l'opposition du solliciteur général mais qui est aussi son député au Parlement. On a prétendu que la conversation avec M. Pratt revêtait le même caractère confidentiel que celles que le requérant aurait avec M. Nunziata parce que M. Pratt agis- sait réellement comme substitut de M. Nunziata. Le requérant affirme que ses conversations avec son député sont confidentielles.
J'accepte que M. Pratt soit considéré comme substitut de M. Nunziata en l'espèce et que, quelle que soit la confidentialité applicable aux conversa tions entre M. DeMaria et M. Nunziata, elle s'appliquerait également aux conversations avec M. Pratt.
Il est certain que si le requérant avait communi- qué par lettre avec le bureau de M. Nunziata, les fonctionnaires des services correctionnels auraient considéré que ces communications étaient confi- dentielles. La directive 085 du commissaire prévoit que la correspondance avec les députés est confidentielle. La directive est cependant silen- cieuse quant à la nature d'une telle communication lorsqu'elle a lieu par téléphone. Le requérant ne peut donc invoquer la directive 085 pour reven- diquer la confidentialité.
Le requérant a été avisé des motifs de son transfert et a eu la possibilité d'y répondre. La situation factuelle en l'espèce soulève donc plus qu'une simple question d'équité procédurale dans son sens strict. A mon avis, la Cour d'appel fédé- rale et la Cour suprême du Canada ont interprété l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés comme exigeant que l'équité procédurale ne soit pas seulement restreinte à son sens strict mais que les décisions ne soient pas non plus rendues d'une manière déraisonnable ou arbitraire. Dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, le juge Lamer, parlant au nom de la majorité, a dit aux pages 512 et 513:
Il ne faudrait pas se surprendre que de nombreux principes de justice fondamentale relèvent, de par leur nature même, du domaine de la procédure. La common law a principalement été un droit de redressements et de procédures et, comme l'a écrit le juge Frankfurter, dans l'arrêt McNabb v. United States 318
U.S. 332 (1942), la p. 347, [TRADUCTION] »l'histoire de la
liberté a largement été l'histoire du respect des garanties en matière de procédure». Cela ne revient pas à dire cependant que les principes de justice fondamentale se limitent aux seules garanties en matière de procédure.
Et dans la décision Howard c. Établissement Stony Mountain, [1984] 2 C.F. 642, la page 661, la Cour d'appel fédérale (le juge en chef Thurlow) a indiqué que même en matière de procédure, ce que l'article 7 exige:
... ne manquera pas de varier selon la situation particulière et la nature du dossier. Un tribunal impartial, la connaissance par la personne dont la vie, la liberté ou la sécurité sont menacées de l'accusation contre laquelle elle doit se défendre, une occa sion raisonnable de se défendre et une décision prise à la lumière de la preuve produite à l'appui de l'accusation et de la défense présentée à l'encontre de cette accusation, sont autant de caractéristiques d'une telle procédure. [C'est moi qui souligne.]
L'annulation d'une décision d'un organisme admi- nistratif pour le motif qu'elle est arbitraire ou déraisonnable en ce sens qu'elle a été rendue sans preuve à l'appui constitue certes l'un des motifs traditionnels donnant ouverture au contrôle judi- ciaire. Comme tel, il relève de la notion de «justice fondamentale».
Il existe plusieurs raisons pour lesquelles j'es- time que le requérant doit avoir gain de cause. Premièrement, il n'y a absolument aucune preuve indiquant que le transfert était nécessaire pour «motif d'urgence». Les fonctionnaires de l'établis- sement n'ont jamais laissé entendre que le requé- rant causait du trouble dans l'institution ou avait l'intention d'en causer. Il est odieux de croire que la communication de renseignements portant sur la vie de l'établissement à un député pourrait être considérée comme une activité provocatrice. Dans ses propres directives, le Service des pénitenciers qualifie de confidentielles les communications entre les détenus et les députés lorsqu'elles sont faites par lettre. Les raisons de principe à l'appui de cette directive devraient s'appliquer de même aux communications téléphoniques. De telles com munications peuvent évidemment être contrôlées au même titre que les écrits pour s'assurer de leur bonne foi. Mais fonder une décision de transférer un détenu d'une institution à sécurité moyenne à une institution à sécurité maximale sur le fait qu'un détenu a eu une conversation avec son député constitue un exercice arbitraire du pouvoir administratif et ce, même si le détenu a dit des choses que les fonctionnaires de l'établissement ne
voulaient pas qu'on ébruite ou même si les propos exagèrent les faits réels d'une quelconque façon. De plus, le choix de Millhaven était arbitraire à l'extrême. Le directeur a indiqué avoir choisi Mill - haven parce que c'est un établissement à sécurité maximale et parce qu'il croyait qu'une amie ou une épouse de fait du détenu se trouvait dans la région de Kingston. Le détenu a une épouse de droit et deux enfants qui ont toujours vécu à Toronto. Les rapports pertinents de l'établissement révèlent que ceux-ci rendent souvent visite au détenu et ont un effet positif sur sa vie. Il existe un établissement à sécurité moyenne plus près de Toronto que les établissements de Millhaven ou de Joyceville: il s'agit de Warkworth. Le transfert à cette institution aurait certes constitué un choix plus approprié si l'objectif de favoriser les relations familiales avait été un facteur important. De plus, aucune preuve n'indique que M. DeMaria négo- ciait de mauvaise foi. Rien n'indique qu'on lui ait demandé de ne pas révéler à l'extérieur de l'éta- blissement les renseignements concernant l'ordre du jour ou les négociations projetées. Le directeur estimait peut-être qu'il était préférable qu'il en soit ainsi mais aucune preuve n'indique que M. DeMa- ria avait été avisé de cette condition.
L'avocat de l'intimé soutient qu'une règle du respect des décisions administratives s'est dévelop- pée depuis quelques années. Cette règle signifie que les tribunaux hésitent habituellement à revoir après coup les décisions rendues par des organis- mes administratifs, surtout en ce qui concerne les décisions qui portent sur la conduite des détenus et celles qui doivent être prises sous l'impulsion du moment. On soutient que ceux qui rendent des décisions administratives ont [TRADUCTION] «le droit de se tromper». J'accepte cet argument. Cependant, cette règle n'interdit pas le contrôle judiciaire d'une décision arbitraire, c'est-à-dire d'une décision prise en l'absence de faits pour l'appuyer.
Je souligne que dans cette affaire, même si l'on acceptait l'argument que le directeur avait «le droit de se tromper» parce qu'il devait prendre une décision sous l'impulsion du moment, la décision du Comité régional des transfèrements qui confir- mait celle du directeur n'a pas été prise «dans le feu de l'action». Le Comité avait la possibilité de s'interroger pour déterminer s'il était approprié de
punir un détenu qui avait communiqué avec son député par téléphone. Le Comité avait à sa disposi tion la version originale de la conversation avec quelqu'un du bureau de M. Nunziata et la version «adoucie» du rapport d'infraction. Il était possible de s'enquérir de la nature de la communication effectuée au bureau de M. Nunziata. (D'ailleurs, M. Nunziata avait appelé au bureau du directeur pour discuter de l'affaire avec lui, mais celui-ci n'a pas retourné l'appel.) Il y avait la situation person- nelle du requérant (sa famille qui vivait à Toronto) et surtout son transfert à Millhaven. Le Comité régional des transfèrements aurait pu annuler la décision du transfert et renvoyer le détenu à Joyce- ville ou il aurait pu le transférer à Warkworth. Il a plutôt confirmé le transfert à Millhaven. J'estime que dans les circonstances la décision était arbi- traire et qu'elle a été prise en l'absence de preuve. Puique la décision prise par le directeur Epp sera annulée, la décision du Comité régional des trans- fèrements la confirmant subira le même sort. Par conséquent, je n'aurai pas à traiter expressément de cette dernière décision dans l'ordonnance que je rendrai.
On soutient que la Cour n'a pas le pouvoir d'accorder le troisième redressement demandé, c'est-à-dire d'annuler l'accusation d'avoir contre- venu au Règlement sur le service des pénitenciers. Dans une certaine mesure, j'estime que cette ques tion est en quelque sorte devenue théorique étant donné la décision rendue sur le transfert. S'il y a absence de faits à l'appui de la décision de transfé- rer le détenu, il y a également absence de faits à l'appui de l'accusation. Quoi qu'il en soit, les argu ments qui m'ont été présentés pour déterminer le fondement du pouvoir de la Cour d'accorder un tel redressement avaient tellement peu de substance que je ne peux l'accorder formellement.
En ce qui concerne la demande visant à obtenir une ordonnance ou un bref de mandamus, je ne suis pas convaincue que l'un ou l'autre des intimés aient le pouvoir de déplacer le requérant de Mill - haven. Le directeur Epp ne l'a certes pas et on ne m'a présenté aucune décision et aucun texte de doctrine pour établir que le Comité régional des transfèrements possédait ce pouvoir. Il est donc clair que l'annulation de l'ordonnance originale de transfèrement comporte en elle-même l'ordre que M. DeMaria soit renvoyé à Joyceville ou transféré
dans un autre établissement à sécurité moyenne. Bien que je ne suis pas disposée à accorder le bref de mandamus demandé pour les motifs précités, il est clair que si les fonctionnaires compétents de l'établissement ne transfèrent pas M. DeMaria à Joyceville ou dans un autre établissement à sécu- rité moyenne, ils agiraient en l'espèce en violation de l'ordonnance de certiorari qui sera rendue.
Je crois que l'avocat du requérant a reconnu qu'en l'espèce la requête ne peut, sur le plan procédural, donner ouverture à un jugement décla- ratoire portant que les communications entre le détenu et son député sont confidentielles.
Je me permets une dernière remarque sur cette affaire. Les avocats qui comparaissent devant cette Cour sont des officiers de la Cour en vertu de l'article 11 de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10. En cette qualité, ils ont le devoir de soumettre à l'attention de la Cour la jurisprudence pertinente sur la question litigieuse, c'est-à-dire la jurisprudence qui est en leur faveur comme celle qui ne l'est pas. Je comprends qu'il est difficile de se maintenir à jour en ce qui concerne les nombreuses décisions rendues qui portent sur la Charte. Ce domaine du droit connaît actuellement une croissance accélérée. Quoi qu'il en soit, lorsque les parties ne soumettent pas à l'attention de la Cour la jurisprudence pertinente, ils la placent dans une situation difficile. Les fins de la justice seraient beaucoup mieux servies si les avocats agis- saient avec un peu plus de diligence à l'égard de cet aspect de leur devoir envers la Cour.
Une ordonnance sera rendue en conformité avec ces motifs. Le requérant aura droit à ses dépens.
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