T-232-86
Great Lakes Pilotage Authority Ltd. (demande-
resse)
c.
Misener Shipping Limited (défenderesse)
RÉPERTORIÉ: GREAT LAKES PILOTAGE AUTHORITY LTD. C.
MISENER SHIPPING LTD.
Division de première instance, juge Denault—
Montréal, 25 et 26 novembre 1986; Ottawa, 8 mai
1987.
Droit maritime — Pilotage — L'art. 4(1)c)(ii) du Règlement
qui assujettit au pilotage obligatoire, à son retour dans les
eaux canadiennes, tout navire qui a quitté les Grands Lacs ou
les eaux intérieures du Canada est ultra vires du pouvoir de
réglementation parce qu'il n'a rien à voir avec la sécurité de la
navigation — Règlement de pilotage des Grands Lacs, C.R.C.,
chap. 1266, art. 4 (mod. par DORS/83-256) — Loi sur le
pilotage, S.C. 1970-71-72, chap. 52, art. 12, 14, 34.
Deux des navires de la défenderesse, des laquiers qui peuvent
naviguer sur les océans, ont réintégré les eaux canadiennes
après avoir navigué outre-mer durant la période de fermeture
de la navigation maritime du Saint-Laurent. Lorsque la deman-
deresse demanda à la défenderesse d'admettre un pilote breveté
à bord des navires de celle-ci à leur arrivée à l'intérieur des
eaux relevant de sa juridiction, le propriétaire s'y opposa. Il
s'agit d'une action en recouvrement des droits de pilotage qui
seraient dus par la défenderesse parce qu'elle n'a pas utilisé les
pilotes dont elle aurait dû retenir les services en vertu de la Loi.
La défenderesse refuse de payer, prétendant que le sous-alinéa
4(1)c)(ii) du Règlement, qui assujettit au pilotage obligatoire,
à son retour dans les eaux canadiennes, tout navire qui quitte
les Grands Lacs ou les eaux intérieures du Canada, sauf lors
d'occasionnels voyages de cabotage, est ultra vires du pouvoir
de réglementation conféré par les articles 12 et 14 de la Loi. Il
est admis que les navires et leurs capitaines ont par ailleurs
rempli les conditions d'exemption du pilotage obligatoire impo
sées par le Règlement.
Jugement: l'action devrait être rejetée. Le sous-alinéa
4(1)c)(ii) est déclaré ultra vires du pouvoir de réglementation
que l'Administration tient des articles 12 et 14 de la Loi parce
qu'il ne porte nullement sur la sécurité de la navigation.
La Loi vise principalement à assumer la sécurité de la
navigation dans la région des Grands Lacs et de la voie
maritime du Saint-Laurent. Le Règlement d'application,
notamment les dispositions concernant le pilotage obligatoire et
les droits de pilotage, sont tous subordonnés à cet objectif
principal.
Dans son arrêt Alaska Trainship, la Cour suprême du
Canada a déjà établi que les exigences qui n'ont rien à voir avec
la sécurité de la navigation, telles que le pays d'immatricula-
tion, sont ultra vires du pouvoir de réglementation. Compte
tenu de l'arrêt Alaska Trainship rendu par la Cour d'appel
fédérale, la sécurité comprend trois éléments: 1) les facteurs liés
aux caractéristiques physiques du navire; 2) la compétence du
capitaine ou de l'officier chargé de piloter le navire; 3) leur
connaissance respective des eaux locales. L'exigence contestée
en l'espèce ne se rapporte à aucun de ces éléments. Le simple
fait qu'un navire quitte les eaux canadiennes ne saurait avoir
pour effet d'en faire un danger pour la sécurité de la navigation
lorsqu'il réintègre celles-ci. Et le sous-aliéna 4(1)c)(ii) établit
une différence fondée sur l'aire de déplacement de certains
navires et non sur les caractéristiques physiques des prétendus
«laquiers-océaniques» (salty lakers) par opposition aux
«laquiers» (lakers).
JURISPRUDENCE:
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Alaska Trainship Corporation et autre c. Administration
de pilotage du Pacifique, [1981] 1 R.C.S. 261, confir-
mant [1980] 2 C.F. 54 (CA.) et [1978] 1 C.F. 411 (1"
inst.); The King v. National Fish Company Ltd., [1931]
R.C.E. 75; Texaco Canada Ltd. c. Corporation of City of
Vanier, [1981] 1 R.C.S. 254; Prince George (Ville de) c.
Payne, [1978] 1 R.C.S. 458.
AVOCATS:
Laurent Fortier pour la demanderesse.
Jacques A. Laurin et Nancy G. Cleman pour
la défenderesse.
PROCUREURS:
Stikeman, Elliott, Montréal, pour la deman-
deresse.
McMaster, Meighen, Montréal, pour la
défenderesse.
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE DENAULT: La demanderesse réclame
de la défenderesse des droits de pilotage, les
bateaux de celle-ci ayant navigué dans des eaux
sous sa juridiction, sans avoir utilisé les pilotes
dont elle devait retenir les services, en vertu de la
Loi sur le pilotage (S.C. 1970-71-72, chap. 52).
La défenderesse refuse de payer en soutenant
que la disposition réglementaire (sous-alinéa
4(1)c)(ii) du Règlement de pilotage des Grands
Lacs, C.R.C., chap. 1266, tel qu'amendé, DORS/
83-256)) qui assujettit au pilotage obligatoire tout
navire qui quitte les Grands Lacs ou les eaux
intérieures du Canada, sauf lors d'occasionnels
voyages de cabotage,, est ultra vires des pouvoirs
de réglementation accordés par les articles 12 et 14
de cette Loi.
CADRE LÉGISLATIF:
Avant d'analyser les faits et les questions de
droit, il est bon de revoir succinctement le cadre
législatif ayant donné lieu à ce litige. Administra
tion de pilotage des Grands Lacs, Ltée est une
corporation qui a pour objets d'établir, de faire
fonctionner, d'entretenir et de gérer, pour la sécu-
rité de la navigation, un service de pilotage effi-
cace dans la région des Grands Lacs et de la voie
maritime du Saint-Laurent. Elle détient ses pou-
voirs en vertu de la Loi sur le pilotage qui lui
permet entre autres, non seulement d'établir les
règlements généraux nécessaires pour atteindre ces
objets, notamment en prescrivant les navires ou
catégories de navires assujettis au pilotage obliga-
toire, mais en lui permettant d'imposer un droit de
pilotage à tout navire assujetti au pilotage obliga-
toire qui poursuit sa route dans une zone de pilo-
tage obligatoire sans être sous la conduite d'un
pilote breveté. Le navire est alors responsable
envers l'Administration de tous les droits de pilo-
tage comme s'il avait été sous la conduite d'un
pilote breveté (article 34).
En 1983, la demanderesse a modifié l'article 4
de son Règlement de pilotage des Grands Lacs qui
se lit maintenant ainsi:
4. (1) Sous réserve du paragraphe (2), est assujetti au pilo-
tage obligatoire tout navire d'une jauge brute de plus de 300
tonneaux, sauf
a) un traversier à horaire régulier;
b) un remorqueur
(i) qui ne remorque ni ne pousse un autre navire ou objet,
ou
(ii) qui remorque ou pousse un navire
(A) de moins de 79,25 m de longueur, ou
(B) dans les limites d'un port;
c) un navire
(i) qui a été inspecté et pour lequel un certificat a été
délivré par le Bureau d'inspection des navires à vapeur
établi en vertu de la Loi sur la marine marchande du
Canada,
(ii) qui navigue uniquement dans les Grands Lacs ou les
eaux intérieures du Canada, sauf lors d'occasionnels voya
ges de cabotage, et
(iii) qui est sous le commandement d'un capitaine ou d'un
officier de pont
(A) qui est un membre régulier de l'équipage du navire,
(B) qui détient un certificat de capacité de la classe et
de la catégorie appropriées, délivré par le ministre des
Transports ou reconnu par lui aux fins du paragraphe
130(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada,
et
(C) qui possède un certificat délivré par le propriétaire
du navire au cours des 12 derniers mois, qui atteste que
le capitaine ou l'officier de pont a effectué dans la zone
de pilotage obligatoire où le navire navigue, au moins 10
voyages d'aller au cours des trois années précédant la
date du certiticat;
d) un navire
(i) qui navigue uniquement dans les Grands Lacs ou les
eaux intérieures du Canada, sauf lors d'occasionnels voya
ges de cabotage, et
(ii) qui est sous le commandement d'un capitaine ou d'un
officier de pont qui détient un certificat de compétence ou
un document similaire délivré en vertu des lois des États-
Unis, qui l'autorise à avoir le commandement du navire
dans la zone de pilotage obligatoire où celui-ci navigue.
Il peut être utile de rappeler que la modification
à ce règlement avait été rendue nécessaire à la
suite d'un jugement rendu par la Cour suprême du
Canada dans l'affaire Alaska Trainship Corpora
tion et autre c. Administration de pilotage du
Pacifique, ([1981] 1 R.C.S. 261), où le plus haut
tribunal avait déclaré ultra vires la disposition
réglementaire antérieure où on faisait du pays
d'immatriculation du navire un critère d'assujettis-
sement au pilotage obligatoire. La Cour suprême
approuvait ainsi, en substance, la décision de la
Cour d'appel fédérale ([ 1980] 2 C.F. 54), et celle
de la division de première instance de la Cour
fédérale [[1978] 1 C.F. 411], qui avaient toutes
deux, à des degrés divers, désavoué ce règlement.
Les tribunaux avaient alors décidé que l'Adminis-
tration avait outrepassé ses fonctions: elle devait
réglementer dans l'intérêt de la sécurité de la
navigation mais le pays d'immatriculation était
une exigence superflue qui n'avait rien à voir avec
la sécurité, celle-ci étant déjà couverte par les
autres conditions prévues au Règlement. À la suite
de ces décisions, la demanderesse qui avait adopté
un Règlement semblable à celui de l'Administra-
tion du pilotage du Pacifique, a modifié l'ancien
Règlement pour faire disparaître toute référence
au pays d'immatriculation du navire. Est mainte-
nant assujetti au pilotage obligatoire tout navire
d'une jauge brute de plus de 300 tonneaux sauf
celui qui détient un certificat du Bureau d'inspec-
tion des navires à vapeur, dont le capitaine ou un
officier de pont est qualifié et «qui navigue unique-
ment dans les Grands Lacs ou les eaux intérieures
du Canada, sauf lors d'occasionnels voyages de
cabotage».
LES FAITS:
Les faits dans cette affaire sont fort simples et
ont d'ailleurs, pour la plupart, fait l'objet d'admis-
sions par les parties.
Le Selkirk Settler et le Canada Marquis, les
deux vaisseaux impliqués dans ce litige, appartien-
nent à la défenderesse. Tous deux s'inscrivent dans
la catégorie des «lakers», bâtiments qui naviguent,
comme leur nom l'indique, sur les eaux de la voie
maritime du Saint-Laurent et des Grands Lacs.
Par contre, ils peuvent en raison de leur construc
tion particulière, naviguer sur les océans. Ces deux
navires sont en parfaite condition ayant été mis à
flot tout récemment, soit en 1983.
Le 3 mai 1985, le Canada Marquis réintégrait
les eaux canadiennes après avoir navigué outre-
mer durant la période de fermeture de la naviga
tion maritime du Saint-Laurent. Le capitaine M.
Armstrong, employé de la défenderesse, prit le
navire en charge lors de son arrivée â Sept-Iles.
Pilote expérimenté, le capitaine Armstrong navi-
guait depuis plus de 30 ans sur les Grands Lacs. À
l'hiver 1985, durant la période de fermeture hiver-
nale de la voie maritime, ce dernier avait cepen-
dant été mis à pied temporairement. Lorsque l'Ad-
ministration de pilotage des Grands Lacs requit de
la défenderesse d'admettre un pilote breveté à bord
du Canada Marquis, à son arrivée à l'intérieur des
eaux relevant de sa juridiction, son propriétaire s'y
opposa. Selon elle, le capitaine Armstrong et les
autres membres de l'équipage répondaient à tous
les critères de sécurité requis par la Loi.
Le 10 mai 1985, c'était au tour du Selkirk
Settler de rentrer au bercail. Ce navire était piloté
par le capitaine E. Grieve, vieux loup de mer lui
aussi. La défenderesse refusa à nouveau de laisser
monter à bord un pilote désigné par l'Administra-
tion de pilotage des Grands Lacs. Je signale que
les capitaines Armstrong et Grieve satisfaisaient
tous deux parfaitement aux exigences du sous-ali-
néa 4(1)c)(iii) du Règlement.
S'autorisant de l'article 34 de la Loi, la deman-
deresse factura Misener Shipping Limited pour
obtenir paiement des droits de pilotage non hono
rés par cette dernière. Le compte au montant de
17 574 $ est admis, mais la défenderesse refuse de
l'acquitter.
Les parties ont également admis que la défende-
resse, quant à ses deux navires, s'est conformée
aux conditions prévues au sous-alinéa 4(1)c)(i) du
Règlement et que ses capitaines M. Armstrong et
E. Grieve rencontraient les conditions du sous-ali-
néa 4(1)c)(iii) (pièces D-4 et D-5). Les voyages
effectués outre-mer par chacun des deux navires
ont fait l'objet d'une admission (voir D-1 et D-2).
On y constate que depuis leur voyage inaugural en
1983, le Canada Marquis et le Selkirk Settler ont
tous deux navigué entre les ports du Saint-Laurent
et des Grands Lacs durant la période d'ouverture
de la voie maritime soit, grosso modo, d'avril à
novembre, et qu'ils ont navigué sur les océans de
décembre à avril de chaque année. Une photo du
Selkirk Settler (le Canada Marquis est identique)
a été produite sous D-3.
Seul le président de son conseil d'administration,
Richard Armstrong, a témoigné pour le compte de
la demanderesse et nous référerons à son témoi-
gnage ultérieurement.
En défense, on n'a fait entendre qu'un seul
témoin, le capitaine Mark Vogt, directeur de la
navigation et de la sécurité chez Misener Shipping
Limited. Il a donné les principales caractéristiques
de ces deux navires, chacun construit au coût
approximatif de 42 000 000 $ en 1983. Ils entrent
dans la catégorie des «lakers» en ce qu'ils sont
construits pour la navigation sur les Grands Lacs
mais sont de construction plus robuste et compor-
tent les caractéristiques et tout l'équipement néces-
saire pour la navigation en haute mer. Bien qu'ils
puissent ainsi indistinctement naviguer dans les
eaux intérieures ou en haute mer, le témoin refuse
de les considérer comme des «salty lakers», cette
catégorie de navire n'étant reconnue ni par la
réglementation canadienne ni par le registre des
Lloyds. En fait ces navires peuvent tout faire ce
qu'un «laker» peut exécuter mais l'inverse n'est pas
vrai. Ces navires ont obtenu leur certificat d'ins-
pection et leurs pilotes ont la qualification néces-
saire pour la navigation à l'intérieur des eaux
contrôlées par la demanderesse. Cinq capitaines et
cinq officiers de pont ont été entraînés pour ces
bateaux et en ce qui concerne le Canada Marquis,
le capitaine Armstrong en a pris charge à son
arrivée à Sept-Îles le 3 mai 1985. Il possède l'expé-
rience de la navigation sur les Grands Lacs depuis
1950. Il a été temporairement mis à pied à la
fermeture de la saison de navigation en 1984 et
n'est remonté à bord que le 3 mai 1985. Quant au
capitaine Grieve, il possède lui aussi une large
expérience de la navigation sur les Grands Lacs. A
la fin de la saison de navigation à l'automne 1984,
il a pris deux mois de vacances puis est remonté à
bord de son bateau qu'il a ramené au Canada,
dans le port de Sept-Iles, où il a pris une cargaison
de fer à destination de Chicago. Il ajoutera plus
tard en réinterrogatoire qu'à son avis, leurs capi-
taines et officiers de pont, de par leurs connaissan-
ces particulières des navires à la gouverne desquels
ils ont été spécialement entraînés, et à cause de
l'expérience qu'ils ont acquise à naviguer non seu-
lement dans les eaux intérieures canadiennes mais
ailleurs, sont tout ou moins aussi qualifiés sinon
plus que les pilotes de la demanderesse.
LE DROIT:
Il n'y a pas de doute que si la disposition régle-
mentaire 4(1)c)(ii) est jugée intra vires des pou-
voirs de l'Administration du pilotage des Grands
Lacs, Ltée, l'action devra être maintenue puisque
la Loi sur le pilotage, à l'article 34, prévoit ce qui
suit:
34. Sauf si l'Administration dispense du pilotage obligatoire,
lorsqu'un navire assujetti au pilotage obligatoire poursuit sa
route dans une zone de pilotage obligatoire sans être sous la
conduite d'un pilote breveté ou du titulaire d'un certificat de
pilotage, le navire est responsable envers l'Administration dont
relève cette zone de tous les droits de pilotage, comme si le
navire avait été sous la conduite d'un pilote breveté.
Le législateur a fixé les objets et pouvoirs affé-
rents à une administration régionale. C'est l'article
12 de la Loi:
12. Une Administration a pour objets d'établir, de faire
fonctionner, d'entretenir et de gérer, pour la sécurité de la
navigation, un service de pilotage efficace dans la région indi-
quée dans l'annexe en ce qui concerne cette Administration.
Ainsi, en plus de son pouvoir d'entretien et de
gérance d'un service de pilotage, l'Administration
a un pouvoir de réglementation. L'article 14
prévoit:
14. (1) Une Administration peut, avec l'approbation du
gouverneur en conseil, établir les règlements généraux nécessai-
res pour atteindre ses objets notamment, et sans restreindre la
portée générale de ce qui précède, des règlements généraux
a) établissant des zones de pilotage obligatoire;
b) prescrivant les navires ou catégories de navires assujettis
au pilotage obligatoire;
Les décisions rendues dans l'affaire Alaska
Trainship, tant en Cour suprême qu'en Cour d'ap-
pel fédérale, nous fournissent d'importants éclair-
cissements sur la notion de sécurité de la naviga
tion qu'on retrouve à l'article 12 de la Loi et sur la
portée du paragraphe 14(1), plus précisément à
son alinéa b).
Le procureur de la demanderesse ne met pas en
doute le pouvoir détenu par toute cour de justice
d'annuler un règlement qui ne s'accorde pas avec
les objectifs prévus par la loi habilitante: The King
v. National Fish Company Ltd., [1931] R.C.É. 75,
à la page 81; Texaco Canada Ltd. c. Corporation
of City of Vanier, [1981] 1 R.C.S. 254. Au même
effet, lorsqu'elle pose un geste dans l'exercice de
ses fonctions, l'autorité administrative ne doit pas
se fonder sur des considérations étrangères au
texte de loi. Sa seule inspiration doit émaner de
l'esprit de la législation qui l'autorise et des objec-
tifs visés par cette dernière: Prince George (Ville
de) c. Payne, [1978] 1 R.C.S. 458, la page 463.
La Loi, par le biais de son article 14, accorde
aux Administrations le pouvoir d'édicter des règle-
ments «nécessaires pour atteindre ses objets» et
notamment en «prescrivant les navires ou catégo-
ries de navires assujettis au pilotage obligatoire».
Cette disposition suscite une double interroga
tion: 1) qu'en est-il des règlements généraux néces-
saires à l'atteinte des objectifs? S'agit-il de ce qui
peut être commode à la réalisation des fins ou
entend-on ainsi restreindre davantage le pouvoir
discrétionnaire de l'Administration? 2) Jusqu'où
doit-on étendre la notion de sécurité de la naviga
tion, premier objet de la Loi?
Quant à la première question, il m'apparait
qu'en utilisant le mot «nécessaire» plutôt que
«utile», «convenable», termes qu'on rencontre à
l'occasion dans les textes où le législateur accorde
un pouvoir réglementaire, le Parlement a voulu
limiter davantage non pas l'exercice de ce pouvoir
puisqu'on a pris la précaution d'ajouter dans le
texte habilitant «sans restreindre la portée générale
de ce qui précède», mais le restreindre à son vérita-
ble objectif, la sécurité de la navigation. Dussault
& Borgeat, dans leur Traité de droit administratif
(Tome 1, page 955) émettent le commentaire sui-
vant à propos d'une disposition législative qui
permet à une autorité réglementante d'«adopter
tous les règlements nécessaires à la mise en appli
cation d'une loi»:
Dans un pareil cas, il est évident que le Parlement ne désire
pas s'en remettre à la seule appréciation de l'autorité réglemen-
tante, mais préfère plutôt imposer un test objectif du caractère
«nécessaire» des règlements adoptés. Une telle disposition, loin
d'augmenter la discrétion de l'organisme habile à réglementer,
vient plutôt restreindre son champ éventuel d'activité en lui
imposant une condition ou une exigence supplémentaire qui
donne encore plus de prise à une contestation judiciaire. Voir
The Municipality of Metropolitan Toronto v. The Corporation
of the Village of Forest Hill, [1957] R.C.S. 569.
Quant aux objets visés par la Loi sur le pilotage
et dont les Administrations devaient s'inspirer dans
l'exercice de leurs pouvoirs de réglementation, la
Cour suprême, dans l'affaire Alaska Trainship
(op. cit., aux pages 268 et 269), s'est attardée à les
préciser:
Il ressort des premiers mots du par. 14(1) que le pouvoir de
réglementation d'une administration est limité par l'exigence
que les règlements doivent être établis dans la poursuite de ses
objets ou en conformité avec eux. Ces objets sont énumérés à
l'art. 12 de la Loi dans les termes suivants:
12. Une Administration a pour objets d'établir, de faire
fonctionner, d'entretenir et de gérer, pour la sécurité de la
navigation, un service de pilotage efficace dans la région
indiquée dans l'annexe en ce qui concerne cette Administra
tion.
Je désire souligner que le par. 14(1) parle de «règlements
généraux nécessaires pour atteindre ses objets». Que ces mots
soient suivis des mots «notamment, et sans restreindre la portée
générale de ce qui précède», n'a pas pour effet, à mon avis,
d'accorder des pouvoirs de réglementation plus larges, quoique
cela puisse commander une interprétation libérale du facteur
dominant, «la sécurité de la navigation», énoncé à l'art. 12. Le
pouvoir de réglementation attribué à l'art. 14 porte presque
exclusivement sur l'établissement de zones de pilotage et sur les
brevets et certificats de pilotage et il est donc intimement relié
à la sécurité d'un service de pilotage. [C'est moi qui souligne.]
Dans cette affaire, comme nous l'avons écrit au
début, il s'agissait de déterminer la validité d'un
règlement faisant du lieu d'immatriculation d'un
navire une condition d'exemption du pilotage obli-
gatoire. Le juge en chef Dickson déclara qu'il
n'existait aucun lien entre le pavillon d'un vaisseau
et la sécurité de la navigation. Conséquemment, la
disposition en litige fut déclarée ultra vires des
pouvoirs de réglementation alloués aux Adminis
trations.
Le procureur de la demanderesse ne conteste
aucunement la sagesse du jugement rendu dans
l'affaire Alaska Trainship, précitée. Au contraire,
en s'appuyant sur l'affirmation précitée du juge en
chef, il prétend «[qu'] une interprétation libérale
du facteur dominant, "la sécurité de la naviga
tion", énoncé à l'article 12», devrait amener cette
Cour à conclure que le sous-alinéa 4(1)c)(ii) du
Règlement est intra vires des pouvoirs de régle-
mentation accordés par la loi aux Administrations.
Il allègue que les trois critères apparaissant à
l'alinéa 4(1)c) du Règlement sont indissociables et
que chacun d'eux se rapporte à la sécurité de la
navigation. Selon lui, le but visé par le Règlement
est de favoriser les utilisateurs courants du sys-
tème, soit ceux qui sont familiers avec la naviga
tion sur les eaux intérieures canadiennes.
Qu'une interprétation libérale soit de rigueur,
cela m'apparaît indubitable. Néanmoins, cette
interprétation ne doit pas quitter le sillon tracé par
les articles 12 et 14 de la Loi. Le but ultime de la
réglementation doit résider dans l'implantation
d'un service de pilotage destiné à garantir la
sécurité de la navigation. Il s'ensuit qu'un règle-
ment ne pourrait être valide si, par exemple, un
souci de financement avait été à la source de son
adoption. En l'espèce, le procureur de Misener
Shipping Limited, sans prétendre que la demande-
resse a agi de mauvaise foi, laisse entendre que le
conseil d'administration, composé en partie de
pilotes, avait un intérêt certain à adopter cette
disposition. En effet, l'application méthodique de
ce règlement réduit considérablement le nombre de
navires pouvant jouir d'une exemption du pilotage
obligatoire. La Cour d'appel fédérale ainsi que la
Cour suprême, dans l'affaire Alaska, précitée, ont
refusé de nier à l'Administration, en l'absence
d'allégations probantes de mauvaise foi, le pouvoir
d'exercer son autorité réglementaire lors même
qu'il puisse en résulter un avantage pécuniaire
(pages 273 et 274 R.C.S.). Néanmoins, il ressort
de ces deux arrêts qu'il peut être tenu compte de
cet «intérêt» lorsque se pose la question de savoir si
le critère d'assujettissement au pilotage obligatoire
est bel et bien lié à la sécurité de la navigation et
non à de strictes considérations de nature économi-
ques ou financières. Dans cette dernière éventua-
lit& un tel critère d'assujettissement ne répondrait
pas aux objectifs visés par la loi habilitante.
La Cour suprême, dans l'affaire Alaska Trains -
hip, précitée, a fait siens les motifs de la Cour
d'appel fédérale en ce qui a trait à la caractérisa-
tion de ce qu'embrasse le concept de «sécurité de la
navigation»: le juge Le Dain (alors à la Cour
d'appel fédérale) s'exprimait ainsi (op. cit. pages
78 et 79 C.F.):
Bien que la meilleure façon d'assurer la sécurité soit de
vérifier et de certifier la compétence d'un officier pour la
conduite d'un navire dans une zone de pilotage déterminée, je
suis d'avis que le pays d'immatriculation ou le pavillon d'un
navire ne peut être, en principe, complètement dissocié de la
question de la sécurité de la navigation puisque le pilotage des
navires influe sur cette sécurité. A part des facteurs tels que la
dimension, la maniabilité et les aides à la navigation—facteurs
liés aux caractéristiques physiques d'un navire et à son équipe-
ment—les facteurs essentiels qui influent sur la sécurité de la
navigation, pour autant que le pilotage des navires soit con
cerné, sont la compétence du capitaine ou de l'officier chargé
de piloter le navire et sa connaissance des eaux locales. Le pays
d'immatriculation peut engendrer une présomption de compé-
tence et de connaissance des eaux locales. Cela n'est peut-être
pas un critère suffisant en soi, mais ça ne peut toutefois être
complètement dissocié de la question de sécurité.
Par contre, je suis d'avis que dans le contexte de l'article
9(2)a)(iii) du Règlement, le pays d'immatriculation n'est pas
lié à la question de sécurité. En effet, puisque la sécurité est
assurée par les autres conditions qui s'y trouvent spécifiées,
notamment celles touchant la compétence du capitaine ou de
l'officier de quart à la passerelle et sa connaissance des eaux
locales, le pays d'immatriculation devient alors une exigence
superflue et qui ne peut figurer que pour servir d'autres buts
non autorisés par la Loi. Il est notoire qu'à part la condition du
pays d'immatriculation, le S.S. Alaska se qualifie nettement
pour bénéficier de cette exception au pilotage obligatoire. J'ap-
prouve l'argument des propriétaires et exploitants du navire
suivant lequel cette disposition discrimine contre eux dans un
sens qui, dans ce contexte particulier, n'est pas autorisé par la
Loi. On peut en dire de même, je pense, de l'article 10(1)a) du
Règlement qui traite des dispenses. Là, la référence à l'imma-
triculation aux États-Unis peut servir à révéler la nature du
certificat de compétence requis, mais je pense que le même
principe doit s'appliquer. Là où les conditions de dispense
s'expriment par la compétence spécifique et la connaissance des
eaux locales, le pays d'immatriculation est sans importance.
[C'est moi qui souligne.]
Pour employer les termes de M. le juge en chef
Dickson, le litige, en l'espèce, peut s'exprimer de la
façon suivante: «En un mot, il faut déterminer si
faire reposer la demande d'exemption sur ... [le
fait pour un navire de n'avoir pas quitté les eaux
intérieures canadiennes] peut à bon droit être con-
sidéré comme une question de sécurité ou une
question y reliée, dans la réalisation des objets de
l'Administration en vertu de l'article 12» (page 275
R.C.S.).
Pour jouir de l'exemption prévue à l'alinéa
4(1)c) du Règlement, le défendeur doit satisfaire
aux trois critères qui y sont stipulés. Pour plus de
clarté, nous reproduisons à nouveau, partie de cet
article:
4. (1) Sous réserve du paragraphe (2), est assujetti au pilo-
tage obligatoire tout navire d'une jauge brute de plus de 300
tonneaux, sauf
c) un navire
(i) qui a été inspecté et pour lequel un certificat a été
délivré par le Bureau d'inspection des navires à vapeur
établi en vertu de la Loi sur la marine marchande du
Canada,
(ii) qui navigue uniquement dans les Grands Lacs ou les
eaux intérieures du Canada, sauf lors d'occasionnels voya
ges de cabotage, et
(iii) qui est sous le commandement d'un capitaine ou d'un
officier de pont
(A) qui est un membre régulier de l'équipage du navire,
(B) qui détient un certificat de capacité de la classe et
de la catégorie appropriées, délivré par le ministre des
Transports ou reconnu par lui aux fins du paragraphe
130(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada,
et
(C) qui possède un certificat délivré par le propriétaire
du navire au cours des 12 derniers mois, qui atteste que
le capitaine ou l'officer de pont a effectué dans la zone
de pilotage obligatoire où le navire navigue, au moins 10
voyages d'aller au cours des trois années précédant la
date du certificat; [C'est moi qui souligne.]
Or, si l'on garde en mémoire la définition de
«sécurité» telle qu'énoncée par la Cour d'appel, il
ne fait pas de doute que les sous-alinéas (i) et (iii)
établissent des critères d'assujettissement au pilo-
tage obligatoire qui répondent parfaitement aux
objectifs visés par les articles 12 et 14 de la Loi. Le
premier de ces sous-alinéas se rapporte aux carac-
téristiques physiques du navire et à son équipe-
ment. La sécurité maritime exige évidemment que
seuls les vaisseaux en bonne condition puissent
appareiller. Le troisième sous-alinéa se rattache à
la compétence de l'officier en charge du navire. Il
va sans dire que sur lui repose le fardeau imposant
de la sécurité de son propre vaisseau ainsi que de
ceux qu'il sera appelé à croiser sur son chemin. Il a
d'ailleurs été admis par la demanderesse que Mise-
ner Shipping Limited s'était conformée aux exi-
gences prévues aux sous-alinéas 4(1)c)(1) et
4(1)c)(iii) du Règlement (pièces D-4 et D-5).
Appelé à témoigner au sujet des raisons qui ont
amené le conseil d'administration à adopter les
sous-alinéas 4(1)c)(i),(ii) et (iii) du Règlement,
M. Richard Armstrong, président du conseil, n'a
eu aucune peine à justifier l'existence de la pre-
mière et de la dernière de ces sous-dispositions. Par
contre, son assurance et sa faculté de persuasion se
sont grandement attiédies lorsque vint le moment
de défendre la cause du deuxième sous-alinéa. Il a
alors réénoncé l'argument majeur de la demande-
resse, à savoir que la sécurité de la navigation
requiert une connaissance approfondie des eaux
intérieures et le sous-alinéa en litige, dans la pour-
sûite de cet objectif, vise à garantir que seuls des
pilotes compétents seront admis à sillonner la voie
maritime. M. Armstrong a fortement hésité lors-
que demande lui fut faite de préciser la logique
d'un règlement obligeant un navire transocéanique
quit ferait un seul voyage outre-mer à devoir utili-
ser 'les services d'un pilote de la demanderesse à
son retour.
R. Eh bien, lorsqu'un navire part, nous ne savons pas s'il va
faire un (1) seul voyage ou des voyages, ni s'il va à
Rotterdam, à Leningrad, au Moyen-Orient, en Amérique
du Sud ou en Afrique. Nous ne connaissons ni sa destina
tion ni sa date de retour. En conséquence, le Règlement
est rédigé en termes généraux.
Q. Et le Règlement vise à faire en sorte que les navires qui
bénéficient d'une exemption naviguent en toute sécurité?
R. C'est ce qu'il vise essentiellement, oui.
Q. Alors pourquoi un navire comme le Settler ou le Marquis
qui gagne l'Europe en hiver devient-il dangereux?
R. Eh bien, je n'en connais pas exactement la raison, mais je
suis certain que l'équipage qui se trouve à bord pratique
probablement la navigation, et, en fait, la navigation en
haute mer. Si je comprends bien, lorsqu'il se rend dans un
port étranger, c'est un pilote étranger et donc pas néces-
sairement l'équipage qui dirige le navire,—celui-ci est
manoeuvré par d'autres personnes—et lorsque l'équipage
dirige le navire, il s'agit probablement d'un cas de naviga
tion en haute mer qui est différent de la navigation dans
les eaux intérieures en raison des conditions météorologi-
ques et d'autres facteurs semblables qui sont particuliers
aux Grands Lacs.
Aussi le témoin a-t-il rappelé à plusieurs reprises
que cette exigence du Règlement visait à «refami-
liariser» avec les eaux intérieures du Canada un
équipage qui s'en était éloigné temporairement.
L'extrait suivant de son témoignage nous permet
de comprendre la raison d'être de cette condition:
PAR M e JACQUES LAURIN: (reprenant le contre-interroga-
toire)
Q. Maintenant, cette mention des routes commerciales du
navire ne pourrait-elle pas être supprimée sans que le
Règlement change véritablement alors que tout se rap-
porte aux facteurs importants: connaissances du capitaine
ou de l'officier de quart?
R. Eh bien, je ne pense pas que supprimer cette mention
améliorerait nécessairement la situation. Comme je l'ai
dit, elle visait à reconnaître une exigence selon laquelle
chaque type de navire qui naviguait ou faisait des voyages
sur les Grands Lacs, devait s'assurer de la compétence de
son équipage et de la composition de son personnel. Et
c'était le—tels étaient les critères et les raisons pour
lesquels une exemption a été accordée, et la délivrance du
certificat, je suppose, n'a pas été imposée immédiatement.
Q. Mais—ne conviendrez-vous pas avec moi que c'est redon-
dant, que cela ne se rapporte pas réellement aux facteurs
importants qui sont les connaissances du capitaine ou de
l'officier de quart?
R. Non, je ne pense pas que ce soit redondant. Je pense que
cette mention vise une fin utile si on tient compte égale-
ment des autres éléments. Parce que, comme je dis, on ne
sait pas quand un navire part et qu'il va à l'extérieur, s'il
va être affrété à l'extérieur pour un an, si l'équipage va
rester à bord; on ne sait pas, au moment du départ du
navire, ce qui va se passer, ce qui nous oblige à rédiger un
règlement qui prévoit que si vous partez pour dix (10)
jours, vous pouvez faire quelque chose; si vous partez
pour onze (11) jours, vous ne le pouvez.
Q. D'après vous, c'est le seul but utile ...
R. Eh bien, nous avons ...
Q. (intervenant) ... le fait que le navire puisse être à
l'extérieur et affecté pour un an?
R. Ce critère vise une fin utile, qui est d'essayer d'assurer
une certaine sécurité dans la région des Grands Lacs.
Q. Mais en quoi cela concerne-t-il ceux qui pilotent les
navires sur les Grands Lacs?
R. Je ne crois pas avoir compris votre question.
Q. Vous dites que cela a une fin utile, parce que le navire
peut être affrété ou peut être à l'extérieur du système, et
vous avez à plusieurs reprises soutenu que le fait pour le
capitaine ou l'officier de quart de connaître les conditions
locales de navigation constituait l'élément le plus
important.
Voici ma question: lorsque le navire revient,—après
être parti pour l'extérieur pendant un an—quel est le
rapport entre l'élément «routes commerciales du navire»
et cette question de sécurité fondée sur la connaissance
des conditions locales?
R. Eh bien, cela se rapporte à—de nouveau, si les membres
de l'équipage font partie de ce navire qui a été à l'étran-
ger pendant un an, ils n'ont certainement pas fait de
navigation au cours de ladite année; ils n'ont pas eu
l'expérience des Grands Lacs—ils ne sont probablement
pas au courant des conditions récentes—avec les condi
tions changeantes et la marée haute et tout ce qui aurait
pu survenir; les aides à la navigation ont été changées,
déplacées, enlevées ou ajoutées—peu importe.
Q. Si j'accepte ce que vous dites, un capitaine qui bénéficie
d'une exemption et qui ne navigue pas pendant trois (3)
ans, sera toujours exempté à son retour à bord du navire.
Mais s'il fait un (1) seul voyage à l'extérieur, il ne sera
plus exempté à son retour dans les Grands Lacs l'année
suivante?
R. Eh bien, c'est ce qui se passe, c'est l'effet que produit le
Règlement. Comme je l'ai dit, il s'agissait en premier lieu
d'une mesure transitoire destinée à disparaître un jour ou
l'autre, car partout ailleurs, un capitaine est tenu de faire
cinq (5) voyages par an pour avoir droit à l'exemption. Il
s'agissait donc d'une mesure provisoire qui précédait
quelque chose d'autre, vu la résistance et les pressions
exercées par différentes personnes à cet égard.
Lors de son interrogatoire au préalable, M.
Armstrong avait déjà fait montre de difficultés à
justifier la raison d'être du sous-alinéa en litige:
De nouveau, dans ce cas, est-ce que le fait que le navire avait
navigué en Europe et au-delà des limites fixées par le Règle-
ment était la seule raison pour laquelle vous exigiez qu'il y avait
un pilote à son bord?
Réponse: Oui, il a navigué au-delà des limites du Règlement.
Question: Selon vous, est-ce que, du point de vue, disons, de la
navigation, les endroits où se trouve un navire influent sur sa
sécurité? Ce n'est pas clair. Je vais essayer de poser à nouveau
ma question.
Pensez-vous que, du point de vue de la sécurité, les endroits où
le navire a navigué ont de l'importance?
Réponse: Il y a probablement un élément important de sécurité
qui intervient parce que les navires dont nous parlons sont
appelés «laquiers-océaniques». Ils ne sont ni conçus ni construits
comme un Jaquier. Ils sont construits et conçus d'une façon
différente et, par conséquent, ils ont des murailles évasées et
des avants-dévers et une voilure beaucoup plus importante qui
sont sensibles aux vagues—à l'effet du vent et des vagues, il y a
aussi le fait que, lorsqu'ils sont à l'extérieur du système, les
capitaines de ces navires font probablement et dans une grande
mesure de la navigation en haute mer.
Quand ils se trouvent dans ces ports européens et autres, ils
sont manoeuvrés par des pilotes ayant la nationalité du pays où
ils vont et, je pense donc qu'un élément de sécurité intervient.
Pour ce qui est de la conception et du pilotage des navires,
lorsqu'ils reviennent dans le système des Grands Lacs, qui est
un système intérieur composé de chenaux et d'écluses étroits
qui exige de très nombreuses manoeuvres et qui est soumis à des
conditions météorologiques variées, cela peut affecter la
conduite.
Question: Dans les cas qui nous concernent, c'est-à-dire le
Canada Marquis et le Selkirk Settler—étaient-ils, n'étaient-ils
pas manoeuvrés par des capitaines qui eux-mêmes n'étaient pas
assujettis au pilotage parce qu'ils avaient fait le nombre de
voyages requis?
Réponse: Des capitaines les pilotaient. À cet égard, faites-moi
connaître la condition exacte, mais ce que j'ai voulu dire se
rapportait au fait que lorsqu'un navire va à l'extérieur, il y a
une période durant laquelle les capitaines en question n'utili-
scient pas leur connaissances des Grands Lacs, et ce ne sont
même pas eux qui dirigent le navire dans les zones intérieures
des ports étrangers. Ce sont les pilotes.
Bref, selon la demanderesse, puisque la sécurité
de la navigation exige une connaissance fouillée
des eaux intérieures, la disposition en litige satis-
fait à cette exigence puisqu'elle prévoit que les
navires évoluant sur la voie maritime seront pilotés
par des officiers compétents.
Selon moi, le simple fait pour un navire de
quitter les eaux intérieures canadiennes ne peut
avoir pour effet de transformer ce dernier en un
danger pour la sécurité de la navigation (au sens
où l'a définie la Cour d'appel fédérale) lorsqu'é-
ventuellement il réintégrera le territoire canadien.
Tout comme le disait M. le juge Le Dain dans
l'affaire Alaska Trainship, précitée, la sécurité de
la navigation, en l'espèce, est assurée par les autres
conditions énoncées à l'alinéa 4(1)c) du Règle-
ment, notamment les exigences quant au bon
entretien du vaisseau [4(1)c)(1)] et quant à la
compétence de l'officier qui le pilote [4(1)c)(iii)].
Somme toute, le critère énoncé au sous-alinéa
4(1)c)(ii) constitue "une exigence superflue et qui
ne peut figurer que pour servir d'autres buts non
autorisés par la Loi «(M. le juge Le Dain, page
78). En effet, tel qu'exprimé par la Cour d'appel
fédérale, la sécurité ne comprend que trois (3)
éléments: 1) les facteurs liés aux caractéristiques
physiques du navire; 2) la compétence du capitaine
ou de l'officier chargé de piloter le navire et; 3)
leur connaissance respective des eaux locales. Or,
un navire est-il en moins bon état, le capitaine
est-il moins compétent parce que le vaisseau réin-
tègre les eaux intérieures canadiennes? En l'occur-
rence, il a été mis en preuve que lors de son retour
au sein de la voie maritime, le Canada Marquis a
été pris en charge par le capitaine M. Armstrong.
Or, il n'est pas en doute que ce dernier était
hautement qualifié pour ce faire puisqu'il navigue
depuis plus de trente (30) ans sur ladite voie
maritime. Qui plus est, il n'a pas pu «souiller» ses
connaissances en navigation fluviale puisqu'il n'est
pas allé sillonner d'autres océans durant la période
hivernale. Rappelons-le, M. Armstrong avait été
mis à pied temporairement durant cette période.
En outre, il ressort du témoignage du capitaine
Vogt, témoin pour la partie défenderesse, qu'un
capitaine qui navigue outre-mer pendant l'hiver est
tout au moins aussi compétent que celui qui attend
patiemment chez lui le retour de la saison douce.
Compétence et bon entretien sont les deux seuls
critères étayant cette notion de sécurité. Tel que le
disait la Cour d'appel, il est peut-être permis de
penser que le fait pour un bateau de ne jamais
quitter la région des Grands Lacs puisse constituer
une présomption de compétence et de connaissance
des eaux locales (page 78), néanmoins, il reste que
ce n'est pas un critère déterminant au sens où
l'entendent les articles 12 et 14 de la Loi.
En outre, la demanderesse soutient que l'adop-
tion du sous-alinéa 4(1)c)(ii) du Règlement est
autorisée par l'alinéa 14(1)b) de la Loi qui auto-
rise, dans l'intérêt de la sécurité, la promulgation
de règlements prescrivant les navires ou catégories
de navires pouvant être assujettis au pilotage obli-
gatoire. La demanderesse s'appuie plus particuliè-
rement sur le passage suivant des motifs de M. le
juge Le Dain (page 84):
L'Administration pourrait certes choisir, comme méthode
visant à assurer un contrôle efficace dans l'intérêt de la sécu-
rité, d'astreindre tous les navires d'un certain type et de certai-
nes dimensions au pilotage obligatoire, la seule exception à cela
étant la disposition relative au certificat de pilotage. Je ne vois
pas comment l'on pourrait qualifier d'ultra vires pareil exercice
du pouvoir réglementaire.
Selon la demanderesse, le sous-alinéa 4(1)c)(ii)
établit en pratique une distinction entre les vais-
seaux naviguant sur les Grands Lacs: les ; ,«lakers»
proprement dits et les «salty lakers», qui eux ne
naviguent pas uniquement dans les Grands Lacs
ou les eaux intérieures du Canada mais sont aussi
construits et équipés pour la navigation transocéa-
nique. En effet, selon elle, il existe une différence
entre ces deux (2) catégories de navires, en ce que
les «salty lakers» possèdent toutes les qualités des
«lakers» mais que l'inverse n'est pas vrai. En
somme, le sous-alinéa aurait l'effet pratique «d'as-
treindre tous les navires d'un certain type et de
certaines dimensions (soit ceux qui quittent les
eaux intérieures canadiennes) au pilotage obliga-
toire» ce qui, selon la demanderesse, ne le rend pas
ultra vires pour autant.
Je désire rappeler qu'avant d'émettre l'opinion
précitée (car il ne s'agit, en effet, que d'une opi
nion sur un éventuel règlement amendé), M. le
juge Le Dain avait réaffirmé que l'Administration
«n'avait pas le droit d'essayer de limiter une caté-
gorie proposée d'exemptions ou de dispenses
d'après un critère sans rapport avec la sécurité»
(page 84). Il est vrai que des règlements portant
sur le type et les dimensions d'un vaisseau peuvent
être justifiés étant donné leur impact possible sur
la sécurité de la navigation. Tout dépendant de son
tonnage et de ses dimensions, un navire peut, en
effet, constituer une source de danger importante
ou, au contraire, n'en représenter aucune pour les
autres bateaux. Néanmoins, le sens ordinaire des
mots employés à l'alinéa 14(1)b) de la Loi nous
amène à conclure que les catégories de navires
dont on parle à cet article se distinguent les unes
des autres selon certaines normes fondées sur les
caractéristiques physiques des navires. C'est d'ail-
leurs ce que M. le juge Le Dain laisse entendre
lorsqu'il parle de «tous les navires d'un certain type
et de certaines dimensions» (c'est moi qui souli-
gne). En l'espèce, le sous-alinéa 4(1)c)(ii) établit
une différence qui trouve sa source, non pas dans
de telles distinctions de nature physique, mais bien
en fonction de l'aire de déplacement de certains
navires. Je suis d'avis que ce n'est pas ce genre de
distinction qui est autorisé par l'alinéa 14(1)b) de
la Loi. De toute façon en admettant que cette
distinction soit légitime, elle doit répondre à un
critère additionnel. Elle doit pouvoir se justifier en
regard de l'objectif de sécurité prévu par la Loi.
Or, tel qu'explicité plus haut, il n'existe aucun lien
entre le fait pour un bateau de quitter les eaux
canadiennes et la notion de sécurité telle que défi-
nie par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire
Alaska Trainship, précitée. Il est faux de dire que
le sous-alinéa 4(1)c) (ii) du Règlement établit une
distinction entre les sortes de vaisseaux naviguant
sur les Grands Lacs. Il vise plutôt à établir une
distinction qui n'a pas sa raison d'être parce que
non justifiée par la Loi.
De plus, il appert de la preuve que cette nuance
qu'établit la demanderesse entre les «lakers» et les
«salty lakers», en plus de n'être pas reconnue au
sous-alinéa 4(1)c)(ii), n'existe pas dans les faits.
Nulle part n'est-il fait mention de différences entre
ces deux types de vaisseaux. Le Lloyds Registry,
dans lequel sont répertoriés tous les navires évo-
luant sur les mers et les océans, ne signale l'exis-
tence d'aucune catégorie de navires cataloguée
sous l'appellation de «salty lakers». J'en viens à la
conclusion que le sous-alinéa 4(1)c) (ii) du Règle-
ment engendre, contre la défenderesse, une discri
mination qui n'est pas autorisée par la Loi.
CONCLUSION:
Conséquemment, je suis d'avis que le sous-alinéa
4(1)c)(ii) est ultra vires des pouvoirs de réglemen-
tation accordés à l'Administration par le biais des
articles 12 et 14 de la Loi en ce qu'il n'a aucun
rapport avec la sécurité de la navigation telle que
la définissait M. le juge Le Dain dans l'affaire
Alaska Trainship, précitée.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.