A-23-86
Comité pour la République du Canada—Commit-
tee for the Commonwealth of Canada, François
Lépine et Christine * Deland (intimés)
c.
La reine du chef du Canada (appelante)
RÉPERTORIÉ: COMITÉ POUR LA RÉPUBLIQUE DU CANADA C.
CANADA
Cour d'appel, juges Pratte, Hugessen et MacGui-
gan—Montréal, 17 et 21 novembre 1986; Ottawa,
30 janvier 1987.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fon-
damentales — Liberté d'expression — La prohibition absolue
de faire de la sollicitation politique dans les aires publiques de
l'aéroport est contraire à la Charte — Les aires de l'aéroport
ouvertes au public constituent-elles un «forum public» —
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie
I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982
sur le Canada, 1982, chap.. 11 (R.-U.), art. 1, 2, 33 — Loi
constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le
Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 52(1) — Constitution
américaine, 1' Amendement — Code civil du Bas-Canada,
art. 406.
Transports — Aéroports — Le fait que l'aéroport est la
propriété de l'État et que le règlement interdit la publicité et la
sollicitation ne justifie pas la prohibition absolue de faire de la
sollicitation politique dans les aires de l'aéroport ouvertes au
public — Atteinte â la liberté d'expression — Loi sur le
ministère des Transports, S.R.C. 1970, chap. T-15, art. 25, 26
— Règlement sur l'exploitation de concessions aux aéroports
du gouvernement, DORS/79-373, art. 7.
Les intimés Lépine et Deland ont été empêchés de diffuser
leurs idées politiques en portant des pancartes et en distribuant
des brochures dans les aires publiques de l'aéroport internatio
nal de Montréal. Ce refus était fondé sur une politique prohi-
bant toute sollicitation à cet endroit, qu'elle soit politique,
religieuse ou autre, la seule exception étant la vente des coqueli-
cots par les anciens combattants. On a avancé que cette politi-
que se justifiait en raison des droits de propriété de la Couronne
et du règlement interdisant les activités commerciales et la
publicité non autorisées dans les aérogares.
Le juge de première instance a rendu un jugement déclara-
toire portant que l'appelante n'avait pas respecté les libertés
fondamentales des intimés et que les aires publiques à l'aéro-
gare constituaient un forum public où peuvent s'exercer les
libertés fondamentales. La présente espèce est un appel de cette
décision.
Arrêt (le juge Pratte dissident): l'appel devrait être rejeté en
ce qui concerne le jugement déclaratoire portant que l'appe-
lante n'a pas respecté les libertés fondamentales des intimés,
* Note de l'arrêtiste: Tout au long de la procédure, ce nom a
été, par erreur, écrit incorrectement. Il s'agit de Christiane.
mais il devrait être accueilli relativement à la question de savoir
si les aires publiques de l'aérogare constituent un forum public
où peuvent s'exercer les libertés fondamentales.
Le juge Hugessen: il s'agit d'un cas patent d'atteinte à la
liberté d'expression garantie à l'article 2 de la Charte: le geste
des autorités avait pour seul but d'empêcher la diffusion par les
intimés de leurs idées politiques. Il ne peut se justifier en vertu
de l'article 1 de la Charte. Bien que l'Etat ait le droit de gérer
«sa» propriété pour le bien public, il ne peut pas invoquer son
droit de propriété pour justifier un geste dont le seul but et
l'unique effet est d'entraver l'exercice d'une liberté fondamen-
tale.
La prohibition, à l'alinéa 7b) du Règlement, de faire de la
publicité ou de la sollicitation-s'applique à des activités plutôt
commerciales que purement -politiques. Toutefois, même si la
disposition s'appliquait à ces dernières activités, une prohibition
aussi absolue assortie d'une exception illimitée et purement
discrétionnaire ne répond pas aux critères d'importance et de
proportionnalité établis par la Cour suprême dans l'arrêt La
Reine c. Oakes.
Il n'est ni nécessaire ni opportun que nous adoptions, au
Canada, les catégories développées par les tribunaux améri-
cains (en l'espèce, la notion de «forum public») afin de limiter
l'expression trop absolue de certains droits inscrits dans leur
Constitution.
Le juge MacGuigan: le juge de première instance a conclu à
bon droit que le Règlement s'applique seulement aux activités
commerciales. D'ailleurs, il est manifeste que l'objet ainsi que
l'effet de la ligne de conduite du Ministère constituent une
violation des droits d'expression des intimés. Bien que cette
prohibition soit imposée par une «règle de droit» parce qu'elle
procède d'une ligne de conduite précise fondée sur le droit de
propriété prévu par le droit civil et la common law et qu'elle est
exposée dans un règlement, elle ne se justifie pas dans une
société libre et démocratique. Même si l'objectif de la ligne, de
conduite du Ministère était suffisamment important pour justi-
fier la suppression du droit d'expression, il n'a pas été établi que
les moyens choisis étaient proportionnés à cet objectif. La
politique du gouvernement de permettre la sollicitation dans
certains cas est arbitraire (aucun critère), inéquitable (permis
aux Anciens combattans seulement) et potentiellement fondée
sur des considérations irrationnelles (qui sait en quoi elles
consistent?).
Il serait prématuré d'adopter la position des États-Unis selon
laquelle les immeubles des aérogares constituent des tribunes
publiques qui se prêtent aux activités protégées par le premier
amendement.
Le juge Pratte (dissident): l'appel devrait être accueilli.
En agissant comme ils le faisaient, les intimés se livraient à
une activité prohibée par l'alinéa 7a) du Règlement et ils
faisaient également de la publicité et de la sollicitation au sens
de l'alinéa 7b). En outre, la liberté d'expression garantie par la
Charte n'autorisait pas les intimés d'agir comme ils l'ont fait.
Le gouvernement, en sa qualité de propriétaire de l'aéroport, a
le droit d'en refuser l'accès à quiconque veut utiliser ses instal
lations pour autre chose que voyager ou se prévaloir des divers
services qui y sont offerts.
JURISPRUDENCE
DECISION APPLIQUÉE:
La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 65 N.R.
87; 26 D.L.R. (4th) 200.
DÉCISIONS EXAMINÉES:
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713;
Affaire Sunday Times, [1979] Cour eur. D.H. 30, série
A; (1979-80), 2 E.H.R.R. 245; R. c. Therens et autres,
[1985] 1 R.C.S. 613; (1985), 59 N.R. 122; 18 D.L.R.
(4th) 655; United States et al. v. Grace, 103 S.Ct. 1702
(1983).
DÉCISIONS CITÉES:
Cornelius v. NAACP Legal Defense & Ed. Fund, 105
S. Ct. 3439; 87 L Ed 2d 567 (1985); M'Ara v. Edinburgh
Magistrates, [1913] S.C. 1059 (Sess. Éc.); New Bruns-
wick Broadcasting Co., Limited c. Conseil de la radio-
diffusion et des télécommunications canadiennes, [1984]
2 C.F. 410 (C.A.); Scenen and Thomas et al., (Re)
(1983), 3 D.L.R. (4th) 658 (Alta Q.B.); R. c. Big M
Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295; (1985),
58 N.R. 81; 18 D.L.R. (4th) 321; Switzman v. Elbling
and Attorney -General of Québec, [1957] R.C.S. 285;
SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573;
Harrison c. Carswell, [1976] 2 R.C.S. 200; Operation
Dismantle et autres c. La Reine et autres, [1985] 1
R.C.S. 441; Jews for Jesus, Inc. v. Board of Airport
Comrs of City of Los Angeles, 785 F.2d 791 (9th Cir.
1986).
AVOCATS:
Marie Nichols et Carole Johnson pour
l'appelante.
Gérard Guay pour les intimés.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour
l'appelante.
Gérard Guay, Hull, Québec, pour les intimés.
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE PRATTE (dissident): Sa Majesté en
appelle d'un jugement de la Division de première
instance (M. le juge Dubé) [[1985] 2 C.F. 3] qui,
faisant droit à l'action déclaratoire intentée par les
intimés, a déclaré:
(1) que Sa Majesté «n'a pas respecté les libertés
fondamentales» des intimés, et
(2) que les parties de l'aéroport international
de Montréal où le public a accès «consti-
tuent un forum public où les libertés fonda-
mentales peuvent y être exercées».
Les intimés François Lépine et Christiane
Deland étaient respectivement secrétaire et vice-
présidente du Comité pour la République du
Canada, une corporation à but non lucratif formée
en vertu de la Loi sur les corporations canadiennes
[S.R.C. 1970, chap. C-32]. Le 22 mars 1984, ils
allèrent à l'aérogare de Dorval en vue d'y faire
connaître leur organisation et ses objectifs politi-
ques et d'y recruter des membres. Munis de pan-
cartes, de dépliants publicitaires et de revues, ils se
rendirent au premier étage de l'édifice, là d'où
partent les voyageurs et où on trouve les comptoirs
des compagnies aériennes ainsi que des magasins
et des restaurants. Ils commençaient à répandre
leur «bonne nouvelle» parmi le public voyageur
lorsqu'ils furent interpellés par un agent de la
Gendarmerie Royale qui leur intima l'ordre de
cesser leurs activités ou de quitter les lieux. Ils en
appelèrent au directeur délégué de l'aéroport qui
leur confirma que les activités de propagande poli-
tique comme celles auxquelles ils se livraient
n'étaient pas autorisées. Ils s'en allèrent donc et,
quelque temps après, intentèrent contre Sa
Majesté l'action déclaratoire à laquelle le juge-
ment attaqué a fait droit.
Ce jugement de monsieur le juge Dubé est fondé
sur une abondante jurisprudence américaine sui-
vant laquelle les aérogares seraient, comme les
rues et les places publiques, des forums où tout
citoyen a le droit d'aller s'exprimer librement sans
autres restrictions que celles qui sont nécessaires à
la protection des intérêts vitaux de l'État'. Le juge
en a conclu que tout citoyen a le droit, en vertu de
l'article 2 de la Charte canadienne des droits et
libertés [qui constitue la Partie I de la Loi consti-
Dans Cornelius v. NAACP Legal Defense & Ed. Fund, 105
S.Ct. 3439; 87 L Ed 2d 567 (1985), le juge O'Connor, pronon-
çant le jugement de la Cour suprême des Etats-Unis, affirma, à
la p. 578 L Ed:
Puisque l'une des principales raisons d'être des forums
publics traditionnels est la liberté d'expression, l'accès à de
tels forums pourra être interdit aux orateurs dans les seuls
cas où l'intérêt de l'État l'exige, et cette exclusion ne doit être
envisagée qu'à cette fin.
tutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le
Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)] 2 , d'aller s'expri-
mer librement dans une aérogare et que ce droit ne
peut lui être enlevé par l'État que conformément à
l'article 1. En l'espèce, suivant le juge, il n'y avait
aucune règle de droit qui restreignait le droit des
intimés d'aller propager leurs idées politiques à
l'aérogare de Dorval et, en conséquence, les autori-
tés de l'aéroport ne pouvaient les empêcher de le
faire sans violer l'article 2 de la Charte.
Il est constant que l'aéroport de Dorval appar-
tient à l'État canadien et que le ministre des
Transports, en vertu de l'aéronautique, est chargé
de l'administrer. Il est également constant que,
conformément aux articles 25 et 26 de la Loi sur
le ministère des Transports [S.R.C. 1970, chap.
T-15], le gouverneur général en conseil a établi un
Règlement sur l'exploitation de concessions aux
aéroports du gouvernement [DORS/79-373]. Ce
Règlement était en vigueur à l'époque qui nous
intéresse et son article 7 édictait ce qui suit:
7. Sous réserve de l'article 8, à moins d'une autorisation
écrite du Ministre, nul ne peut
a) se livrer à une activité ou à une entreprise, commerciale ou
autre, à un aéroport;
b) faire, à un aéroport, de la publicité ou de la sollicitation
pour son propre compte ou pour celui d'autrui; ou
c) fixer, installer ou placer quoi que ce soit dans un aéroport
aux fins d'une activité ou entreprise.
L'avocate de l'appelante a soutenu devant nous,
comme elle l'avait fait en première instance, que
les intimés avaient violé les alinéas a) et b) de cet
article et que cette violation justifiait la décision
que l'on avait prise de les chasser de l'aérogare. Le
premier juge a rejeté cette prétention parce que, à
son avis, le Règlement n'interdisait pas le genre
d'activités auxquelles se livraient les intimés [à la
page 6]:
Z Le texte des articles 1 et 2 de la Charte canadienne des
droits et libertés est le suivant:
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les
droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent titre
restreints que par une règle de droit, dans des limites qui
soient raisonnables et dont la justification puisse se démon-
trer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:
a) liberté de conscience et de religion;
b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression,
y compris la liberté de la presse et des autres moyens de
communication;
c) liberté de réunion pacifique;
d) liberté d'association.
À mon sens, ce Règlement porte sur le contrôle de l'exploita-
tion de concessions aux aéroports. Il vise ce genre d'activités et
non pas le droit des personnes à postuler leurs philosophies,
leurs croyances ou leurs idées politiques par voie de communi
cation directe avec les autres personnes qui se trouvent sur les
lieux.
Je veux dire tout de suite que je ne suis pas
d'accord avec cette interprétation restrictive du
Règlement. Il me semble clair, à la lecture de
l'article 7, que les prohibitions qu'il édicte ne
visent pas seulement des activités commerciales et
que, en agissant comme ils le faisaient, les intimés
se livraient à une «activité» prohibée par l'alinéa
7a) et faisaient également de la «publicité» et de la
sollicitation au sens de l'alinéa 7b). Cependant,
cela ne règle pas le litige. Car, s'il est vrai, comme
l'a jugé le premier juge, que l'on a restreint la
liberté d'expression des intimés en leur interdisant
de faire leur propagande à l'aéroport, il me semble
impossible de voir dans l'article 7 du Règlement,
vu la large discrétion qu'il accorde au Ministre,
une règle de droit qui restreint les droits et libertés
d'une façon conforme à l'article 1 de la Charte.
La véritable question que soulève cette affaire
n'est pas de savoir si la restriction imposée à la
liberté d'expression des intimés par le directeur de
l'aéroport de Dorval était autorisée par l'article 1
de la Charte. C'est plutôt de savoir si, en mettant
un terme aux activités des intimés, le directeur de
l'aéroport a porté atteinte à leur liberté d'expres-
sion. Il faut donc nous demander si la liberté
d'expression qu'invoquent aujourd'hui les intimés
les autorisait à agir comme ils l'ont fait.
L'exercice de la liberté d'expression que garantit
la Charte suppose, la plupart du temps, l'utilisa-
tion de certains biens. Par exemple, le journaliste
utilisera papier et machine à écrire; l'orateur, pour
haranguer une foule, devra aller là où elle se
trouve et devra, en certains cas, utiliser des haut-
parleurs. La liberté d'expression autorise chacun à
s'exprimer en utilisant les biens qui lui appartien-
nent ou dont il a l'usage; elle ne l'autorise pas à
utiliser pour s'exprimer des choses qui ne lui
appartiennent pas. Le journaliste ne peut invoquer
sa liberté d'expression pour utiliser une machine à
écrire qui ne lui appartient pas; le chef politique ne
peut non plus invoquer cette liberté pour se justi-
fier d'être allé haranguer ses supporteurs dans un
lieu où, d'après les règles générales du droit, il
n'avait pas le droit d'aller. Les moyens d'expres-
sion dont chacun dispose sont donc limités et la
possibilité qu'a chacun de s'exprimer est limitée en
conséquence. Cette limitation, cependant, n'est pas
une restriction apportée à la liberté d'expression
parce que cette liberté ne comporte pas celle d'uti-
liser d'autres moyens d'expression que ceux dont
dispose son titulaire. C'est, d'ailleurs, ce que disait
lord Dunedin dans l'affaire M'Ara v. Edinburgh
Magistrates':
Or, il est évident que la liberté d'expression existe ( ).
Toutefois, le droit de s'exprimer librement et la question du lieu
où ce droit peut être exercé sont deux choses tout à fait
différentes. Vous pouvez vous exprimer librement en autant que
votre discours ne contient pas de propos haineux, comme je l'ai
déjà indiqué, mais, cela ne signifie pas que vous puissiez le
prononcer n'importe où.
Et c'est ce que disait, beaucoup plus clairement, le
juge en chef de cette Cour dans New Brunswick
Broadcasting Co., Limited. c. Conseil de la radio-
diffusion et des télécommunications canadiennes°:
La liberté garantie par la Charte est la liberté d'exprimer et de
communiquer de's idées sans restriction aucune, que ce soit
verbalement, par publication ou par d'autres moyens de com
munication. Il ne s'agit pas d'une liberté d'utiliser le bien
d'autrui pour le faire. Elle ne confère nullement à une personne
le droit d'utiliser le terrain ou la terrasse d'autrui pour faire un
discours, ou la presse d'imprimerie de quelqu'un d'autre pour
publier ses idées. Elle ne donne à personne le droit d'entrer dans
un immeuble public et de l'utiliser pour de telles fins.
Il s'ensuit que la liberté d'expression des intimés
n'a pu être violée en l'espèce que s'ils avaient le
droit de se rendre à l'aérogare de Dorval pour y
faire leur propagande politique.
L'aérogare de Dorval appartient au gouverne-
ment fédéral. Le gouvernement possède, à l'égard
de ses biens, les mêmes droits que tout proprié-
taire. Son droit de propriété est donc exclusif
comme celui des individus. Le seul tempérament
dont soit assortie cette règle vient de ce que, très
souvent, les biens qui appartiennent à l'Etat sont
destinés à être utilisés par le public qui, alors, a le
droit de s'en servir pour les fins auxquelles l'État
les a destinés.
Les aérogares sont des bâtiments qui ont une
vocation bien particulière qui, malgré la jurispru
dence américaine citée par le juge Dubé, est diffé-
rente de celle des rues et places publiques. Elles
existent pour la commodité du public voyageur et
3 [1913] S.C. 1059 (Sess. Éc.), à la p. 1073.
4 [1984] 2 C.F. 410 (C.A.), à la p. 426.
de ceux qui veulent venir utiliser les divers services
qu'on y trouve. Seules ces personnes-là y sont
invitées. En conséquence, toutes les autres qui n'y
ont pas affaire ne peuvent prétendre avoir le droit
d'y aller. Le propriétaire ou son représentant peut,
s'il le veut, leur en refuser l'accès de la même
façon que le propriétaire d'un magasin pourrait
refuser l'accès de son magasin à celui qui y vien-
drait dans le seul but de s'y protéger des
intempéries.
En l'espèce, il me paraît clair que les intimés
faisaient de l'aérogare un usage autre que celui
auquel elle est destinée puisqu'ils y allaient unique-
ment pour y faire de la propagande politique et
tenter de convaincre le public de joindre leur orga
nisation. Le directeur de l'aéroport pouvait donc
exiger qu'ils quittent les lieux. Cela d'autant plus
que leur conduite violait l'article 7 du Règlement.
Les intimés ne peuvent prétendre qu'on a alors
porté atteinte à leur liberté d'expression puisque
cette liberté ne leur permettait pas d'utiliser l'aéro-
gare à d'autres fins que celle à laquelle elle était
destinée.
Je ferais droit à l'appel, je casserais le jugement
de la Division de première instance et je rejetterais
l'action des intimés avec dépens tant en première
instance qu'en appel.
* * *
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE HUGESSEN: Il s'agit de l'appel d'une
décisions rendue par le juge Dubé, en Division de
première instance, accueillant l'action déclaratoire
des demandeurs [intimés].
Les faits à la base de l'affaire sont exposés dans
les paragraphes 4 à 8 inclusivement de la déclara-
tion, qui ont été admis dans le plaidoyer écrit de la
défenderesse [appelante]:
4. Jeudi le 22 mars 1984 entre 10:00 hrs et 11:00 hrs du matin,
vos demandeurs François Lépine et Christiane Deland se sont
présentés à la salle d'attente de l'aréoport (sic) international
de Montréal à Dorval afin de partager et discuter avec les
membres du public qui s'y trouvaient, les buts et objectifs du
Comité, leurs opinions sur des sujets d'actualité, la constitu
tion canadienne proposée et promue par le Comité ainsi que
5 [1985] 2 C.F. 3.
des publications de nature politique distribuées par le
Comité;
5. Le Constable T. Y. Piette de la Gendarmerie Royale du
Canada interpella vos Demandeurs en demandant ce qu'ils
faisaient;
6. Le Demandeur François Lépine explique la nature politique
de leurs activités;
7. Le Constable demanda à vos Demandeurs de cesser lesdites
activités;
8. Vos Demandeurs ont subséquemment rencontré le directeur
délégué de l'aréoport (sic), Monsieur Serge Rouleau qui les
avisa qu'en vertu de la loi, vos Demandeurs n'avaient pas le
droit de faire de la politique à l'aréoport (sic).
Il est constant que les demandeurs ont été expul-
sés de l'aérogare pour l'unique motif qu'ils y fai-
saient de la propagande politique. La preuve a
établi aussi à ma satisfaction qu'en temps normal
tout membre du grand public a libre accès aux
«aires non restreintes» de l'aéroport; cet accès n'est
nullement limité aux voyageurs ou aux clients des
divers commerces qui s'y trouvent. D'ailleurs il me
semble évident que les demandeurs auraient été
empêchés de faire leur propagande même s'ils
avaient été à l'aéroport à titre de voyageurs munis
de billets; en d'autres termes, ce n'est pas le droit
d'être là qu'on leur contestait mais uniquement
celui d'y diffuser leurs idées politiques.
À mon sens, il serait difficile de trouver un cas
plus patent d'une atteinte à la liberté d'expression
garantie à l'article 2 de la Charte canadienne des
droits et libertés. Le présent dossier ne met pas en
cause le droit du gouvernement de gérer sa pro-
priété dans l'aérogare de Dorval, d'en restreindre
l'accès, d'y assurer la paix ou d'empêcher que les
voyageurs soient entravés dans leurs allées et
venues légitimes. En d'autres mots, le refus de
permettre aux demandeurs d'exprimer leurs opi
nions politiques n'a pas été un simple incident dans
la poursuite d'un autre objet par le gouvernement;
au contraire, le geste des autorités avait précisé-
ment pour seul but d'empêcher la dissémination
par les demandeurs de leurs idées politiques. Le
paragraphe 12 de la défense le dit:
12. Ce n'est pas le genre d'activités spécifiques du Comité qui a
amené l'expulsion des demandeurs. Toute publicité ou sollicita-
tion de nature raciale, politique ou religieuse est défendue à
l'aéroport de Dorval pour des motifs raisonnables. (Dossier,
page 8).
Dans ces circonstances, les demandeurs, ayant
établi l'atteinte prima facie à leur liberté d'expres-
Sion, ont droit au remède recherché à moins que le
gouvernement n'établisse une défense basée sur
l'article 1 de la Charte, qui se lit comme suit:
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les
droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être res-
treints que par une règle de droit, dans des limites qui soient
raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le
cadre d'une société libre et démocratique.
Or quelle règle de droit est-elle invoquée pour
restreindre la liberté d'expression des demandeurs?
La réponse est double: d'une part, la Couronne est
propriétaire de l'aéroport et peut donc y exercer
ses droits de propriété sans limite; d'autre part, le
paragraphe 7 du Règlement sur l'exploitation de
concessions aux aéroports du gouvernement ` est
applicable.
En ce qui concerne le droit de propriété du
gouvernement à l'aérogare, je suis d'avis qu'il ne
peut jamais être invoqué à lui seul pour justifier
une atteinte à la liberté fondamentale du sujet. Le
gouvernement n'est pas dans la même position
qu'un propriétaire privé à cet égard car il possède
ses biens non pas pour son propre bénéfice mais
pour celui du citoyen. Il est évident que le gouver-
nement a le droit, et même l'obligation, de destiner
certains biens à certaines fins et de gérer «sa»
propriété pour le bien public. L'exercice de ce droit
et l'accomplissement de cette obligation peuvent,
selon les circonstances, légitimer l'imposition de
certaines restrictions aux libertés fondamentales.
Bien sûr le gouvernement peut-il restreindre l'ac-
cès du public à certains endroits; bien sûr peut-il
également agir pour assurer la paix et le bon ordre;
mais il ne peut pas invoquer son droit de propriété
pour justifier un geste dont le seul but et l'unique
effet est d'entraver l'exercice d'une liberté
fondamentale.
Deux exemples pour illustrer ma pensée. Dans
l'intérêt d'une saine administration, le gouverne-
ment pourrait légitimement empêcher que ses
employés de bureau fassent des discours politiques
ou tiennent des réunions sur les lieux de leur
travail; par contre, il ne peut certes pas leur inter-
dire de tenir des discussions privées, même de
nature politique, durant leurs moments libres. De
même, dans un bureau gouvernemental ouvert au
grand public (tels un bureau de poste, un bureau
d'assurance-chômage), les autorités pourraient res -
6 DORS/79-373.
treindre l'accès à ceux qui y ont affaire, empêcher
le flânage ou assurer la libre circulation; elles ne
pourraient pas, toutefois, empêcher les clients de
s'exprimer paisiblement et de s'échanger des points
de vue.
Je le répète: la seule raison invoquée par les
autorités de l'aéroport pour expulser les deman-
deurs était qu'ils y faisaient de la propagande
politique, un droit fondamental dont l'exercice est
garanti au citoyen par l'article 2 de la Charte.
Pour ce qui est de l'article 7 du Règlement, en
voici le texte:
7. Sous réserve de l'article 8,. à moins d'une autorisation
écrite du Ministre, nul ne peut
a) se livrer à une activité ou à une entreprise, commerciale ou
autre, à un aéroport;
b) faire, à un aéroport, de la publicité ou de la sollicitation
pour son propre compte ou pour celui d'autrui; ou
c) fixer, installer ou placer quoi que ce soit dans un aéroport
aux fins d'une activité ou entreprise.
Dans un premier temps et à l'instar du juge de
première instance, je suis d'avis que, dans le con-
texte, la prohibition de faire de la publicité ou de
la sollicitation, à l'alinéa b), s'applique à des acti-
vités plutôt commerciales que purement politiques.
Toutefois, même si l'on tient pour acquis que le
texte de l'article s'applique aux demandeurs, il ne
satisfait pas aux exigences de l'article 1 de la
Charte. Une prohibition absolue assortie d'une
exception illimitée et purement discrétionnaire ne
répond pas aux critères d'importance et de propor-
tionnalité établis par la Cour suprême dans l'arrêt
La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
Il s'ensuit, à mon avis, que le premier juge a eu
raison d'accueillir l'action des demandeurs et de
déclarer que la défenderesse n'a pas respecté les
libertés fondamentales des demandeurs. Toutefois,
je suis d'avis que le second volet de cette déclara-
tion, portant que les aires ouvertes au public à
l'aéroport international de Montréal constituent un
«forum public», devrait être écarté. La notion de
«forum public» est empruntée à la jurisprudence
américaine. La Constitution des États-Unis diffère
sensiblement de la nôtre, notamment en ce qu'elle
ne contient aucun équivalent de nos articles 1 et
33. Il n'est ni nécessaire ni opportun que nous
adoptions, au Canada, les catégories développées
par les tribunaux américains afin de limiter l'ex-
pression trop absolue de certains droits inscrits
dans leur Constitution.
Pour ces motifs, je rejetterais l'appel mais je
modifierais le jugement de la Division de première
instance en déclarant uniquement que la défende-
resse n'a pas respecté les libertés fondamentales
des demandeurs.
* * *
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE MACGUIGAN: Le 22 mars 1984, les
intimés Lépine et Deland, tous les deux membres
dirigeants du Comité pour la République du
Canada, se sont présentés à la salle d'attente à
l'aérogare de Dorval «afin de partager et de discu-
ter avec les membres du public qui s'y trouvaient
les buts et objectifs du Comité». Ils marchaient au
premier étage (départs) en portant des pancartes
et en distribuant des dépliants au public. Cette
partie de l'aéroport est une aire non restreinte
occupée par des restaurants, des bars, des librai-
ries, des pharmacies, et par les guichets des lignes
aériennes. Après une heure, ils furent interpellés
par un constable en fonction et, subséquemment, le
directeur délégué de l'aéroport les avisa qu'en
vertu de la loi ils n'avaient pas le droit de faire de
la politique à l'aéroport. Les intimés quittèrent
l'aéroport immédiatement et intentèrent une action
demandant à la Cour de prononcer les déclarations
suivantes:
a) Une déclaration que la défenderesse n'a pas respecter [sic]
les libertés fondamentales de vos demandeurs;
b) Une déclaration que les aires ouverts [sic] au public à
l'aéroport international de Montréal constituent un forum
public où les libertés fondamentales peuvent y être
exercées;
Le Règlement sur l'exploitation de concessions
aux aéroports du gouvernement (DORS/79-373),
établi en veru de la Loi sur le ministère des
Transports, S.R.C. 1970, chap. T-15 constitue la
réglementation pertinente. L'article 7 se lit comme
suit:
7. Sous réserve de l'article 8, à moins d'une autorisation
écrite du Ministre, nul ne peut
a) se livrer à une activité ou à une entreprise, commerciale ou
autre, à un aéroport;
b) faire, à un aéroport, de la publicité ou de la sollicitation
pour son propre compte ou pour celui d'autrui; ou
c) fixer, installer ou placer quoi que ce soit dans un aéroport
aux fins d'une activité ou entreprise.
Sont aussi pertinents les articles 1 et 2 de la
Charte canadienne des droits et des libertés:
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les
droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être res-
treints que par une règle de droit, dans des limites qui soient
raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le
cadre d'une société libre et démocratique.
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:
a) liberté de conscience et de religion;
b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y
compris la liberté de la presse et des autres moyens de
communication;
c) liberté de réunion pacifique;
d) liberté d'association.
La partie la plus importante des motifs de M. le
juge Dubé en première instance est la suivante
[aux pages 6, 7, 11 et 12]:
À mon sens, ce Règlement porte sur le contrôle de l'exploita-
tion de concessions aux aéroports. Il vise ce genre d'activités et
non pas le droit des personnes à postuler leurs philosophies,
leurs croyances ou leurs idées politiques par voie de communi
cation directe avec les autres personnes qui se trouvent sur les
lieux.
En l'espèce, les deux demandeurs n'exploitaient pas un com
merce dans l'aérogare. Ils voulaient diffuser leurs idées politi-
ques. Ils portaient des pancartes et distribuaient des pamphlets
dans l'espace ouvert au public au premier étage de l'aérogare,
soit à l'endroit prévu pour l'achat des billets et l'attente des
départs. Il n'était pas question pour eux de tenir d'assemblées
publiques sur les lieux, ni d'adresser la parole à partir d'un
podium ou d'un haut-parleur.
Il a été établi au procès que les autorités de l'aéroport de
Dorval ont toujours uniformément et impartialement interdit
toute activité publique du genre, soit politique, religieuse ou
autre. La seule exception à cette prohibition, telle que mention-
née à l'audition, est la vente de coquelicots tenue par les anciens
combattants en novembre de chaque année.
Dans son témoignage, le directeur des opérations à Dorval a
expliqué qu'environ 20,000 passagers utilisent quotidiennement
l'aérogare, souvent accompagnés d'autres personnes. Il peut y
avoir quelque 2,000 arrivées à l'heure. Le nombre d'employés
dans l'édifice se chiffre à 3,800. La superficie totale du premier
étage est de 170,000 pieds carrés et le public a accès à quelque
63,000 pieds carrés. Cet étage contient en plus des guichets
tenus par les lignes aériennes, des boutiques, kiosques à jour-
naux, pharmacies, restaurants, salons de coiffure, etc. pour la
commodité et le confort du public voyageur. Les espaces sont
distribués en fonction de l'expédition rapide du trafic aérien. En
période de pointe, les aires publiques sont bondées. Les passa-
gers dans l'attente d'un départ sont déjà suffisamment anxieux.
Il n'est pas dans leur intérêt de permettre la sollicitation, a
exposé le directeur.
Par contre, le demandeur François Lépine a déjà voyagé aux
États-Unis par avion et a constaté que les activités politiques
étaient permises dans les grands aéroports américains. Il se
souvient particulièrement d'y avoir vu des personnes assises à
une table disposée dans l'aire publique d'une aérogare, avec
pancartes politiques montées au mur et distribution de feuillets.
L'article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés
garantit certains droits et libertés lesquels ne peuvent être
restreints que par une règle de droit et dans des limites raison-
nables dont la justification puisse se démontrer dans le cadre
d'une société libre et démocratique. L'une des libertés fonda-
mentales garanties à l'article 2 est la liberté d'opinion et
d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres
moyens de communication.
L'on ne m'a pas cité de jurisprudence canadienne (et je n'en
ai pas moi-même trouvée) soit sous la Charte ou la Déclaration
canadienne des droits [S.R.C. 1970, Appendice I11] relative-
ment à l'exercice de la liberté d'expression dans des endroits
publics, tels les aéroports. Par contre, les tribunaux américains
ont, à plusieurs reprises, appliqué le Premier et le Quatorzième
Amendements de la Constitution américaine aux aérogares de
ce pays et ont agi pour protéger la liberté d'expression à ces
endroits.
Évidemment, je ne suis pas lié par ces décisions américaines.
Mais, vu l'absence de jurisprudence en cette matière au Cana-
da—la Charte canadienne est encore dans sa tendre enfance—
il serait déraisonnable de ma part de ne pas tenir compte des
considérations réfléchies de ces juristes américains qui ont,
après tout, pendant de nombreuses années appliqué leur Consti
tution à des situations qui sont assez souvent similaires aux
nôtres.
La liberté de parole au Canada a été importée, avec la
common law, de la Grande-Bretagne et ainsi enchâssée dans
l'Acte de la Confédération [Loi constitutionnelle de 1867, 30 &
31 Vict., chap. 3 (R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice I1, n° 5]
(mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. l l
(R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, n° 1)]. Les
provinces y ont exprimé leurs désirs d'être unies fédéralement
dans un Dominion «avec une constitution semblable dans son
principe à celle du Royaume-Uni». Un Dominion avec un
«gouvernement reposant en définitive sur l'opinion publique
créée à partir de la discussion et d'échanges d'idées. Si la
discussion est assujettie à un permis, cette condition fondamen-
tale est anéantie.» (Voir le juge Rand dans Saumur y. City of
Quebec, [1953] 2 R.C.S. 299, à la p. 330 (ma propre
traduction).)
Il me semble clair et évident que les halls publics des
aérogares canadiennes, tout comme aux États-Unis, sont deve-
nus des extensions contemporaines des rues et des places publi-
ques de jadis. Ils sont vraiment des «carrefours modernes» pour
le commerce quotidien du public voyageur. En principe, la
liberté d'expression et de communication ne doit pas y être
étouffée. La prohibition absolue imposée par les autorités à
Dorval à l'encontre des activités plutôt bénignes et inoffensives
des demandeurs viole les prescriptions de la Charte canadienne.
Assurément, la liberté d'expression dans un forum public
n'est pas illimitée. Elle peut être restreinte par des règlements
raisonnables dans le but d'assurer le bien-être et le confort du
public voyageur. Les autorités compétentes peuvent donc rédi-
ger des règlements en conformité de la convenance et de la
sécurité des passagers ainsi que des exigences d'une opération
efficace de l'aéroport. Mais les autorités en question ne peuvent
imposer une interdiction catégorique et brimer ainsi la liberté
fondamentale des personnes de disséminer paisiblement leurs
idées politiques, religieuses, ou autres sur la place publique.
Par ces motifs, la déclaration recherchée par les demandeurs
est accordée avec dépens.
J'accepte la conclusion du juge de première
instance à l'effet que le Règlement en question ne
vise pas le genre d'activités en l'espèce, mais plutôt
des activités commerciales si l'on considère son
contexte global. En outre, l'expression «faire ... de
la publicité» contenue au paragraphe 7b) est
l'équivalent de l'expression anglaise «advertise». Le
mot «sollicitation» dans le même paragraphe est
modifié par l'expression «pour son propre compte
ou pour celui d'autrui,» ce qui implique une acti-
vité commerciale.
Cependant, le procureur de la Couronne a
plaidé, avec raison il me semble, qu'un propriétaire
possède en toutes circonstances le droit de contrô-
ler l'accès à sa propriété, en l'espèce en vertu de
l'article 406 du Code civil du Québec, ailleurs au
Canada en vertu de la common law (jumelée avec
les lois sur les intrusions illicites). Conséquem-
ment, même en l'absence d'une loi spécifique, le
droit de gestion de l'aéroport à ce sujet est assuré à
la Couronne. Dans ce cas-là, la preuve établit que
la ligne de conduite du ministère des Transports
comme propriétaire se manifeste exactement dans
le libellé du Règlement, même s'il ne s'applique
pas formellement. Ainsi la preuve démontre que le
Ministère suivait une pratique générale, exprimée
dans un Règlement, en ce qui concerne l'utilisation
des aires non restreintes de l'aéroport.
u
Le procureur de la Couronne a plaidé que les
droits protégés par l'article 2 ne sont pas absolus,
et donc un tribunal doit commencer à apprécier la
prépondérance des droits sous l'article 2, et qu'il ne
doit pas obliger la Couronne à assumer toute la
responsabilité d'établir selon l'article 1 la justifica
tion des restrictions en question.
Néanmoins, c'est le libellé de la Charte qui doit
prévaloir. La Charte réfère à certains droits en
termes absolus: c'est surtout le cas des libertés
fondamentales, sauf pour «la liberté de réunion»,
laquelle est qualifiée par le mot «pacifique». Toutes
les autres libertés fondamentales sont déclarées de
façon absolue.
D'autre part, quand les droits dans la Charte
sont assortis de qualificatifs internes (par exemple,
«abusives», «arbitraires», «raisonnables»), on doit
évidemment satisfaire à la norme interne ainsi
établie.
À ce sujet j'accepte l'analyse du professeur Dale
Gibson, qui dit dans The Law of the Charter:
General Principles, Carswell, 1986, la page 141:
[TRADUCTION] Pour tous ces motifs, l'orientation qui se
dégage de la Charte, lorsqu'il s'agit de mettre dans la balance
des valeurs sociales, semble généralement être la suivante. La
personne qui estime être victime d'une violation de la Charte
doit toujours établir une apparence de droit suffisante avant
que le contrevenant allégué n'ait à se défendre. Lorsque le droit
ou la liberté en cause sont exprimés en termes absolus, sans
modificateur explicite, pour qu'il y ait apparence de droit
suffisante, il faut faire la preuve des faits de l'incident incri-
miné et établir, de manière que la cour estime convaincante,
que ces faits impliquent une violation sérieuse du droit en cause
garanti par la Charte. À ce point, le fardeau de la preuve se
déplace, et il incombe au contrevenant allégué d'établir que la
violation était autorisée par une règle de droit qui respecte les
exigences de l'article 1. Si le droit ou la liberté revendiqués sont
explicitement modifiés par une norme interne telle l'adjectif
«raisonnable» ou «arbitraire», celui qui s'estime lésé doit démon-
trer que la violation est de celles qui, dans des circonstances
ordinaires, dépasserait cette norme. Cela étant établi, il
incombe au contrevenant de démontrer que les limites visées à
l'article 1 ont été respectées*.
Selon le professeur Gibson à la page 139, pour
invoquer l'article 2, la victime ne doit établir que
trois choses: (1) les faits de l'incident; (2) que la
violation va à l'encontre d'un droit protégé; (3) que
la violation est importante. En ce qui concerne la
troisième, il cite l'affaire Scenen and Thomas et
al., (Re) (1983), 3 D.L.R. (4th) 658, dans laquelle
M. le juge McDonald de la Cour du Banc de la
Reine d'Alberta a rejeté comme insignifiante une
plainte d'un prisonnier concernant l'application
d'un insecticide.
À mon avis l'opinion du professeur Gibson est en
accord avec la jurisprudence de la Cour suprême
du Canada. Dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart
* On pourra s'opposer à accorder un traitement différent aux
droits selon qu'ils ont ou non des modificateurs internes
implicites, puisque cela équivaudrait dans une certaine
mesure, à créer une hiérarchie des droits, ce qui est précisé-
ment un aspect du droit américain critiqué plus haut ... Bien
que cela soit vrai, ce procédé semble dicté par le libellé de la
Charte, et il implique une classification plus simple et plus
rationnelle que celle qui prévaut en vertu de la Constitution
américaine.
Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295; (1985), 58
N.R. 81; 18 D.L.R. (4th) 321, qui étudiait les
dispositions de la Loi sur le dimanche [S.R.C.
1970, chap. L-13], la Cour suprême a analysé la
liberté de religion (pour vérifier que la reconnais
sance du caractère religieux du dimanche exerce
une forme de contrainte contraire à la liberté de
conscience et de religion garantie par l'article 2),
et la Loi elle-même en lumière de son objet et ses
effets.
L'honorable Juge en chef Dickson a affirmé
(aux pages 331 R.C.S.; 105 N.R.; 350 D.L.R.) que
«l'objet et l'effet d'une loi sont tous les deux impor-
tants pour déterminer sa constitutionnalité». Pour
sa part, Madame le Juge Wilson a plutôt souligné
aux pages 360 et 361 R.C.S.; 121 N.R.; 372
D.L.R., la primauté d'une analyse des effets: «la
première étape d'une analyse sous le régime de la
Charte consiste à se demander si une loi .. . a pour
effet de violer un droit ou une liberté enchâssés
dans la Constitution».
Cette analyse a été reprise par la Cour suprême
dans l'arrêt R. c. Edward Books and Art Ltd.,
[1986] 2 R.C.S. 713, jugement rendu le 18 décem-
bre, 1986. La Cour à la majorité sur cette question
a statué ce qui suit aux pages 758 et 759 (c'est
l'honorable juge en chef Dickson qui parle):
La première question est de savoir si les entraves indirectes à
la pratique religieuse sont prohibées en vertu de la liberté de
religion garantie par la Constitution. A mon avis, la coercition
indirecte par l'État fait partie des maux contre lesquels l'al. 2a)
peut accorder une protection .... Je crois qu'il est sans impor
tance que la coercition soit directe ou indirecte, délibérée ou
involontaire, prévisible ou imprévisible. Toute entrave coercitive
à l'exercice de croyances religieuses relève potentiellement de
l'al. 2a).
Cela ne veut pas dire cependant que toute entrave à certaines
pratiques religieuses porte atteinte à la liberté de religion
garantie par la Constitution. Cela signifie uniquement qu'une
entrave indirecte ou involontaire ne sera pas, de ce seul fait,
considérée comme non assujettie à la protection de la Charte.
L'alinéa 2a) n'exige pas que les législatures éliminent tout coût,
si infime soit-il, imposé par l'État relativement à la pratique
d'une religion. Autrement, la Charte offrirait une protection
contre une mesure législative laïque aussi inoffensive qu'une loi
fiscale qui imposerait une taxe de vente modeste sur tous les
produits, y compris ceux dont on se sert pour le culte religieux.
A mon avis, il n'est pas nécessaire d'invoquer l'article premier
pour justifier une telle mesure législative. L'alinéa 2a) a pour
objet d'assurer que la société ne s'ingérera pas dans les croyan-
ces intimes profondes qui régissent la perception qu'on a de soi,
de l'humanité, de la nature et, dans certains cas, d'un être
supérieur ou différent. Ces croyances, à leur tour, régissent
notre comportement et nos pratiques. La Constitution ne pro-
tège les particuliers et les groupes que dans la mesure où des
croyances ou un comportement d'ordre religieux pourraient être
raisonnablement ou véritablement menacés. Pour qu'un fardeau
ou un coût imposé par l'État soit interdit par l'al. 2a), il doit
être susceptible de porter atteinte à une croyance ou pratique
religieuse. Bref, l'action législative ou administrative qui accroît
le coût de la pratique ou de quelque autre manifestation des
croyances religieuses n'est pas interdite si le fardeau ainsi
imposé est négligeable ou insignifiant: voir à ce sujet l'arrêt R.
c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, le juge Wilson, à la p. 314.
C'est notre devoir de faire une analyse sembla-
ble en l'espèce. D'abord, la sollicitation politique
est une manifestation fondamentale de la liberté
d'expression. Le discours politique est au cœur de
la liberté d'expression: Switzman v. Elbling and
Attorney -General of Québec, [1957] R.C.S. 285.
Aucune analyse n'est nécessaire afin de conclure
que la ligne de conduite du ministère des Trans
ports, comme propriétaire, a pour effet de violer le
droit d'expression des intimés. L'effet de cette
ligne de conduite est d'interdire toute sorte de
sollicitation incluant la sollicitation politique.
Étant donné la possibilité qu'avaient les intimés de
disséminer leurs idées politiques aux 20,000 passa-
gers qui utilisent quotidiennement l'aérogare de
Dorval, à mon sens l'effet de cette interdiction ne
peut pas être qualifié de peu important ou de
négligeable. Il s'ensuit que leur liberté d'expression
a été diminuée.
D'ailleurs, il est également manifeste que l'objet
ainsi que l'effet de la ligne de conduite du Minis-
tère constituent une violation des droits d'expres-
sion des intimés. Du point de vue du ministère des
Transports, il n'est pas dans l'intérêt des passagers
de permettre la sollicitation de n'importe quelle
sorte, et la politique du Ministère vise à la prohi-
ber. En conséquence, à mon avis c'est un cas
évident de violation de la liberté d'expression des
intimés.
Cependant, même si un droit protégé par la
Charte est violé, le gouvernement a la possibilité
de plaider en vertu de l'article 1 que la limite
imposée est raisonnable, et que la justification de
celle-ci peut se démontrer dans le cadre d'une
société libre et démocratique. Toutefois, toujours
selon l'article 1, une telle limite doit être imposée
par une règle de droit. Y a-t-il, en l'espèce, une
telle règle de droit?
I Il
La question de la signification de l'expression
«règle de droit» dans l'article 1 n'a pas été réglée
par la jurisprudence. La difficulté de la question
est augmentée par le fait que la connotation de
l'expression «prescribed by laws dans la version
anglaise est différente de celle de l'expression «res-
treints ... par une règle de droit» en français. En
soi, la version anglaise pourrait impliquer que les
contraintes devraient être faites seulement par les
lois édictées par le Parlement ou par une législa-
ture provinciale. Mais, il me semble que l'usage du
mot «droit» plutôt que «loi» en français exige que
l'on adopte le sens plus large de l'expression.
À ce sujet je suis d'accord avec le professeur
Peter W. Hogg, qui dit dans Constitutional Law of
Canada, 2ième ed., Carswell, 1985, aux pages 684
et 685:
[TRADUCTION] Quelle sorte de mesure légale répondra à
l'exigence selon laquelle les limites visées par la Charte doivent
être prévues «par une règle de droit?» On peut avancer que
cette expression révèle l'intention de s'assurer que la limite
visée par la Charte est le résultat d'un processus parlementaire
public. Sur ce fondement, il ne pourra être satisfait à l'expres-
sion «par une règle de droit» que par une loi édictée soit par le
Parlement fédéral, soit par une législature provinciale. Des
règlements, administratifs ou autres, ne suffiraient pas, ni une
règle de la common law. Ce point de vue strict est difficile à
concilier avec la version française de l'article 1, qui emploie le
mot «droit» plutôt que l'expression plus large «loi». Il n'est pas
non plus étayé par l'évolution législative* ni par les quelques
arrêts qui ont déjà été rendus.
Une autre conception possible de l'objet de l'expression «par
une règle de droit» est d'y voir l'intention de s'assurer que les
citoyens sont clairement avisés de toute restriction imposée à
leurs droits garantis, de sorte qu'ils puissent régler leur con-
duite en conséquence. Dans ce cas, respecterait ces expressions
toute règle de droit répondant à deux conditions: (1) la règle de
droit doit pouvoir être connue du public de façon adéquate, et
(2) elle doit être formulée avec suffisamment de précision pour
permettre aux particuliers de régler sur elle leur conduite.
L'analyse du professeur Dale Gibson, supra, à la
page 152, est également dans ce sens.
Dans Affaire Sunday Times, [ 1979] Cour eur.
D.H. 30, série A; (1979-80), 2 E.H.R.R. 245, il
s'agissait d'une injonction à l'encontre de la publi
cation d'un article que l'on jugeait constituer un
* Christian [«The Limitation of Liberty: A consideration of
Section 1» (1982) U.B.C.L. Rev. (Charter ed.) 105], 109-103,
montre que le ministre et le sous-ministre de la Justice ont
affirmé, lorsqu'ils ont témoigné devant le Comité mixte
spécial de la Constitution, que le pouvoir législatif délégué et
la common law étaient visés par les mots «par une règle de
droit» à l'article 1.
outrage au tribunal. Aux pages 30 33 Cour eur.
D.H.; 270 273 E.H.R.R. le Tribunal a déclaré ce
qui suit:
47. La Cour constate que dans «prévue par la loi» le mot «loi»
englobe à la fois le droit écrit et le droit non écrit. Elle
n'attache donc pas ici d'importance au fait que le contempt of
court est une création de la common law et non de la
législation.
49. Aux yeux de la Cour, les deux conditions suivantes
comptent parmi celles qui se dégagent des mots «prévues par la
loi». Il faut d'abord que la «loi» soit suffisamment accessible: le
citoyen doit pouvoir disposer de renseignements suffisants, dans
les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applica-
bles à un cas donné, En second lieu, on ne peut considérer
comme une «loi» qu'une norme énoncée avec assez de précision
pour permettre au citoyen de régler sa conduite; en s'entourant
au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à
un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les
conséquences de nature à dériver d'un acte déterminé. Elles
n'ont pas besoin d'être prévisibles avec une certitude absolue:
l'expérience la révèle hors d'atteinte.
52. ...
En résumé, la Cour ne considère pas que les requérants
manquaient de renseignements suffisants, dans les circons-
tances de la cause, sur l'existence du «principe du jugement
prématuré». Même si elle éprouve certains doutes sur la préci-
sion de l'énoncé de celui-ci à l'époque, elle pense que les
intéressés ont pu prévoir, à un degré raisonnable dans les
circonstances de la cause, que la publication du projet d'article
risquait de se heurter à lui.
53. L'ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression des
requérants était donc «prévue par la loi» au sens de l'article
10(2).
Je suis convaincu que ce principe de prévisibilité
est aussi le motif expliquant la présence des mots
«restreints ... par une règle de droit» dans l'article
1 de la Charte. Par conséquent, la restriction peut
résulter de l'application d'une règle de common
law si celle-ci est suffisamment accessible et
précise.
C'est l'opinion de M. le juge Le Dain, le seul
juge ayant analysé le sens des mots «règle de droit»
dans l'arrêt R. c. Therens et autres, [1985] 1
R.C.S. 613, la page 645; (1985), 59 N.R. 122, à
la page 136; 18 D.L.R. (4th) 655, la page 680:
L'article 1 exige que cette restriction soit prescrite par une
règle de droit, qu'elle soit raisonnable et que sa justification
puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démo-
cratique. L'exigence que la restriction soit prescrite par une
règle de droit vise surtout à faire la distinction entre une
restriction imposée par la loi et une restriction arbitraire. Une
restriction est prescrite par une règle de droit au sens de l'art. 1
si elle est prévue expressément par une loi ou un règlement, ou
si elle découle nécessairement des termes d'une loi ou d'un
règlement, ou de ses conditions d'application. La restriction
peut aussi résulter de l'application d'une règle de common law.
[C'est moi qui souligne.]
Il est vrai que quatre juges sur huit ont souscrit à
l'opinion que l'article 1 de la Charte n'entrait pas
en jeu, puisque dans les circonstances de cette
cause, la restriction des droits de la personne avait
été imposée par les policiers et «non par le Parle-
ment,» mais dans le contexte il ne pouvait être
question d'une justification de common law. En
outre, dans l'arrêt SDGMR c. Dolphin Delivery
Ltd., [ 1986] 2 R.C.S. 573, jugement rendu le 18
décembre, 1986, la Cour suprême à la majorité a
interprété récemment l'expression «règle de droit»
du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de
1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982,
chap. 11 (R.-U.)] de manière à inclure la common
law.
En l'espèce, la restriction de la liberté d'expres-
sion résulte d'une ligne de conduite du Ministère
basée sur le droit civil et la common law laquelle
est accessible, précise, et en conséquence prévisi-
ble. En effet, la ligne de conduite du ministère des
Transports est bien exprimée dans le libellé du
Règlement. Dans ce cas-là, même si le Règlement
en soi ne s'applique pas à la conduite des intimés,
il sert à exprimer la ligne de conduite du gouverne-
ment, basée sur son droit de propriétaire.
À mon avis, il y a prima facie une règle de droit,
en l'espèce la politique de la Couronne en tant que
propriétaire, et le gouvernement est donc obligé
d'invoquer l'article 1 de la Charte.
iv
Les prétentions de l'appelante en vertu de l'article
1 dans son exposé des faits et du droit se lisent
comme suit:
Subsidiairement, nous soumettons que même si les deman-
deurs-intimés avaient eu le droit et la liberté d'utiliser les aires
non restreintes de l'aéroport international de Montréal à
Dorval, ce droit ou cette liberté a été restreint par une règle de
droit, dans des limites qui sont raisonnables et dont les justifica
tions ont été apportées dans le cadre d'une société libre et
démocratique.
Cette règle de droit vise à faire respecter le droit de propriété
de Sa Majesté et son droit accessoire d'inviter sur ses lieux le
public qui désire se prévaloir des services rattachés à la nature
de sa propriété.
En demandant aux demandeurs-intimés de cesser leurs acti-
vités, l'appelante exerçait son droit de regard sur sa propriété,
l'exercice de ce droit de regard étant intimement lié à la nature
des opérations à l'aéroport. Ce faisant, l'appelante ne faisait
que rappeler aux demandeurs-intimés qu'ils étaient sur une
propriété qui était mise à la disposition des voyageurs désirant
se prévaloir des services qui y sont offerts. Leur présence
n'étant aucunement reliée à ces services ou opérations, l'appe-
lante était en droit de sommer les demandeurs-intimés de
quitter les lieux.
Même si ces prétentions ne réfèrent explicitement
qu'au droit de propriété de Sa Majesté, il est clair
que le procureur de la Couronne avait aussi en vue
les besoins du public voyageur, et sa plaidoirie à ce
sujet par rapport à l'article 2 peut être pertinente
vis-à-vis de l'article 1:
La liberté d'expression des demandeurs-intimés n'est pas
absolue et est contrebalancée par les droits et les devoirs du
gouvernement de maintenir la paix et le bon ordre, d'entretenir,
de gérer et de contrôler les aéroports du gouvernement ainsi
que le droit du public voyageur de jouir paisiblement des aires
non restreintes des aérogares canadiennes, lesquels droits ont
préséance sur les droits des autres individus ou groupes
d'utiliser ces mêmes lieux pour des fins non spécifiquement
prévues...
Il faut également tenir compte de la captivité du public
voyageur. Une personne qui attend un avion ou l'arrivée d'une
personne par avion, n'a pas d'autre choix que de se retrouver en
attente dans les aires non restreintes des aérogares.
Dans l'affaire Harrison c. Carswell, [1976] 2
R.C.S. 200 une majorité des juges de la Cour
suprême a déclaré que la jurisprudence anglo-
canadienne reconnaissait traditionnellement le
droit de l'individu de jouir de la propriété comme
une liberté fondamentale. En conséquence, elle a
statué que le propriétaire d'un centre commercial
avait un droit de regard ou de possession sur les
parties communes du centre en dépit de l'invitation
générale au public d'entrer librement, qui lui per-
mettait d'intenter une poursuite pour intrusion
illicite à l'encontre d'un participant à une grève
légale qui faisait du piquetage paisible sur le trot-
toir en face des locaux de son employeur.
Néanmoins, la position de l'appelante comme
propriétaire est bien différente de celle d'un pro-
priétaire privé. L'appelante n'est pas propriétaire
au profit du gouvernement mais à l'avantage du
public. En outre, l'appelante, différente des pro-
priétaires privés, est soumise aux préceptes de la
Charte: Operation Dismantle et autres c. La Reine
et autres, [1985] 1 R.C.S. 441. En plus, dans
l'arrêt SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., supra, la
Cour à la majorité vient de statuer que le pique-
tage paisible dans le cadre d'un conflit de travail
est protégé par la Charte.
Dans l'affaire La Reine c. Oakes, [1986] 1
R.C.S. 103; (1986), 65 N.R. 87; 26 D.L.R. (4th)
200, l'honorable Juge en chef Dickson a claire-
ment énoncé les considérations pertinentes en
vertu de l'article 1 aux pages 138 et 139 R.C.S.;
128 et 129 N.R.; 227 D.L.R.:
Pour établir qu'une restriction est raisonnable et que sa
justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre
et démocratique, il faut satisfaire à deux critères fondamen-
taux. En premier lieu, l'objectif que visent à servir les mesures
qui apportent une restriction à un droit ou à une liberté
garantis par la Charte, doit être «suffisamment important pour
justifier la suppression d'un droit ou d'une liberté garantis par
la Constitution»: R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p.
352. La norme doit être sévère afin que les objectifs peu
importants ou contraires aux principes qui constituent l'essence
même d'une société libre et démocratique ne bénéficient pas de
la protection de l'article premier. H faut à tout le moins qu'un
objectif se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles
dans une société libre et démocratique, pour qu'on puisse le
qualifier de suffisamment important.
En deuxième lieu, dès qu'il est reconnu qu'un objectif est
suffisamment important, la partie qui invoque l'article premier
doit alors démontrer que les moyens choisis sont raisonnables et
que leur justification peut se démontrer. Cela nécessite l'appli-
cation d'«une sorte de critère de proportionnalité»: R. c. Big M
Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. Même si la nature du
critère de proportionnalité pourra varier selon les circonstances,
les tribunaux devront, dans chaque cas, soupeser les intérêts de
la société et ceux de particuliers et de groupes. À mon avis, un
critère de proportionnalité comporte trois éléments importants.
Premièrement, les mesures adoptées doivent être soigneusement
conçues pour atteindre l'objectif en question. Elles ne doivent
être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considéra-
tions irrationnelles. Bref, elles doivent avoir un lien rationnel
avec l'objectif en question. Deuxièmement, même à supposer
qu'il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de
nature à porter «le moins possible» atteinte au droit ou à la
liberté en question: R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p.
352. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les
effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis
par la Charte et l'objectif reconnu comme «suffisamment
important».
Je peux ajouter que dans le contexte de l'article 1,
le fardeau de la preuve repose sur le gouvernement
selon la prépondérance des probabilités.
En l'espèce, même si l'on accepte, pour les fins
de l'argumentation, que l'objectif de la ligne de
conduite du Ministère est suffisamment important
pour justifier la suppression du droit d'expression,
il n'en demeure pas moins que le gouvernement n'a
pas établi que les moyens choisis étaient propor-
tionnés à cet objectif. La politique du gouverne-
ment de permettre la sollicitation dans certains
cas, suite à une décision du Ministre, est arbitraire
(aucun critère), inéquitable (permis aux anciens
combattants seulement) et potentiellement fondée
sur des considérations irrationnelles (qui sait en
quoi elles consistent?).
En outre, le gouvernement n'a pas démontré que
les moyens choisis portent atteinte le moins possi
ble au droit d'expression. Selon le témoignage du
directeur des opérations à Dorval, «les aires publi-
ques sont bondées». Cependant, la pratique du
gouvernement ne s'applique pas seulement à l'aé-
roport de Dorval, mais à tous les aéroports impor-
tants du pays, incluant celui de Mirabel, où, on le
sait, les passagers brillent par leur absence.
Les libertés solennellement enchâssées dans la
Charte ne devraient pas être violées, sauf dans le
cas où un objectif suffisamment important justifie-
rait le préjudice causé à la victime, et selon des
moyens rigoureusement proportionnés à cet objec-
tif. Ici, le gouvernement n'a pas établi que les
moyens utilisés étaient justifiés. Donc, la conduite
du Ministère ne satisfait pas aux critères de l'arti-
cle 1 de la Charte, et le premier juge a eu raison
d'accorder le premier volet de la déclaration
recherchée par les intimés et de déclarer que l'ap-
pelante n'a pas respecté les libertés fondamentales
des intimés.
V
Les intimés prétendent aussi que les aires non
restreintes des aéroports doivent être reconnues
comme des forums dans le sens du droit constitu-
tionnel américain, et le deuxième volet de leur
action en déclaration recherche un jugement à cet
effet. M. le juge White a résumé la jurisprudence
américaine dans l'affaire récente, United States et
al. v. Grace, 103 S.Ct. 1702 (1983) [aux pages
1706 et 1707]:
[TRADUCTION] Le Premier Amendement prévoit que «le
Congrès ne doit établir aucune loi ... restreignant la liberté de
parole...» Il ne fait aucun doute que de façon générale la
constitution légale de piquets de grève et la distribution paisible
de brochures sont des façons de s'exprimer qui relèvent de la
«parole» protégée par le Premier Amendement ...
Il est aussi vrai que les «endroits publics» traditionnellement
associés au libre exercice des moyens d'expression, tels les rues,
les trottoirs et les parcs sont considérés comme étant des
«tribunes publiques» ... Dans ces endroits, la possibilité qu'a le
gouvernement de restreindre légitimement les activités par
lesquelles s'expriment les citoyens est très limitée: le gouverne-
ment peut imposer, par règlement, des heures, un lieu particu-
lier et un mode d'expression raisonnables pourvu que les restric
tions «soient neutres dans leur contenu, strictement conçues
pour servir un intérêt gouvernemental important, et qu'elles
permettent l'exercice de plusieurs autres modes d'expression.»
... Des restrictions supplémentaires, comme l'interdiction abso-
lue d'un mode particulier d'expression, ne seront permises que
si elles sont rigoureusement conçues pour la poursuite d'un
important intérêt gouvernemental.
Jusqu'à présent la Cour suprême des États-Unis
ne s'est pas prononcée sur le statut des aéroports à
ce sujet, mais la jurisprudence des cours d'appels
fédérales l'a bien établi. Par exemple, dans l'af-
faire Jews for Jesus, Inc. v. Board of Airport
Comrs of City of Los Angeles, 785 F.2d 791 (9th
Cir. 1986), la page 793, le tribunal a souligné
comme suit:
[TRADUCTION] Cette cour, comme un certain nombre d'au-
tres tribunaux d'appel itinérants, s'est penchée sur la question
des tribunes visées par le Premier Amendement dans le con-
texte des aérogares, et elle a conclu que les immeubles des
aérogares sont des tribunes publiques qui se prêtent aux activi-
tés protégées par le Premier Amendement.
Même si la Cour suprême des États-Unis devait
adopter cette position, il me semblerait prématuré
de l'adopter au Canada à ce stade-ci dans le
développement de notre jurisprudence sur la
Charte. L'approche canadienne concernant cette
question est peut-être moins rigide que celle des
américains. Je rejetterais donc cette partie de la
déclaration recherchée.
V I
Par ces motifs, je suis d'avis de rejeter le pourvoi et
de confirmer le premier volet de l'ordonnance du
premier juge déclarant que l'appelante n'a pas
respecté les libertés fondamentales des intimés. Je
donne raison à l'appelante concernant le deuxième
volet de cette ordonnance, mais puisque les intimés
ont eu raison concernant la question fondamentale,
je leur accorderais leur dépens.
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