T-2410-87
Vincenzo DeMaria (requérant)
c.
Comité régional des transfèrements et M. Tom
Epp, directeur de l'établissement de Joyceville
(intimés)
RÉPERTORIÉ: DEMARIA C. CANADA (COMITÉ RÉGIONAL DES
TRANSFÈREMENTS)
Division de première instance, juge Reed—
Toronto, 11 janvier; Ottawa, 29 janvier 1988.
Pénitenciers — Conversation téléphonique, au cours de
laquelle le détenu avise un membre du bureau d'un député des
conséquences du refus de satisfaire aux demandes des détenus,
invoquée à l'appui du transfèrement dans un établissement
pénitencier à sécurité supérieure — Confidentialité des com
munications écrites entre un détenu et un député — Exercice
arbitraire du pouvoir administratif — Caractère arbitraire du
choix du pénitencier à sécurité maximale compte tenu de la
situation personnelle du détenu, absence de fondement quant à
l'accusation — La règle du respect des décisions administrati-
ves n'interdit pas le contrôle judiciaire d'une décision arbi-
traire relative à l'administration d'un pénitencier.
Droit constitutionnel — Charte des droits Vie, liberté et
sécurité — Application de l'art. 7 de la Charte aux transferts
dans un établissement à sécurité supérieure sans le consente-
ment du détenu — L'art. 7 exige qu'il y ait équité procédurale
et que les décisions ne soient pas arbitraires (sans fait pour les
appuyer).
Contrôle judiciaire — Brefs de prérogative Certiorari —
Demande d'annulation de la décision du directeur ordonnant le
transfert du détenu dans un pénitencier à sécurité supérieure
— La décision du transfert, découlant des conversations télé-
phoniques entre le détenu et le député, est arbitraire parce que
non fondée sur des faits — Demande accueillie.
Avocats et solicitors Devoir des avocats de soumettre à la
Cour la jurisprudence pertinente, y compris celle qui n'est pas
en leur faveur.
Il s'agit d'une requête pour obtenir un bref de certiorari en
vue d'annuler la décision du directeur de transférer un détenu
d'un pénitencier à sécurité moyenne (Joyceville) à un péniten-
cier à sécurité maximale (Millhaven). Le Comité régional des
transfèrements a confirmé cette décision. Le requérant cherche
également à obtenir un bref de mandamus pour ordonner au
directeur. de le renvoyer à Joyceville et l'annulation d'une
accusation d'avoir contrevenu au Règlement sur le service des
pénitenciers. Le transfert et l'accusation découlent d'une con
versation téléphonique entre le requérant, président du comité
de détenus, et l'adjoint exécutif de son député, lequel est le
critique de l'opposition officielle du solliciteur général. L'agent
de correction a rapporté que le détenu avait dit que si leurs
demandes n'étaient pas satisfaites, «quelque chose de raide
allait se produire—peut-être au cours de la prochaine fin de
semaine». Les motifs invoqués à l'appui du transfert portent sur
les remarques provocatrices du détenu et son refus de négocier
de bonne foi sur le retour à la vie normale par suite des émeutes
récentes à Joyceville. Le directeur a jugé qu'il était inapproprié
que le requérant discute de l'ordre du jour d'une réunion
ultérieure avec quelqu'un à l'extérieur de l'établissement et
signale la tension qui régnait dans l'établissement. Aucune
prétention selon laquelle le requérant a eu l'intention de partici-
per aux troubles n'a été présentée. Le rapport d'infraction, à
l'origine de l'accusation d'avoir contrevenu au Règlement,
représentait une version adoucie du rapport de situation inhabi-
tuelle. Le requérant prétend que les décisions visées consti-
tuaient un exercice arbitraire d'un pouvoir administratif et
qu'elles ont donc été prises sans égard aux principes de justice
fondamentale.
Jugement: la requête pour obtenir un bref de certiorari
devrait être accueillie; la requête pour obtenir un bref de
mandamus et l'annulation de l'accusation portée contre le
détenu devrait être rejetée.
Il est bien établi que l'article 7 de la Charte s'applique aux
décisions relatives au transfert d'un détenu, sans son consente-
ment, dans un établissement à sécurité supérieure. La Cour
d'appel fédérale et la Cour suprême du Canada ont interprété
l'article 7 comme exigeant que l'équité procédurale ne soit pas
seulement restreinte à son sens strict, mais que les décisions ne
soient pas non plus rendues d'une manière déraisonnable ou
arbitraire. L'annulation d'une décision d'un organisme adminis-
tratif pour le motif qu'elle est arbitraire ou déraisonnable en ce
sens qu'elle a été rendue sans preuve à l'appui constitue l'un des
motifs traditionnels donnant ouverture au contrôle judiciaire.
Comme tel, il relève de la notion de «justice fondamentale».
Il n'y a aucune preuve indiquant que le transfert était
nécessaire pour «motif d'urgence». On n'a pas laissé entendre
que le requérant avait l'intention de causer du trouble dans
l'établissement. Il est odieux de croire que la communication de
renseignements portant sur la vie de l'établissement à un député
pourrait être considérée comme une activité provocatrice. Une
directive du Service des pénitenciers qualifie de confidentielles
les communications écrites entre un détenu et un député. Les
mêmes raisons de principe devraient s'appliquer aux conversa
tions téléphoniques. Fonder une décision de transférer un
détenu dans un établissement à sécurité supérieure sur une telle
communication constituait un exercice arbitraire du pouvoir
administratif. Le choix de Millhaven était arbitraire à l'ex-
trême en ce sens que la famille du détenu vivait à Toronto et les
visites avaient un effet positif sur sa vie. Warkworth, un
établissement à sécurité moyenne, était situé plus près de
Toronto que Joyceville ou Millhaven. Aucune preuve n'indique
que le requérant négociait de mauvaise foi puisqu'on ne lui
avait pas demandé de ne pas révéler les renseignements concer-
nant les négociations proposées.
La règle du respect des décisions administratives, qui recon-
naît aux organismes administratifs, particulièrement à ceux qui
doivent prendre une décision sous l'impulsion du moment con-
cernant la conduite des détenus, «le droit de se tromper»,
n'interdit pas le contrôle judiciaire d'une décision arbitraire.
Quoi qu'il en soit, la décision du Comité confirmant celle du
directeur n'a pas été prise «dans le feu de l'action» et sera
annulée au même titre que celle du directeur.
L'annulation de l'accusation d'avoir contrevenu au Règle-
ment ne peut être accordée, les arguments relatifs au pouvoir de
la Cour d'accorder le redressement ayant peu de substance.
Aucun des défendeurs n'avait le pouvoir de déplacer le
requérant de Millhaven de sorte que la demande d'un bref de
mandamus ne peut être accordée. Il y aurait cependant viola
tion de l'ordonnance de certiorari si le requérant n'était pas
transféré dans un établissement à sécurité moyenne.
On a rappelé aux avocats, qu'à titre d'officiers de la Cour, ils
devaient soumettre toute la jurisprudence pertinente, y compris
celle qui n'est pas en leur faveur.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
art. 7.
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2' Supp.), chap.
10, art. 11.
Règlement sur le service des pénitenciers, C.R.C., chap.
1251, art. 39k).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Renvoi: Motor Vehicle Act de la C. -B., [1985] 2 R.C.S.
486; Howard c. Établissement Stony Mountain, [1984] 2
C.F. 642 (C.A.); Re Hay et Commission nationale des
libérations conditionnelles et autre (1985), 21 C.C.C.
(3d) 408 (C.F. 1« inst.); Collin c. Lussier, [1983] 1 C.F.
218; 6 C.R.R. 89 (1« inst.).
DÉCISIONS CITÉES:
Jacobson c. Canada (Comité régional des transfèrements
(Pacifique)) T-2307-86, jugement en date du 14 avril
1987, C.F. 1" inst., encore inédit; Jamieson c. Commis-
saire aux services correctionnels (1986), 2 F.T.R. 146; 51
C.R. (3d) 155 (V' inst.).
AVOCATS:
Dianne L. Martin pour le requérant.
Michael Duffy pour les intimés.
AVOCATS:
Dianne L. Martin, Toronto, pour le requérant.
Le sous-procureur général du Canada pour
les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs
de l'ordonnance rendus par
LE JUGE REED: Le requérant présente une
requête pour obtenir un bref de certiorari annulant
la décision du directeur de l'établissement de Joy-
ceville et celle du Comité régional des transfère-
ments la confirmant.
La décision contestée a été prise le 22 octobre
1987. Elle ordonnait le transfèrement du requérant
de Joyceville, un pénitencier à sécurité moyenne, à
Millhaven, un pénitencier à sécurité maximale. Le
requérant vise également à obtenir un bref de
mandamus ordonnant au directeur de le renvoyer
à Joyceville ou dans un autre établissement à
sécurité moyenne.
De plus, le requérant cherche à obtenir l'annula-
tion d'une accusation. D'après l'accusation qui n'a
pas encore fait l'objet d'une audience, il a commis
une infraction «grave ou flagrante», en violation de
l'alinéa 39k) du Règlement sur le service des
pénitenciers, C.R.C., chap. 1251.
Le transfert de Joyceville à Millhaven et l'accu-
sation d'infraction grave ou flagrante découlent de
certaines conversations que le requérant a eues
avec un membre du bureau de M. Nunziata le 21
octobre 1987. M. Nunziata est à la fois le député
du requérant au Parlement et le critique de l'oppo-
sition officielle du solliciteur général.
Le requérant prétend que la décision de le trans-
férer et celle du Comité régional des transfère-
ments la confirmant constituent un exercice arbi-
traire du pouvoir administratif et qu'elles ont donc
été prises sans égard aux principes de justice fon-
damentale. L'article 7 de la Charte canadienne des
droits et libertés [qui constitue la Partie I de la
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de
1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)]
prévoit:
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa
personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en confor-
mité avec les principes de justice fondamentale.
Il est maintenant bien établi que cet article
s'applique aux décisions relatives au transfert sans
le consentement du détenu d'un établissement car-
céral à un autre (à tout le moins lorsque le trans-
fert comporte un déplacement d'un établissement à
sécurité moyenne à un établissement à sécurité
maximale). Voir: Re Hay et Commission natio-
nale des libérations conditionnelles et autre
(1985), 21 C.C.C. (3d) 408 (C.F. i re inst.); Jacob-
son c. Canada (Comité régional des transfère-
ments (Pacifique)), jugement en date du 14 avril
1987, Cour fédérale, Division de première ins
tance, T-2307-86, encore inédit; Jamieson c. Com-
missaire aux services correctionnels (1986), 2
F.T.R. 146; 51 C.R. (3d) 155 (1" inst.).
Voici ce que le juge Muldoon a écrit dans la
décision Hay, à la page 415:
Les tribunaux hésitent habituellement, et à juste titre, à
infirmer les décisions administratives des autorités des péniten-
ciers de transférer des détenus d'un établissement à un autre ou
d'un niveau de sécurité à un autre. Tant qu'il n'est pas possible
de démontrer que ces décisions sont inéquitables, il faut les
laisser à ceux qui ont la lourde responsabilité de préserver le
bon ordre et la discipline parmi les détenus.
Compte tenu du concept bien établi de la «prison au sein d'une
prison», il peut y avoir lieu d'appliquer les art. 7 et 9 de la
Charte canadienne des droits et libertés lorsque des détenus
passent d'une garde en milieu ouvert à une garde en milieu
fermé ou sous surveillance très étroite. La décision d'effectuer
un tel transfèrement sans le consentement du détenu et sans
qu'il n'y ait faute ou mauvaise conduite de sa part, comme ce
fut manifestement le cas pour le requérant, constitue l'exemple
par excellence de la partialité et de l'arbitraire.
De plus, le juge Decary, dans la décision Collin c.
Lussier, [1983] 1 C.F. 218; 6 C.R.R. 89 (lie inst.),
a dit aux pages 229 C.F.; 97 C.R.R.:
Le fait de transférer un détenu d'une institution à sécurité
moindre à une autre institution à sécurité plus grande constitue
effectivement une punition car c'est une diminution de sa
liberté. Ce fait est reconnu par la jurisprudence.
En l'espèce, le requérant soutient que la décision
de le transférer et la confirmation de celle-ci ont
été prises arbitrairement et sans égard aux règles
de justice fondamentale parce qu'aucun fait ne
peut raisonnablement les appuyer.
Voici les faits à l'origine de la décision de trans-
férer le requérant. En août 1987, Joyceville a été le
théâtre d'émeutes sérieuses qui ont été la cause de
dommages importants aux biens. Des règlements
sévères ont donc été imposés à la population carcé-
rale. Le 8 octobre 1987, le requérant, Vincenzo
James DeMaria, a été élu président du comité des
détenus de Joyceville. Le 13 octobre 1987, Thomas
Epp est devenu directeur de Joyceville. Au cours
des neuf années précédant cette date, il avait
occupé un poste au bureau national des Services
correctionnels du Canada qui comportait peu de
contacts directs avec les détenus. Les deux
hommes se sont rencontrés le lundi 19 octobre
1987; ils ont convenu que le directeur rencontrerait
le comité des détenus le vendredi 23 octobre 1987
pour discuter d'un ordre du jour que le directeur
avait reçu antérieurement. L'ordre du jour portait
sur l'assouplissement des restrictions imposées aux
détenus par suite des émeutes du mois d'août.
Le 21 octobre 1987, le requérant, M. DeMaria,
a téléphoné à l'adjoint exécutif de M. Nunziata,
M. David Pratt. L'agent de correction qui était
dans la pièce au moment de la conversation télé-
phonique a rapporté cet événement au directeur,
M. Epp. Le rapport mentionnait que le requérant
avait discuté de l'ordre du jour de la prochaine
rencontre avec M. Pratt et déclaré:
[TRADUCTION] ... si certaines de leurs demandes n'étaient pas
satisfaites »quelque chose de raide allait se produire—peut-être
au cours de la prochaine fin de semaine». Et si quelque chose
arrivait, ce n'était pas la faute des détenus c'était la LEUR! Il
a dit que le comité tentait d'apaiser la situation mais que ça
brassait pas mal fort actuellement.
Le directeur a préparé un avis de transfèrement
forcé d'urgence pour transférer le détenu de Joyce-
ville à Millhaven le lendemain. Voici les motifs
invoqués à l'appui du transfert:
[TRADUCTION] 1. Remarques provocatrices au bureau du
député avec menace que des incidents auraient lieu à Joyceville
si les demandes des détenus n'étaient pas satisfaites.
2. Refus de négocier de bonne foi avec le directeur sur des
questions importantes portant sur le retour à la vie normale.
Si je comprends bien l'attitude des intimés au
regard de ce second motif, ils ont d'abord affirmé
que M. DeMaria s'était engagé à ne pas discuter
de l'ordre du jour avec qui que ce soit à l'extérieur
de l'établissement et que le directeur avait donc
considéré que le requérant avait violé son engage
ment en parlant au bureau de M. Nunziata. Lors
du contre-interrogatoire sur son affidavit, le direc-
teur a cependant admis qu'aucun engagement de
la sorte n'avait existé. Il est clair que le motif de
transfert était que le directeur a jugé qu'il était
inapproprié que M. DeMaria discute de l'ordre du
jour avec M. Nunziata (ou son adjoint exécutif) et
surtout qu'il signale le niveau de tension élevé dans
l'établissement. Le lendemain, le directeur a fait
circuler dans l'établissement un avis dont voici un
extrait:
[TRADUCTION] Il y a à peine huit jours que j'exerce les
fonctions de directeur de cet établissement. L'une de mes
premières priorités était alors de me familiariser avec l'établis-
sement, ses règlements et ses affaires courantes. J'ai également
rencontré, de façon informelle, le comité des détenus le lundi 19
octobre 1987 pour connaître ses membres et pour me préparer à
une réunion, plus formelle, avec un ordre du jour, le vendredi
23 octobre 1987. Les membres du comité ont accepté cet
arrangement. Malheureusement, le président du comité, M.
DeMaria, a choisi de ne pas respecter cet engagement et a
effectivement révélé à des personnes à l'extérieur de l'établisse-
ment les préoccupations du comité que nous examinons active-
ment. A mon avis, une telle conduite de la part d'un président
d'un comité de détenus est tout à fait inacceptable. Par consé-
quent, j'ai pris les mesures qui s'imposaient pour le relever de
ses fonctions à titre de président et je le transfère dans un autre
établissement. [C'est moi qui souligne.]
En ce qui concerne le premier motif invoqué à
l'appui du transfert, aucune prétention selon
laquelle le requérant a eu l'intention de causer des
troubles à l'institution ou d'y participer n'a été
présentée. À la suite du rapport de la conversation
téléphonique, le directeur n'a entrepris aucune
enquête pour déterminer s'il se préparait effective-
ment un début d'émeute. En contre-interrogatoire,
il a déclaré que compte tenu des restrictions très
sévères imposées alors aux détenus, il était peu
probable qu'une telle émeute se produise. Il est
clair que le directeur était agacé par l'appel de M.
DeMaria au bureau de M. Nunziata. Il s'agissait,
selon lui, d' [TRADUCTION] «une stratégie
indigne».
Concernant la prétention que les remarques de
M. DeMaria étaient provocatrices, M. Pratt a
affirmé dans son affidavit:
[TRADUCTION] C'est à titre d'adjoint exécutif de M. Nun-
ziata que j'ai connu, en tant qu'électeurs, le requérant et son
épouse. J'ai souvent eu l'occasion d'écrire et de téléphoner à
l'épouse du requérant au cours des années et j'ai souvent eu
l'occasion d'écrire au requérant au cours des années, tout
comme M. Nunziata, d'ailleurs. Le 20 octobre 1987, j'ai eu une
conversation téléphonique avec le requérant pour la première
fois. Cette communication a toujours porté sur des questions
qui touchaient le requérant ou son épouse; elle relève du devoir
d'un député envers ses électeurs et comportait des conseils dans
un certain nombre de cas.
Le 20 ou 21 octobre 1987, dans le cadre de mes fonctions à
titre d'adjoint exécutif de M. John Nunziata, j'ai eu une
conversation téléphonique avec le requérant qui se trouvait à
l'établissement de Joyceville.
Sans porter atteinte à la confidentialité de ma conversation
téléphonique avec le requérant, je peux jurer que: 1. Les propos
n'ont jamais été provocateurs ou intimidants; 2. Le requérant
ne recherchait que des conseils et l'aide du député et n'a fait
aucune demande ni menace; 3. La conversation devait être
privée et confidentielle. Sous réserve d'une discussion ordinaire
avec M. Nunziata, je n'ai révélé le contenu de notre conversa
tion à quiconque jusqu'au moment où les médias ont révélé
l'affaire publiquement. [Les médias ont pris connaissance de la
conversation par suite du transfert de M. DeMaria à
Millhaven] 4. Au nom de M. Nunziata, j'ai donné des conseils
au requérant et je crois sincèrement qu'il les a acceptés. Ces
conseils ne pouvaient nuire d'aucune façon à la sécurité ou bon
ordre de l'établissement. Si la Cour l'ordonne, j'accepte de
révéler le contenu entier de cette conversation au meilleur de
mes capacités.
L'agent de correction qui a rédigé le rapport de
situation inhabituelle a également rédigé le rap
port d'infraction à l'origine de l'accusation que M.
DeMaria a commis un acte «propre à nuire à la
discipline ou au bon ordre de l'institution» contrai-
rement à l'alinéa 39k) du Règlement sur le service
des pénitenciers. Voici le texte du rapport:
[TRADUCTION] ... au cours d'une conversation téléphonique
avec le bureau du député, M. Nunziata, le détenu, M. DeMa-
ria, a indiqué que si certaines demandes des détenus n'étaient
pas satisfaites, quelque chose allait se produire. Le comité avait
tenté d'apaiser la situation mais ça brassait pas mal fort et si
quelque chose se produisait, ce ne serait pas la faute des
détenus.
Il convient de signaler que le ton de cette des
cription est beaucoup plus doux que celui du rap
port de situation inhabituelle. De plus, on ne
signale pas que quelque chose allait se produire
«au cours de la prochaine fin de semaine». Lorsque
le directeur s'est renseigné pour savoir ce qui
justifiait la différence dans le ton de la formula
tion, le surveillant de l'agent lui a fourni une
explication. Cette explication se dégage des répon-
ses du directeur au cours du contre-interrogatoire:
[TRADUCTION] R. Elle était, elle était préoccupée par, par
les ramifications du transfert et par la cause devant le tribunal
des détenus et, personnellement, elle était quelque peu hésitante
à ce que le tribunal consigne son témoignage à titre de personne
ayant les pouvoirs d'un tribunal indépendant ayant dit ça, alors
elle...
Q. Elle était donc préoccupée par l'exactitude de ses souve
nirs de la conversation?
R. Non elle était préoccupée par le, non, je lui ai posé cette
question. J'ai demandé si la déclaration originale était véridi-
que? Oui. Bon, a-t-elle été adoucie par la suite, ce qui s'est
effectivement passé? Et .. .
Q. Oui?
R. ... Elle était en train de se faire une réputation puis-
qu'elle avait entendu l'appel, fait rapport de l'événement et
rédigé le rapport d'infraction. La réputation que lui causait
cette affaire la rendait quelque peu mal à l'aise personnelle-
ment et c'est pourquoi elle a fini par adoucir le ton de la
formulation de ce rapport d'infraction.
Au cours du contre-interrogatoire, lorsqu'on lui
a demandé comment quelqu'un pouvait conclure
que les propos tenus par téléphone à un député
seraient provocateurs et constitueraient une
menace à la sécurité de l'établissement, le direc-
teur a répondu qu'il en était ainsi parce que les
commentaires avaient été faits au bureau de M.
Nunziata. Il craignait qu'une telle discussion
finisse par être divulguée à la presse. Celle-ci en
publierait alors le contenu dans les journaux. Les
détenus reçoivent et lisent les journaux. Les infor-
mations circuleraient donc à l'intérieur de l'établis-
sement et auraient un effet «perturbateur».
Le requérant prétend qu'il avait le droit de
consulter M. Nunziata qui est peut-être le critique
de l'opposition du solliciteur général mais qui est
aussi son député au Parlement. On a prétendu que
la conversation avec M. Pratt revêtait le même
caractère confidentiel que celles que le requérant
aurait avec M. Nunziata parce que M. Pratt agis-
sait réellement comme substitut de M. Nunziata.
Le requérant affirme que ses conversations avec
son député sont confidentielles.
J'accepte que M. Pratt soit considéré comme
substitut de M. Nunziata en l'espèce et que, quelle
que soit la confidentialité applicable aux conversa
tions entre M. DeMaria et M. Nunziata, elle
s'appliquerait également aux conversations avec
M. Pratt.
Il est certain que si le requérant avait communi-
qué par lettre avec le bureau de M. Nunziata, les
fonctionnaires des services correctionnels auraient
considéré que ces communications étaient confi-
dentielles. La directive n° 085 du commissaire
prévoit que la correspondance avec les députés est
confidentielle. La directive est cependant silen-
cieuse quant à la nature d'une telle communication
lorsqu'elle a lieu par téléphone. Le requérant ne
peut donc invoquer la directive n° 085 pour reven-
diquer la confidentialité.
Le requérant a été avisé des motifs de son
transfert et a eu la possibilité d'y répondre. La
situation factuelle en l'espèce soulève donc plus
qu'une simple question d'équité procédurale dans
son sens strict. A mon avis, la Cour d'appel fédé-
rale et la Cour suprême du Canada ont interprété
l'article 7 de la Charte canadienne des droits et
libertés comme exigeant que l'équité procédurale
ne soit pas seulement restreinte à son sens strict
mais que les décisions ne soient pas non plus
rendues d'une manière déraisonnable ou arbitraire.
Dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B.,
[1985] 2 R.C.S. 486, le juge Lamer, parlant au
nom de la majorité, a dit aux pages 512 et 513:
Il ne faudrait pas se surprendre que de nombreux principes
de justice fondamentale relèvent, de par leur nature même, du
domaine de la procédure. La common law a principalement été
un droit de redressements et de procédures et, comme l'a écrit
le juge Frankfurter, dans l'arrêt McNabb v. United States 318
U.S. 332 (1942), la p. 347, [TRADUCTION] »l'histoire de la
liberté a largement été l'histoire du respect des garanties en
matière de procédure». Cela ne revient pas à dire cependant que
les principes de justice fondamentale se limitent aux seules
garanties en matière de procédure.
Et dans la décision Howard c. Établissement
Stony Mountain, [1984] 2 C.F. 642, la page 661,
la Cour d'appel fédérale (le juge en chef Thurlow)
a indiqué que même en matière de procédure, ce
que l'article 7 exige:
... ne manquera pas de varier selon la situation particulière et
la nature du dossier. Un tribunal impartial, la connaissance par
la personne dont la vie, la liberté ou la sécurité sont menacées
de l'accusation contre laquelle elle doit se défendre, une occa
sion raisonnable de se défendre et une décision prise à la
lumière de la preuve produite à l'appui de l'accusation et de la
défense présentée à l'encontre de cette accusation, sont autant
de caractéristiques d'une telle procédure. [C'est moi qui
souligne.]
L'annulation d'une décision d'un organisme admi-
nistratif pour le motif qu'elle est arbitraire ou
déraisonnable en ce sens qu'elle a été rendue sans
preuve à l'appui constitue certes l'un des motifs
traditionnels donnant ouverture au contrôle judi-
ciaire. Comme tel, il relève de la notion de «justice
fondamentale».
Il existe plusieurs raisons pour lesquelles j'es-
time que le requérant doit avoir gain de cause.
Premièrement, il n'y a absolument aucune preuve
indiquant que le transfert était nécessaire pour
«motif d'urgence». Les fonctionnaires de l'établis-
sement n'ont jamais laissé entendre que le requé-
rant causait du trouble dans l'institution ou avait
l'intention d'en causer. Il est odieux de croire que
la communication de renseignements portant sur la
vie de l'établissement à un député pourrait être
considérée comme une activité provocatrice. Dans
ses propres directives, le Service des pénitenciers
qualifie de confidentielles les communications
entre les détenus et les députés lorsqu'elles sont
faites par lettre. Les raisons de principe à l'appui
de cette directive devraient s'appliquer de même
aux communications téléphoniques. De telles com
munications peuvent évidemment être contrôlées
au même titre que les écrits pour s'assurer de leur
bonne foi. Mais fonder une décision de transférer
un détenu d'une institution à sécurité moyenne à
une institution à sécurité maximale sur le fait
qu'un détenu a eu une conversation avec son
député constitue un exercice arbitraire du pouvoir
administratif et ce, même si le détenu a dit des
choses que les fonctionnaires de l'établissement ne
voulaient pas qu'on ébruite ou même si les propos
exagèrent les faits réels d'une quelconque façon.
De plus, le choix de Millhaven était arbitraire à
l'extrême. Le directeur a indiqué avoir choisi Mill -
haven parce que c'est un établissement à sécurité
maximale et parce qu'il croyait qu'une amie ou
une épouse de fait du détenu se trouvait dans la
région de Kingston. Le détenu a une épouse de
droit et deux enfants qui ont toujours vécu à
Toronto. Les rapports pertinents de l'établissement
révèlent que ceux-ci rendent souvent visite au
détenu et ont un effet positif sur sa vie. Il existe un
établissement à sécurité moyenne plus près de
Toronto que les établissements de Millhaven ou de
Joyceville: il s'agit de Warkworth. Le transfert à
cette institution aurait certes constitué un choix
plus approprié si l'objectif de favoriser les relations
familiales avait été un facteur important. De plus,
aucune preuve n'indique que M. DeMaria négo-
ciait de mauvaise foi. Rien n'indique qu'on lui ait
demandé de ne pas révéler à l'extérieur de l'éta-
blissement les renseignements concernant l'ordre
du jour ou les négociations projetées. Le directeur
estimait peut-être qu'il était préférable qu'il en soit
ainsi mais aucune preuve n'indique que M. DeMa-
ria avait été avisé de cette condition.
L'avocat de l'intimé soutient qu'une règle du
respect des décisions administratives s'est dévelop-
pée depuis quelques années. Cette règle signifie
que les tribunaux hésitent habituellement à revoir
après coup les décisions rendues par des organis-
mes administratifs, surtout en ce qui concerne les
décisions qui portent sur la conduite des détenus et
celles qui doivent être prises sous l'impulsion du
moment. On soutient que ceux qui rendent des
décisions administratives ont [TRADUCTION] «le
droit de se tromper». J'accepte cet argument.
Cependant, cette règle n'interdit pas le contrôle
judiciaire d'une décision arbitraire, c'est-à-dire
d'une décision prise en l'absence de faits pour
l'appuyer.
Je souligne que dans cette affaire, même si l'on
acceptait l'argument que le directeur avait «le droit
de se tromper» parce qu'il devait prendre une
décision sous l'impulsion du moment, la décision
du Comité régional des transfèrements qui confir-
mait celle du directeur n'a pas été prise «dans le
feu de l'action». Le Comité avait la possibilité de
s'interroger pour déterminer s'il était approprié de
punir un détenu qui avait communiqué avec son
député par téléphone. Le Comité avait à sa disposi
tion la version originale de la conversation avec
quelqu'un du bureau de M. Nunziata et la version
«adoucie» du rapport d'infraction. Il était possible
de s'enquérir de la nature de la communication
effectuée au bureau de M. Nunziata. (D'ailleurs,
M. Nunziata avait appelé au bureau du directeur
pour discuter de l'affaire avec lui, mais celui-ci n'a
pas retourné l'appel.) Il y avait la situation person-
nelle du requérant (sa famille qui vivait à Toronto)
et surtout son transfert à Millhaven. Le Comité
régional des transfèrements aurait pu annuler la
décision du transfert et renvoyer le détenu à Joyce-
ville ou il aurait pu le transférer à Warkworth. Il a
plutôt confirmé le transfert à Millhaven. J'estime
que dans les circonstances la décision était arbi-
traire et qu'elle a été prise en l'absence de preuve.
Puique la décision prise par le directeur Epp sera
annulée, la décision du Comité régional des trans-
fèrements la confirmant subira le même sort. Par
conséquent, je n'aurai pas à traiter expressément
de cette dernière décision dans l'ordonnance que je
rendrai.
On soutient que la Cour n'a pas le pouvoir
d'accorder le troisième redressement demandé,
c'est-à-dire d'annuler l'accusation d'avoir contre-
venu au Règlement sur le service des pénitenciers.
Dans une certaine mesure, j'estime que cette ques
tion est en quelque sorte devenue théorique étant
donné la décision rendue sur le transfert. S'il y a
absence de faits à l'appui de la décision de transfé-
rer le détenu, il y a également absence de faits à
l'appui de l'accusation. Quoi qu'il en soit, les argu
ments qui m'ont été présentés pour déterminer le
fondement du pouvoir de la Cour d'accorder un tel
redressement avaient tellement peu de substance
que je ne peux l'accorder formellement.
En ce qui concerne la demande visant à obtenir
une ordonnance ou un bref de mandamus, je ne
suis pas convaincue que l'un ou l'autre des intimés
aient le pouvoir de déplacer le requérant de Mill -
haven. Le directeur Epp ne l'a certes pas et on ne
m'a présenté aucune décision et aucun texte de
doctrine pour établir que le Comité régional des
transfèrements possédait ce pouvoir. Il est donc
clair que l'annulation de l'ordonnance originale de
transfèrement comporte en elle-même l'ordre que
M. DeMaria soit renvoyé à Joyceville ou transféré
dans un autre établissement à sécurité moyenne.
Bien que je ne suis pas disposée à accorder le bref
de mandamus demandé pour les motifs précités, il
est clair que si les fonctionnaires compétents de
l'établissement ne transfèrent pas M. DeMaria à
Joyceville ou dans un autre établissement à sécu-
rité moyenne, ils agiraient en l'espèce en violation
de l'ordonnance de certiorari qui sera rendue.
Je crois que l'avocat du requérant a reconnu
qu'en l'espèce la requête ne peut, sur le plan
procédural, donner ouverture à un jugement décla-
ratoire portant que les communications entre le
détenu et son député sont confidentielles.
Je me permets une dernière remarque sur cette
affaire. Les avocats qui comparaissent devant cette
Cour sont des officiers de la Cour en vertu de
l'article 11 de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C.
1970 (2e Supp.), chap. 10. En cette qualité, ils ont
le devoir de soumettre à l'attention de la Cour la
jurisprudence pertinente sur la question litigieuse,
c'est-à-dire la jurisprudence qui est en leur faveur
comme celle qui ne l'est pas. Je comprends qu'il est
difficile de se maintenir à jour en ce qui concerne
les nombreuses décisions rendues qui portent sur la
Charte. Ce domaine du droit connaît actuellement
une croissance accélérée. Quoi qu'il en soit, lorsque
les parties ne soumettent pas à l'attention de la
Cour la jurisprudence pertinente, ils la placent
dans une situation difficile. Les fins de la justice
seraient beaucoup mieux servies si les avocats agis-
saient avec un peu plus de diligence à l'égard de
cet aspect de leur devoir envers la Cour.
Une ordonnance sera rendue en conformité avec
ces motifs. Le requérant aura droit à ses dépens.
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