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A-210-86
F. K. Clayton Group Limited et Frederick Keith Clayton (appelants) (requérants)
c.
Ministre du Revenu national du Canada et James Bagnall, Directeur—Impôt du Bureau du district de London du ministère du Revenu national, Impôt (au 17 avril 1984), et R. O. Bailey, enquê- teur spécial nommé en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu et Procureur général du Canada (intimés) (intimés)
RÉPERTORIÉ: F. K. CLAYTON GROUP LTD. c. M.R.N.
Cour d'appel, juges Heald, Mahoney et Huges- sen—Toronto, 24 février; Ottawa, 3 mars 1988.
Droit constitutionnel Charte des droits Procédures criminelles et pénales Saisies L'art. 231(1)d) et 231(2) de la Loi de l'impôt sur le revenu est inopérant parce qu'il va à l'encontre de l'art. 8 de la Charte Une saisie effectuée sans mandat est à première vue abusive Absence dans la Loi d'une norme objective permettant de vérifier la validité de la saisie La simple apparence d'une violation ne suffit pas à justifier la saisie La saisie de registres qui «peuvent» être requis comme preuves de l'infraction à «toute» disposition de la Loi est d'une portée trop générale Omission de limiter la saisie à des cas urgents autrement il y aurait perte d'élé-
ments de preuve Aucune possibilité de contester la saisie avant qu'elle ne soit effectuée.
Contrôle judiciaire Brefs de prérogative Certiorari
Un juge de la Cour de comté a, en vertu de l'art. 231(2) de la Loi de l'impôt sur le revenu, ordonné la retenue des documents saisis Le juge de première instance a commis une erreur en annulant la demande de retenue Aucune compétence pour annuler les procédures engagées devant le juge de la Cour de comté qui agaissait dans les limites de sa compétence. L'ordonnance était mal à propos puisque la demande était caduque au moment le juge de première instance a voulu l'annuler.
Impôt sur le revenu Saisies Le juge de première instance a commis une erreur en concluant que la saisie était raisonnable malgré que la disposition législative l'autorisant était invalide De même, la saisie était abusive puisque la confrontation à la suite de laquelle on a prétendu qu'il y avait urgence avait été provoquée par un fonctionnaire ministériel et on a saisi des documents plus nombreux que nécessaires à la preuve d'infractions. Lorsque la saisie est annulée parce qu'elle est abusive, la restitution des pièces saisies est normalement ordonnée.
Compétence de la Cour fédérale Division d'appel Un
juge de la Cour de comté a rendu une ordonnance portant retenue de documents jusqu'à leur production «en cour» L'ordonnance de la Cour d'appel portant restitution des docu ments ne contredit ni ne modifie une telle ordonnance.
Il s'agit d'un appel formé contre l'ordonnance par laquelle le juge de première instance a statué qu'une saisie effectuée en vertu de l'alinéa 231(1)d) de la Loi de l'impôt sur le revenu était raisonnable quoique illégale et qu'il n'était pas nécessaire de retourner les documents saisis en attendant leur production en cour. Dans son appel incident, le ministre a contesté les parties de l'ordonnance déclarant nuls l'alinéa 231(1)d) et le paragraphe 231(2) parce qu'ils allaient à l'encontre de l'article 8 de la Charte, et annulant la demande de retenue formulée par le ministre.
Au cours d'une vérification fiscale, l'enquêteur spécial a soupçonné qu'il se trouvait devant un cas de violations de l'article 239, savoir une serie de déclarations inexactes faites sciemment. Mis en face des écritures suspectes, le contribuable a avoué que certaines dépenses étaient des dépenses personnel- les, et qu'au moins une facture avait faussement été rédigée pour représenter une dépense d'exploitation. Les livres de la société ont été saisis et un juge de la Cour de comté a ultérieurement ordonné la retenue de ces livres.
Arrêt: l'appel devrait être accueilli avec dépens et l'appel incident (concernant la question de l'annulation de la demande de retenue) devrait être accueilli sans dépens.
Même si le droit à la vie privée protégé par l'article 8 de la Charte s'était trouvé quelque peu diminué parce que la vérifica- tion, dont la validité n'a pas été contestée, avait déjà eu lieu, un citoyen qui a fait l'objet d'une vérification fiscale tient toujours à ce que le caractère confidentiel des résultats de la vérification soit protégé. Les appelants avaient également un droit impor tant sur leurs livres, droit également protégé par l'article 8. La Cour devrait prendre connaissance d'office de la difficulté d'exploiter l'entreprise sans ces livres.
Le juge de première instance a eu raison de conclure que l'alinéa 231(1)d) et le paragraphe 231(2) allaient à l'encontre de la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives prévue à l'article 8 de la Charte et ce pour les motifs suivants: I) une saisie effectuée sans mandat est à première vue abusive; 2) la Loi n'établit aucune norme objec tive permettant de vérifier la validité de la saisie; 3) l'exigence d'une simple apparence de violation ne suffit pas à justifier la saisie; 4) la saisie de registres qui «peuvent» être requis comme preuves de l'infraction à «toute» disposition de la Loi est d'une portée trop générale; 5) la Loi ne limite pas la saisie à des cas urgents l'omission de saisir pourrait entraîner la perte ou la destruction d'importants éléments de preuve. Les faits n'ap- puyaient pas la prétention qu'il y avait urgence puisque l'enquê- teur spécial avait provoqué la prétendue confrontation dont son affidavit a fait état. L'administration ne saurait créer ses propres urgences puis s'en servir pour justifier une saisie. Étant donné que le contribuable a admis toutes les allégations faites contre lui et que l'enquêteur est venu avec des boites pour emporter les documents saisis, on est en droit de se demander quel genre de réponses le contribuable aurait pu donner pour écarter la «situation d'urgence»; 6) puisque la Loi ne prévoit pas la possibilité de contester la saisie avant qu'elle ne soit effec- tuée, la jurisprudence portant sur les subpoenas duces tecum n'a été d'aucune utilité aux intimées.
Le juge de première instance a toutefois commis une erreur en annulant la demande de retenue. Au moment il a rendu son ordonnance, la demande était caduque, et l'ordonnance sans effet parce qu'un juge de la Cour de comté avait déjà
tranché la demande et accordé une ordonnance de retenue. Le juge de première instance n'avait pas compétence pour annuler les procédures engagées devant un juge de la Cour de comté qui tenait sa compétence de la Loi. La conclusion que le paragra- phe 231(1) était inopérant a entraîné la nullité de l'ordonnance du juge de la Cour de comté, mais la forme de l'ordonnance du juge de première instance était mal à propos.
La saisie doit avoir été abusive parce que la disposition législative l'autorisant a été déclarée abusive. Le fait que le fonctionnaire qui a opéré la saisie a agi de bonne foi et conformément à la loi telle qu'elle était selon lui ne rendait pas la saisie raisonnable. De plus, l'enquêteur spécial a agi dérai- sonnablement parce qu'il a provoqué la confrontation, et que des documents plus nombreux que nécessaires à la preuve des infractions présumées ont été saisis. La décision du juge de première instance de ne pas ordonner la restitution des docu ments a été rendue antérieurement à l'arrêt récent de la Cour d'appel Lagiorgia selon lequel une ordonnance portant annula- tion d'une saisie parce qu'elle est abusive est normalement assortie d'une ordonnance portant restitution des pièces saisies.
La Cour d'appel avait compétence pour ordonner la restitu tion des documents puisqu'une telle ordonnance ne contredisait ni ne modifiait l'ordonnance du juge de la Cour de comté, qui autorisait le ministre à retenir les documents jusqu'à leur production «en cour».
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 8
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., chap. 3 (R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice II, 5] (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. I1 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, I ), art. 96.
Loi de l'impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, chap. 63, art. 231(1)d),(2), 241.
Loi sur la quarantaine des plantes, S.R.C. 1970, chap. P-13, art. 9(4).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
United States v. Bisceglia, 420 U.S. 141 (6 1 h Cir. 1975); Ministre du Revenu national c. Kruger Inc., [1984] 2 C.F. 535 (C.A.); Lagiorgia c. Canada, [1987] 3 C.F. 28 (C.A.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; Bertram S. Miller Ltd. c. R., [1986] 3 C.F. 291 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES:
Ziegler c. Hunter, [1984] 2 C.F. 608 (C.A.); Thomson Newspapers Ltd. et al. v. Director of Investigation and Research et al. (1986), 17 O.A.C. 330.
AVOCATS:
James A. Giffen pour les appelants (requé-
rants).
S. Patricia Lee pour les intimés (intimés).
PROCUREURS:
Giffen & Partners, London (Ontario) pour les appelants (requérants).
Le sous procureur général du Canada pour les intimés (intimés).
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE HUGESSEN: Il s'agit d'un appel et d'un appel incident interjetés d'une décision rendue par le juge Walsh'. Dans celle-ci, le juge de première instance a conclu que l'alinéa 231(1)d) et le para- graphe 231(2) de la Loi de l'impôt sur le revenu [S.C. 1970-71-72, chap. 63], dans leur version à l'époque, étaient inopérants parce qu'ils allaient à l'encontre de l'article 8 de la Charte [Charte cana- dienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)]. Il a annulé une demande de retenue formulée par le ministre en vertu du paragraphe 231(2), mais il a déclaré que cette annulation ne devait pas être interprétée comme étant une déci- sion indirecte contre une ordonnance de retenue qu'un juge de la Cour de comté a rendue par suite d'une telle demande. Il a conclu que la saisie, quoique illégale, n'était pas abusive, et il a statué que, jusqu'à leur production en cour, il n'était pas nécessaire de retourner les documents saisis.
Les contribuables appelants interjettent appel de ces parties de l'ordonnance du juge de première instance qui portent sur le caractère abusif de la saisie et sur la restitution des documents saisis. Dans son appel incident, le ministre conteste les parties de l'ordonnance relatives à la légitimité des dispositions applicables de la Loi de l'impôt sur le revenu compte tenu de la Charte, et à l'annulation de la demande fondée sur le paragraphe 231(2). Il est logique de statuer tout d'abord sur les questions soulevées par l'appel incident, et de ne trancher celles suscitées par l'appel que par la suite, si on le juge nécessaire. C'est sur cette base que le débat sur l'affaire a eu lieu devant nous.
Motifs publiés dans [1986] 2 C.F. 105 (I« inst.).
Les faits sont simples. Au cours d'une vérifica- tion des livres de l'appelante F. K. Clayton Group Limited pour les années 1978 1982, les vérifica- teurs du ministre ont soupçonné que certaines dépenses imputées à la société avaient, en fait, été engagées au profit de l'actionnaire majoritaire, l'appelant F. K. Clayton. Conformément à une pratique ministérielle apparemment courante, l'af- faire a été confiée à un «enquêteur spécial», M. R. O. Bailey. Ce dernier, après avoir examiné à fond les feuilles de travail du vérificateur et fait d'autres examens, a conclu qu'il y avait effective- ment lieu à une autre enquête. Il a pris des disposi tions pour rencontrer M. Clayton aux bureaux de la société Clayton le 21 décembre 1983. Au cours de cette journée, il a mis M. Clayton en face d'un certain nombre d'écritures suspectes, et il a obtenu de ce dernier non seulement l'aveu que les dépen- ses en question étaient des dépenses personnelles plutôt que des dépenses d'exploitation de la société, mais aussi qu'au moins une facture avait été rédigée par lui de manière à représenter fausse- ment comme une dépense d'exploitation la somme de 10 000 $ qui avait, en fait, été affectée à l'achat d'un bateau pour son usage personnel. Le jour suivant, soit le 22 décembre, les deux hommes se sont rencontrés de nouveau, et M. Bailey a obtenu de M. Clayton d'autres aveux concernant d'autres dépenses imputées au compte de la société qui avaient, en fait, été engagées pour son avantage personnel. Il a semblé à M. Bailey qu'il se trouvait devant un cas de violations de l'article 239 de la Loi de l'impôt sur le revenu, et que le contribuable avait sciemment contrevenu à la Loi en faussant le montant de l'impôt à payer. M. Bailey a décidé de saisir, en vertu de l'alinéa 231(1)d), les livres et registres de la société. Dans son affidavit déposé à la Division de première instance, il justifie son acte en ces termes:
[TRADUCTION] 22. J'ai estimé que, le contribuable ayant été confronté à la preuve des dépenses irrégulièrement déclarées et déduites, il y avait lieu de protéger les registres, livres et autres documents qui servaient ou pouvaient servir de preuve et qui n'auraient pas été en sécurité entre les mains des contribuables. (Dossier d'appel, à la page 52).
Les documents saisis remplissaient deux boîtes. Ils semblent comprendre la plupart des registres et livres comptables et des relevés bancaires de la
société pour la période allant de 1978 1981 inclusivement, bien que certains documents remon-
tent aussi loin qu'à juillet 1973, et que d'autres soient de date aussi récente que novembre 1982.
Par suite d'une demande ultérieure, fondée sur le paragraphe 231(2), un juge de la Cour de comté a rendu une ordonnance portant
[TRADUCTION] ... QUE les documents, registres, livres, pièces ou choses mentionnées dans ladite demande faite pour le compte du ministre du Revenu national soient retenus par ce dernier jusqu'à leur production en cour.
Les parties applicables de la Loi de l'impôt sur le revenu ont depuis été modifiées. À l'époque des événements litigieux en l'espèce, toutefois, elles étaient ainsi rédigées:
231. (1) Toute personne qui y est autorisée par le Ministre, pour toute fin relative à l'application ou à l'exécution de la présente loi, peut, en tout temps raisonnable, pénétrer dans tous lieux ou endroits dans lesquels l'entreprise est exploitée ou des biens sont gardés, ou dans lesquels il se fait quelque chose se rapportant à des affaires quelconques, ou dans lesquels sont ou devraient être tenus des livres ou registres, et
a) vérifier ou examiner les livres et registres, et tout compte, pièce justificative, lettre, télégramme ou autre document qui se rapporte ou qui peut se rapporter aux renseignements qui se trouvent ou devraient se trouver dans les livres ou regis- tres, ou le montant de l'impôt exigible en vertu de la présente loi,
b) examiner les biens décrits dans un inventaire ou tous biens, procédés ou matière dont l'examen peut, à son avis, lui aider à déterminer l'exactitude d'un inventaire ou à contrôler les renseignements qui se trouvent ou devraient se trouver dans les livres ou registres, ou le montant de tout impôt exigible en vertu de la présente loi,
c) obliger le propriétaire ou le gérant des biens ou de l'entre- prise et toute autre personne présente sur les lieux de lui prêter toute aide raisonnable dans sa vérification ou son examen et de répondre à toutes questions appropriées se rapportant à la vérification ou à l'examen, soit oralement, soit, si cette personne l'exige, par écrit, sous serment ou par déclaration exigée par la loi et, à cette fin, obliger le proprié- taire ou le gérant de l'accompagner sur les lieux, et
d) si, au cours d'une vérification ou d'un examen, il lui semble qu'une infraction à la présente loi ou à un règlement a été commise, cette personne autorisée peut saisir et empor- ter tous documents, registres, livres, pièces ou choses qui peuvent être requis comme preuves de l'infraction à toute disposition de la présente loi ou d'un règlement.
(2) Le Ministre doit retourner les documents, livres, regis- tres, pièces ou choses à la personne sur qui ils ont été saisis
a) dans les 120 jours de la date de la saisie de tous docu ments, registres, livres, pièces ou choses conformément à l'alinéa (1)d), ou
b) si pendant ce délai une demande est faite en vertu de ce paragraphe et est rejetée après l'expiration du délai, immé- diatement après le rejet de la demande,
à moins qu'un juge d'une cour supérieure ou d'une cour de comté, sur demande faite par ou pour le Ministre avec preuve fournie sous serment établissant que le Ministre a des motifs
raisonnables pour croire qu'il y a eu infraction à la présente loi ou à un règlement et que les documents, registres, livres, pièces ou choses saisis sont ou peuvent être requis comme preuves à cet égard, n'ordonne qu'ils soient retenus par le Ministre jus- qu'à leur production en cour, ordonnance que le juge peut rendre sur demande ex parte.
Au début, il faut se rappeler que la contestation de l'appelante fondée sur la Charte était et est limitée au pouvoir de saisie conféré par l'alinéa 231(1)d) et au pouvoir concomitant de retenue accordé par le paragraphe 231(2). Les appelants n'ont contesté ni en première instance ni en appel les pouvoirs de vérification et d'examen prévus aux alinéas 231(1)a), b) et c). Ces pouvoirs s'apparen- tent intimement au pouvoir de perquisition. Ils représentent indubitablement une intrusion impor- tante dans la vie privée du sujet que protège l'article 8 de la Charte. Pour évaluer leur validité, il faut examiner le caractère abusif prima facie d'une perquisition sans mandat par rapport à la nécessité d'une vérification obligatoire faite au hasard dans un régime de déclaration volontaire et d'autocotisation. Bien que l'espèce présente n'exige pas que nous fassions la part des choses, je trouve particulièrement pertinents les propos tenus par le juge en chef Burger dans l'affaire United States v. Bisceglia, 420 U.S. 141 (6`h Cir. 1975), aux pages 145 et 146:
[TRADUCTION] Nous entamons l'examen de ces articles en tenant compte du fait connu que nos structures fiscales reposent sur un système de déclaration volontaire. Bien sûr, la loi oblige les contribuables à faire de telles déclarations, mais le gouver- nement compte sur la bonne foi et l'intégrité de chaque contri- buable potentiel pour qu'il divulgue honnêtement tous les ren- seignements pertinents à l'impôt qu'il doit payer. Il serait néanmoins naïf de ne pas tenir compte du fait que certaines personnes essaient de déjouer le système et que les fraudeurs fiscaux ne sont pas faciles à identifier. C'est pourquoi l'art. 7601 donne au Service du revenu intérieur [Internal Revenue Service] un mandat général pour faire enquête et vérifier les déclarations des »personnes qui peuvent être assujetties» à l'impôt et en outre, l'art. 7602 lui confère le pouvoir »d'exami- ner tous les livres, documents, registres ou toutes les autres données qui peuvent être utiles ... [et d'assigner] toute per- sonne ayant en sa possession ... des livres de comptabilité ... pertinents ou importants pour une telle enquête.» Par la force des choses, le pouvoir d'enquête ainsi conféré ne se limite pas aux situations il existe une cause probable, au sens tradition- nel, de croire qu'il y a violation des lois fiscales. United States v. Powell, 379 U.S. 48 (1964). Le but des lois n'est pas d'accuser mais de faire enquête. Même si de telles enquêtes entraînent indiscutablement une certaine atteinte à la vie privée, elles sont essentielles pour l'existence de notre système de déclaration volontaire et les solutions de rechange possibles
pourraient très bien comporter des intrusions beaucoup moins agréables dans les résidences, les entreprises et les registres.
Lorsque, comme en l'espèce, la vérification (per- quisition) a déjà eu lieu, et que sa validité n'est pas contestée, le droit à la vie privée protégé par l'article 8 se trouve, à l'évidence, quelque peu diminué. En conséquence, bien que l'arrêt de la Cour suprême Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, doive rester la décision qui fait jurisprudence sur les limites de ce que la Charte autorise dans les fouilles, perquisitions et saisies, certaines distinctions s'imposent. À cer- tains égards, la situation est analogue à celle sur laquelle cette Cour a statué dans son arrêt Ber- tram S. Miller Ltd. c. R., [ 1986] 3 C.F. 291.
Dans l'affaire Southam, la protection de la vie privée était déterminante: le mandat contesté auto- risait la fouille générale de livres et de registres qui, autrement, étaient entièrement inaccessibles aux fonctionnaires et dont Southam était fondé à s'attendre à ce qu'ils soient protégés. Dans l'affaire Miller, il n'y avait à protéger aucun droit à la vie privée: une fouille consensuelle (inspection) avait révélé l'existence de dangereux parasites dans les plants d'une pépinière, et il y avait à déterminer si des fonctionnaires pouvaient sans mandat, procé- der à la destruction de ces plants pour empêcher les insectes nuisibles de se propager. En l'espèce, ainsi que je l'ai dit, le droit des appelants à la protection de leurs livres et registres comptables se trouve diminué par le fait que des fonctionnaires du ministère du Revenu les ont déjà examinés en détail. Cela ne veut toutefois pas dire que le droit à la vie privée a complètement disparu comme dans l'affaire Miller: la Loi de l'impôt sur le revenu exige une divulgation considérable de la part des contribuables, et elle autorise les fonctionnaires du Ministère à mener une enquête approfondie, mais elle leur impose également la lourde et stricte obligation de garder le secret. Ce qui figure dans une déclaration d'impôt ou ce que révèle une véri- fication fiscale ne peut être divulgué que confor- mément à une disposition expresse de la loi. L'arti- cle 241 de la Loi de l'impôt sur le revenu prévoit un code détaillé pour assurer le secret et les peines sanctionnant sa violation.
J'estime que le citoyen qui fait l'objet d'une vérification fiscale tient à ce que le caractère confidentiel des résultats de cette vérification, tout
comme celui de ses déclarations d'impôt sur le revenu elles-mêmes, soit protégé. Jusqu'à ce que des procédures judiciaires soient engagées, le con- tribuable est en droit de s'attendre à ce que ses affaires financières personnelles demeurent confi- dentielles. Ainsi donc, son droit à la vie privée, bien qu'il ne soit peut-être pas aussi important que celui reconnu dans l'affaire Southam, est certes encore très considérable.
Le droit à la vie privée n'est pourtant pas le seul droit protégé par l'article 8. Ainsi qu'il ressort des motifs de jugement prononcés dans l'affaire Sou- tham, la règle voulant que la perquisition soit préalablement autorisée par un mandat découle de la nécessité de protéger les droits de propriété. En l'espèce, les appelants ont un droit de propriété important sur les choses saisies qui sont, par défi- nition, les livres et registres de l'entreprise qu'ils exploitent. J'estime que la Cour devrait prendre connaissance d'office du fait que la saisie de ces livres et registres et leur retrait des locaux com- merciaux de la société doivent avoir la plus sérieuse incidence sur la capacité de cette dernière d'exploiter son entreprise.
Tout bien considéré, j'estime que le juge de première instance a eu raison de conclure que l'alinéa 231(1)d) et le paragraphe 231(2) étaient incompatibles avec la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives prévue à l'article 8.
En premier lieu, la saisie, effectuée sans mandat, est à première vue abusive; elle n'a pas la sanction préalable d'un arbitre impartial «en mesure d'agir de façon judiciaire» 2 .
En deuxième lieu, la législation n'établit aucune norme objective permettant de vérifier la validité de la saisie. Selon le libellé de l'alinéa 231(1)d), le fonctionnaire peut apprécier de façon totalement subjective la nécessité de saisir:
231.(1)...
d) si ... il lui semble ...
En troisième lieu, la norme établie par la Loi est beaucoup trop basse, exigeant seulement l'appa- rence d'une violation pour justifier la saisie. Ainsi qu'il a été dit dans l'arrêt Southam [aux pages 167-168]:
2 Voir l'arrêt Southam, susmentionné, aux pp. 161 et 162.
Le droit de l'État de déceler et de prévenir le crime commence à l'emporter sur le droit du particulier de ne pas être importuné lorsque les soupçons font place à la probabilité fondée sur la crédibilité.
À cet égard, l'alinéa 231(1)d) se compare défavo- rablement au paragraphe 9(4) de la Loi sur la quarantaine des plantes', sur lequel cette Cour s'est penchée dans l'affaire Miller et qui exigeait comme condition de la saisie l'existence de motifs raisonnables de croire que la matière à saisir cons- tituait un danger.
En quatrième lieu, j'estime que la saisie autori- sée par l'alinéa 231(1)d) est d'une portée trop générale. Selon l'interprétation du ministre, dès lors qu'une violation de la Loi ou du Règlement a eu lieu, cet alinéa autorise la saisie de registres «qui peuvent être requis comme preuves de l'in- fraction à toute disposition de la Loi».
C'est précisément ce type de disposition que cette Cour a déjà trouvé incompatible avec l'article 8°:
Cependant, je ne peux admettre la proposition générale voulant que le simple fait qu'un contribuable ait, à un certain moment, commis une infraction à la Loi de l'impôt sur le revenu ou aux règlements, si peu importante que soit cette infraction, consti- tue une justification suffisante du pouvoir général de perquisi- tion et de saisie conféré par le paragraphe 231(4). À mon avis, ce paragraphe contrevient à l'article 8 de la Loi constitution- nelle de 1982 en ce qu'il viole le droit du contribuable «à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.»
En cinquième lieu, rien dans la Loi n'exige de limiter la saisie à des cas urgents l'omission de saisir pourrait entraîner la perte ou la destruction d'importants éléments de preuve. Les faits de l'es- pèce n'appuient pas non plus la prétention de l'avocat selon laquelle il y avait réellement une telle urgence. Il faut se rappeler que dans son affidavit (précité), M. Bailey affirme que le contri- buable ayant été mis en face des faits, la saisie des documents était devenue nécessaire. Mais M. Bailey avait lui-même provoqué cette situation. Je ne saurais accepter que l'administration puisse créer ses propres cas urgents, puis s'en serve pour justifier une saisie de biens. Il faut se rappeler également que, au cours de la prétendue confron tation, M. Clayton avait pratiquement admis toute
S.R.C. 1970, chap. P-13.
° Ministre du Revenu national c. Kruger Inc., [1984] 2 C.F.
535, le juge Pratte, à la p. 549.
allégation faite à son encontre. Puisque la preuve montre que M. Bailey, lorsqu'il est venu à la réunion, avait déjà dans sa voiture les boîtes néces- saires pour emporter les documents saisis, on se demande quel genre de réponses M. Clayton aurait pu donner aux questions de M. Bailey pour écarter la «situation d'urgence».
En dernier lieu, pour ce qui est de cet aspect de l'affaire, je ferais remarquer qu'il ne s'agit pas d'un cas la loi prévoit la possibilité de contester la saisie avant qu'elle ne soit effectuée, comme ce fut le cas devant la Cour suprême des États-Unis dans l'affaire Bisceglia précitée. Même le paragra- phe 231(2), qui autorise la retenue des documents après leur saisie, prévoit expressément que l'autori- sation judiciaire peut être obtenue ex parte. La jurisprudence du pays qui porte sur les subpoenas duces tecum 5 n'est donc d'aucune utilité aux intimés.
Dans l'appel incident formé par la Couronne, il reste seulement à trancher la question relative à la partie de l'ordonnance du juge de première ins tance qui annulait la demande de retenue fondée sur le paragraphe 231(2). Sauf le respect que je lui dois, le juge de première instance a commis une erreur en l'espèce. En premier lieu, au moment il a rendu son ordonnance, il avait déjà été donné suite à la demande, et une ordonnance avait été rendue en conséquence. La demande était donc caduque, et l'ordonnance l'annulant était sans effet. Il y a plus important encore, la demande a été présentée à un juge nommé en vertu de l'article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., chap. 3 (R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice II, 5] (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitu- tionnelle de 1982, 1)] et qui tient sa compétence de la Loi. Le juge de première instance n'avait pas compétence pour annuler les procédures engagées devant un tel juge. Bien entendu, il est vrai que la conclusion que le paragraphe 231(2) est inopérant entraîne la nullité de l'ordonnance du juge de la Cour de comté, mais la forme de l'ordonnance choisie par le juge de première instance était fort mal à propos.
J'aborde maintenant l'appel principal, relative- ment à la disposition des documents saisis. Il faut
5 Voir Ziegler c. Hunter, [1984] 2 C.F. 608 (C.A.), et Thomson Newspapers Ltd. et al. v. Director of Investigation and Research et al. (1986), 17 O.A.C. 330.
se rappeler que le juge de première instance a conclu que la saisie n'était pas abusive; partant, il a décidé qu'il n'y avait pas à restituer les docu ments. J'estime que tant cette conclusion que cette décision étaient entachées d'une erreur manifeste.
En premier lieu, au point de vue juridique, je ne pense pas qu'on puisse dire qu'une saisie dont la seule justification en droit consiste dans une dispo sition déclarée abusive peut en soi être considérée raisonnable. Le fonctionnaire qui a opéré la saisie peut avoir agi de bonne foi et conformément à la loi telle qu'elle était selon lui, mais cela ne rend pas la saisie elle-même raisonnable. Point n'est besoin d'ajouter que la saisie n'est justifiée ni en common law ni par une autre source, si ce n'est en vertu du texte exprès de l'alinéa 231(1)d).
De plus, et malgré la conclusion du juge de première instance, il n'est pas, à mon avis, logique de qualifier de raisonnable l'acte de M. Bailey dans les circonstances actuelles. Il était, bien entendu, de bonne foi, et croyait que la loi l'autori- sait à agir comme il l'a fait, mais il ressort de son propre affidavit qu'il a justifié la saisie au moyen d'une confrontation qu'il avait lui-même provo- quée. De même, comme je l'ai indiqué, M. Bailey a saisi, sans doute toujours de bonne foi, des docu ments beaucoup plus nombreux que nécessaires pour faire la preuve des infractions dont il avait lieu de croire, à l'époque, qu'elles avaient été commises.
Pour ce qui est du refus du juge de première instance d'ordonner la restitution des documents, soulignons que sa décision a été rendue antérieure- ment à l'arrêt de cette Cour dans Lagiorgia c. Canada, [1987] 3 C.F. 28. À cet égard, cette cause est déterminante malgré l'allégation contraire de l'avocat: une ordonnance portant annulation d'une saisie parce qu'elle est abusive selon l'article 8 de la Charte est normalement assortie, à tout le moins, d'une ordonnance portant restitution des pièces saisies. L'avocat de l'intimé nous a demandé de différer, au moins, de rendre une telle ordon- nance jusqu'à dix jours après l'inscription du juge- ment; je ne vois aucune raison de le faire. Si la Couronne a le droit de saisir les documents autre- ment qu'en vertu de l'alinéa 231(1)d), il lui est loisible de tenter de l'exercer. Dans la négative, les documents devraient être restitués sur-le-champ.
J'ajouterais seulement qu'une ordonnance por- tant restitution des documents saisis ne contredit ni ne modifie la teneur de l'ordonnance rendue par le juge de la Cour de comté. Cette dernière ordon- nance, précitée, autorise simplement le ministre à retenir les documents «jusqu'à leur production en cour». À l'évidence, la mention de procédures judi- ciaires n'est pas limitée aux procédures engagées devant le juge de la Cour de comté qui a signé l'ordonnance. Je ne pense même pas qu'elle soit limitée à des procédures judiciaires dans la même province puisqu'il est bien possible qu'une saisie fondée sur l'alinéa 231(1)d) ait lieu dans une province et que les documents saisis soient utilisés dans des procédures devant les tribunaux d'une autre province, un défendeur a son siège social ou sa place d'affaires principale. Il ne fait pas de doute que notre Cour a compétence dans les présentes procédures et qu'elle a du même coup le pouvoir d'ordonner la production et la restitution des documents.
En dernier lieu, le juge de première instance n'a pas adjugé de dépens parce que les parties adverses avaient eu partiellement gain de cause. Tel n'est plus le cas, et ce sont les appelants qui ont presque entièrement gain de cause tant dans l'appel que dans l'appel incident, la Couronne ne l'ayant emporté, dans son appel incident, que sur la ques tion technique de l'annulation de la demande fondée sur le paragraphe 232(2).
En conséquence, j'accueillerais l'appel avec dépens et l'appel incident sans dépens. J'annulerais toute la partie de l'ordonnance du juge de première instance qui suit le paragraphe (1) et je la rempla- cerais par une ordonnance portant que les docu ments saisis et emportés le 22 décembre 1983 par l'intimé R. O. Bailey, ainsi que leurs copies et extraits, soient restitués aux appelants sur-le- champ. J'ordonnerais en outre que les appelants recouvrent leurs frais des procédures devant la Division de première instance.
LE JUGE HEALD: Je souscris aux motifs ci-dessus.
LE JUGE MAHONEY: Je souscris aux motifs ci-dessus.
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