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T-1838-87
Jerilynn Prior (demanderesse)
c.
La Reine (défenderesse)
RÉPERTORIÉ: PRIOR C. CANADA
Division de première instance, juge Addy—Van- couver, 28 janvier et 2 février 1988.
Droit constitutionnel Charte des droits Libertés fon- damentales La demanderesse sollicite un jugement décla- rant qu'elle n'est pas tenue de payer la portion de son impôt sur le revenu qui est proportionnelle à la part du budget fédéral consacrée aux dépenses militaires La demanderesse, une Quakeresse, allègue que l'obligation de payer le montant total de ses impôts empiète sur son droit à la liberté de conscience et de religion Aucun lien entre le montant d'impôt payé et les dépenses du gouvernement La liberté de religion de la demanderesse n'est pas atteinte puisqu'elle ne participe pas aux dépenses militaires.
Droit constitutionnel Charte des droits Clause limita- tive Une Quakeresse s'objecte au paiement de la portion de son impôt sur le revenu servant à des fins militaires Elle n'a pas le droit de retenir un pourcentage de l'impôt à payer Si la liberté de conscience est atteinte, il s'agit d'une limite raisonnable à la liberté, dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique.
Droit constitutionnel Charte des droits Droits à l'égalité Il n'y a pas de discrimination lorsque l'on impose la demanderesse comme tout autre contribuable résident cana- dien, nonobstant ses objections à la façon dont les revenus d'impôt sont dépensés.
Droit constitutionnel Partage des pouvoirs Une Qua- keresse retient le pourcentage de l'impôt sur le revenu égal au pourcentage du budget fédéral dépensé à des fins militaires Une déclaration du tribunal selon laquelle les sommes pour- ront être versées pour tout autre dessein pacifique que cette Cour pourra juger utile constituerait une usurpation des pou- voirs du Parlement d'imposer à des fins militaires.
Impôt sur le revenu Une Quakeresse cherche à retenir le pourcentage d'impôt sur le revenu égal au pourcentage du budget fédéral dépensé à des fins militaires Ce montant a été versé au fonds en fidéicommis d'un organisme voué à la paix Aucun lien entre le montant d'impôt payable par la demanderesse et les dépenses fédérales Les sommes reçues à titre de cotisation d'impôt sur le revenu et toutes celles perçues sont versées au Fonds du revenu consolidé Les dépenses financées en application de la Loi sur l'administra- tion financière n'ont aucun lien avec leur source Alors que les sommes perçues en impôt permettent au gouvernement de se lancer dans des programmes, le gouvernement décide com ment les sommes seront dépensées.
Contrôle judiciaire Recours en equity Jugements déclaratoires Une déclaration du tribunal selon laquelle un pourcentage de l'impôt sur le revenu à payer par la contribua- ble peut être versé au Peace Tax Fund ou pour tout autre dessein pacifique que cette Cour pourrait juger utile constitue-
rait une usurpation des pouvoirs de taxation du Parlement Déclaration radiée car elle ne révèle aucune cause raisonnable d'action.
Il s'agit d'une demande visant à faire radier la déclaration pour le motif qu'elle ne révèle aucune cause raisonnable d'ac- tion. La demanderesse, une Quakeresse, refuse, et c'est une question de conscience, de verser des impôts qui serviront à des fins militaires ou de guerre. Elle a retenu le pourcentage de son impôt fédéral net qui correspond approximativement' au pour- centage du budget fédéral affecté à des fins militaires, montant qu'elle a versé en fidéicommis au Peace Tax Fund administré par Conscience Canada Inc. La demanderesse sollicite une déclaration selon laquelle son obligation de payer le montant total de son impôt sur le revenu empiète sur les droits qui lui sont garantis par l'alinéa 2a) et l'article 15 de la Charte et une déclaration qu'elle n'est pas tenue de payer la portion de ses impôts qui est proportionnelle à la part du budget fédéral consacrée aux dépenses militaires, mais qu'elle peut verser cette somme au Peace Tax Fund ou pour toute autre cause pacifique que la Cour jugera appropriée. La défenderesse plaide qu'il n'y a aucun lien entre le montant d'impôt et les dépenses encourues par le gouvernement fédéral.
Jugement: la demande est accueillie.
La demanderesse n'avait pas le droit de retenir les sommes dues. Conformément à la Loi sur l'administration financière, toutes les sommes perçues par le gouvernement fédéral sont versées dans le Fonds du revenu consolidé et en font partie intégrante, ces sommes étant affectées par le Parlement aux divers postes de dépenses proposés. Il n'y a aucun lien entre le montant d'impôt versé au Fonds et les paiements qui sont faits à partir de ce dernier. Lorsque l'État dépense les sommes perçues en impôt, il dépense une partie du fonds public général, non l'argent des citoyens. Alors que les sommes versées par les contribuables permettent au gouvernement de se lancer dans des programmes, le gouvernement est le seul responsable des programmes pour lesquels l'argent est dépensé. Si tous les contribuables qui s'opposent à une quelconque politique (par exemple, l'avortement) pouvait retenir un certain pourcentage de l'impôt dû, l'anarchie totale en résulterait et la stabilité du gouvernement serait rompue.
Quant à l'applicabilité de la Charte, même si la Constitution a priorité absolue sur toute loi incompatible, elle ne peut rendre inopérante toute autre partie de la Constitution. La Charte, qui est une partie de la Constitution, ne jouit pas d'une priorité sur les autres dispositions de la Constitution. En vertu de la rubri- que 7 de l'article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, le Parlement du Canada a le pouvoir exclusif de légiférer sur «la milice, le service militaire et le service naval, ainsi que la défense». Cela ne signifie pas d'assurer la défense par des moyens non-violents, étant donné le sens clair des termes eux-mêmes et le fait que la grande majorité des Canadiens et les trois principaux partis politiques considèrent que la défense militaire du Canada par la voie des armes est l'un des rôles très importants du gouvernement fédéral. Le droit du Parlement de lever un impôt à des fins militaires, comme le prévoit claire- ment la Constitution, serait enfreint, au moins quant aux objecteurs de conscience, si la demanderesse devait réussir à obtenir le redressement sollicité.
Le paragraphe 15(1) de la Charte ne peut s'appliquer parce qu'il n'y a pas de discrimination dans le fait d'exiger de la demanderesse qu'elle paie les mêmes impôts que tout autre contribuable résident canadien ayant le même revenu imposable.
La législation contestée, dans les décisions citées par la demanderesse, imposaient des restrictions aux droits normaux des individus. En l'espèce, la liberté de la demanderesse de pratiquer sa religion n'est pas atteinte puisqu'elle ne participe pas à l'affectation des sommes aux dépenses militaires. Même si la liberté de conscience de la demanderesse était attente, l'article 1 de la Charte pourrait être invoqué avec succès car il semble que ce soit une limite raisonnable à la liberté dont la justification pourrait se démontrer dans une société libre et démocratique.
La Cour n'a pas la compétence pour ordonner que les sommes soient versées au Peace Tax Fund ou pour tout autre dessein pacifique puisque cela irait à l'encontre du principe de la séparation des pouvoirs et constituerait une usurpation des pouvoirs du Parlement d'approprier les sommes.
Le critère énoncé dans l'arrêt Twinn c. Canada a été satis- fait. Il était tout à fait évident pour le juge qui a entendu la requête que la réclamation était sans fondement légal.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 2a), 15.
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., chap. 3 (R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice II, 5] (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, 1), art. 91(3),(7).
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 52.
Loi sur l'administration financière, S.R.C. 1970, chap. F-10, art. 2, 11(1), 24(1).
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle 419(1)a).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Re MacKay et al. and Government of Manitoba (1985), 23 C.R.R. 8 (C.A. Man.); Autenrieth v. Cullen, 418 F.2d 586 (9th Cir. 1969); Barton v. C.1.R., 737 F.2d 822 (9th Cir. 1984); Buckley v. Valeo, 96 S.C. 612 (1976); Renvoi relatif au projet de loi 30, An Act to amend the Educa tion Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148; Penikett v. R., [1988] 2 W.W.R. 481 (C.A. Territoire du Yukon); Twinn c. Canada, [1987] 2 C.F. 450 (1' inst.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713.
DÉCISIONS CITÉES:
Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; Winterhaven Stables Ltd. v. Attorney -General of Canada (1986), 29 D.L.R. 394 (B.R. Alb.).
AVOCATS:
David H. Vickers et C. L. Vickers, pour la demanderesse.
Eric A. Bowie, c.r. et I. E. Lloyd, pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Vickers & Palmer, Victoria, et Schroeder & Company, Vancouver, pour la demanderesse. Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs, de l'ordonnance rendus par
LE JUGE ADDY: La défenderesse demande, con- formément à la Règle 419(1)a) [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663], la radiation de la déclaration de la demanderesse et le rejet de son action pour le motif que ladite déclaration ne révèle aucune cause raisonnable d'action.
Dans une demande comme en l'espèce, la Cour doit supposer que tous les faits allégués dans la déclaration seraient prouvés lors du procès. En plus d'établir son identité, la demanderesse allègue les faits suivants dans les différents paragraphes de sa déclaration:
[TRADUCTION] 3. La demanderesse est un membre de la Société des Amis ou Quakers. C'est une question de conscience et une expression vivante de sa religion et de sa foi que de refuser de participer à toutes dépenses militaires ou de guerre, y compris le paiement d'impôts qui serviront à des fins militaires ou de guerre, pour la défense ou autrement, si ladite défense comporte l'intention d'utiliser la violence (ci-après appelé «dépenses militaires«).
5. En tout temps pertinent, la défenderesse, représentée par le gouvernement du Canada, avait engagé des dépenses militai- res, dont elle connaît les détails.
6. Le Peace Tax Fund est administré par Conscience Canada Inc., une personne morale constituée en vertu des lois du Canada. Tout impôt versé dans ce fonds est gardé en fidéicom- mis pour les bénéficiaires et la défenderesse. Sous réserve de l'autorisation de la loi, l'objectif du fonds est de dépenser ces sommes à des fins pacifiques, notamment pour appuyer finan-
cièrement les personnes ou organismes engagés dans la promo tion de la paix par des recherches sur la paix, des activités éducatrices et des projets de développement.
7. La demanderesse allègue que le paiement de l'impôt au Peace Tax Fund, comme il a été dit, et son refus de payer des impôts qui serviront à des dépenses militaires, est une expres sion de sa conscience et de ses croyances religieuses ...
9. Tout au long de son histoire et particulièrement durant la Première et la Seconde Guerre mondiale, le Canada a autorisé les objections de conscience au service militaire; les Canadiens ont pu en fait exercer leur liberté de conscience de ne pas s'engager dans le service militaire.
10. La demanderesse allègue que les sommes faisant partie du budget canadien et affectées aux dépenses militaires pour- raient l'être à l'élaboration de stratégies de paix et dépensées pour promouvoir la paix et la sécurité au Canada.
Au paragraphe 4 de sa déclaration, la demande- resse déclare qu'elle a versé au receveur général le montant total de l'impôt dû, sauf le pourcentage de son impôt fédéral net qui correspond approxi- mativement au pourcentage du budget fédéral affecté à des fins militaires, ce dernier montant ayant été versé en fidéicommis au Peace Tax Fund de Conscience Canada Inc. mentionné ci-dessus. Il s'ensuit nécessairement qu'en fait, la demanderesse ne cherche pas à éviter de payer l'impôt puisqu'elle s'est départie de tout ce qu'elle devait payer.
Ce sont tous les faits qui seront pris en considération en l'espèce. Les autres paragraphes de la déclaration se rapportent à des points de droit ou à des conclusions qui, soutient-on, devraient être tirées de certains faits à la lumière des principes de la common law et de diverses dispositions légales ou constitutionnelles.
La demanderesse sollicite un jugement déclarant premièrement que son obligation de payer le mon- tant total de son impôt sur le revenu au gouverne- ment fédéral empiète sur les droits qui lui sont garantis par l'alinéa 2a) et le paragraphe 15 (1) de la Charte [Charte canadienne des droits et liber- tés, qui constitue la Partie I de la Loi constitution- nelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)] et deuxièmement qu'elle n'est pas tenue de payer la portion de ses impôts qui est proportionnelle à la part du budget fédéral consacrée aux dépenses militaires, mais qu'elle peut verser cette somme au Peace Tax Fund ou pour toute autre cause pacifique que la Cour jugera appropriée.
La défenderesse ne saurait réussir en l'espèce à moins qu'il ne soit évident qu'on ne peut avancer un seul argument défendable en faveur de la demanderesse. Autrement, la requête sera rejetée et il devra y avoir un procès.
Le premier argument fourni par la défenderesse est qu'il n'y a aucun lien entre le montant d'impôt par la demanderesse et les dépenses encourues par les autorités fédérales.
Les dispositions suivantes de la Loi sur l'admi- nistration financière, S.R.C. 1970, chap. F-10 s'appliquent en l'espèce. À l'acticle 2, «crédit» signifie:
2....
... toute autorisation du Parlement à payer une somme d'argent sur le Fonds du revenu consolidé;
«Fonds du revenu consolidé» signifie: 2....
... l'ensemble de tous les deniers publics qui sont en dépôt au crédit du receveur général;
le terme «deniers publics» [mod. par S.C. 1980-81-
82-83, chap. 170, art. 2] signifie:
2....
... toute somme d'argent appartenant au Canada, reçue ou perçue par le receveur général ou tout autre fonctionnaire public en sa qualité officielle, ou toute personne autorisée à recevoir ou percevoir une telle somme d'argent, et comprend
a) les droits et revenus du Canada,
b) les sommes d'argent empruntées par le Canada ou reçues par suite de l'émission ou de la vente de titres,
c) les sommes d'argent reçues ou perçues pour le Canada ou en son nom, et
d) les sommes d'argent reçues par le Canada pour une fin spéciale;
Le paragraphe 11(1) prévoit:
11. (1) ... tous les deniers publics doivent être déposés au crédit du receveur général.
Enfin, le paragraphe 24(1) dispose, et je cite:
24. (1) Au commencement de chaque année financière ou aux autres époques que le conseil du Trésor peut prescrire, le sous-chef ou quiconque est chargé à un autre titre de l'adminis- tration d'un service pour lequel il existe un crédit parlementaire ou pour lequel un poste est inclus dans le budget des dépenses dont la Chambre des communes est alors saisie doit, à moins que le conseil n'en ordonne autrement, préparer une division de ce crédit ou poste en affectations selon la forme détaillée dans le budget des dépenses présenté au Parlement pour ce crédit ou poste, ou sous telle autre forme que le conseil peut prescrire.
Il semble évident, à la lecture de ces disposi tions, que non seulement les sommes reçues à titre
de cotisations d'impôt sur le revenu mais toutes celles qui sont perçues par le gouvernement fédéral sont versées dans le Fonds du revenu consolidé, et en font partie intégrante, ces sommes étant affec- tées par le Parlement aux divers postes de dépenses proposés. Il semble également clair que les dépen- ses permises en vertu de l'article 24 n'ont aucun lien avec leur source.
Comme l'a écrit le juge Twaddle dans son juge- ment rendu à la majorité au nom de la Cour d'appel du Manitoba dans l'arrêt Re MacKay et al. and Government of Manitoba (1985), 23 C.R.R. 8, à la page 12:
[TRADUCTION] Le citoyen paie l'impôt: l'État utilise cet argent non pas comme si c'était l'argent du citoyen mais comme s'il faisait partie d'un fonds public général. Comme l'a fait remarquer la Cour suprême des États-Unis dans l'arrêt Buckley v. Valeo (précité), à la p. 669 « ... chaque crédit voté par le Congrès utilise les fonds publics d'une manière que certains contribuables réprouvent». L'idée que le contribuable «paie» des programmes gouvernementaux n'est pas tout à fait conforme au fait qu'il verse une partie des sommes qui permet- tent au gouvernement de lancer ces programmes mais que celui-ci est seul responsable des programmes pour lesquels l'argent est dépensé.
Le soutien financier que l'État accorde aux minorités qui expriment leurs opinions, même si ces dernières déplaisent à la majorité ou à d'autres minorités, ne peut choquer la conscience de ceux qui s'opposent à ces opinions. Personne n'est forcé d'être d'accord avec les opinions des minorités ni n'est empêché d'exprimer des opinions contraires. Pour reprendre les mots du juge en chef Dickson dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart (précité), «Nul ne peut être forcé [par les articles contestés de la Elections Finances Act] d'agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience».
La Constitution ne garantit pas que l'État n'agira pas d'une façon contraire à ce qu'un citoyen considère une conduite acceptable; elle garantit uniquement qu'un citoyen ne sera pas forcé de faire, ou empêché de faire quelque chose qui soit contraire à ces normes (toujours sous réserve, bien sûr, des limites raisonnables reconnues par l'art. 1 de la Charte).
Deux autres décisions américaines ont été ren- dues à cet égard, savoir Autenrieth v. Cullen, 418 F.2d 586 (9th Cir. 1969) et Barton v. C.I.R., 737 F.2d 822 (9th Cir. 1984). Nonobstant les différen- ces notables entre nos systèmes de gouvernement et entre les lois régissant les crédits, je crois que l'opinion émise par la Cour suprême des États- Unis dans l'arrêt Buckley [Buckley v. Valeo, 96 S.C. 612 (1976)] et par la Ninth Circuit Court of Appeals dans les deux autres décisions américaines est tout à fait applicable et très convaincante. Le juge Medhurst de la Cour du banc de la Reine de l'Alberta est arrivé à la même conclusion dans
l'arrêt Winterhaven Stables Ltd. v. Attorney - General of Canada (1986), 29 D.L.R. (4th) 394.
L'argument suivant lequel les sommes dépensées à des fins militaires n'ont aucun lien avec leur source est vraiment un point de droit et il ne peut, pour les motifs ci-haut mentionnés, jouer en faveur de la demanderesse. L'argent retenu par cette dernière est soustrait non pas des dépenses militai- res mais plutôt du montant total versé dans le Fonds du revenu consolidé qui sert à financer toutes les dépenses gouvernementales en applica tion de la Loi sur l'administration financière et notre système même de gouvernement.
À cause du redressement sollicité par la deman- deresse, la réclamation de cette dernière est néces- sairement centrée sur l'alinéa 2a) et le paragraphe 15(1) de la Charte dont le texte est reproduit ci-dessous par souci de commodité:
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes: a) liberté de conscience et de religion;
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimina tion, notamment des discriminations fondées sur la race, l'ori- gine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.
Quant à l'applicabilité de la Charte des droits, le procureur de la défenderesse affirme tout d'abord qu'aucune partie de la Constitution ne peut empê- cher une autre de ses parties d'être opérante. Il ajoute que la Charte des droits, qui fait partie intégrante de la Constitution, ne jouit pas d'une priorité absolue sur les autres dispositions de ladite Constitution, comme sur chacune des autres lois du Canada. Il n'est pas possible de dire qu'à cause de la Charte, une autre partie de la Constitution devient inconstitutionnelle ou inopérante.
Je considère que ces affirmations de l'avocat de la défenderesse sont fondées en droit.
La Charte des droits et libertés fait partie de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)]. L'article 52 qui fait partie de la «PARTIE VII, DISPOSITIONS GÉNÉRALES» édicte que «La Consti tution du Canada est la loi suprême du Canada;
elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.» Le paragraphe 52(1) ne dit pas que la Charte des droits et libertés est la seule partie de la Constitution qui jouit d'une autorité suprême. Le paragraphe 52(2) prévoit clairement que toutes les lois constitutionnelles et leurs modifications de même que la Loi constitu- tionnelle de 1982, qui comprend la Charte, for- ment la Constitution du Canada.
Les rubriques 3 et 7 de l'article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., chap. 3 (R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice II, 5] (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, 1)] énoncent que le Parlement du Canada a le pouvoir exclusif de légiférer sur:
91....
3. le prélèvement de deniers par tous modes ou systèmes de taxation;
7. la milice, le service militaire et le service naval, ainsi que la défense;
Dans l'affaire d'un Renvoi relatif au projet de loi 30, An Act to amend the Education Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148, madame le juge Wilson de la Cour suprême du Canada dit la page 1197):
Toutefois, cela ne signifie pas que ces droits ou privilèges peuvent être contestés en vertu de l'al. 2a) et de l'art. 15 de la Charte. J'ai indiqué que les droits ou privilèges garantis par le par. 93(1) ne peuvent faire l'objet d'un examen en vertu de l'art. 29 de la Charte. J'estime que cela est clair. Ce qui est moins clair, c'est la question de savoir si l'art. 29 de la Charte était nécessaire pour atteindre ce résultat. J'estime que la réponse est non. Je crois qu'on l'a placé simplement pour souligner que la Charte ne porte pas atteinte au traitement spécial que la Constitution garantit aux écoles confessionnelles, séparées ou dissidentes, même s'il s'accorde mal avec le concept de l'égalité enchâssé dans la Charte du fait que les autres écoles ne peuvent en bénéficier. À mon avis, on n'a jamais voulu que la Charte puisse servir à annuler d'autres dispositions de la Constitution et, en particulier, une disposition comme l'art. 93 qui représente une partie fondamentale du compromis confédé- ral. L'article 29 n'est, à mon sens, présent dans la Charte que pour assurer une plus grande certitude, en ce qui concerne tout au moins la province de l'Ontario. [C'est moi qui souligne.]
Dans l'arrêt non publié de la Cour d'appel du Yukon Penikett v. R., [1988] 2 W.W.R. 481 (C.A. Territoire du Yukon), la Cour dit à la page 488:
[TRADUCTION] Nous sommes d'accord avec l'opinion expri- mée dans un autre contexte par la Cour d'appel de l'Ontario, il fut décidé à la majorité qu'aucune partie de la Constitution ne prévaut sur une autre par le jeu de l'art. 52. Chaque disposition, ont-ils dit, doit être lue à la lumière des autres dispositions, à moins d'indication contraire: ... Ref re an Act to Amend the Education Act (1986), 53 O.R. (2d) 513, 23 C.R.R. 193, 25 D.L.R. (4th) 1, à la p. 54, 13 O.A.C. 241 (sub nom. Ref. re R.C. Separate High Sch. Funding), appel rejeté par la Cour suprême du Canada le 25 juin 1987 [maintenant publié [1987] 1 S.C.R. 1148 (sub nom. Renvoi relatif aux projet de loi 30, an Act to amend the Education Act), 40 D.L.R. (4th) 18, 20 O.A.C. 321, 77 N.R. 241].
Cette distinction importante basée sur les faits aide encore plus à réfuter un autre des arguments du procureur de la demanderesse selon lequel le redressement sollicité devrait être accordé parce qu'au cours de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement du Canada a reconnu la situation des objecteurs de conscience en les dispensant du service militaire. Les lois sur la conscription, dont ces personnes étaient exemp- tées, les auraient obligées à participer aux violen- ces de la guerre et à tuer d'autres êtres humains. Inutile de dire que la situation qui m'est présentée est totalement différente.
Je ne peux tout simplement pas accepter l'argu- ment du procureur de la demanderesse selon lequel, comme la Constitution doit être vue comme un outil vivant, soumis à. des changements d'inter- prétation au fur et à mesure des progrès de la nation et des changements d'attitude, la rubrique 7 de la Loi constitutionnelle de 1867 précitée devrait maintenant être interprétée de façon à ce que l'on puisse assurer la défense par des moyens non violents. Cet énoncé est absurde, non seulement à cause du sens clair et non équivoque des termes eux-mêmes mais également parce que la grande majorité des Canadiens et les trois principaux partis politiques considèrent encore, de toute évi- dence, que la défense militaire du Canada par la voie des armes est l'un des rôles très importants du gouvernement fédéral comme le prévoit la Constitution.
Il s'ensuit que, si on cherche à obtenir, par l'alinéa 2a) ou le paragraphe 15(1) de la Charte, le résutat visé par la demanderesse, le droit du Par- lement du Canada de lever un impôt à des fins militaires, comme le prévoit clairement la Consti tution, serait enfreint, au moins quant aux objec- teurs de conscience.
À tout événement, je ne vois pas comment le paragraphe 15 (1) pourrait s'appliquer: le fait d'exiger de la demanderesse qu'elle paie les mêmes impôts que tout autre contribuable résident cana- dien ayant le même revenu imposable ne peut constituer de la discrimination. Le seul article qui peut être considéré comme pertinent en l'espèce est l'alinéa 2a).
Le procureur de la demanderesse s'est appuyé sur les arrêts publiés R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295 et R. c. Edwards Books and Art Ltd., [ 1986] 2 R.C.S. 713 dont il a cité de nombreux passages. J'ai lu avec attention ces décisions et particulièrement les extraits sur lesquels il s'appuie. Je m'abstiendrai de citer ces passages car ils ne contiennent rien qui, à mon avis, me lie de quelque façon ou qui pourrait même me persuader de conclure comme il le voudrait. Ces deux affaires portaient sur la constitutionna- lité de lois ordinaires et non sur d'autres parties de la Constitution elle-même. L'arrêt Big M traitait de la constitutionnalité de la Loi sur le dimanche [S.R.C. 1970, chap. L-13], laquelle fut déclarée inconstitutionnelle. L'arrêt Edwards Books portait sur la constitutionnalité de la Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail [R.S.O. 1980, chap. 453] de l'Ontario. On a jugé que cette dernière loi était constitutionnelle et n'empiétait pas sur les articles 2, 7 ou 15 de la Charte. Dans ni l'un ni l'autre cas il n'était question de tenter d'utiliser une partie de la Constitution pour annu- ler une autre partie. Ce qui importe toutefois c'est que dans les deux cas, les lois imposaient des restrictions aux droits normaux des individus dans une société libre de faire des affaires ou de pour- suivre leurs activités légitimes normales. Ce n'est certainement pas la situation en l'espèce. Comme je l'ai dit précédemment, la demanderesse est uni- quement imposée à des fins fédérales générales et les dépenses militaires sont entièrement engagées par le pouvoir fédéral sans qu'elle y participe de quelque façon que ce soit. On ne peut raisonnable- ment conclure que sa liberté de pratiquer les prin- cipes de sa religion a été atteinte puisqu'elle ne participe ni directement ni indirectement à l'affec- tation des sommes perçues par le receveur général aux dépenses militaires.
Il semble de plus qu'aucun des redressements sollicités par la demanderesse ne puisse légalement
être accordé. La demande en jugement déclara- toire selon laquelle la demanderesse n'est pas obli gée de verser le pourcentage de l'impôt fédéral net qui serait égal au pourcentage du budget fédéral affecté aux dépenses militaires doit être rejetée parce que, pour les motifs exposés ci-dessus, il n'existe aucun lien entre le paiement de l'impôt sur le revenu par un contribuable au receveur général qui doit le créditer au Fonds du revenu consolidé et le paiement, provenant de ce fonds, des sommes que le Parlement pourrait avoir affectées à des fins militaires.
La demanderesse conclut également à une ordonnance selon laquelle les sommes pourront être versées au Peace Tax Fund ou pour tout autre dessein pacifique que cette Cour pourra juger utile. Elle demande en fait à la Cour d'usurper les pouvoirs du Parlement et d'approprier les sommes destinées par la loi au Fonds du revenu consolidé en vue d'être affectées par le Parlement. Une telle ordonnance irait directement à l'encontre de l'un des principes fondamentaux de notre Constitution, soit la séparation des pouvoirs.
Il semble évident que la question soulevée, c'est-à-dire que la déclaration ne révèle aucune cause raisonnable d'action, ne nécessite aucune autre plaidoirie ou preuve et qu'elle peut être tranchée à ce stade (voir l'arrêt Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.S.C. 735).
Lorsqu'il apparaît clairement au juge qui entend la requête que la réclamation n'a pas de fondement légal, celle-ci doit alors être radiée. C'est le cas en l'espèce, à mon avis, contrairement à la situation dans la cause Twinn c. Canada, [1987] 2 C.F. 450 (1'» inst.), sur laquelle s'appuie la demanderesse. Dans cette affaire, le juge Strayer de cette Cour écrivait, à la page 458:
Pour ce qui est des motifs énoncés à la Règle 419(1)a), il importe de souligner qu'elle exige qu'il n'y ait «aucune cause raisonnable d'action». Le juge Pratte a clairement expliqué le sens de cette expression dans l'affaire Succession Creaghan c. La Reine, [1972] C.F. 732 (1'» inst.), à la page 736, il a dit que l'inclusion du mot «raisonnable» signifie que la Cour doit trancher la question de savoir non pas si l'action est vraiment fondée en droit, mais plutôt si, en supposant que tous les faits allégués dans la déclaration soient vrais, la réclamation du demandeur est «soutenue». Dans l'affaire Dowson c. Gouverne- ment du Canada (1981), 37 N.R. 127 (C.A.F.), à la page 138, le juge Le Dain a déclaré que, lorsqu'une demande de radiation est fondée sur ces motifs, «il doit être évident et manifeste que
l'action ne saurait aboutir». La Cour suprême du Canada a approuvé cette déclaration dans l'arrêt Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441, aux pages 450 et 487. À mon avis, cela signifie qu'un juge saisi d'une telle requête ne devrait pas radier une déclaration uni- quement parce qu'il ne pense pas que la réclamation du deman- deur soit fondée en droit, s'il est possible que le juge du procès y fasse droit. (C'est moi qui souligne.)
Je suis tout à fait d'accord avec ces principes de droit et je crois qu'en l'espèce, la défenderesse a satisfait au critère.
Il existe également des obstacles pratiques qui empêchent d'accorder les redressements sollicités par la demanderesse. On peut facilement imaginer des mesures et des politiques adoptées ou propo sées par le gouvernement, que certains ou peut-être plusieurs contribuables pourraient, en toute cons cience et en raison de leurs convictions morales et religieuses profondes et sincères, considérer totale- ment injustes, condamnables, injustifiées et même mauvaises. Une des questions qui attire aujour- d'hui l'attention du public est celle extrêmement controversée de savoir si des fonds publics devraient être consacrés à l'avortement. Si chacun des contribuables qui pourrait consciencieusement s'opposer à cette politique était autorisé en droit à retenir un pourcentage de son impôt sur le revenu, l'anarchie totale en résulterait et la stabilité du gouvernement serait rompue. Si la liberté de cons cience de la demanderesse était effectivement atteinte, l'article 1 de la Charte pourrait probable- ment être invoqué avec succès car il semble que ce soit une limite raisonnable à la liberté de la demanderesse dont la justification pourrait se démontrer dans une société libre et démocratique.
La requête est donc accueillie, la déclaration de la demanderesse est radiée et l'action est rejetée avec dépens.
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