T-1838-87
Jerilynn Prior (demanderesse)
c.
La Reine (défenderesse)
RÉPERTORIÉ: PRIOR C. CANADA
Division de première instance, juge Addy—Van-
couver, 28 janvier et 2 février 1988.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fon-
damentales — La demanderesse sollicite un jugement décla-
rant qu'elle n'est pas tenue de payer la portion de son impôt
sur le revenu qui est proportionnelle à la part du budget
fédéral consacrée aux dépenses militaires — La demanderesse,
une Quakeresse, allègue que l'obligation de payer le montant
total de ses impôts empiète sur son droit à la liberté de
conscience et de religion — Aucun lien entre le montant
d'impôt payé et les dépenses du gouvernement — La liberté de
religion de la demanderesse n'est pas atteinte puisqu'elle ne
participe pas aux dépenses militaires.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Clause limita-
tive — Une Quakeresse s'objecte au paiement de la portion de
son impôt sur le revenu servant à des fins militaires — Elle n'a
pas le droit de retenir un pourcentage de l'impôt à payer — Si
la liberté de conscience est atteinte, il s'agit d'une limite
raisonnable à la liberté, dont la justification peut se démontrer
dans une société libre et démocratique.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à
l'égalité — Il n'y a pas de discrimination lorsque l'on impose
la demanderesse comme tout autre contribuable résident cana-
dien, nonobstant ses objections à la façon dont les revenus
d'impôt sont dépensés.
Droit constitutionnel — Partage des pouvoirs — Une Qua-
keresse retient le pourcentage de l'impôt sur le revenu égal au
pourcentage du budget fédéral dépensé à des fins militaires —
Une déclaration du tribunal selon laquelle les sommes pour-
ront être versées pour tout autre dessein pacifique que cette
Cour pourra juger utile constituerait une usurpation des pou-
voirs du Parlement d'imposer à des fins militaires.
Impôt sur le revenu — Une Quakeresse cherche à retenir le
pourcentage d'impôt sur le revenu égal au pourcentage du
budget fédéral dépensé à des fins militaires — Ce montant a
été versé au fonds en fidéicommis d'un organisme voué à la
paix — Aucun lien entre le montant d'impôt payable par la
demanderesse et les dépenses fédérales — Les sommes reçues
à titre de cotisation d'impôt sur le revenu et toutes celles
perçues sont versées au Fonds du revenu consolidé — Les
dépenses financées en application de la Loi sur l'administra-
tion financière n'ont aucun lien avec leur source — Alors que
les sommes perçues en impôt permettent au gouvernement de
se lancer dans des programmes, le gouvernement décide com
ment les sommes seront dépensées.
Contrôle judiciaire — Recours en equity — Jugements
déclaratoires — Une déclaration du tribunal selon laquelle un
pourcentage de l'impôt sur le revenu à payer par la contribua-
ble peut être versé au Peace Tax Fund ou pour tout autre
dessein pacifique que cette Cour pourrait juger utile constitue-
rait une usurpation des pouvoirs de taxation du Parlement —
Déclaration radiée car elle ne révèle aucune cause raisonnable
d'action.
Il s'agit d'une demande visant à faire radier la déclaration
pour le motif qu'elle ne révèle aucune cause raisonnable d'ac-
tion. La demanderesse, une Quakeresse, refuse, et c'est une
question de conscience, de verser des impôts qui serviront à des
fins militaires ou de guerre. Elle a retenu le pourcentage de son
impôt fédéral net qui correspond approximativement' au pour-
centage du budget fédéral affecté à des fins militaires, montant
qu'elle a versé en fidéicommis au Peace Tax Fund administré
par Conscience Canada Inc. La demanderesse sollicite une
déclaration selon laquelle son obligation de payer le montant
total de son impôt sur le revenu empiète sur les droits qui lui
sont garantis par l'alinéa 2a) et l'article 15 de la Charte et une
déclaration qu'elle n'est pas tenue de payer la portion de ses
impôts qui est proportionnelle à la part du budget fédéral
consacrée aux dépenses militaires, mais qu'elle peut verser cette
somme au Peace Tax Fund ou pour toute autre cause pacifique
que la Cour jugera appropriée. La défenderesse plaide qu'il n'y
a aucun lien entre le montant d'impôt dû et les dépenses
encourues par le gouvernement fédéral.
Jugement: la demande est accueillie.
La demanderesse n'avait pas le droit de retenir les sommes
dues. Conformément à la Loi sur l'administration financière,
toutes les sommes perçues par le gouvernement fédéral sont
versées dans le Fonds du revenu consolidé et en font partie
intégrante, ces sommes étant affectées par le Parlement aux
divers postes de dépenses proposés. Il n'y a aucun lien entre le
montant d'impôt versé au Fonds et les paiements qui sont faits
à partir de ce dernier. Lorsque l'État dépense les sommes
perçues en impôt, il dépense une partie du fonds public général,
non l'argent des citoyens. Alors que les sommes versées par les
contribuables permettent au gouvernement de se lancer dans
des programmes, le gouvernement est le seul responsable des
programmes pour lesquels l'argent est dépensé. Si tous les
contribuables qui s'opposent à une quelconque politique (par
exemple, l'avortement) pouvait retenir un certain pourcentage
de l'impôt dû, l'anarchie totale en résulterait et la stabilité du
gouvernement serait rompue.
Quant à l'applicabilité de la Charte, même si la Constitution
a priorité absolue sur toute loi incompatible, elle ne peut rendre
inopérante toute autre partie de la Constitution. La Charte, qui
est une partie de la Constitution, ne jouit pas d'une priorité sur
les autres dispositions de la Constitution. En vertu de la rubri-
que 7 de l'article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, le
Parlement du Canada a le pouvoir exclusif de légiférer sur «la
milice, le service militaire et le service naval, ainsi que la
défense». Cela ne signifie pas d'assurer la défense par des
moyens non-violents, étant donné le sens clair des termes
eux-mêmes et le fait que la grande majorité des Canadiens et
les trois principaux partis politiques considèrent que la défense
militaire du Canada par la voie des armes est l'un des rôles très
importants du gouvernement fédéral. Le droit du Parlement de
lever un impôt à des fins militaires, comme le prévoit claire-
ment la Constitution, serait enfreint, au moins quant aux
objecteurs de conscience, si la demanderesse devait réussir à
obtenir le redressement sollicité.
Le paragraphe 15(1) de la Charte ne peut s'appliquer parce
qu'il n'y a pas de discrimination dans le fait d'exiger de la
demanderesse qu'elle paie les mêmes impôts que tout autre
contribuable résident canadien ayant le même revenu
imposable.
La législation contestée, dans les décisions citées par la
demanderesse, imposaient des restrictions aux droits normaux
des individus. En l'espèce, la liberté de la demanderesse de
pratiquer sa religion n'est pas atteinte puisqu'elle ne participe
pas à l'affectation des sommes aux dépenses militaires. Même
si la liberté de conscience de la demanderesse était attente,
l'article 1 de la Charte pourrait être invoqué avec succès car il
semble que ce soit une limite raisonnable à la liberté dont la
justification pourrait se démontrer dans une société libre et
démocratique.
La Cour n'a pas la compétence pour ordonner que les
sommes soient versées au Peace Tax Fund ou pour tout autre
dessein pacifique puisque cela irait à l'encontre du principe de
la séparation des pouvoirs et constituerait une usurpation des
pouvoirs du Parlement d'approprier les sommes.
Le critère énoncé dans l'arrêt Twinn c. Canada a été satis-
fait. Il était tout à fait évident pour le juge qui a entendu la
requête que la réclamation était sans fondement légal.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
art. 1, 2a), 15.
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., chap. 3
(R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice II, n° 5] (mod. par la
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, n° 1), art.
91(3),(7).
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur
le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 52.
Loi sur l'administration financière, S.R.C. 1970, chap.
F-10, art. 2, 11(1), 24(1).
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle
419(1)a).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Re MacKay et al. and Government of Manitoba (1985),
23 C.R.R. 8 (C.A. Man.); Autenrieth v. Cullen, 418 F.2d
586 (9th Cir. 1969); Barton v. C.1.R., 737 F.2d 822 (9th
Cir. 1984); Buckley v. Valeo, 96 S.C. 612 (1976); Renvoi
relatif au projet de loi 30, An Act to amend the Educa
tion Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148; Penikett v. R.,
[1988] 2 W.W.R. 481 (C.A. Territoire du Yukon);
Twinn c. Canada, [1987] 2 C.F. 450 (1' inst.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S.
295; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S.
713.
DÉCISIONS CITÉES:
Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of
Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; Winterhaven
Stables Ltd. v. Attorney -General of Canada (1986), 29
D.L.R. 394 (B.R. Alb.).
AVOCATS:
David H. Vickers et C. L. Vickers, pour la
demanderesse.
Eric A. Bowie, c.r. et I. E. Lloyd, pour la
défenderesse.
PROCUREURS:
Vickers & Palmer, Victoria, et Schroeder &
Company, Vancouver, pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour la
défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs,
de l'ordonnance rendus par
LE JUGE ADDY: La défenderesse demande, con-
formément à la Règle 419(1)a) [Règles de la Cour
fédérale, C.R.C., chap. 663], la radiation de la
déclaration de la demanderesse et le rejet de son
action pour le motif que ladite déclaration ne
révèle aucune cause raisonnable d'action.
Dans une demande comme en l'espèce, la Cour
doit supposer que tous les faits allégués dans la
déclaration seraient prouvés lors du procès. En
plus d'établir son identité, la demanderesse allègue
les faits suivants dans les différents paragraphes de
sa déclaration:
[TRADUCTION] 3. La demanderesse est un membre de la
Société des Amis ou Quakers. C'est une question de conscience
et une expression vivante de sa religion et de sa foi que de
refuser de participer à toutes dépenses militaires ou de guerre, y
compris le paiement d'impôts qui serviront à des fins militaires
ou de guerre, pour la défense ou autrement, si ladite défense
comporte l'intention d'utiliser la violence (ci-après appelé
«dépenses militaires«).
5. En tout temps pertinent, la défenderesse, représentée par
le gouvernement du Canada, avait engagé des dépenses militai-
res, dont elle connaît les détails.
6. Le Peace Tax Fund est administré par Conscience Canada
Inc., une personne morale constituée en vertu des lois du
Canada. Tout impôt versé dans ce fonds est gardé en fidéicom-
mis pour les bénéficiaires et la défenderesse. Sous réserve de
l'autorisation de la loi, l'objectif du fonds est de dépenser ces
sommes à des fins pacifiques, notamment pour appuyer finan-
cièrement les personnes ou organismes engagés dans la promo
tion de la paix par des recherches sur la paix, des activités
éducatrices et des projets de développement.
7. La demanderesse allègue que le paiement de l'impôt au
Peace Tax Fund, comme il a été dit, et son refus de payer des
impôts qui serviront à des dépenses militaires, est une expres
sion de sa conscience et de ses croyances religieuses ...
9. Tout au long de son histoire et particulièrement durant la
Première et la Seconde Guerre mondiale, le Canada a autorisé
les objections de conscience au service militaire; les Canadiens
ont pu en fait exercer leur liberté de conscience de ne pas
s'engager dans le service militaire.
10. La demanderesse allègue que les sommes faisant partie
du budget canadien et affectées aux dépenses militaires pour-
raient l'être à l'élaboration de stratégies de paix et dépensées
pour promouvoir la paix et la sécurité au Canada.
Au paragraphe 4 de sa déclaration, la demande-
resse déclare qu'elle a versé au receveur général le
montant total de l'impôt dû, sauf le pourcentage
de son impôt fédéral net qui correspond approxi-
mativement au pourcentage du budget fédéral
affecté à des fins militaires, ce dernier montant
ayant été versé en fidéicommis au Peace Tax Fund
de Conscience Canada Inc. mentionné ci-dessus. Il
s'ensuit nécessairement qu'en fait, la demanderesse
ne cherche pas à éviter de payer l'impôt puisqu'elle
s'est départie de tout ce qu'elle devait payer.
Ce sont là tous les faits qui seront pris en
considération en l'espèce. Les autres paragraphes
de la déclaration se rapportent à des points de
droit ou à des conclusions qui, soutient-on,
devraient être tirées de certains faits à la lumière
des principes de la common law et de diverses
dispositions légales ou constitutionnelles.
La demanderesse sollicite un jugement déclarant
premièrement que son obligation de payer le mon-
tant total de son impôt sur le revenu au gouverne-
ment fédéral empiète sur les droits qui lui sont
garantis par l'alinéa 2a) et le paragraphe 15 (1) de
la Charte [Charte canadienne des droits et liber-
tés, qui constitue la Partie I de la Loi constitution-
nelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le
Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)] et deuxièmement
qu'elle n'est pas tenue de payer la portion de ses
impôts qui est proportionnelle à la part du budget
fédéral consacrée aux dépenses militaires, mais
qu'elle peut verser cette somme au Peace Tax
Fund ou pour toute autre cause pacifique que la
Cour jugera appropriée.
La défenderesse ne saurait réussir en l'espèce à
moins qu'il ne soit évident qu'on ne peut avancer
un seul argument défendable en faveur de la
demanderesse. Autrement, la requête sera rejetée
et il devra y avoir un procès.
Le premier argument fourni par la défenderesse
est qu'il n'y a aucun lien entre le montant d'impôt
dû par la demanderesse et les dépenses encourues
par les autorités fédérales.
Les dispositions suivantes de la Loi sur l'admi-
nistration financière, S.R.C. 1970, chap. F-10
s'appliquent en l'espèce. À l'acticle 2, «crédit»
signifie:
2....
... toute autorisation du Parlement à payer une somme
d'argent sur le Fonds du revenu consolidé;
«Fonds du revenu consolidé» signifie:
2....
... l'ensemble de tous les deniers publics qui sont en dépôt au
crédit du receveur général;
le terme «deniers publics» [mod. par S.C. 1980-81-
82-83, chap. 170, art. 2] signifie:
2....
... toute somme d'argent appartenant au Canada, reçue ou
perçue par le receveur général ou tout autre fonctionnaire
public en sa qualité officielle, ou toute personne autorisée à
recevoir ou percevoir une telle somme d'argent, et comprend
a) les droits et revenus du Canada,
b) les sommes d'argent empruntées par le Canada ou reçues
par suite de l'émission ou de la vente de titres,
c) les sommes d'argent reçues ou perçues pour le Canada ou
en son nom, et
d) les sommes d'argent reçues par le Canada pour une fin
spéciale;
Le paragraphe 11(1) prévoit:
11. (1) ... tous les deniers publics doivent être déposés au
crédit du receveur général.
Enfin, le paragraphe 24(1) dispose, et je cite:
24. (1) Au commencement de chaque année financière ou
aux autres époques que le conseil du Trésor peut prescrire, le
sous-chef ou quiconque est chargé à un autre titre de l'adminis-
tration d'un service pour lequel il existe un crédit parlementaire
ou pour lequel un poste est inclus dans le budget des dépenses
dont la Chambre des communes est alors saisie doit, à moins
que le conseil n'en ordonne autrement, préparer une division de
ce crédit ou poste en affectations selon la forme détaillée dans
le budget des dépenses présenté au Parlement pour ce crédit ou
poste, ou sous telle autre forme que le conseil peut prescrire.
Il semble évident, à la lecture de ces disposi
tions, que non seulement les sommes reçues à titre
de cotisations d'impôt sur le revenu mais toutes
celles qui sont perçues par le gouvernement fédéral
sont versées dans le Fonds du revenu consolidé, et
en font partie intégrante, ces sommes étant affec-
tées par le Parlement aux divers postes de dépenses
proposés. Il semble également clair que les dépen-
ses permises en vertu de l'article 24 n'ont aucun
lien avec leur source.
Comme l'a écrit le juge Twaddle dans son juge-
ment rendu à la majorité au nom de la Cour
d'appel du Manitoba dans l'arrêt Re MacKay et
al. and Government of Manitoba (1985), 23
C.R.R. 8, à la page 12:
[TRADUCTION] Le citoyen paie l'impôt: l'État utilise cet
argent non pas comme si c'était l'argent du citoyen mais
comme s'il faisait partie d'un fonds public général. Comme l'a
fait remarquer la Cour suprême des États-Unis dans l'arrêt
Buckley v. Valeo (précité), à la p. 669 « ... chaque crédit voté
par le Congrès utilise les fonds publics d'une manière que
certains contribuables réprouvent». L'idée que le contribuable
«paie» des programmes gouvernementaux n'est pas tout à fait
conforme au fait qu'il verse une partie des sommes qui permet-
tent au gouvernement de lancer ces programmes mais que
celui-ci est seul responsable des programmes pour lesquels
l'argent est dépensé.
Le soutien financier que l'État accorde aux minorités qui
expriment leurs opinions, même si ces dernières déplaisent à la
majorité ou à d'autres minorités, ne peut choquer la conscience
de ceux qui s'opposent à ces opinions. Personne n'est forcé
d'être d'accord avec les opinions des minorités ni n'est empêché
d'exprimer des opinions contraires. Pour reprendre les mots du
juge en chef Dickson dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart
(précité), «Nul ne peut être forcé [par les articles contestés de
la Elections Finances Act] d'agir contrairement à ses croyances
ou à sa conscience».
La Constitution ne garantit pas que l'État n'agira pas d'une
façon contraire à ce qu'un citoyen considère une conduite
acceptable; elle garantit uniquement qu'un citoyen ne sera pas
forcé de faire, ou empêché de faire quelque chose qui soit
contraire à ces normes (toujours sous réserve, bien sûr, des
limites raisonnables reconnues par l'art. 1 de la Charte).
Deux autres décisions américaines ont été ren-
dues à cet égard, savoir Autenrieth v. Cullen, 418
F.2d 586 (9th Cir. 1969) et Barton v. C.I.R., 737
F.2d 822 (9th Cir. 1984). Nonobstant les différen-
ces notables entre nos systèmes de gouvernement
et entre les lois régissant les crédits, je crois que
l'opinion émise par la Cour suprême des États-
Unis dans l'arrêt Buckley [Buckley v. Valeo, 96
S.C. 612 (1976)] et par la Ninth Circuit Court of
Appeals dans les deux autres décisions américaines
est tout à fait applicable et très convaincante. Le
juge Medhurst de la Cour du banc de la Reine de
l'Alberta est arrivé à la même conclusion dans
l'arrêt Winterhaven Stables Ltd. v. Attorney -
General of Canada (1986), 29 D.L.R. (4th) 394.
L'argument suivant lequel les sommes dépensées
à des fins militaires n'ont aucun lien avec leur
source est vraiment un point de droit et il ne peut,
pour les motifs ci-haut mentionnés, jouer en faveur
de la demanderesse. L'argent retenu par cette
dernière est soustrait non pas des dépenses militai-
res mais plutôt du montant total versé dans le
Fonds du revenu consolidé qui sert à financer
toutes les dépenses gouvernementales en applica
tion de la Loi sur l'administration financière et
notre système même de gouvernement.
À cause du redressement sollicité par la deman-
deresse, la réclamation de cette dernière est néces-
sairement centrée sur l'alinéa 2a) et le paragraphe
15(1) de la Charte dont le texte est reproduit
ci-dessous par souci de commodité:
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:
a) liberté de conscience et de religion;
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique
également à tous, et tous ont droit à la même protection et au
même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimina
tion, notamment des discriminations fondées sur la race, l'ori-
gine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge
ou les déficiences mentales ou physiques.
Quant à l'applicabilité de la Charte des droits, le
procureur de la défenderesse affirme tout d'abord
qu'aucune partie de la Constitution ne peut empê-
cher une autre de ses parties d'être opérante. Il
ajoute que la Charte des droits, qui fait partie
intégrante de la Constitution, ne jouit pas d'une
priorité absolue sur les autres dispositions de ladite
Constitution, comme sur chacune des autres lois
du Canada. Il n'est pas possible de dire qu'à cause
de la Charte, une autre partie de la Constitution
devient inconstitutionnelle ou inopérante.
Je considère que ces affirmations de l'avocat de
la défenderesse sont fondées en droit.
La Charte des droits et libertés fait partie de la
Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de
1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)].
L'article 52 qui fait partie de la «PARTIE VII,
DISPOSITIONS GÉNÉRALES» édicte que «La Consti
tution du Canada est la loi suprême du Canada;
elle rend inopérantes les dispositions incompatibles
de toute autre règle de droit.» Le paragraphe 52(1)
ne dit pas que la Charte des droits et libertés est la
seule partie de la Constitution qui jouit d'une
autorité suprême. Le paragraphe 52(2) prévoit
clairement que toutes les lois constitutionnelles et
leurs modifications de même que la Loi constitu-
tionnelle de 1982, qui comprend la Charte, for-
ment la Constitution du Canada.
Les rubriques 3 et 7 de l'article 91 de la Loi
constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., chap. 3
(R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice II, n° 5] (mod.
par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11
(R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de
1982, n° 1)] énoncent que le Parlement du Canada
a le pouvoir exclusif de légiférer sur:
91....
3. le prélèvement de deniers par tous modes ou systèmes de
taxation;
7. la milice, le service militaire et le service naval, ainsi que la
défense;
Dans l'affaire d'un Renvoi relatif au projet de
loi 30, An Act to amend the Education Act (Ont.),
[1987] 1 R.C.S. 1148, madame le juge Wilson de
la Cour suprême du Canada dit (à la page 1197):
Toutefois, cela ne signifie pas que ces droits ou privilèges
peuvent être contestés en vertu de l'al. 2a) et de l'art. 15 de la
Charte. J'ai indiqué que les droits ou privilèges garantis par le
par. 93(1) ne peuvent faire l'objet d'un examen en vertu de
l'art. 29 de la Charte. J'estime que cela est clair. Ce qui est
moins clair, c'est la question de savoir si l'art. 29 de la Charte
était nécessaire pour atteindre ce résultat. J'estime que la
réponse est non. Je crois qu'on l'a placé là simplement pour
souligner que la Charte ne porte pas atteinte au traitement
spécial que la Constitution garantit aux écoles confessionnelles,
séparées ou dissidentes, même s'il s'accorde mal avec le concept
de l'égalité enchâssé dans la Charte du fait que les autres écoles
ne peuvent en bénéficier. À mon avis, on n'a jamais voulu que
la Charte puisse servir à annuler d'autres dispositions de la
Constitution et, en particulier, une disposition comme l'art. 93
qui représente une partie fondamentale du compromis confédé-
ral. L'article 29 n'est, à mon sens, présent dans la Charte que
pour assurer une plus grande certitude, en ce qui concerne tout
au moins la province de l'Ontario. [C'est moi qui souligne.]
Dans l'arrêt non publié de la Cour d'appel du
Yukon Penikett v. R., [1988] 2 W.W.R. 481 (C.A.
Territoire du Yukon), la Cour dit à la page 488:
[TRADUCTION] Nous sommes d'accord avec l'opinion expri-
mée dans un autre contexte par la Cour d'appel de l'Ontario, où
il fut décidé à la majorité qu'aucune partie de la Constitution
ne prévaut sur une autre par le jeu de l'art. 52. Chaque
disposition, ont-ils dit, doit être lue à la lumière des autres
dispositions, à moins d'indication contraire: ... Ref re an Act
to Amend the Education Act (1986), 53 O.R. (2d) 513, 23
C.R.R. 193, 25 D.L.R. (4th) 1, à la p. 54, 13 O.A.C. 241 (sub
nom. Ref. re R.C. Separate High Sch. Funding), appel rejeté
par la Cour suprême du Canada le 25 juin 1987 [maintenant
publié [1987] 1 S.C.R. 1148 (sub nom. Renvoi relatif aux
projet de loi 30, an Act to amend the Education Act), 40
D.L.R. (4th) 18, 20 O.A.C. 321, 77 N.R. 241].
Cette distinction importante basée sur les faits
aide encore plus à réfuter un autre des arguments
du procureur de la demanderesse selon lequel le
redressement sollicité devrait être accordé parce
qu'au cours de la Première et de la Seconde
Guerre mondiale, le gouvernement du Canada a
reconnu la situation des objecteurs de conscience
en les dispensant du service militaire. Les lois sur
la conscription, dont ces personnes étaient exemp-
tées, les auraient obligées à participer aux violen-
ces de la guerre et à tuer d'autres êtres humains.
Inutile de dire que la situation qui m'est présentée
est totalement différente.
Je ne peux tout simplement pas accepter l'argu-
ment du procureur de la demanderesse selon
lequel, comme la Constitution doit être vue comme
un outil vivant, soumis à. des changements d'inter-
prétation au fur et à mesure des progrès de la
nation et des changements d'attitude, la rubrique 7
de la Loi constitutionnelle de 1867 précitée devrait
maintenant être interprétée de façon à ce que l'on
puisse assurer la défense par des moyens non
violents. Cet énoncé est absurde, non seulement à
cause du sens clair et non équivoque des termes
eux-mêmes mais également parce que la grande
majorité des Canadiens et les trois principaux
partis politiques considèrent encore, de toute évi-
dence, que la défense militaire du Canada par la
voie des armes est l'un des rôles très importants du
gouvernement fédéral comme le prévoit la
Constitution.
Il s'ensuit que, si on cherche à obtenir, par
l'alinéa 2a) ou le paragraphe 15(1) de la Charte, le
résutat visé par la demanderesse, le droit du Par-
lement du Canada de lever un impôt à des fins
militaires, comme le prévoit clairement la Consti
tution, serait enfreint, au moins quant aux objec-
teurs de conscience.
À tout événement, je ne vois pas comment le
paragraphe 15 (1) pourrait s'appliquer: le fait
d'exiger de la demanderesse qu'elle paie les mêmes
impôts que tout autre contribuable résident cana-
dien ayant le même revenu imposable ne peut
constituer de la discrimination. Le seul article qui
peut être considéré comme pertinent en l'espèce est
l'alinéa 2a).
Le procureur de la demanderesse s'est appuyé
sur les arrêts publiés R. c. Big M Drug Mart Ltd.
et autres, [1985] 1 R.C.S. 295 et R. c. Edwards
Books and Art Ltd., [ 1986] 2 R.C.S. 713 dont il a
cité de nombreux passages. J'ai lu avec attention
ces décisions et particulièrement les extraits sur
lesquels il s'appuie. Je m'abstiendrai de citer ces
passages car ils ne contiennent rien qui, à mon
avis, me lie de quelque façon ou qui pourrait même
me persuader de conclure comme il le voudrait.
Ces deux affaires portaient sur la constitutionna-
lité de lois ordinaires et non sur d'autres parties de
la Constitution elle-même. L'arrêt Big M traitait
de la constitutionnalité de la Loi sur le dimanche
[S.R.C. 1970, chap. L-13], laquelle fut déclarée
inconstitutionnelle. L'arrêt Edwards Books portait
sur la constitutionnalité de la Loi sur les jours
fériés dans le commerce de détail [R.S.O. 1980,
chap. 453] de l'Ontario. On a jugé que cette
dernière loi était constitutionnelle et n'empiétait
pas sur les articles 2, 7 ou 15 de la Charte. Dans ni
l'un ni l'autre cas il n'était question de tenter
d'utiliser une partie de la Constitution pour annu-
ler une autre partie. Ce qui importe toutefois c'est
que dans les deux cas, les lois imposaient des
restrictions aux droits normaux des individus dans
une société libre de faire des affaires ou de pour-
suivre leurs activités légitimes normales. Ce n'est
certainement pas la situation en l'espèce. Comme
je l'ai dit précédemment, la demanderesse est uni-
quement imposée à des fins fédérales générales et
les dépenses militaires sont entièrement engagées
par le pouvoir fédéral sans qu'elle y participe de
quelque façon que ce soit. On ne peut raisonnable-
ment conclure que sa liberté de pratiquer les prin-
cipes de sa religion a été atteinte puisqu'elle ne
participe ni directement ni indirectement à l'affec-
tation des sommes perçues par le receveur général
aux dépenses militaires.
Il semble de plus qu'aucun des redressements
sollicités par la demanderesse ne puisse légalement
être accordé. La demande en jugement déclara-
toire selon laquelle la demanderesse n'est pas obli
gée de verser le pourcentage de l'impôt fédéral net
qui serait égal au pourcentage du budget fédéral
affecté aux dépenses militaires doit être rejetée
parce que, pour les motifs exposés ci-dessus, il
n'existe aucun lien entre le paiement de l'impôt sur
le revenu par un contribuable au receveur général
qui doit le créditer au Fonds du revenu consolidé et
le paiement, provenant de ce fonds, des sommes
que le Parlement pourrait avoir affectées à des fins
militaires.
La demanderesse conclut également à une
ordonnance selon laquelle les sommes pourront
être versées au Peace Tax Fund ou pour tout autre
dessein pacifique que cette Cour pourra juger
utile. Elle demande en fait à la Cour d'usurper les
pouvoirs du Parlement et d'approprier les sommes
destinées par la loi au Fonds du revenu consolidé
en vue d'être affectées par le Parlement. Une telle
ordonnance irait directement à l'encontre de l'un
des principes fondamentaux de notre Constitution,
soit la séparation des pouvoirs.
Il semble évident que la question soulevée,
c'est-à-dire que la déclaration ne révèle aucune
cause raisonnable d'action, ne nécessite aucune
autre plaidoirie ou preuve et qu'elle peut être
tranchée à ce stade (voir l'arrêt Procureur général
du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre,
[1980] 2 R.S.C. 735).
Lorsqu'il apparaît clairement au juge qui entend
la requête que la réclamation n'a pas de fondement
légal, celle-ci doit alors être radiée. C'est le cas en
l'espèce, à mon avis, contrairement à la situation
dans la cause Twinn c. Canada, [1987] 2 C.F. 450
(1'» inst.), sur laquelle s'appuie la demanderesse.
Dans cette affaire, le juge Strayer de cette Cour
écrivait, à la page 458:
Pour ce qui est des motifs énoncés à la Règle 419(1)a), il
importe de souligner qu'elle exige qu'il n'y ait «aucune cause
raisonnable d'action». Le juge Pratte a clairement expliqué le
sens de cette expression dans l'affaire Succession Creaghan c.
La Reine, [1972] C.F. 732 (1'» inst.), à la page 736, où il a dit
que l'inclusion du mot «raisonnable» signifie que la Cour doit
trancher la question de savoir non pas si l'action est vraiment
fondée en droit, mais plutôt si, en supposant que tous les faits
allégués dans la déclaration soient vrais, la réclamation du
demandeur est «soutenue». Dans l'affaire Dowson c. Gouverne-
ment du Canada (1981), 37 N.R. 127 (C.A.F.), à la page 138,
le juge Le Dain a déclaré que, lorsqu'une demande de radiation
est fondée sur ces motifs, «il doit être évident et manifeste que
l'action ne saurait aboutir». La Cour suprême du Canada a
approuvé cette déclaration dans l'arrêt Operation Dismantle
Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441, aux
pages 450 et 487. À mon avis, cela signifie qu'un juge saisi
d'une telle requête ne devrait pas radier une déclaration uni-
quement parce qu'il ne pense pas que la réclamation du deman-
deur soit fondée en droit, s'il est possible que le juge du procès y
fasse droit. (C'est moi qui souligne.)
Je suis tout à fait d'accord avec ces principes de
droit et je crois qu'en l'espèce, la défenderesse a
satisfait au critère.
Il existe également des obstacles pratiques qui
empêchent d'accorder les redressements sollicités
par la demanderesse. On peut facilement imaginer
des mesures et des politiques adoptées ou propo
sées par le gouvernement, que certains ou peut-être
plusieurs contribuables pourraient, en toute cons
cience et en raison de leurs convictions morales et
religieuses profondes et sincères, considérer totale-
ment injustes, condamnables, injustifiées et même
mauvaises. Une des questions qui attire aujour-
d'hui l'attention du public est celle extrêmement
controversée de savoir si des fonds publics
devraient être consacrés à l'avortement. Si chacun
des contribuables qui pourrait consciencieusement
s'opposer à cette politique était autorisé en droit à
retenir un pourcentage de son impôt sur le revenu,
l'anarchie totale en résulterait et la stabilité du
gouvernement serait rompue. Si la liberté de cons
cience de la demanderesse était effectivement
atteinte, l'article 1 de la Charte pourrait probable-
ment être invoqué avec succès car il semble que ce
soit une limite raisonnable à la liberté de la
demanderesse dont la justification pourrait se
démontrer dans une société libre et démocratique.
La requête est donc accueillie, la déclaration de
la demanderesse est radiée et l'action est rejetée
avec dépens.
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