A-372-85
Ivan Letnik et Captain Normac's Riverboat Inn
Limited (appelants)
c.
La municipalité de la Communauté urbaine de
Toronto, Thomas William Thompson, Robert G.
Bundy, Charles Colenutt, le navire Trillium, ses
propriétaires et affréteurs, et les commissaires du
Port de Toronto (intimés)
RÉPERTORIÉ: LETNIK c. TORONTO (MUNICIPALITÉ DE LA
COMMUNAUTÉ URBAINE)
Cour d'appel, juges Heald, Mahoney et MacGui-
gan—Toronto, 25, 26, 27 et 28 janvier; Ottawa, 24
février 1988.
Droit maritime — Responsabilité délictuelle — Abordage
au port de Toronto entre un bateau à vapeur et un navire
amarré à quai en permanence qui était utilisé comme restau
rant — Les dommages causés semblaient mineurs — Deux
semaines plus tard, le navire-restaurant coulait soudainement
— La cause réelle et effective de l'abordage n'a pas été
déterminée — Le plaidoyer d'accident inévitable est rejeté —
Prévisibilité — La limitation de responsabilité est refusée — Il
y a renversement du fardeau de la preuve lorsque le manque-
ment à un devoir crée un risque, que le préjudice survient dans
l'aire de ce risque et qu'une lacune dans la preuve empêche le
demandeur de prouver que la négligence a causé ce préjudice
— /l est pratiquement impossible d'obtenir les éléments de
preuve qui combleraient la lacune dans la preuve — La
défense fondée sur le principe du novus actus interveniens est
rejetée — La norme de prudence applicable au propriétaire
d'un restaurant flottant est différente de celle applicable au
propriétaire d'un navire en mer.
Le 2 juin 1982, le bateau à roues sur les flancs appelé
Trillium, qui appartenait à la municipalité de la Communauté
urbaine de Toronto (la Communauté), a heurté un navire
amarré à quai en permanence, qui était exploité comme restau
rant flottant au slip de la rue Yonge dans le port de Toronto, le
Normac, lui causant des dommages apparemment légers. Deux
semaines plus tard toutefois, le Normac coulait soudainement.
Un appel et un appel incident sont interjetés des conclusions du
juge de première instance selon lesquelles (1) la Communauté
et le Trillium étaient responsables de l'abordage et tenus aux
dommages-intérêts en ayant résulté mais n'étaient pas respon-
sables du naufrage du navire et (2) ils n'avaient pas réussi à
établir leur droit à la limitation de responsabilité.
Arrêt: l'appel devrait être accueilli en partie et l'appel inci
dent devrait être rejeté.
En ce qui concerne l'abordage, les contre-appelants (la Com-
munauté, le Trillium et le capitaine Colenutt) ont été incapa-
bles d'établir que le juge de première instance a commis une
erreur manifeste et dominante qui aurait faussé son apprécia-
tion des faits. En appliquant l'arrêt The Wagon Mound No. 2
aux faits de l'espèce, il est conclu que le risque était prévisible
et que les contre-appelants auraient dû prendre des mesures
pour l'éliminer.
L'applicabilité de la défense d'accident inévitable, qui est
définie dans l'arrêt Rintoul, n'a pas été établie en l'espèce, les
contre-appelants ayant manqué de démontrer qu'il n'y avait eu
de leur part aucune négligence reliée à quelque cause que ce
soit. En fait, le juge de première instance a conclu que les
contre-appelants avaient été négligents en n'installant pas de
propulseurs d'étrave, de mécanisme de mouillage rapide, de
système de communication en phonie placé dans un endroit
adéquat ou de bassin intérieur en forme de U, et en n'obligeant
pas le graisseur à rester dans la salle des machines alors que le
Trillium se préparait à accoster. Considérant cette conclusion,
le propriétaire ne pouvait limiter sa responsabilité en vertu de
l'article 647 de la Loi sur la marine marchande du Canada,
puisque celui-ci exige du propriétaire du navire qu'il démontre
que les événements survenus se sont produits sans aucune faute
ou concours de sa part.
En ce qui a trait au naufrage du navire, le juge de première
instance a commis une erreur en imposant le fardeau de la
preuve aux appelants ainsi qu'en acceptant la défense de novus
accus interveniens. La Chambre des lords a décidé dans l'arrêt
McGhee que le fardeau de la preuve devait être déplacé vers le
défendeur (l) lorsqu'en manquant à son devoir de diligence une
personne crée un risque, (2) lorsque le préjudice survient dans
l'aire de ce risque, et (3) qu'une lacune dans la preuve empêche
le demandeur de prouver que la négligence a causé le dom-
mage. En l'espèce, il y a eu manquement au devoir de diligence.
La Cour déduit qu'il est hautement probable, dans les faits, que
le navire responsable de l'abordage soit aussi responsable du
naufrage, à moins que ses propriétaires ne fournissent la preuve
contraire. Il existait des lacunes dans la preuve. Bien qu'il
aurait été possible de relever le navire afin de déterminer la
cause véritable du naufrage, les coûts d'une telle entreprise
l'auraient rendue pratiquement impossible. Dans un tel cas,
c'est l'auteur du risque qui doit subir les conséquences d'un tel
état de fait.
La norme de prudence exigée du propriétaire d'un restaurant
flottant est différente de celle du propriétaire d'un navire en
mer. Il est fortement exagéré d'appliquer au premier, comme
l'a fait le juge de première instance, les normes de prudence
applicables à un armateur raisonnablement prudent dont le
navire tient la mer. Vu la norme de conduite applicable à un
propriétaire de navire-restaurant amarré, il n'y avait dans les
actions ou omissions des appelants aucune nouvelle cause
venant interrompre la chaîne des événements, aucun élément
pouvant être qualifié d'exhorbitant, d'étranger ou encore
d'extrinsèque.
Le juge de première instance ayant conclu que les appelants
avaient omis de prendre les mesures élémentaires qui s'impo-
saient à la suite de l'abordage, ceux-ci doivent être considérés
comme partiellement responsables des dommages causés, qui
devraient être partagés dans la proportion de 75 % - 25 % en
faveur des appelants.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970,
chap. S-9, art. 647.
JURISPRUDENCE
DECISIONS APPLIQUÉES:
Stein et autres c. «Kathy K. et autres (Le navire), [1976]
2 R.C.S. 802; 62 D.L.R. (3d) 1; Overseas Tank-
ship (U.K.) Ltd. v. Miller Steamship Co. Pty., [1967] 1
A.C. 617 (P.C.) (The Wagon Mound No. 2); Rintoul v.
X- Ray and Radium Industries Limited and Others,
[1956] R.C.S. 674; McGhee v National Coal Board,
[1972] 3 All ER 1008 (H.L.); Nowsco Well Service Ltd.
v. Canadian Propane Gas & Oil Ltd. et al. (1981), 122
D.L.R. (3d) 228; (1981), 7 Sask. R. 291; 16 C.C.L.T. 23
(C.A.); Oropesa, The, Lord v. Pacific Steam Navigation
Co., [1943] 1 All E. R. 211; (1942), 74 LI. L. Rep. 86
(C.A.); Papp et al. v. Leclerc (1977), 77 D.L.R. (3d) 536;
16 O.R. (2d) 158 (C.A.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Bolton v. Stone, [1951] A. C. 850 (H.L.); The Lady
Gwendolen, [1965] 2 All E.R. 283 (C.A.); Dollina
Enterprises Ltd. c. Wilson-Haffenden, [1977] 1 C.F. 169
(I' inst.).
DÉCISION EXAMINÉE:
Cook v. Lewis, [1951] R.C.S. 830; [1952] 1 D.L.R. 1.
DÉCISIONS CITÉES:
Powell v. Guttman et al. (1978), 89 D.L.R. (3d) 180;
[1978] 5 W.W.R. 228; 6 C.C.L.T. 183 (C.A. Man.);
Dalpe v. City of Edmundston (1979), 25 N.B.R. (2d) 102
(C.S. Div. d'appel); Re Workers' Compensation Appeal
Board and Penney (1980), 112 D.L.R. (3d) 95; (1980),
38 N.S.R. (2d) 623 (C.S. Div. d'appel); Delaney v.
Cascade River Holidays Ltd. (1983), 44 B.C.L.R. 24; 24
C.C.L.T. 6 (C.A.); Lomax v. Arsenault, [1986] I
W.W.R. 68 (B.R. Sask.).
DOCTRINE
Weinrib, Ernest J. «A Step Forward in Factual Causa
tion» (1975), 38 Modern L. Rev. 518.
AVOCATS:
Harvey Spiegel, c.r. et A. C. Van Houten
pour les appelants.
David L. D. Beard, c.r. et Rui M. Fernandes
pour les intimés.
PROCUREURS:
Green & Spiegel, Toronto, pour les appelants.
Beard, Winter, Toronto, pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE MACGUIGAN: Les présents appel et
appel incident portent sur un abordage survenu le
2 juin 1981 dans le port de Toronto entre le navire
Trillium, appartenant à la municipalité de la
Communauté urbaine de Toronto (ci-après la
Communauté), intimée, et le navire Normac,
appartenant à la société Captain Normac's River-
boat Inn Limited.
Les appelants se sont désistés avant l'audition en
première instance de l'action intentée contre
Thomas William Thompson, Robert G. Bundy et
les Commissaires du port de Toronto; le seul
intimé restant, outre la Communauté et le Tril-
lium, était le capitaine Colenutt, qui commandait
le Trillium au moment de l'accident.
Construit en 1902 et utilisé comme bateau-
pompe puis comme paquebot des Grands Lacs, le
Normac servait de restaurant flottant exploité,
sous le nom de Captain John's Restaurant, par
l'appelant Ivan Letnik, actionnaire unique de la
société appelante. Il jaugeait 347,3 tonneaux et
avait une longueur hors tout de 117,2 pieds et une
largeur de 25,1 pieds. Il était amarré à quai, en
permanence, à l'extrémité sud de la rue Yonge, le
long de la paroi d'un grand slip d'amarrage au
nord du port de Toronto, appelé le slip de la rue
Yonge. Ce poste d'amarrage était loué de la Com
mission du port de Toronto. Le Normac occupait
une partie importante de la paroi nord, d'une
largeur de 200 pieds, et il était le seul navire à
occuper un poste à quai le long de cette paroi.
Le slip de la rue Yonge a en gros la forme d'un
U ouvert vers le sud, la partie nord formant un
plan incliné le long duquel était amarré le
Normac. Le long du mur est du slip était amarré le
Jadran, navire plus grand appartenant aussi à
l'appelant Letnik qui était en train de le transfor
mer en restaurant et le louait pour des réceptions.
Le long du mur ouest, le poste le plus au sud,
premier poste à gauche lorsqu'on entre dans le slip,
était habituellement occupé par le Trillium. Plus
loin du même côté étaient amarrés à quai cinq
bateaux d'excursion appartenant à la société Simp-
sons Tour Boats Limited qui en faisait également
l'exploitation. Ces bateaux étaient amarrés à
couple, l'un d'entre eux occupant seul la position
du centre.
Le Trillium a été construit en 1910. C'est un
bateau à roues sur les flancs, avec une machine
alternative compound à vapeur. Sa longueur fait
138,5 pieds, sa largeur 45 pieds, et il jauge 425,48
tonneaux. Il est amphidrome, avec deux timoneries
équipées chacune d'une barre à roue, de l'équipe-
ment nécessaire de navigation et de communica
tion avec la salle des machines, située sur le pont
principal. Il appartient à la Communauté qui l'ex-
ploite sous la supervision de son département des
parcs et propriétés. Il n'a pas été en service de
1956 1975, date à laquelle il a commencé à être
frété pour des excursions dans le port de Toronto
et dans ses parages immédiats. Son équipage se
composait d'un capitaine, d'un second, d'un méca-
nicien, d'un graisseur et de trois matelots de pont.
Dans la soirée du 2 juin 1981, malgré les efforts
du mécanicien pour mettre le moteur en marche
arrière, le Trillium dépassa son poste d'amarrage
et, courant sur son erre, heurta le premier des deux
bateaux d'excursion Simpson amarrés à couple,
puis alargua sur tribord. Le capitaine tenta, sans
succès, d'éviter le Normac qui fut abordé par le
travers. Bien qu'il y eût 132 clients et membres
d'équipage à bord à ce moment-là, personne n'a
été blessé. Toutefois, on a pu constater aussitôt
qu'il y avait des dommages légers, à première vue.
Deux semaines plus tard exactement, soit le 16
juin 1981, le Normac coulait soudainement moins
de deux heures après qu'on eut constaté la pré-
sence d'un peu d'eau sur le pont de la salle de la
cargaison, près de l'entrée de la salle des machines.
En première instance, le juge Addy en est arrivé
aux conclusions suivantes (Dossier d'appel, annexe
1, page 58):
1. Les défendeurs, la Communauté et le Trillium, sont légale-
ment responsables de l'abordage avec le Normac, et ils sont
tenus aux dommages-intérêts causés par l'abordage, mais à
aucun pour le naufrage du navire ni pour le préjudice qui en a
résulté.
2. Lesdits défendeurs n'ont pas réussi à établir leur droit à la
limitation de responsabilité.
3. Le montant des dommages-intérêts, à défaut d'accord, sera
fixé par référence, conformément à mon ordonnance du 5
novembre 1984.
4. L'adjudication des dépens est différée.
Les appelants ont interjeté appel de ce jugement
et les intimés ont formé un appel incident.
L'appel incident soulevant des questions reliées au
premier événement en date, soit l'abordage, c'est
un point de départ qui nous paraît approprié.
Le juge de première instance a abordé la ques
tion de la façon suivante (Dossier d'appel, annexe
1, pages 30-58):
Je constate que, bien qu'il ait été prouvé que si le Trillium ne
s'est pas arrêté avant d'aborder le Normac, c'est selon toute
probabilité à cause d'un certain vice mécanique, d'un défaut de
fonctionnement ou d'une panne, dont la nature précise ou la
cause n'a pas pas été établie, et que n'a été prouvé aucune faute
ni manque d'habileté technique de la part d'un membre de
l'équipage qui aurait eu pour conséquence que la machine n'a
pu être mise en marche arrière pour arrêter le navire.
Le fait que la cause réelle et effective de l'abordage n'ait pas
été déterminée ne libère pas le défendeur de sa responsabilité
dans des circonstances où un navire en mouvement, sous le
contrôle et la maîtrise de son capitaine, aborde un autre navire
convenablement amarré en plein jour.
Les présents défendeurs m'ont convaincu qu'aucun acte ni
aucune omission du capitaine, ou de tout membre de l'équipage
tant au moment de l'abordage qu'immédiatement auparavant,
n'a entraîné la perte de la maîtrise du Trillium. Cependant,
lorsqu'il a été établi, comme en l'espèce, qu'un navire défendeur
n'est plus maître de sa manœuvre ou est tombé en panne à
cause d'un défaut mécanique, il incombe à cette partie de
démontrer par une preuve positive que le vice mécanique était
caché et qu'il ne pouvait pas raisonnablement être prévu ni
détecté malgré les précautions raisonnables des responsables du
navire et leur compétence, et que ce vice ou cette panne
n'étaient pas imputables à quelque faute ou négligence, comme
un manque d'entretien ou quelque imprudence de sa part ou de
la part de ceux dont elle est responsable.
En outre, il est fort difficile de s'acquitter du fardeau de la
preuve qui incombe au navire qui en aborde un autre, amarré
ou au mouillage, dans des conditions de bonne visibilité et par
beau temps.
Lorsque la cause précise de la panne ou du vice mécanique
qui a conduit à l'abordage n'a pas été déterminée, le défendeur,
évidemment, n'est pas en mesure de s'acquitter du fardeau de la
preuve qui lui incombe et sa responsabilité devrait s'ensuivre
aussitôt.
Bien qu'il n'ait pas été établi par les preuves administrées que
la cause effective et immédiate de l'accident ait été un acte
particulier ou une omission du défendeur, il a été prouvé que, si
certaines mesures ou précautions avaient été prises auparavant,
l'abordage du Normac aurait probablement été évité. Il a aussi
été établi qu'il était raisonnablement prévisible que de telles
mesures ou précautions auraient permis d'éviter le dommage.
Sur la question de la prévisibilité, il est assez significatif qu'à
une première occasion, avant l'accident, le Trillium ait éprouvé
des difficultés à accoster et qu'il ait heurté certains des bateaux
d'excursion Simpson (leur causant peu ou pas d'avaries) et qu'à
une autre occasion, il ait abordé le navire Jadran, ne lui
causant qu'un très léger dommage, à sa peinture. Le chef
mécanicien du Trillium, dans l'un de ces cas, croit que les
ennuis mécaniques pouvaient être attribués à la condensation
dans le cylindre de renversement, mais il n'en est pas certain.
La cause réelle de la panne n'a jamais été déterminée.
Les difficultés éprouvées par le Trillium à l'accostage préoc-
cupaient le propriétaire des bateaux d'excursions Simpson à un
point tel qu'il a écrit une lettre en 1978 (pièce P-5) au
commissaire de Parcs et propriétés, responsable des traversiers
auprès de la défenderesse, la Communauté, pour lui signaler
que le Trillium avait, à deux reprises, eu des difficultés à
accoster et lui suggérer de lui assigner un autre poste
d'amarrage.
Le dénommé Robert George Bundy a été nommé commis-
saire de Parcs et propriétés pour la Communauté en 1978 et,
peu après sa nomination, étant monté à bord du Trillium, il
constatait par lui-même que le capitaine éprouvait beaucoup de
difficulté à faire accoster son navire à la pointe Hanlan, dans le
port de Toronto et que cela lui prenait un temps considérable.
Instruit par cette expérience, il a recommandé à la Commu-
nauté d'installer des propulseurs d'étrave sur le Trillium pour
faciliter sa manoeuvre. Pour des raisons financières, la Commu-
nauté n'a donné suite à cette recommandation que quelque
temps après l'accident. On avait aussi envisagé la construction
d'un bassin intérieur en forme de U à l'extrémité nord du poste
d'accostage du Trillium, pour permettre le chargement du
navire par l'avant et aussi pour l'empêcher de s'engager dans le
slip au-delà de son poste à quai habituel. On n'a donné suite à
cette recommandation qu'après l'accident. Il est vrai que la
question des propulseurs d'étrave et du bassin intérieur en
forme de U avait principalement été envisagée à cause du peu
de manoeuvrabilité du Trillium par grand vent. Cependant, la
Communauté avait connaissance qu'à au moins deux' reprises
le navire n'avait pas pu faire marche arrière comme il l'aurait
dû.
Le capitaine Colenutt a déclaré de façon très claire à l'ins-
tance que si des propulseurs d'étrave avaient été installés avant
l'accident, il n'y aurait pas eu d'abordage. Il a ajouté qu'il
aurait pu, grâce aux propulseurs d'étrave, faire virer le Tril-
lium sur lui-même avant qu'il n'aborde tout autre navire dans
le slip.
Le téléphone de la chambre des machines permettant de
communiquer en phonie avec la passerelle ne se trouvait pas en
face du chef mécanicien ni à portée de sa main. Ce dernier
devait abandonner les commandes, faire demi-tour et se rendre
jusqu'à la cloison située derrière son poste, au tableau de
contrôle, pour communiquer avec la passerelle. Le jour de
l'accident, il ne l'a pas fait car, et c'est assez compréhensible, il
se souciait surtout de mettre le moteur en marche arrière. En
' Les intimés par incidence ont admis au cours du débat que
le juge de première instance avait erré en parlant de deux
reprises. Il ressort en effet de la preuve que le Trillium avait
connu des problèmes de manoeuvre à trois reprises, mais que le
défaut de la marche arrière n'était survenu qu'une seule fois.
Dans les circonstances cependant, il s'agit d'une erreur d'im-
portance secondaire qui ne saurait changer le résultat.
outre, le chef mécanicien a autorisé le graisseur à monter sur le
pont immédiatement avant que le Trillium n'amorce son appro-
che pour accoster, au lieu de le garder à son poste dans la
chambre des machines, là où il aurait dû être pendant l'opéra-
tion cruciale de l'accostage. Si le graisseur s'était trouvé dans la
chambre des machines, le chef mécanicien aurait très facile-
ment pu lui demander d'informer immédiatement la passerelle
par téléphone des difficultés qu'ils éprouvaient.
S'il y avait eu un téléphone ou un microphone juste en face
du chef mécanicien ou si le graisseur était resté à son poste
dans la chambre des machines, le capitaine aurait pu être
informé des difficultés éprouvées alors que le navire était
encore à une certaine distance (approximativement à trois
longueurs de navire) de l'entrée du slip de la rue Yonge. De la
façon dont les choses se sont déroulées, le capitaine n'a été
informé que tout ne se déroulait pas normalement qu'une fois le
navire arrivé pratiquement à la hauteur de son poste d'amar-
rage et ce n'est qu'à ce moment-là qu'il s'est aperçu que le
Trillium ne semblait pas vouloir perdre de l'erre. Le capitaine
aurait très bien pu, par un coup de barre, effectuer une
manoeuvre d'évitement s'il avait été informé à temps.
Il ne semble d'ailleurs faire aucun doute que si le quai en U
avait été édifié avant le 2 juin 1981, l'abordage du Normac
n'aurait pas eu lieu. Il importe aussi, dans une certaine mesure,
de noter que la Communauté occupait d'autres quais, situés
juste à l'ouest et à côté du slip de la rue Yonge. Il s'agissait de
bassins individuels, utilisés par les traversiers réguliers, navires
beaucoup plus aisés à manoeuvrer que le Trillium, comme il a
été dit auparavant. Comme c'était là des bassins où le charge-
ment se faisait par l'arrière, tout traversier qui entrait dans l'un
d'eux ne pouvait dépasser son poste d'amarrage et tout danger
pour les bateaux se trouvant dans les parages en était grande-
ment réduit. En fait, lorsqu'il y avait du vent, le Trillium
utilisait l'un de ces bassins. Compte tenu du temps qu'il fallait
parfois pour renverser la marche du Trillium et compte tenu du
nombre de bateaux occupant des postes en face de celui du
Trillium, je pense que c'était faire preuve d'imprudence, pour
la Communauté, de ne pas toujours utiliser pour le Trillium
l'un des bassins réservés aux traversiers à sa disposition.
Bien qu'on ait habituellement recours aux ancres pour facili-
ter une manoeuvre que sur des navires beaucoup plus grands
que le Trillium, il semble raisonnablement probable que si ce
dernier avait été équipé d'une ancre, convenablement située,
assortie d'un mécanisme de mouillage rapide, au lieu du sys-
tème incommode du bord, on aurait pu casser son erre et éviter
ainsi l'abordage, ou du moins réduire l'intensité du choc dans
une certaine mesure. L'approbation par les inspecteurs mariti-
mes de l'ancre destinée à être utilisée à bord du Trillium et
d'ailleurs de toute autre machinerie ou matériel du bord, ne
constitue en aucune manière une preuve concluante que cette
machinerie ou ce matériel étaient d'une nature, d'une qualité
ou avaient été installés d'une manière telle qu'en cas de dom-
mage, les propriétaires doivent être libérés de toute responsabi-
lité pour ce motif.
Vu les faits de l'espèce, il pourrait, à mon avis, très bien y
avoir lieu d'appliquer le principe res ipsa loquitur .. .
Le principe res ipsa loquitur est applicable lorsque les faits
qui ont conduit à l'accident sont inconnus. Autrement, le
demandeur qui en connaît les détails ou qui, en faisant preuve
de diligence raisonnable, pourrait les découvrir, a le fardeau de
les démontrer mais, s'il tente d'établir comment le dommage a
été causé et qu'il n'y parvient pas, il ne lui est pas pour autant
interdit d'invoquer le principe res ipsa loquitur à titre subsi-
diaire, pourvu que les conditions requises pour faire valoir cette
règle soient présentes...
Quant aux conditions supplémentaires d'application de la
maxime, le tribunal devrait avant tout se satisfaire que, dans le
cours ordinaire des événements, l'accident ne se serait pas
produit s'il n'y avait pas eu négligence. Second critère d'appli-
cation, la chose qui a causé le dommage doit avoir été sous la
puissance et le contrôle du défendeur. Ces deux conditions sont
ici réunies.
La maxime res ipsa loquitur est d'application fréquente et
uniforme, non seulement dans les cas de dommages causés par
la chute d'objets, par des produits défectueux, par les incendies
et les explosions, mais aussi dans les cas impliquant le fait du
défendeur, telles les affaires de responsabilité professionnelle,
les affaires de transport terrestre en tous genres, ainsi que celles
relevant du domaine du transport aérien. Certes il s'agit d'un
principe associé directement à la common law, puisqu'en
essence il s'agit d'une règle de preuve et non de fond, mais je ne
vois aucune raison qui interdise de l'appliquer aux affaires de
droit maritime. Une rose sous un autre nom (embaumerait
autant)...!
UN ACCIDENT INÉVITABLE
Les défendeurs ont plaidé accident inévitable. Une part
considérable du débat a été consacrée à cette question et
plusieurs précédents ont été cités à l'appui de cette thèse. Pour
commencer, il faut dire clairement qu'un accident inévitable
cela ne signifie pas un accident inexpliqué.
Je ne pense pas qu'il soit le moindrement nécessaire de passer
en revue in extenso le droit qui concerne ce principe. Les
défendeurs se sont appuyés avant tout sur l'arrêt de la Cour
suprême du Canada Rintoul v. X-Ray and Radium Industries
Limited and Others ([l956] R.C.S. 674) où le juge Cartwright,
à l'époque juge puîné, en rendant l'arrêt de la Cour, dit à la
page 678 du recueil mentionné:
À mon avis, les intimés n'ont pu prouver deux éléments qui
sont tous deux essentiels à la défense d'accident inévitable.
Ces éléments sont: (i) qu'on n'aurait pas pu empêcher les
freins de service de ne pas fonctionner par un entretien
raisonnable, à leur charge, (ii) et que, même en présumant
que cette panne n'est pas due à la négligence des intimés,
Ouellette ne pouvait pas, dans l'exercice d'une prudence
raisonnable, éviter la collision qui, prétend-il, résulte de cette
panne.
Toutefois les défendeurs en l'espèce n'ont pas satisfait à ces
deux exigences. En premier lieu, ils ne sont pas parvenus à
démontrer quelle était la cause de la panne de moteur et donc
qu'ils n'auraient pas pu l'empêcher par un entretien raisonna-
ble. Quant à la seconde exigence, ils ne sont pas parvenus à
démontrer que, même si les précautions suivantes avaient été
prises, soit l'installation de propulseurs d'étrave, d'un méca-
nisme de mouillage rapide, d'un système de communication en
phonie placé dans un endroit adéquat et le maintien de l'obliga-
tion pour le graisseur de rester à son poste, dans la chambre des
machines, alors que le Trillium se préparait à accoster, l'abor-
dage se serait fort probablement produit quand même. Il était
raisonnablement prévisible à la fois que le navire ne stopperait
pas à temps et que ces mesures auraient probablement été
efficaces. Il s'ensuit que de ne pas les avoir prises constitue une
négligence.
J'en conclus que le plaidoyer d'accident inévitable doit être
rejeté et qu'il y a responsabilité des défendeurs pour l'abordage.
LIMITATION DE RESPONSABILITÉ
Quand il s'agit de faire valoir une limitation de responsabi-
lité, conformément aux dispositions de l'article 647 de la Loi
sur la Marine marchande du Canada, il incombe clairement au
propriétaire défendeur d'établir que l'abordage s'est produit
sans sa faute ni son concours. C'est là un fardeau très lourd.
Comme l'a dit le juge Ritchie dans l'arrêt Stein et autres c.
«Kathy K. et autres (Le navire), [1976] 2 R.C.S. 802, à la page
819; 62 D.L.R. (3d) 1, à la page 13:
L'obligation qui incombe aux propriétaires d'un navire est
lourde et ils ne peuvent pas s'en acquitter en démontrant que
leurs actes ne constituent pas [TRADUCTION] «l'unique cause
ou la cause prochaine ou la cause principale» du malheureux
accident.
En l'espèce, les défendeurs éprouvent essentiellement la
même difficulté face à la question de la limitation de responsa-
bilité que dans le cas de la question de l'accident inévitable.
Puisque la cause de l'abordage n'a pas été établie, ils ne
peuvent pas prouver que cet accident a eu lieu sans leur faute ni
leur concours. Il a été établi, par une preuve considérable,
qu'un certain degré de négligence ou de laxisme leur est
imputable, ce qui leur interdit de se prévaloir de l'article 647 si
cela est relié à la cause de l'abordage. Ces domaines où il a été
établi qu'il fallait une surveillance et maîtrise adéquates
visaient notamment l'absence de certaines consignes, d'instruc-
tions opérationnelles et d'autres directives de supervision ainsi
que de certaines procédures administratives. Les demandeurs
n'ont pas réussi, de toute évidence, à établir que ces questions
étaient liées à la cause de l'accident, celle-ci étant toujours
indéterminée. Mais, de même, les défendeurs n'ont pas été en
mesure d'établir positivement, comme la loi les y oblige, qu'au-
cun de ces actes ou omissions n'a contribué en quoi que ce soit à
l'accident. Il leur a donc été impossible de se décharger du
fardeau de preuve que leur impose l'article 647 et ils ne
sauraient, de ce fait, invoquer la limitation de responsabilité.
Dans leur exposé des faits et du droit, les contre-
appelants se sont tout attachés à contester l'inter-
prétation des faits par le juge de première instance.
Mais ils ne sont pas parvenus à démontrer que «le
juge du procès a commis une erreur manifeste et
dominante qui a faussé son appréciation des faits»:
Stein et autres c. «Kathy K» et autres (Le navire),
[1976] 2 R.C.S. 802, la page 808; 62 D.L.R.
(3d) 1, à la page 5. Si l'on fait exception de
l'erreur d'importance secondaire que j'ai relevée
dans un renvoi en bas de page ci-dessus, les conclu
sions de fait du juge de première instance sont
amplement appuyées par la preuve. Elles ne peu-
vent donc pas être contestées devant la présente
Cour au motif que son opinion, selon laquelle
l'abordage aurait pu être évité par l'application de
mesures de sécurité, serait erronée.
En ce qui concerne les questions de droit soule-
vées quant à la prévisibilité du risque et à la
nécessité qui s'ensuit de prendre des précautions,
les contre-appelants se sont surtout appuyés sur
l'arrêt Bolton v. Stone, [1951] A. C. 850, dans
lequel la Chambre des lords a statué que le risque
qu'une balle de cricket soit frappée hors du jeu
pour atteindre, en le blessant grièvement, un pas-
sant dans un chemin public peu fréquenté est
tellement minime qu'un homme raisonnable serait
justifié de n'avoir pris aucune mesure pour
l'éliminer.
Le Conseil privé a toutefois ultérieurement
nuancé son jugement dans Bolton v. Stone en
rendant sa décision dans l'affaire Overseas Tank -
ship (U.K.) Ltd. v. Miller Steamship Co. Pty.,
[1967] 1 A.C. 617, aux pages 642 et 643 (The
Wagon Mound No. 2). Lord Reid, qui avait égale-
ment participé au jugement dans l'affaire Bolton v.
Stone, a déclaré (sans les notes infra-paginales):
[TRADUCTION] Il ne s'ensuit pas cependant qu'il soit justifia
ble, en toute circonstance, de négliger un risque aussi minime
soit-il. L'homme raisonnable ne négligerait un tel risque que
pour de bonnes raisons, par exemple si son élimination impli-
quait des frais considérables. Il évaluerait le risque à la lumière
des difficultés ainsi soulevées. Il est presque certain que l'issue
de l'affaire Bolton v. Stone aurait été différente si l'activité
dont mademoiselle Stone a été la victime avait été illégitime. À
notre avis, l'arrêt Bolton v. Stone ne modifie pas le principe
général selon lequel une personne fait preuve de négligence si
elle ne prend pas des mesures pour éliminer un risque dont elle
sait ou devrait savoir qu'il est bien réel et qu'il ne s'agit pas
d'une simple possibilité qui ne saurait influencer l'esprit d'un
homme raisonnable. Ce jugement n'a fait que reconnaître et
appliquer la réserve selon laquelle il est justifiable de ne pas
prendre de mesures pour éliminer un risque réel si ce dernier est
minime et si les circonstances sont telles qu'un homme raison-
nable, soucieux de la sécurité de son voisin, croirait légitime de
le négliger.
Dans l'appréciation de l'ampleur du risque prévu,
les faits sont déterminants. En l'espèce, il semble
clair que le risque que le juge de première instance
a considéré prévisible n'était pas que le moteur du
Trillium ne se mette pas en marche arrière,
comme l'ont soutenu les contre-appelants, mais
plutôt qu'un abordage se produise, quelle qu'en
soit la cause; d'après l'interprétation de la preuve
par le juge de première instance, les contre-appe-
lants auraient dû être conscients de cette possibi-
lité et la considérer comme réelle. La présente
Cour n'a aucune raison de contester cette
conclusion.
En ce qui a trait à la défense d'accident inévita-
ble, les deux parties, de même que le juge de
première instance, se sont appuyés sur l'arrêt de
principe au Canada, Rintoul v. X-Ray and
Radium Industries Limited and Others, [1956]
R.C.S. 674. Le juge Cartwright (tel était alors son
titre) a statué, en rejetant cette défense dans le cas
d'un accident de voiture dû à une défaillance des
freins, que le conducteur fautif devait établir deux
éléments essentiels à la défense d'accident inévita-
ble. Il s'est exprimé ainsi à la page 678:
Ces éléments sont: (1) qu'on n'aurait pas pu empêcher les freins
de service de ne pas fonctionner par un entretien raisonnable, à
leur charge, (ii) et que, même en présumant que cette panne
n'est pas due à la négligence des intimés, Ouellette ne pouvait
pas, dans l'exercice d'une prudence raisonnable, éviter la colli
sion qui, prétend-il, résulte de cette panne.
Les contre-appelants ont admis qu'ils n'étaient pas
en mesure d'identifier en l'espèce la cause précise
de l'accident. Ils ont cependant soutenu qu'il y
avait malgré tout lieu d'accepter la défense d'acci-
dent inévitable lorsque, en l'absence de conclusion
quant à la cause précise de l'accident, il a été
établi qu'il n'y avait eu aucune négligence reliée à
quelque cause que ce soit.
Il est vrai que le juge de première instance n'a
pas fait explicitement mention de cette faculté
qu'avaient les contre-appelants de repousser toutes
les causes possibles. Mais cela se conçoit assez
aisément compte tenu du fait que ces derniers
n'ont présenté aucune preuve sur les causes, réelles
ou possibles, de l'abordage. Dans les circonstances,
il appert qu'aux yeux du juge les contre-appelants
auxquels incombait, de l'aveu général, le fardeau
de la preuve, n'ont pas réussi à démontrer qu'ils
n'avaient pas été négligents quant à toutes les
causes possibles de l'accident. En fait, il a conclu
que les contre-appelants avaient été réellement
négligents en n'installant pas de propulseurs
d'étrave, de mécanisme de mouillage rapide, de
système de communication en phonie placé dans
un endroit adéquat, de bassin intérieur en forme de
U et en n'obligeant pas le graisseur à rester dans la
salle des machines alors que le Trillium se prépa-
rait à accoster. À mon avis, le juge de première
instance a appliqué les principes de droit qui s'im-
posaient et son rejet de la défense d'accident inévi-
table s'appuyait sur la preuve.
La dernière question en litige dans le présent
contre-appel concerne la limitation de la responsa-
bilité du propriétaire lorsque l'abordage s'est pro-
duit sans sa faute ni son concours, conformément à
l'article 647 de la Loi sur la marine marchande du
Canada [S.R.C. 1970, chap. S-9] dont voici les
extraits pertinents:
647....
(2) Le propriétaire d'un navire, immatriculé ou non au
Canada, n'est pas, lorsque l'un quelconque des événements
suivants se produit sans qu'il y ait faute ou complicité réelle de
sa part, savoir:
d) avarie ou perte de biens, autres que ceux qui sont men-
tionnés à l'alinéa b) [c.-à-d. avarie ou perte de marchandises,
d'objets ou autres choses à bord du navire], ou violation de
tout droit
(i) par l'acte ou l'omission de toute personne, qu'elle soit
ou non à bord du navire, dans la navigation ou la conduite
du navire, le chargement, le transport ou le déchargement
de sa cargaison, ou l'embarquement, le transport ou le
débarquement de ses passagers, ou
(ii) par quelque autre acte ou omission de la part d'une
personne à bord du navire;
responsable des dommages-intérêts au-delà des montants sui-
vants, savoir:
f) à l'égard de toute avarie ou perte de biens ou de toute
violation des droits dont fait mention l'alinéa d), un montant
global équivalant à 1,000 francs-or pour chaque tonneau de
jauge du navire.
En vertu de cette Loi, la Communauté prétend que
sa responsabilité doit se limiter à 52 720,39 $.
Dans l'arrêt Le navire Kathya Ku, précité, aux
pages 819 R.C.S.; 13 D.L.R., le juge Ritchie décrit
ainsi le fardeau de la preuve incombant à la
défense:
L'obligation qui incombe aux propriétaires d'un navire est
lourde et ils ne peuvent pas s'en acquitter en démontrant que
leurs actes ne constituent pas [TRADUCTION] «l'unique cause
ou la cause prochaine ou la cause principale du malheureux
accident. Comme l'a souligné le vicomte Haldane dans Stan
dard Oil Co. of New York v. Clan Line Steamers, Ltd. ([1924]
A.C. 100), à la p. 113:
[TRADUCTION] ... ils doivent démontrer que l'événement
s'est produit sans qu'il y ait faute ou complicité de leur part.
Les contre-appelants, rappelons-le, ont admis
qu'ils ne pouvaient pas établir la cause précise de
l'accident mais affirment qu'ils avaient démontré
l'absence de négligence en rapport avec toutes les
causes possibles. Cependant, encore une fois, cette
prétention contredit les conclusions de fait mêmes
du juge de première instance qui a statué, à la
lumière de la preuve recueillie, que les contre-
appelants avaient effectivement fait preuve de
négligence en ne prenant pas les précautions que
leur dictaient les expériences antérieures.
Pour ces motifs, je rejetterais le contre-appel.
* * * * *
À l'instance, les appelants, qui étaient alors
demandeurs, ont soutenu que le naufrage du
Normac, le 16 juin 1981, avait été causé par
l'abordage survenu deux semaines auparavant. Les
intimés ont soutenu pour leur part que les appe-
lants n'étaient parvenus à prouver aucun rapport
causal et qu'au surplus, il y avait eu novus actus
interveniens.
Aucune preuve directe de la cause du naufrage
n'a été présentée à l'instance et le juge a rejeté les
deux théories qu'ont avancées les appelants à cet
égard: (1) la tôle de rallonge jumelée du safran
avant du Trillium aurait heurté le Normac en-des-
sous de la ligne de flottaison, juste avant que
l'étrave du Trillium ne heurte les tôles du bordé de
la coque au-dessus du liston; ou encore (2) le choc
de l'abordage a été transmis, de quelque manière,
à d'autres parties du bordé et aurait provoqué des
voies d'eau en des endroits qui n'ont pu être détec-
tés. Le juge s'est montré plus impressionné par la
théorie des intimés selon laquelle l'eau se serait
engouffrée par la boîte de bourrage du tube de
sortie de l'arbre de propulsion; cette boîte était
bourrée de chanvre, lubrifié avec du suif, et n'avait
fait l'objet d'aucune inspection depuis douze ans.
Voici ce qu'il en dit (Dossier d'appel, annexe 1,
page 54):
Quoiqu'il n'existe pas de preuve directe démontrant que l'eau
s'est effectivement engouffrée par la boîte de bourrage du tube
d'arbre et que cette explication demeure une théorie, c'est
néanmoins la seule explication du naufrage qui soit compatible
avec tous les faits prouvés et avec la série d'événements qui,
d'après les témoins, se sont produits le 16 juin.
Le juge de première instance a néanmoins jugé
inutile de décider de la cause réelle du naufrage,
les appelants n'ayant pas réussi, selon lui, à se
décharger de leur fardeau de la preuve. À titre
subsidiaire, il a retenu l'application du principe
novus actus interveniens qu'invoquaient les intimés
(Dossier d'appel, annexe 1, pages 54-56):
Quelle que soit la cause réelle du naufrage du Normac, les
demandeurs n'ont pas, pour les raisons données ci-dessus, réussi
à l'établir ni à démontrer l'existence d'un lien de causalité entre
l'abordage et le naufrage lui-même. Une fois la responsabilité
de l'abordage établie par un demandeur, celui-ci doit encore
prouver, d'après la prépondérance des probabilités, que tous les
dommages pour lesquels il demande réparation résultent effec-
tivement de l'abordage.
Même si, à cause de la coïncidence dans le temps ou pour un
quelconque autre motif, l'on pouvait être prêt à faire un lien
entre l'abordage et le naufrage proprement dit, le demandeur
Letnik, en ne prenant pas les précautions, à mon avis, les plus
élémentaires, ce qui a sans doute aucun entraîné le naufrage,
fait intervenir le principe novus actus interveniens .
J'ai déjà commenté dans une certaine mesure ces précautions
élémentaires, lesquelles comprenaient, entre autres:
1. Ne pas avoir fermé les bouches d'aérage;
2. Ne pas avoir placé de pompes de cale supplémentaires à
bord ni de pompe de cale arrière;
3. Ne pas avoir assuré une veille de 24 heures avec instructions
de s'assurer que le navire ne faisait pas eau;
4. Ne pas avoir vérifié ni examiné périodiquement la pompe de
cale ni son puits.
D'un point de vue pratique, puisque la conduite du demandeur
Letnik était à ce point peu raisonnable, toute chaîne de causa-
lité attribuable à l'impact initial doit être considérée comme
effectivement rompue. La carence des demandeurs dépasse, et
de loin, à mon avis, le cas où la Cour pourrait conclure à une
faute de leur part qui soit purement contributive et qui con-
duise, par conséquent, au partage de la responsabilité. Le lien
entre la responsabilité de l'abordage initial et le naufrage
effectif est beaucoup trop lointain et doit être considéré comme
rompu par les actes ou les omissions du demandeur.
Bien que le principe du novus actus interveniens s'applique
normalement quand la cause qui intervient peut être attribuée
au fait d'un tiers, il est aussi applicable lorsqu'il s'agit du fait
du demandeur même. En outre, bien que le terme «actes»
semble indiquer qu'il faut qu'il y ait fait dommageable, par
opposition à une omission dommageable, le principe s'applique
aussi lorsque l'omission d'agir a causé le dommage et que cette
omission est fort en deçà de ce à quoi on pourrait s'attendre. On
considère alors la chaîne de causalité comme rompue. Dans les
circonstances de l'espèce, cette omission doit être considérée
comme la cause réelle et effective du dommage, car la conduite
du demandeur Letnik peut, en vérité, être qualifiée de répré-
hensible, de déraisonnable ou d'injustifiée. Elle se rapproche en
fait de la témérité; ce qui interdit de considérer le naufrage du
Normac comme une conséquence naturelle de l'abordage. (Voir
The Paludina (1924), 20 L1. L. Rep. 223 (C.A.), confirmé par
(1926), 25 L1. L. Rep. 281, propos de l'omission d'un
capitaine qui n'avait pas stoppé ses machines alors que son
navire dérivait après un abordage; The Fritz Thyssen, [1968]
P. 255, confirmé par [1967] 2 Lloyd's Rep. 199 (C.A.), à
propos du refus d'accepter de l'aide; et The Fogo, [1967] 2
Lloyd's Rep. 208 (Adm. Div.), où l'on n'avait pas organisé le
remorquage du navire pour le jeter à la côte après un abordage;
et, enfin, The Hermes, [[1969] 1 Lloyd's Rep. 425 (C. de l'É.
Can.), où le capitaine du navire de la demanderesse ne l'avait
pas jeté à la côte).
Par les motifs ci-dessus, je conclus que les défendeurs ne sont
pas, en droit, responsables du naufrage du Normac et qu'ils
n'ont pas l'obligation de dédommager les demandeurs de tout
préjudice causé par cet accident.
En appel, les appelants ont principalement
avancé que le juge de première instance a erré en
droit en statuant qu'il leur incombait de faire la
preuve du lien de causalité entre l'abordage et le
naufrage. Ils ont prétendu, en se fondant sur la
décision de la Chambre des lords dans l'arrêt
McGhee y National Coal Board, [1972] 3 All ER
1008, qu'il appartenait au contraire aux intimés de
prouver l'absence de ce lien. (Puisque le juge de
première instance ne se réfère pas à cette décision
dans les motifs de son jugement, je présume qu'elle
ne lui a pas été citée.)
Dans cette affaire, le «poursuivant» (en droit
écossais, «demandeur» en common law) avait con
tracté une dermatite au service du défendeur qui
l'avait engagé pour nettoyer des fours à briques. Il
était admis que la cause de cette dermatite était la
poussière du milieu ambiant. Comme le défendeur
n'avait pas installé de douches sur les lieux, con-
trairement à la pratique courante dans l'industrie,
le poursuivant devait rentrer chez lui à bicyclette
après son travail, couvert de sueur et de poussière.
Tant en première instance qu'en appel, la négli-
gence de l'employeur à ne pas fournir les douches
appropriées a été établie. Mais faute d'une preuve
médicale montrant que la dermatite ne serait pas
apparue s'il y avait eu des douches, le juge de
première instance et la Cour d'appel ont rejeté
l'action au motif que le poursuivant n'avait pas
établi que le manquement à un devoir avait causé
le préjudice ou y avait contribué substantiellement.
La Chambre des lords a accueilli l'appel à l'una-
nimité, lord Kilbrandon étant le seul à se fonder
sur une question de faits pour conclure que le
poursuivant avait effectivement réussi à prouver
que le manquement de son employeur avait causé
sa maladie ou y avait contribué. C'est lord Wilber-
force qui est allé le plus loin en proposant explici-
tement, aux pages 1012-1013, le renversement du
fardeau de la preuve:
[TRADUCTION] Vos seigneuries, je partage l'avis du juge de
première instance que le simple fait de prouver qu'un manque-
ment à un devoir accroit les risques de préjudice ne suffit pas,
sur le plan abstrait, à donner gain de cause au poursuivant.
D'autres moyens de défense pourraient encore faire échec à sa
demande. Ainsi, tout en admettant ou en étant incapable de
contester le fait que leur omission avait accru le risque, les
intimés pouvaient toujours prouver, comme ils ont d'ailleurs
tenté de le faire, que la dermatite de l'appelant »n'était pas
d'origine industrielle».
Il reste toutefois à se demander si une action doit obligatoire-
ment être rejetée lorsque le demandeur, ayant prouvé un man-
quement qui augmente le risque d'une maladie, ne peut établir
positivement que cet accroissement du risque a causé la mala-
die ou y a substantiellement contribué et que ses employeurs ne
peuvent établir positivement le contraire. Dans une telle situa
tion limite, la logique semble indiquer que l'action du deman-
deur devrait être rejetée, puisqu'il a le fardeau de la preuve;
c'est la logique qui a prévalu dans les jugements des instances
inférieures. La question consiste à se demander si cette appro-
che logique est satisfaisante dans des circonstances comme
celle-ci. Il existe à mon avis d'autres considérations importan-
tes. Premièrement, il est juste que si une personne, en man-
quant à son devoir de prudence, crée un risque, et qu'un
préjudice survient dans l'aire du risque, elle en assume la
responsabilité, à moins qu'elle puisse prouver que le préjudice
résulte d'une autre cause. Deuxièmement, sur le plan de la
preuve, on pourrait se demander pourquoi la personne qui
démontre que son employeur aurait dû prendre certaines pré-
cautions, sans lesquelles il existe un risque, ou un risque accru,
de lésions ou de maladie, et qui subit précisément ces lésions ou
cette maladie, devrait être tenue de prouver plus, savoir que
c'est le risque accru par le manquement au devoir de prudence
qui a causé le préjudice ou y a substantiellement contribué?
Dans de nombreux cas, dont l'espèce constitue un exemple type,
cela est impossible à prouver, tout simplement parce qu'il est
médicalement impossible de départager les causes d'une mala-
die lorsqu'elles sont multiples. Et si l'on se demande quelle
partie, du travailleur ou des employeurs, doit subir les consé-
quences de cette difficulté intrinsèque de preuve, on doit répon-
dre qu'en toute justice ce devrait être l'auteur du risque qui, en
principe, est censé avoir prévu la possibilité du préjudice.
Les circonstances de l'espèce présentent certes des différen-
ces: le manquement dont il est question ici a consisté, non pas
dans l'augmentation sensible de la quantité de particules nuisi-
bles, mais bien dans l'omission de prendre une mesure qui a
accru de façon importante le risque de préjudice dû à la
présence de poussières. Et du moins en l'espèce, je dois dire que
la possibilité de combler la lacune de preuve par déduction me
semble tenir de la fiction puisque c'est précisément cette déduc-
tion que les experts médicaux refusent de faire. Mais, par
analogie avec la jurisprudence citée, j'en viens à la conclusion
qu'en l'absence de preuve que la condition incriminée n'a
produit aucun effet, l'employeur doit assumer la responsabilité
du préjudice survenu clairement dans les limites du risque qu'il
a créé, et que c'est à lui et non au poursuivant, de subir les
conséquences de l'impossibilité, sans doute inhérente à la nature
du préjudice, d'identifier précisément le résultat de son
manquement.
Lord Reid est en faveur d'une [TRADUCTION]
«conception plus large de la causalité ... fondée
sur la façon dont raisonne en pratique l'homme
moyen dans sa vie quotidienne» (à la page 1011):
[TRADUCTION] Dans un cas comme celui-ci, j'estime que nous
devons adopter une conception plus large de la causalité.
D'après la preuve médicale, le fait que l'homme devait retour-
ner chez lui à bicyclette, la peau couverte de poussière et de
sueur, a accru substantiellement le risque que la maladie se
déclare. Cette preuve ne permet pas d'expliquer précisément
pourquoi il en est ainsi. Mais l'expérience nous enseigne que
cela se produit effectivement. En clair, il appert que le phéno-
mène qui se produit pendant que l'homme reste couvert de
poussière a un effet causal, bien que la façon dont cette cause
opère demeure incertaine. Je ne saurais me rendre à l'avis de la
Inner House et conclure qu'une fois sorti du four à briques,
l'homme n'est plus soumis aux causes qui le rendent susceptible
d'attraper une dermatite. Cette opinion me semble plutôt
incompatible avec une interprétation juste de la preuve médi-
cale. Je ne puis davantage accepter la distinction établie par le
lord titulaire entre le fait d'accroître sensiblement le risque de
maladie et le fait d'y contribuer substantiellement.
Il peut sembler logique d'établir une telle distinction lorsque
tous les faits pertinents sont connus. Mais on a souvent dit que
le concept juridique de causalité n'est pas fondé sur la logique
ou la philosophie. Il est fondé sur la façon dont raisonne en
pratique l'homme moyen dans sa vie quotidienne. D'un point de
vue large et pratique, je ne vois aucune différence importante
entre le fait de dire que les intimés ont accru sensiblement le
risque de préjudice chez l'appelant et celui d'affirmer qu'ils y
ont contribué de façon substantielle.
Lord Salmon insiste quant à lui sur l'aberration
consistant à exonérer l'employeur qui a sensible-
ment accru le risque que son employé contracte
une dermatite (à la page 1018, sans les notes
infra-paginales):
[TRADUCTION] Supposons ... qu'il puisse être prouvé qu'en
oeuvrant à un procédé industriel donné, les travailleurs courent
le risque à 52 % de contracter une dermatite, même en dispo-
sant des installations sanitaires appropriées. Supposons qu'il
puisse être également démontré que le risque augmenterait,
disons, à 90 % si de telles installations n'étaient pas fournies. Il
s'ensuivrait, si le jugement dont appel est fondé, que l'em-
ployeur qui néglige de fournir les installations adéquates échap-
perait à toute responsabilité envers l'employé ayant contracté
une dermatite et ce, nonobstant le fait qu'il ait augmenté le
taux de risque de 52 90 %. Ainsi, la négligence ne serait pas la
cause de la dermatite puisque, les installations eussent-elles été
adéquates, c'est-à-dire en l'absence de négligence à cet égard, la
probabilité que l'employé ait contracté la maladie serait de
toute façon plus élevée—le risque de lésion restant à 52 %. Si
toutefois ce taux passait de 52 48 %, l'employeur ne pourrait
pas alors échapper à sa responsabilité, même en ayant accru le
risque, par hypothèse, à seulement 60 %. Évidemment, pareil
résultat n'aurait aucun sens; et à mon avis, il ne serait pas
davantage compatible avec la common law.
J'estime que les cours inférieures ont confondu dans leur
approche le critère de la prépondérance des probabilités et le
lien de causalité. Au surplus, cette approche signifierait qu'en
l'état actuel de la science médicale et dans les mêmes circons-
tances que celles-ci (qui sont loin d'être exceptionnelles), un
employeur aurait légalement droit de manquer en toute impu-
nité à son devoir de prendre les mesures nécessaires à la
sécurité de ses employés.
Il conviendrait, ce me semble, d'adopter la règle suivante:
lorsqu'il est prouvé, selon la prépondérance des probabilités,
qu'un employeur a été négligent et que sa négligence a substan-
tiellement accru le risque que son employé contracte une
maladie industrielle, il est alors responsable envers cet employé,
nonobstant le fait que d'autres facteurs, dont il n'était pas
responsable, aient pu sensiblement contribuer à la maladie:
Bonnington Castings Ltd y Wardlaw et Nicholson y Atlas Steel
Foundry & Engineering Co Ltd. Les tentatives faites pour
distinguer cette jurisprudence de l'espèce ne m'ont pas du tout
convaincu.
Dans les circonstances de l'espèce, toute possibilité d'établir
une distinction entre (a) le fait d'avoir accru substantiellement
le risque de contracter la maladie et (b) le fait d'avoir substan-
tiellement contribué à causer la maladie représente certes une
fructueuse possibilité de discussions théoriques pour étudiants
de philosophie. Cependant, une telle distinction ne tient pas
suffisamment compte de la réalité pour être reconnue par la
common law. En conséquence, je rejetterais l'appel.
Enfin, lord Simon of Glaisdale résume ainsi le
litige (à la page 1015):
[TRADUCTION] Statuer autrement reviendrait à affirmer que
les intimés avaient un devoir légal dont ils pouvaient, en toute
impunité, dans l'état actuel de la conscience médicale, ne tenir
aucun compte.
Il ressort d'emblée de la majorité de leur dis-
cours que les membres juristes de la Chambre des
lords ont fortement réagi contre une conception
trop logique de la causalité de fait, et qu'ils ont
favorisé une approche plus pragmatique, guidée
par le bon sens, dans les situations où une lacune
intrinsèque de preuve serait autrement fatale à la
demande.
Il est vrai que lord Wilberforce est le seul à
opérer explicitement un renversement du fardeau
de la preuve, mais je crois qu'il est juste de con-
clure qu'en rejetant la distinction entre augmenta
tion substantielle du risque et contribution sensible
au préjudice, lord Reid, lord Simon of Glaisdale et
lord Salmon ont en fait adopté la même position,
d'autant plus que personne n'oserait présumer
qu'ils auraient tenu les défendeurs responsables si
ces derniers avaient pu faire la preuve de leur
absence de négligence. En outre, cette interpréta-
tion est celle de cinq Cours d'appel du Canada qui
ont suivi l'arrêt McGhee: Powell v. Guttman et al.
(1978), 89 D.L.R. (3d) 180; [1978] 5 W.W.R.
228; 6 C.C.L.T. 183 (C.A. Man.); Dalpe v. City of
Edmundston (1979), 25 N.B.R. (2d) 102 (C.S.
Div. d'appel); Re Workers' Compensation Appeal
Board and Penney (1980), 112 D.L.R. (3d) 95;
(1980), 38 N.S.R. (2d) 623 (C.S. Div. d'appel);
Nowsco Well Service Ltd. v. Canadian Propane
Gas & Oil Ltd. et al. (1981), 122 D.L.R. (3d) 228;
(1981), 7 Sask. R. 291; 16 C.C.L.T. 23 (C.A.);
Delaney v. Cascade River Holidays Ltd. (1983),
44 B.C.L.R. 24; 24 C.C.L.T. 6 (C.A.).
D'après lord Wilberforce, le déplacement du
fardeau de la preuve devrait ainsi se produire (1)
lorsqu'en manquant à son devoir de diligence une
personne crée un risque, (2) lorsque le préjudice
survient dans l'aire de ce risque et (3) qu'une
lacune dans la preuve empêche le demandeur de
prouver que la négligence a causé le dommage.
Au cours du débat, les deux parties ont convenu
du bien-fondé de l'arrêt McGhee mais elles ont
soutenu des thèses opposées quant à sa pertinence
à l'égard des faits de l'espèce, surtout en ce qui
concerne les deux derniers principes qu'a énoncés
lord Wilberforce.
À mon avis, la Chambre des lords dans l'arrêt
McGhee est allée beaucoup plus loin que dans
l'affaire Cook v. Lewis, [1951] R.C.S 830; [1952]
1 D.L.R. 1, à propos de deux chasseurs qui avaient
blessé une personne en faisant feu simultanément.
La Cour suprême du Canada a confirmé le juge-
ment de la Cour d'appel de la Colombie-Britanni-
que qui annulait la conclusion d'un jury disculpant
les deux défendeurs de négligence, en statuant que
dans les circonstances le fardeau de la preuve était
passé à ces derniers. Au nom de la majorité, le
juge Cartwright a statué que les deux défendeurs
devaient être tenus responsables puisque les jurés,
tout en étant incapables de déterminer lequel des
chasseurs avait atteint le demandeur, étaient néan-
moins d'avis que tous deux avaient fait preuve de
négligence en faisant feu dans sa direction. Je fais
miennes les deux distinctions qu'a fait ressortir le
professeur Ernest J. Weinrib dans son article «A
Step Forward in Factual Causation» (1975), 38
Modern L. Rev. 518. En premier lieu, fait-il obser
ver à la page 524:
[TRADUCTION] Contrairement à l'affaire Cook v. Lewis, où il
était certain que les blessures du demandeur avaient été causées
par la commission d'un délit civil complet dans tous ses élé-
ments (devoir, manquement, cause, préjudice), il est possible
que, dans l'arrêt McGhee, aucun délit civil n'ait été à l'origine
du préjudice.
Une deuxième distinction, tout aussi importante,
se retrouve à la page 526:
[TRADUCTION] Jusqu'à l'arrêt McGhee, (le) renversement du
fardeau de la preuve se limitait aux instances où l'absence de
preuve était, de quelque façon, le fait du défendeur blâmable
... Dans McGhee au contraire, la possibilité d'apporter une
preuve n'était pas compromise par le défendeur mais n'existait
pas tout simplement.
Les intimés ont soutenu que le naufrage du
Normac n'est pas survenu dans l'aire du risque
créé par leur négligence parce que cette aire doit
être définie en termes de lieu et de temps; en
regard de ce dernier élément, affirment-ils, la
période de quatorze jours qui s'est écoulée entre
l'abordage et le naufrage est trop longue.
À première vue, cet argument paraît convain-
cant. En effet, on conviendra aisément qu'il existe
une période en dehors de laquelle il ne serait pas
raisonnable d'imposer à l'auteur d'un délit civil le
fardeau de la preuve à l'égard d'une éventuelle
conséquence de sa négligence.
Néanmoins, j'estime que le temps n'est pas fon-
damental dans des affaires comme celle-ci. La
véritable question se rapporte à la très forte proba-
bilité, en pratique, d'une causalité dans les faits.
Par exemple, lorsqu'il y va d'un danger touchant
l'environnement, il peut devenir de plus en plus
difficile, avec le temps, de montrer qu'une négli-
gence initiale est probablement la cause d'un phé-
nomène de dégradation récemment constaté. En
pareil cas, la complexité même de l'objet accroît la
possibilité de trouver d'autres causes au phéno-
mène observé ou, du moins, affaiblit la certitude
virtuelle qui, en pratique, justifie la déduction
causale 2 .
En l'espèce, l'objet n'est pas complexe, mais
simple. Un navire a coulé, deux semaines après
avoir été heurté par un autre. Le naufrage est une
conséquence relativement commune de l'abordage,
et tous les deux découlent de façon hautement
2 Dans l'arrêt Lomax v. Arsenault, [1986] 1 W.W.R. 68
(B.R. Sask.), la Cour a renversé le fardeau de la preuve en
suivant l'arrêt McGhee mais a néanmoins statué que l'opération
de dérivation et de remplacement des eaux d'un lac au cours de
l'été n'a pas causé la mort de 75 % des poissons de ce lac l'hiver
suivant.
prévisible de la négligence des intimés établie par
le juge de première instance à l'égard de l'abor-
dage. Il est certes théoriquement possible qu'il y
ait eu d'autres causes au naufrage, mais vu le fait
que le Normac est resté au même poste d'amar-
rage pendant douze ans sans ennuis et qu'il a coulé
soudainement deux semaines après l'abordage, j'en
déduis qu'il est hautement probable, dans les faits,
que le navire responsable de l'abordage soit aussi
responsable du naufrage, à moins que ses proprié-
taires ne fournissent la preuve contraire. Je fais
miens les propos du juge Bayda de la Cour d'appel
(tel était alors son titre) dans l'affaire Nowsco,
précitée, aux pages 246 D.L.R.; 313 Sask. R.; 47
C.C.L.T.:
[TRADUCTION] Pour que le principe s'applique, il faut que le
manquement crée un risque et qu'un préjudice survienne dans
l'aire de risque. Mais, peut-on demander, tout manquement au
devoir de diligence ne crée-t-il pas un risque? Par exemple, un
conducteur négligent ne crée-t-il pas un risque d'accident avec
un autre véhicule à moteur? Si un préjudice survient dans l'aire
du risque, c'est-à-dire s'il arrive un accident avec un autre
véhicule à moteur—le droit impose-t-il le fardeau de réfuter le
lien de causalité au conducteur fautif? Il n'en est certes pas
ainsi. Mais telle n'est pas la situation envisagée par le principe
étudié ici. Plutôt, ce manquement au devoir de diligence doit
être tel qu'une personne puisse dire du risque qu'il entraîne que
«le risque est si élevé qu'on peut s'attendre à un accident,. En
termes plus familiers, on doit pouvoir dire que l'auteur du
risque «courait après les ennuis».
Je dois conclure qu'en l'espèce les intimés ont
vraiment couru après les ennuis qui sont survenus,
à savoir le naufrage du Normac.
Les intimés ont aussi fait valoir qu'il n'y a pas
de lacune de preuve au sens de l'arrêt McGhee
puisque les appelants n'avaient qu'à faire renflouer
le navire pour déterminer la cause véritable du
naufrage. Il est vrai que, dans ce sens, la preuve en
l'espèce pouvait être disponible: elle ne dépassait
pas l'état de la science, comme dans McGhee, et ne
s'était pas désintégrée comme dans Nowsco.
Cependant, les appelants soutiennent qu'ils étaient
dans l'impossibilité de fait de combler cette lacune.
En effet, la valeur du Normac sur le marché avait
été évaluée, lors d'une inspection le 15 mai 1981, à
450 000 $ (Dossier d'appel, vol. 1, pages 76 et 77).
Or, on estimait que la relève et la remise à flot du
navire pour y faire des réparations temporaires au
poste d'amarrage coûteraient entre 324 000 $ et
890 000 $. Une offre de 65 000 $ avait également
été faite, apparemment pour la récupération et
l'enlèvement de l'épave (Transcription des procé-
dures, vol. 6, pages 865; Dossier d'appel, vol. 1
page 127 et s.).
Les appelants me semblent présenter le meilleur
argument, tant sur le plan de la possibilité d'exécu-
tion que sur le plan de l'intérêt public. Il était en
effet pratiquement impossible de combler la lacune
de preuve, étant donné les coûts financiers exorbi-
tants d'une telle entreprise. Au surplus, comme le
juge d'appel Bayda l'a déclaré dans l'arrêt
Nowsco, aux pages 246 D.L.R.; 314 Sask. R.; 47
C.C.L.T.:
[TRADUCTION] Pour résumer, s'il est extrêmement difficile ou
impossible d'établir le lien de causalité, il s'agit alors d'une
question d'intérêt public ou de justice: c'est l'auteur du risque
qui doit avoir à surmonter les difficultés de preuve, ou en subir
les conséquences.
Il serait injuste que les tribunaux imposent une
dépense de cette envergure aux appelants aux fins
d'établir la causalité de fait.
En conséquence, je conclus en me fondant sur le
principe énoncé dans l'arrêt McGhee, que le juge
de première instance a erré en n'imposant pas aux
intimés le fardeau de prouver l'absence de tout lien
de causalité dans le naufrage du Normac.
Évidemment, le déplacement du fardeau de la
preuve n'empêche pas les intimés de réfuter le lien
de causalité et d'échapper ainsi à la responsabilité.
C'est du reste la preuve qu'ils ont tenté d'apporter
avec le témoignage de l'expert Edwardson. Le juge
de première instance a statué que son hypothèse
selon laquelle l'eau se serait engouffrée dans le
Normac par la boîte de bourrage du tube d'arbre
était la seule qui soit «compatible avec tous les
faits prouvés et avec la série d'événements qui,
d'après les témoins, se sont produits le 16 juin».
Mais il semble évident que le juge n'en a pas tiré
de conclusion puisqu'il a ensuite utilisé les termes
«(q)uelle que soit la cause réelle du naufrage du
Normac».
En tout état de cause, l'ouverture par laquelle
l'eau s'est engouffrée dans le Normac constitue un
fait neutre, vu l'absence de toute preuve crédible
quant à la cause de cette ouverture. L'hypothèse
du tube de l'arbre est aussi compatible que toute
autre avec la possibilité que les intimés aient causé
le naufrage.
Si l'on s'en tient au compte rendu du juge'de
première instance, le témoin Edwardson a déclaré
ce qui suit (Dossier d'appel, annexe 1, page 52):
1. Le choc de l'abordage ne peut avoir été la cause d'une fuite
dans la boîte, les boîtes de bourrage étant conçues et disposées
de façon à résister à la tension suscitée par une hélice propul-
sant le bâtiment dans une tempête de force dix sans céder.
2. Graisser l'extérieur de la boîte, comme le propriétaire Letnik
prétend l'avoir fait avant que le bâtiment ne soit amarré pour la
première fois, n'aurait servi à rien. Pour que la graisse puisse
servir à quelque chose, le bourrage doit être enlevé et la boîte
rebourrée, ce qui ne peut se faire que lorsque le navire est en
cale sèche, à moins que la boîte ne comporte des graisseurs ou
quelqu'autre système de lubrification.
Cependant, la crédibilité de Edwardson à titre de
témoin expert de ce type de navire a été entachée
lorsqu'il a d'abord déclaré, sans réserve aucune
que [TRADUCTION] «le petit fond où se trouve la
cale est plat,» sans courbure, (Procédures, vol. 20,
page 5490), pour ultérieurement admettre qu'il
n'était pas plat mais courbé (ibid, pages 5504,
5505 et 5509). Faute de toute autre preuve perti-
nente, il est évident que les intimés ne se sont pas
acquittés du fardeau qui leur incombait. Dès lors,
leur seule possibilité de se disculper est de montrer
que le juge de première instance a, à bon droit,
considéré la conduite des appelants comme une
cause nouvelle (novus actus interveniens) qui a
rompu le lien de causalité, constituant ainsi la
cause réelle du naufrage.
Invoquant principalement le fait que le juge de
première instance a employé l'expression «le prin-
cipe du novus actus interveniens» par opposition à
sa claire reconnaissance du «plaidoyer d'accident
inévitable» (voir, à titre d'exemple, Dossier d'ap-
pel, annexe 1, page 3), les appelants ont soutenu
qu'il n'a pas attribué au novus actus interveniens
le même statut de plaidoyer et qu'il s'est ainsi
trompé dans l'attribution du fardeau de la preuve.
Cependant, faute d'une argumentation mieux
étayée, je ne suis pas disposé à accepter cette
interprétation des propos d'un juge aussi averti.
Je ne saurais toutefois partager son opinion
quant au degré de diligence exigé des appelants
après l'abordage. Ainsi, il affirme (Dossier d'ap-
pel, annexe 1, page 44):
À ce sujet, je ne souscris pas à l'argument des demandeurs
que M. Letnik doit être jugé à l'étalon de prudence qu'aurait
exercé dans les circonstances un simple propriétaire de restau
rant, puisqu'il n'est pas marin. Il a choisi d'acheter et le Jadran
et le Normac, de les amener à Toronto et de les transformer en
restaurants flottants. Le Normac était toujours immatriculé en
vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada; aussi la
norme de prudence à appliquer au demandeur doit être celle
d'un armateur raisonnablement prudent. Si le propriétaire
n'avait pas les connaissances requises, il aurait dû chercher et
obtenir conseil à ce sujet. Les consultations qu'il a faites se sont
surtout bornées à chercher à savoir ce qu'il fallait faire pour
faire mettre le navire en cale sèche ou quel serait le coût total
des réparations. Rien n'a apparemment été fait pour obtenir
conseil sur ce qu'il fallait faire pour assurer la sécurité immé-
diate du navire.
À l'appui de l'opinion du juge de première ins
tance, les intimés ont cité l'arrêt The Lady Gwen-
dolen, [1965] 2 All E.R. 283 (C.A.), où l'un des
navires appartenant à une brasserie, laquelle trans-
portait accessoirement ses marchandises, avait, à
la suite d'une négligence, abordé par un épais
brouillard un bateau de mouillage. Les brasseurs
ayant intenté une action en limitation de leur
responsabilité, la English Court of Appeal a statué
que, même si le transport commercial maritime
n'était qu'une activité accessoire au brassage, la
norme de prudence pertinente était celle de l'arma-
teur raisonnable.
Les intimés ont également cité l'arrêt Dollina
Enterprises Ltd. c. Wilson-Haffenden, [1977] 1
C.F. 169 (i fe inst.), mais cette affaire, de même
que la précédente, concernaient la norme de pru
dence applicable aux navires en mer. Or, même si,
techniquement parlant, le Normac était un navire,
il était en fait un restaurant flottant amarré à un
slip. Il ne fait bien sûr aucun doute que, dans cette
mesure, le Normac devait satisfaire à des normes
raisonnables quant à son maintien à flot. Mais il
me semble fortement exagéré d'exiger que son
propriétaire se conforme à la norme de preuve
applicable à un armateur raisonnablement prudent
dont le navire tient la mer.
Voici comment le juge de première instance
décrit les actions et omissions de Letnik après
l'abordage (Dossier d'appel, annexe 1, page 42):
Après que la brèche dans la muraille tribord du Normac ait
été réparée par la soudure d'une tôle pour l'obstruer, dans la
nuit du 2 juin, par une firme de spécialistes en réparation de
navires dénommée Ship Repairs, on l'assécha par pompage.
Tous les témoignages disent que, selon toutes les apparences, le
navire est demeuré parfaitement sec, sans aucune présence
apparente d'eau dans les fonds, au cours des deux semaines qui
ont suivi, jusqu'au 16 juin. Au cours de la première semaine, un
inspecteur naval, un dénommé Torrance, et un architecte naval,
un dénommé Johnson, ont procédé à l'inspection du navire. Les
structures en ((AD [qui servaient à retenir le Normac au slip] ont
été réajustées et des câbles électriques provisoires ont été
installés pour alimenter les deux pompes d'égout et la pompe de
cale. Cependant aucun travail n'a été, durant ces deux semai-
nes, effectué sur la muraille bâbord du navire; ainsi, ni la voie
d'eau dans la muraille ni les deux ouvertures auxquelles avaient
été fixées les deux bouches d'aérage, déplacées et arrachées par
l'abordage de leurs prises dans la coque, n'ont été obstruées.
Ship Repairs avait conseillé à M. Letnik de s'assurer que le
navire était amarré solidement, mais il n'existe aucune preuve
que cela a été fait ou non.
Bien que tous les témoins experts se soient montrés
prodigues de conseils, après coup, sur ce que
Letnik aurait dû faire pendant ces deux semaines,
les deux experts auxquels il a eu lui-même recours
ne lui ont donné aucune raison de s'alarmer (voir
leur rapport dans le Dossier d'appel, vol. 1,
pages 99 et s.), d'autant plus que le navire, «selon
toutes les apparences (... ) parfaitement sec», ne
présentait aucun motif d'inquiétude: l'avarie à la
muraille bâbord dont le juge de première instance
fait mention se trouvait du reste bien au-dessus de
la ligne de flottaison. L'intention de Letnik était de
mettre le navire en cale sèche pour y faire faire des
réparations à demeure (Procédures, vol. 1, pages
104 et 105). Vu la norme de conduite qui lui est
applicable à titre de propriétaire d'un navire-res
taurant amarré, il n'y a dans ses actions et omis
sions aucune [TRADUCTION] «nouvelle cause
venant interrompre la chaîne des événements,
aucun élément pouvant être qualifié d'exorbitant,
d'étranger ou encore d'extrinsèque», selon les
termes de lord Wright qui a rendu jugement au
nom de la Cour d'appel dans l'arrêt Oropesa, The,
Lord v. Pacific Steam Navigation Co., [1943] 1
All E. R. 211, la page 215; (1942), 74 L1. L.
Rep. 86, la page 93).
Les intimés étant dans l'impossibilité d'établir la
défense de novus actus interveniens, c'est la règle
générale de la prévisibilité qui s'applique. Voici le
commentaire qu'a fait à cet égard le juge d'appel
Lacourcière, au nom de la Cour d'appel de l'Onta-
rio, dans l'arrêt Papp et al. v. Leclerc (1977), 77
D.L.R. (3d) 536, la page 539; 16 O.R. (2d) 158,
à la page 161:
Tout auteur d'un délit qui cause des blessures à une personne,
l'obligeant ainsi à recourir aux services d'un médecin ou d'un
hôpital, doit assumer les risques inhérents de complications,
d'erreur ou d'accident médical de bonne foi, qui sont raisonna-
bles et n'ont pas un caractère trop éloigné ...
En conséquence, il me faut conclure à l'impossi-
bilité pour les intimés d'échapper à toute responsa-
bilité pour le naufrage du Normac.
Le juge de première instance a conclu que les
appelants avaient omis de prendre les précautions
élémentaires qui s'imposaient à la suite de l'abor-
dage, notamment en ne fermant pas les bouches
d'aérage, en ne plaçant pas de pompes de cale
supplémentaires à bord, y compris une pompe de
cale arrière, en ne maintenant pas une veille de 24
heures pour s'assurer que le navire ne faisait pas
eau et, enfin, en n'examinant pas périodiquement
la pompe de cale ni son puits. Que cette conduite
soit analysée sous l'angle de la négligence concou-
rante de la victime ou encore du manquement à
l'obligation de limiter les dommages, le résultat est
le même, savoir le partage de la responsabilité des
dommages consécutifs au naufrage.
À mon sens, c'est aux intimés en tant qu'auteurs
de l'abordage dont découle tout le reste qu'in-
combe la plus lourde part de responsabilité. Aussi
suis-je d'avis de partager les dommages dans la
proportion de 75 %-25 % en faveur des appelants.
En conséquence, l'appel devrait être accueilli et
le jugement du juge de première instance modifié
de façon à disposer que les intimés sont responsa-
bles du naufrage du Normac et sont tenus à 75 %
des dommages qui en ont résulté. Ledit jugement
devrait en outre être modifié de façon à disposer
que les demandeurs (appelants) ont droit à tous
leurs frais taxables contre la municipalité de la
Communauté urbaine de Toronto et le navire Tril-
lium quant aux dommages résultant de l'abordage,
et à 75 % de leurs frais taxables quant aux dom-
mages résultant du naufrage.
Les appelants ayant réussi à faire rejeter entiè-
rement l'appel incident, tout en obtenant gain de
cause en grande partie en appel, je rejetterais
l'appel incident avec dépens dans la présente Cour
et j'accueillerais l'appel, également avec dépens,
dans la présente Cour.
LE JUGE HEALD: Je souscris à ces motifs.
LE JUGE MAHONEY: J'y souscris également.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.