T-127-86
Joseph John Kindler (requérant)
c.
M. John Crosbie, ministre de la Justice, procureur
général du Canada (intimés)
RÉPERTORIÉ: KINDLER C. CANADA (MINISTRE DE LA JusricE)
Division de première instance, juge Rouleau—
Montréal, 18 décembre 1986; Ottawa, 21 janvier
1987.
Extradition — Le requérant, qui est citoyen américain, a été
condamné à mort par un tribunal américain— Il s'est enfui au
Canada — Le ministre a refusé de demander aux autorités
américaines de garantir que la peine de mort ne serait pas
appliquée si le requérant était extradé — La demande du
requérant visant à obtenir la tenue d'une audience permettant
de déterminer s'il était possible de donner foi à ses affirma
tions a été rejetée — Aucune violation de l'obligation d'agir
équitablement — Le pouvoir discrétionnaire conféré au minis-
tre par l'Art. 6 du Traité d'extradition entre le Canada et les
É.-U. ne peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire à moins
d'une erreur de droit quant à la compétence — Le ministre a
évalué adéquatement tous les faits pertinents — En se préoc-
cupant de considérations d'intérêt public, le ministre n'a pas
commis d'erreur de droit — La demande d'examen de la
décision fondée sur l'Art. 6 est rejetée — Traité d'extradition
entre le Canada et les États-Unis d'Amérique, 3 déc. 1971,
/19761 R.T. Can. no 3, Art. 6 — Loi sur l'extradition, S.R.C.
1970, chap. E-21, art. 18(1)a) — Loi sur l'immigration de
1976, S.C. 1976-77, chap. 52 — Code criminel, S.R.C. 1970,
chap. C-34 — Charte canadienne des droits et libertés, qui
constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
art. 7, 12.
Contrôle judiciaire — Brefs de prérogative — Certiorari —
Justice naturelle — Obligation d'agir équitablement — Déci-
sion du ministre de livrer le requérant, qui est citoyen améri-
cain, aux autorités américaines sans chercher à obtenir de
garanties que la peine de mort ne serait pas appliquée si ledit
requérant était extradé — Rejet de la demande du requérant
visant à obtenir la tenue d'une audience — Dans les cas où la
fonction en cause ne nécessite pas une procédure de nature
judiciaire, le décideur n'est pas tenu de donner à la partie
concernée l'occasion de se faire entendre — Le ministre a
exercé son pouvoir discrétionnaire de la manière appropriée —
L'obligation d'agir équitablement comporte l'obligation de
fournir des motifs adéquats — Évaluation adéquate de tous
les faits pertinents — Il n'est pas nécessaire d'énumérer tous
les éléments influençant la décision — Loi sur la Cour fédé-
rale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 18.
Le requérant, qui est citoyen américain, a été reconnu coupa-
ble de meurtre et condamné à mort par un tribunal américain.
Il s'est évadé juste avant que la sentence ne soit officiellement
prononcée, mais il a été arrêté au Canada. Des procédures
d'extradition ont été engagées et le requérant a été incarcéré en
attendant d'être livré aux autorités américaines. Le requérant
sollicite maintenant l'examen de la décision dans laquelle le
ministre a conclu sur le fondement de l'Article 6 du Traité
d'extradition entre le Canada et les États-Unis d'Amérique
que le Canada devrait extrader le requérant sans chercher à
obtenir des États-Unis la garantie que la peine de mort ne
serait pas infligée ou, si elle l'était, ne serait pas appliquée.
Avant de prendre sa décision, le ministre a entendu les argu
ments de l'avocat du requérant, mais il a rejeté la demande du
requérant visant à obtenir la tenue d'une audience. Il est
allégué qu'en refusant d'entendre la déposition du requérant, le
ministre a violé les principes de la justice naturelle, qu'il a tenu
compte de considérations non appropriées et que l'extradition
obligeant le requérant à faire face à la peine capitale constitue
une «peine cruelle et inusitée».
Jugement: la demande doit être rejetée.
L'obligation d'agir équitablement exige qu'on donne à un
individu l'occasion de réfuter la preuve soulevée contre lui.
Toutefois, lorsque la fonction en cause ne nécessite pas une
procédure de nature judiciaire, la cour ne devrait pas imposer
au décideur l'obligation de donner à la partie concernée l'occa-
sion de se faire entendre, bien que l'organisme décisionnel soit
tenu d'examiner équitablement les arguments dont il est saisi.
Il n'était pas possible d'admettre l'argument suivant lequel la
tenue d'une audience était nécessaire pour permettre à l'intimé
de déterminer s'il pouvait donner foi aux déclarations du requé-
rant. Telle n'est pas la fonction du ministre en exerçant le
pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par l'Article 6 du
Traité. L'affaire avait été tranchée de la manière appropriée
par le système de justice pénale américain et l'intimé ne pouvait
pas instruire cette affaire à nouveau. En outre, le requérant
n'aurait pu ajouter aux renseignements qui avaient déjà été
fournis au ministre par ses avocats.
L'un des éléments essentiels de l'obligation d'agir équitable-
ment est l'obligation de fournir les motifs adéquats pour les-
quels une décision défavorable est rendue. Une telle exigence
n'impose toutefois pas au décideur l'obligation d'énumérer tous
les éléments imaginables qui peuvent avoir influencé sa déci-
sion. En l'espèce, la décision du ministre indiquait qu'il avait
fait une évaluation juste et adéquate de tous les faits pertinents,
notamment des arguments que le requérant a lui-même fait
valoir dans la lettre qu'il a adressée à l'intimé. Par ailleurs, le
ministre avait l'obligation de tenir compte de l'intérêt public au
Canada. Comme la cour l'a statué dans l'affaire Rauca, «seul
l'exécutif peut exercer ce pouvoir discrétionnaire [conféré au
ministre par l'Article 6] qui constitue une question dont ne
peuvent connaître les tribunaux», sauf en présence d'une erreur
de droit flagrante quant à la compétence. En reconnaissant que
le gouvernement canadien souhaitait décourager les fugitifs de
chercher refuge au Canada, le ministre n'a rien fait d'autre
qu'énoncer une décision de principe. Cela ne constitue pas une
erreur de droit.
La Cour ne s'est pas prononcée sur la question de savoir si la
peine capitale constitue une «peine cruelle et inusitée», l'espèce
ne constituant pas l'occasion appropriée d'un débat sur ce point.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
Re Federal Republic of Germany and Rauca (1983), 41
O.R. (2d) 225 (C.A. Ont.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Singh et autres c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigra-
tion, [1985] 1 R.C.S. 177; Cardinal et autre c. Directeur
de l'établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643; 63 N.R.
353; Howard c. Établissement Stony Mountain, [1984] 2
C.F. 642; (1985), 57 N.R. 280 (C.A.); Nicholson c.
Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners
of Police, [1979] 1 R.C.S. 311.
AVOCATS:
Julius Grey pour le requérant.
D. J. A. Rutherford, c.r. et S. Marcoux-
Paquette pour les intimés.
PROCUREURS:
Grey, Casgrain, Montréal, pour le requérant.
Le sous-procureur général du Canada pour
les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs
de l'ordonnance rendus par
LE JUGE ROULEAU: Par sa demande fondée sur
l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C.
1970 (2e Supp.), chap. 10, le requérant sollicite
l'examen de la décision rendue par l'intimé, le
ministre de la Justice, le 17 janvier 1986, sur le
fondement de l'Article 6 du Traité d'extradition
entre le Canada et les États-Unis d'Amérique [3
déc. 1971, [1976] R.T. Can. n° 3], décision par
laquelle il a refusé de demander aux autorités
américaines de garantir que la peine de mort ne
serait pas appliquée si le requérant était extradé
dans ce pays.
Après la tenue d'un procès devant juge et jury à
Philadelphie (Pennsylvanie), le requérant a été
reconnu coupable, le 15 novembre 1983, de meur-
tre au premier degré, de complot en vue de com-
mettre un meurtre et d'enlèvement. Les infractions
ont découlé d'une seule et même affaire, le requé-
rant ayant battu et noyé un témoin qui devait
déposer contre lui au sujet d'une accusation de
cambriolage.
Comme le prévoit l'article 9711 du Sentencing
Code de la Pennsylvanie [42 Pa. C.S.A.], les
mêmes juge et jury ont tenu une audience distincte
afin de décider si le requérant devait être con-
damné à l'emprisonnement à perpétuité ou con-
damné à mort relativement au verdict de meurtre
au premier degré. Le 16 novembre 1983, le jury a
conclu que le meurtre avait été commis dans des
circonstances aggravantes, qu'il s'était produit
pendant la perpétration d'une infraction grave
(enlèvement), que le défunt devait témoigner
contre le requérant et qu'il n'existait aucune cir-
constance atténuante. Le jury a imposé la peine de
mort.
Le 19 septembre 1984, le requérant s'est évadé
juste avant que la sentence ne soit officiellement
prononcée. Il a été arrêté près de Ste-Adèle
(Québec) le 25 avril 1985 et il a été accusé de
diverses infractions prévues par la Loi sur l'immi-
gration de 1976, S.C. 1976-77, chap. 52 et ses
modifications, et par le Code criminel, S.R.C.
1970, chap. C-34 et ses modifications. Le 27 mai
1985, le requérant a présenté devant cette Cour
une demande visant à empêcher la tenue d'une
enquête commencée en vertu de l'article 28 de la
Loi sur l'immigration de 1976; sa demande a été
accueillie le 23 juillet 1985 [[1985] 1 C.F. 676 (lre
inst.)].
Le 3 juillet 1985, le gouvernement américain a
présenté au gouvernement canadien une demande
d'extradition du requérant fondée sur le Traité
d'extradition entre le Canada et les É.-U. de 1976.
Des procédures ont été engagées en vertu de la Loi
sur l'extradition, S.R.C. 1970, chap. E-21, et une
audience portant sur l'extradition a été tenue
devant le juge Pinard de la Cour supérieure du
Québec le 26 août 1985. À ce moment-là, l'avocat
du requérant a reconnu qu'on avait établi une
preuve prima facie justifiant l'extradition et, par
conséquent, un mandat visant à faire incarcérer le
requérant jusqu'à ce qu'il soit livré aux États-Unis
a été lancé conformément à l'alinéa 18(1)a) de la
Loi sur l'extradition. Il ne restait plus qu'à déter-
miner si l'Article 6 du Traité entre le Canada et
les É.-U. obligeait le juge chargé de se prononcer
sur la question de l'extradition, ou le ministre de la
Justice, à obtenir que les États-Unis lui garantis-
sent que la peine de mort ne serait pas appliquée si
le requérant était extradé. Dans son jugement
rendu le 30 août 1985, le juge Pinard a statué qu'il
n'était pas habilité à demander que les autorités
américaines fournissent les garanties dont il est
question à l'Article 6 et il a fait incarcérer le
requérant en attendant son extradition. Le même
jour, le juge Pinard a fait parvenir au ministre de
la Justice un rapport sur l'affaire ainsi qu'une
copie de son jugement.
Par la suite, le requérant a sollicité un bref
d'habeas corpus ainsi qu'un bref de certiorari afin
de faire examiner la décision du juge Pinard.
L'affaire a été entendue par le juge Greenberg de
la Cour supérieure du Québec qui a maintenu la
décision du juge Pinard et rejeté la demande du
requérant le 20 septembre 1985.
Le 23 septembre 1985, le sous-procureur général
adjoint a fait parvenir une lettre à l'avocat du
requérant, l'invitant à transmettre ses arguments
par écrit au ministre de la Justice avant que
celui-ci ne prenne une décision en ce qui concerne
les garanties dont il est question à l'Article 6
relativement à l'exécution de la peine de mort et à
l'extradition du requérant. Il a en outre demandé à
l'avocat s'il lui était possible de se présenter devant
le ministre afin de lui faire valoir ses arguments de
vive voix dans le but d'aider ce dernier à prendre
sa décision ou de lui permettre de mieux compren-
dre la position du requérant.
Les parties ont continué à s'échanger des lettres
jusqu'à ce que le ministre reçoive, le 3 décembre
1985, des arguments écrits ainsi qu'une demande
visant à obtenir la tenue d'une assez longue
audience au cours de laquelle le requérant lui-
même pourrait présenter des éléments de preuve
au ministre au sujet de sa moralité, de son carac-
tère et de son passé. On a proposé que l'audience
dure une journée et suive la procédure ordinaire
des audiences quasi judiciaires ou administratives,
des témoins pouvant être cités par toute partie
intéressée ou par le ministre et les règles strictes de
la preuve n'étant pas applicables. L'avocat du
requérant a laissé entendre qu'une telle audience
aurait pour but de permettre au ministre de déter-
miner s'il pouvait donner foi aux affirmations du
requérant et de faire ressortir le caractère douteux
de la condamnation de ce dernier aux États-Unis.
En outre, des éléments de preuve devaient être
présentés à l'audience quant à l'injustice et à la
cruauté du recours à la peine de mort.
Le 4 décembre 1985, le sous-procureur général
adjoint a indiqué à l'avocat du requérant que bien
que le ministre fût disposé à entendre ses préten-
tions, il ne semblait pas exister de raison valable
pour laquelle le ministre devait entendre la déposi-
tion du requérant. Le ministre était d'avis que,
dans le cadre d'une extradition, on ne pouvait pas
s'attendre à ce qu'il se prononce une nouvelle fois
sur la question de l'innocence ou de la culpabilité
du requérant.
Le 9 janvier 1986, trois avocats ont comparu
pour le requérant devant le ministre afin de lui
présenter leurs arguments de vive voix. L'audience
a duré approximativement une heure et demie; les
avocats ont fait valoir des arguments de nature
juridique au nom du requérant et le ministre a
posé des questions. Au cours de l'audience, le
ministre a rejeté une autre demande qui aurait
permis au requérant de lui présenter oralement son
point de vue. C'est pourquoi le requérant a envoyé
au ministre une lettre manuscrite le 10 janvier
1986.
Le 17 janvier 1986, le ministre a rendu sa
décision qui est maintenant contestée par le requé-
rant. Il a conclu que le Canada devait extrader le
requérant sans chercher à obtenir des États-Unis
la garantie que la peine de mort ne serait pas
infligée ou, si elle l'était, ne serait pas appliquée.
Le requérant conteste maintenant devant la
Cour la décision de l'intimé pour les motifs
suivants:
(1) la décision de l'intimé de ne pas entendre la
déposition du requérant avant de prendre une
décision finale viole les droits garantis au requé-
rant par l'article 7 de la Charte canadienne des
droits et libertés [qui constitue la Partie I de la
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de
1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)], ou
par la common law, ou par les deux;
(2) l'intimé n'a pas pris en considération tous les
faits pertinents en prenant sa décision;
(3) l'intimé a tenu compte de considérations non
pertinentes et non appropriées en prenant sa
décision;
(4) l'article 12 de la Charte canadienne des
droits et libertés signifie que la peine capitale
est une «peine cruelle et inusitée» et que l'extra-
dition qui obligerait le requérant à faire face à
une telle sentence est une «peine cruelle et
inusitée».
Au coeur même de l'argumentation du requérant
se trouve l'Article 6 du Traité d'extradition entre
le Canada et les États-Unis dont voici le texte:
ARTICLE 6
Lorsque l'infraction motivant la demande d'extradition est
punissable de la peine de mort en vertu des lois de l'État
requérant et que les lois de l'État requis n'autorisent pas cette
peine pour une telle infraction, l'extradition peut être refusée à
moins que l'État requérant ne garantisse à l'État requis, d'une
manière jugée suffisante par ce dernier, que la peine de mort ne
sera pas infligée ou, si elle l'est, ne sera pas appliquée.
Suivant le premier argument du requérant
exposé ci-dessus, en rejetant la demande du requé-
rant visant à obtenir la tenue d'une audience,
l'intimé ne s'est pas conformé à la justice naturelle
de haute qualité requise dans ce cas. Le requérant
invoque l'arrêt de la Cour suprême du Canada
Singh et autres c. Ministre de l'Emploi et de
l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, où le juge
Beetz a dit à la page 231:
. les menaces à la vie ou à la liberté de la part d'une
puissance étrangère sont pertinentes en ce qui concerne non pas
l'applicabilité de la Déclaration canadienne des droits, mais le
genre d'audition justifiée dans les circonstances.
Le requérant prétend que c'est l'effet d'une déci-
sion sur un individu qui détermine l'étendue de
l'obligation d'agir équitablement et il existe, outre
l'arrêt Singh, d'autres décisions appuyant cette
prétention. Dans l'arrêt Cardinal et autre c. Direc-
teur de l'établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643;
63 N.R. 353, le juge Le Dain a dit aux pages 653
et 654 R.C.S.; 358 N.R.:
Cette Cour a confirmé que, à titre de principe général de
common law, une obligation de respecter l'équité dans la
procédure incombe à tout organisme public qui rend des déci-
sions administratives qui ne sont pas de nature législative et qui
touchent les droits, privilèges ou biens d'une personne: Nichol-
son c. Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners
of Police, [1979] 1 R.C.S. 311; Martineau c. Comité de
discipline de l'Institution de Matsqui (N° 2), [1980] 1 R.C.S.
602; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of
Canada, [1980] 2 R.C.S. 735. Dans l'arrêt Martineau (N° 2),
précité, la Cour a jugé que l'obligation de respecter l'équité
dans la procédure s'applique en principe aux procédures disci-
plinaires dans un pénitencier. Bien que la ségrégation adminis
trative se distingue de la ségrégation punitive ou disciplinaire
... l'effet sur le détenu est le même dans les deux cas et est de
nature à donner lieu à une obligation d'agir avec équité.
Le requérant allègue que cette Cour a insisté sur
le même point dans l'affaire Howard c. Établisse-
ment Stony Mountain, [1984] 2 C.F. 642; (1985),
57 N.R. 280 (C.A.), où le juge en chef Thurlow a
dit aux pages 663 C.F.; 292 N.R.:
. il me semble que la question de savoir si oui ou non une
personne a le droit d'être représentée par avocat dépendra des
circonstances de l'espèce, de sa nature, de sa gravité, de sa
complexité, de l'aptitude du détenu lui-même à comprendre la
cause et à présenter sa défense.
Le requérant prétend, par conséquent, que la
conclusion naturelle à tirer est qu'il a droit à une
audience devant le ministre, d'autant plus que la
décision de l'intimé reposait en grande partie sur
son scepticisme face aux protestations d'innocence
du requérant; il est raisonnable de croire que si le
requérant avait pu établir sa crédibilité par ses
explications, le résultat aurait été différent. C'est
sur ce fondement que le requérant demande à la
Cour d'annuler la décision de l'intimé et de ren-
voyer l'affaire à ce dernier afin de permettre au
requérant de lui présenter ses arguments orale-
ment.
Il est incontestable que l'obligation d'agir équi-
tablement exige qu'un individu ne puisse être privé
de sa liberté pour une infraction à moins qu'on ne
lui ait donné l'occasion de réfuter la preuve soule-
vée contre lui. La participation réelle des parties
concernées par le processus décisionnel du gouver-
nement est essentielle si on veut préserver l'inté-
grité de ce processus. L'obligation d'agir équitable-
ment a pour objectif fondamental d'assurer la
participation d'un individu de manière à ce qu'il
puisse porter à l'attention d'un décideur impartial
tout fait ou argument dont celui-ci devrait être
informé pour arriver à une conclusion logique.
Il existe de nombreux cas où, lorsqu'on prend
une décision discrétionnaire comme en l'espèce, il
est souhaitable de fournir à la partie concernée
l'occasion de se faire entendre, mais où le genre de
fonction en cause ne nécessite pas une procédure
de nature judiciaire. Dans de tels cas, la cour ne
devrait pas imposer au décideur l'obligation de
donner à la partie concernée l'occasion de se faire
entendre, bien que l'organisme décisionnel doive
examiner équitablement tous les arguments dont il
est en fait saisi.
En l'espèce, le requérant prétend que la tenue
d'une audience était nécessaire afin de permettre à
l'intimé de déterminer s'il pouvait donner foi à ses
déclarations et pour faire ressortir le caractère
douteux de sa condamnation. Il est toutefois évi-
dent que telle n'était pas la fonction de l'intimé en
exerçant le pouvoir discrétionnaire qui lui est con-
féré par l'Article 6 du Traité. La question de la
culpabilité ou de l'innocence du requérant concer-
nant les crimes pour lesquels il a été condamné aux
États-Unis n'a jamais constitué l'un des points en
litige dans les procédures d'extradition qui ont été
engagées jusqu'à ce jour. Si le requérant souhaitait
faire ressortir le caractère douteux de sa condam-
nation et s'il voulait faire évaluer sa crédibilité en
témoignant en son propre nom, il lui était loisible
de le faire à l'audience portant sur l'extradition,
tenue devant le juge Pinard en août 1985. Il a
choisi de ne pas le faire et il a, en fait, reconnu
qu'on avait établi une preuve prima facie justifiant
son extradition. Par conséquent, l'intimé ne pou-
vait certainement pas ne pas tenir compte de ce
fait ni du fait qu'un procès par jury avait été tenu
aux États-Unis, au terme duquel le requérant avait
été reconnu coupable des infractions dont il avait
été accusé; il ne pouvait non plus instruire à nou-
veau une affaire qui avait été tranchée de la
manière appropriée, selon les règles du système de
justice pénale existant aux États-Unis. Comme l'a
dit G. V. La Forest dans son ouvrage Extradition
To and From Canada, 2e éd., 1977, à la page 23:
[TRADUCTION] En général, comme l'a dit le juge Hagarty dans
Re Burley (1865), 1 C.L.J. 34, la p. 50, «Le traité repose sur
l'hypothèse qu'il incombe à chaque pays de tenir un procès
lorsqu'une infraction est commise à l'intérieur de sa
juridiction.»
Le requérant n'a pas réussi à me convaincre
qu'il existe des motifs justifiant la tenue d'une
audience devant l'intimé. L'avocat du requérant
n'a pas indiqué que ce dernier pouvait ajouter aux
renseignements déjà en la possession de l'intimé
des éléments pertinents qui n'ont pas été fournis
par ses trois avocats lorsqu'ils ont comparu devant
l'intimé et qu'ils ont eu l'occasion de faire valoir le
point de vue du requérant. À mon avis, cette
audience équivalait pratiquement à une audience
en personne devant le ministre. En outre, le requé-
rant a envoyé une lettre manuscrite à l'intimé
avant que ce dernier ne prenne sa décision. Cette
lettre faisait partie des renseignements dont le
ministre avait été saisi avant de prendre sa déci-
sion et les motifs de ce dernier indiquent qu'il a
tenu compte des déclarations faites par le requé-
rant dans ladite lettre.
Le requérant soutient comme deuxième argu
ment que l'intimé n'a pas pris en considération
tous les faits et points en litige pour arriver à sa
décision. Par exemple, il n'est pas fait mention
dans cette décision des lettres des parents du
requérant ni des rapports psychiatriques. Le requé-
rant prétend, par conséquent, que l'intimé n'a
jamais tenu compte de la possibilité ou de l'éven-
tualité de sa réhabilitation, ce qui constitue un
aspect important du présent litige. Il critique la
décision de l'intimé parce que celle-ci comportait
une énumération précise des éléments qui ont été
examinés, ce qui permettait donc de présumer que
l'intimé a considéré les facteurs qui n'y sont pas
mentionnés comme sans importance ou non perti-
nents. Le requérant soutient en outre que, bien que
le ministre intimé ait déclaré dans sa décision qu'il
avait pris acte de sa lettre, il n'y a pas donné foi et
a omis d'en tenir compte parce qu'il ne voulait pas
instruire l'affaire une nouvelle fois.
Dans l'arrêt Nicholson c. Haldimand-Norfolk
Regional Board of Commissioners of Police,
[1979] 1 R.C.S. 311, la Cour suprême du Canada
a insisté sur le fait que l'un des éléments essentiels
de l'obligation d'agir équitablement est la divulga-
tion par un décideur des motifs pour lesquels il a
rendu une décision défavorable. Cette obligation
signifie qu'il faut fournir des motifs adéquats, mais
cela ne règle pas la question de savoir comment on
peut en déterminer la mesure. Si la décision en
cause requiert l'exercice d'un pouvoir discrétion-
naire, les motifs donnés devraient indiquer deux
choses: premièrement, que le décideur a reconnu
qu'il était habilité à faire un choix et deuxième-
ment, quels sont les éléments dont il a tenu compte
en exerçant son pouvoir discrétionnaire. Il faut
toutefois tempérer ces exigences en tenant compte
du fait que l'on imposerait un fardeau injustifiable
à un décideur si on exigeait qu'il fournisse des
motifs élaborés et trop précis. L'obligation de
donner des motifs ne devrait pas être interprétée
comme un moyen d'inciter le tribunal à analyser
ces motifs d'une manière technique.
En l'espèce, le requérant se plaint des motifs
donnés par l'intimé parce qu'ils n'examinaient pas
suffisamment en détail les éléments de preuve. Je
suis cependant convaincu que les motifs du minis-
tre indiquent qu'il a bien compris les points en
litige ainsi que les éléments de preuve pertinents. Il
n'est pas nécessaire que les motifs énumèrent tous
les éléments imaginables qui peuvent avoir
influencé la décision et je ne souscris pas à l'argu-
ment du requérant suivant lequel l'absence de
mention des rapports psychiatriques ou des lettres
des parents du requérant signifie que le ministre ne
les a pas pris en considération. A mon avis, la
décision du ministre constituait une évaluation
juste et adéquate de la situation; elle indiquait
qu'il avait tenu compte des faits pertinents, notam-
ment l'âge du requérant, ses antécédents fami-
liaux, son comportement, son éducation et ses
emplois antérieurs, ainsi que les arguments que le
requérant a lui-même fait valoir dans la lettre qu'il
a adressée à l'intimé, alors qu'il proclamait son
innocence quant aux crimes pour lesquels il a été
reconnu coupable. Par ailleurs, le ministre a égale-
ment tenu compte du fait que le requérant a été
reconnu coupable des infractions pour lesquelles il
avait été condamné par une cour de justice améri-
caine et que le jury avait prononcé la peine capi-
tale après avoir pesé les circonstances aggravantes
et les circonstances atténuantes ainsi que les
recours qui s'offraient au requérant en vertu des
lois de la Pennsylvanie, notamment le pouvoir des
autorités de l'État d'accorder le pardon dans des
cas où la peine capitale est imposée. Le ministre
savait en outre qu'il devait tenir compte de l'inté-
rêt public du Canada. Par conséquent, je suis
convaincu que les motifs donnés par l'intimé lors-
qu'il a rendu sa décision satisfaisaient amplement
aux exigences de l'obligation d'agir équitablement.
Le troisième argument du requérant porte que,
en rendant sa décision, l'intimé s'est laissé influen-
cer par le fait que le requérant n'avait pas témoi-
gné lors de son procès, et que, en accordant de
l'importance à des considérations d'ordre public
comme celle qui consiste à décourager les fugitifs
de chercher refuge au Canada, il a tenu compte de
considérations non pertinentes et illégales qui
devraient amener cette Cour à conclure que l'in-
timé a commis une erreur de droit et à annuler sa
décision.
J'estime que ces arguments ne trouvent aucun
fondement dans la preuve administrée. La décision
du ministre prise en vertu de l'Article 6 du Traité
Canada-É.-U. est une décision administrative com-
portant l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire.
Ledit pouvoir est évidemment toujours assujetti
aux exigences de la justice naturelle et au contrôle
que le judiciaire exercera normalement sur l'exé-
cutif, c'est-à-dire qu'en exerçant ses pouvoirs,
l'exécutif doit agir en se conformant à la loi. Pour
déterminer si l'exécutif a agi ainsi, il faut examiner
la législation pertinente et son étendue ainsi que le
but visé lorsqu'on confère un pouvoir discrétion-
naire au ministre.
Je suis d'accord avec l'intimé pour dire que la
Loi sur l'extradition vise à faire en sorte que les
contrevenants en fuite retournent dans le pays où
l'infraction a été commise. Les procédures d'extra-
dition prévues à cette fin ne sont pas destinées à
déterminer la culpabilité ou l'innocence de l'indi-
vidu concerné. Le ministre n'exerce le pouvoir
discrétionnaire dont il jouit en vertu des disposi
tions du Traité Canada-États-Unis qu'une fois que
les tribunaux ont décidé que l'individu en question
peut être extradé. Les tribunaux ont reconnu que
ce genre de pouvoir discrétionnaire avait une
portée étendue. Dans l'affaire Re Federal Repu
blic of Germany and Rauca (1983), 41 O.R. (2d)
225 (C.A. Ont.), la Cour a statué à la page 241:
[TRADUCTION] Le pouvoir discrétionnaire de l'exécutif cons-
titue depuis plus d'un siècle une condition reconnue et acceptée
dans les traités d'extradition. Les sociétés libres et démocrati-
ques refusent l'extradition pour des «crimes politiques» selon les
définitions qu'elles en donnent. Il faut souligner qu'ici le pou-
voir discrétionnaire joue totalement en faveur du «fugitif». Le
ministre peut accepter l'ordonnance d'extradition rendue par la
cour ou il peut refuser d'y donner suite lorsque le traité accorde
le pouvoir discrétionnaire de renvoyer des ressortissants étran-
gers; seul l'exécutif peut exercer ce pouvoir discrétionnaire qui
constitue une question dont ne peuvent connaître les tribunaux:
Re Galwey, [1896] 1 Q.B. 230 la p. 236; R. v. MacDonald,
Ex p. Strutt (1901), 11 Q.L.J. 85 la p. 90. [C'est moi qui
souligne.]
Cela ne signifie pas que la décision du ministre
ne peut pas faire l'objet d'un contrôle judiciaire,
mais plutôt qu'en l'absence d'une erreur de droit
flagrante quant à la compétence, un tribunal ne
doit pas examiner le bien-fondé d'une décision de
cette nature.
Le ministre mentionne dans ses motifs que,
devant la preuve péremptoire présentée contre lui,
le requérant a décidé de ne pas témoigner lors de
son procès en Pennsylvanie. Rien n'indique toute-
fois que ce fait plus que tout autre a influencé la
décision du ministre ni que la décision de ce der-
nier aurait été différente si le requérant avait
effectivement témoigné. Il s'agissait d'une considé-
ration parmi d'autres et, dans le cas d'une décision
discrétionnaire de cette nature, la Cour excéderait
sa fonction de contrôle judiciaire si elle annulait la
décision du ministre pour cet unique motif.
Compte tenu de ce fait, on ne peut affirmer que le
ministre a commis une erreur de droit si impor-
tante qu'elle justifie l'intervention de la Cour et
qu'elle justifierait l'annulation de la décision du
ministre.
Qui plus est, le ministre n'a pas tenu compte de
considérations illégales en se préoccupant de l'inté-
rêt public du Canada. En reconnaissant que le
gouvernement canadien souhaitait décourager les
fugitifs de chercher refuge au Canada, le ministre
n'a fait rien d'autre qu'énoncer une décision de
principe. Cela ne constitue pas une erreur de droit.
Il serait en fait un peu surprenant si l'on ne tenait
pas compte de considérations d'intérêt public de ce
genre.
Je ne suis pas disposé à discuter du quatrième
argument du requérant suivant lequel la peine
capitale constitue une «peine cruelle et inusitée»
contrevenant à l'article 12 de la Charte canadienne
des droits et libertés. Il faut reconnaître qu'il
s'agit peut-être d'une question sur laquelle les
tribunaux auront à se pencher dans le futur. Mais
les circonstances de l'espèce ne constituent pas
l'occasion appropriée d'un débat sur ce point.
Encore une fois, la Cour excéderait son rôle de
contrôle judiciaire si elle se prononçait dans un
sens ou dans l'autre sur la question de savoir si le
recours à la peine capitale dans l'État de Pennsyl-
vanie constitue une «peine cruelle et inusitée».
Comme je l'ai déjà dit, la décision du ministre en
l'espèce est essentiellement une décision de prin-
cipe et celui-ci a toute discrétion pour décider s'il
faudrait chercher à obtenir des garanties des
États-Unis.
Je suis convaincu que le requérant a bénéficié de
toute l'équité à laquelle il a droit. Il connaissait
bien les arguments soulevés contre lui et on lui a
donné toutes les occasions raisonnables de les réfu-
ter. Il ressort de la décision du ministre que
celui-ci avait été mis au courant de tous les faits
pertinents nécessaires pour qu'il en tire une conclu
sion logique, s'appuyant notamment sur les argu
ments écrits de l'avocat du requérant, la lettre
manuscrite de ce dernier, les rapports psychiatri-
ques, les lettres des parents du requérant, la preuve
administrée lors de l'audience portant sur l'extra-
dition et le rapport du juge Pinard. Il n'existe
aucun motif permettant d'annuler la décision du
ministre et, par conséquent, la demande du requé-
rant est rejetée avec dépens.
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