A-365-86
Amway Corporation (appelante) (défenderesse)
c.
La Reine (intimée) (demanderesse)
RÉPERTORIÉ: CANADA C. AMWAY OF CANADA LTD.
Cour d'appel, juges Heald, Mahoney et Stone—
Montréal, 1, 2, 3, 4 décembre; Ottawa, 18 décem-
bre 1986.
Pratique — Communication de documents et interrogatoire
préalable — Interrogatoire préalable — Habileté et contrai-
gnabilité d'une société accusée d'une infraction prévue à la Loi
sur les douanes à comparaître dans le cadre d'un interroga-
toire préalable — Société témoin — L'action a un caractère
pénal et la société est la personne accusée d'avoir commis
l'infraction — Une société n'est pas habile et ne peut être
contrainte à témoigner puisqu'elle bénéficie de la protection
accordée par la Charte et la Lai sur la preuve au Canada —
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle
465(1)b),(5),(7),(12),(15) — Loi sur la Cour fédérale, S.R.C.
1970 (2e Supp.), chap. 10, art 46(1),(2), 52b) — Loi sur la
preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, art. 2, 4(1).
Douanes et accise — Loi sur les douanes — Pratique —
Société accusée d'avoir commis une infraction prévue à la Loi
sur les douanes — Habileté et contraignabilité à témoigner
dans le cadre d'un interrogatoire préalable — Société témoin
— L'action a un caractère pénal — L'appelante a droit à la
protection prévue à la Charte et à la Loi sur la preuve au
Canada — Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, chap. C-40,
art. 2, 18, 102, 180, 192, 249 (mod. par S.R.C. 1970 (2e Supp.),
chap. 10, art. 64(2)), 252 (mod., idem) — Loi sur la taxe
d'accise, S.R.C. 1970, chap. E-13, art. 58 — Loi sur la preuve
au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, art. 2, 4(1).
Justice criminelle et pénale — Preuve — Société accusée
d'avoir commis une infraction prévue à la Loi sur les douanes
— Peut-elle être contrainte à témoigner dans le cadre d'un
interrogatoire préalable? — L'action a un caractère pénal —
Une société interrogée au préalable est un témoin — Elle a
droit à la protection prévue à la Loi sur la preuve au Canada,
S.R.C. 1970, chap. E-10, art. 4(1).
Droit constitutionnel — Charte des droits — Procédures
criminelles et pénales — Société accusée d'avoir commis une
infraction prévue à la Loi sur les douanes — Contraignabilité
à témoigner dans le cadre d'un interrogatoire préalable — La
protection prévue à l'art. 11c) de la Charte s'applique si elle
n'est pas restreinte »par une règle de droit» — Charte cana-
dienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi
constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le
Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 11c).
L'appelante, une société, est poursuivie en vertu de la Loi sur
les douanes pour avoir manqué de faire la déclaration prescrite
et avoir fait entrer des marchandises illégalement au Canada.
Appel est interjeté d'une ordonnance interlocutoire de la Divi
sion de première instance statuant que l'appelante devra faire
témoigner un de ses dirigeants lors d'un interrogatoire
préalable.
Arrêt: l'appel devrait être accueilli.
Ainsi que l'a conclu le juge de première instance, l'action en
l'espèce, même si elle vise le recouvrement d'une amende dans
le cadre d'une instance civile, est une action de nature pénale
dans laquelle l'appelante est une personne accusée d'une
infraction.
Une société interrogée au préalable est un témoin. À ce titre,
elle peut faire valoir tout droit prévu par la loi qui l'exempte de
l'obligation de témoigner. Elle peut donc bénéficier de l'appli-
cation du paragraphe 4(1) de la Loi sur la preuve au Canada,
selon lequel la personne accusée d'infraction n'est habile à
rendre témoignage que pour la défense, et elle ne peut être
contrainte de témoigner pour la demanderesse dans le cadre
d'une procédure civile. Cette assertion est vraie sous réserve de
toutes dispositions légales contraires.
L'appelante peut, de la même façon, invoquer le droit que lui
confère la Charte de ne pas être contrainte de témoigner à la
condition que ce droit n'ait été restreint par aucune règle de
droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justifi
cation puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et
démocratique. Ces restrictions seraient semblables aux «disposi-
tions légales contraires» prémentionnées. Cependant, contraire-
ment à la conclusion du juge de première instance, le paragra-
phe 249(1) ou l'article 252 de la Loi sur les douanes, non plus
que la Règle 465, ne limitent ce droit. Le juge de première
instance a donc commis une erreur en concluant que la Loi sur
les douanes et les Règles de la Cour faisaient de la requérante
un témoin habile et contraignable malgré l'alinéa 11c) de la
Charte et le paragraphe 4(2) de la Loi sur la preuve au
Canada.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
R. c. Chabot, [1980] 2 R.C.S. 985; R. v. Judge of the
General Sessions of the Peace for the County of York,
Ex p. Corning Glass Works of Canada Ltd. (1971), 3
C.C.C. (2d) 204 (C.A. Ont.); R. c. N.M. Paterson and
Sons Ltd., [1980] 2 R.C.S. 679; Klein v. Bell, [1955]
R.C.S. 309.
AVOCATS:
Guy Du Pont et Marc Noël pour l'appelante
(défenderesse).
Edward R. Sojonky, c.r. et Michael F. Cia-
vaglia pour l'intimée (demanderesse).
PROCUREURS:
Verchère, Noël & Eddy, Montréal, pour l'ap-
pelante (défenderesse).
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimée (demanderesse).
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE MAHONEY: Il s'agit d'un appel inter-
jeté de l'ordonnance interlocutoire de la Division
de première instance [[1987] 1 C.F. 3] portant:
LA COUR ORDONNE que la défenderesse Amway Corporation
fasse témoigner soit Jay VanAndel soit Richard DeVos à
l'interrogatoire préalable une fois la convocation signifiée à ses
procureurs.
Ni VanAndel ni DeVos ne résident au Canada. Un
montant de près de 150 millions de dollars est
réclamé dans la présente action, qui concerne des
transactions survenues entre le 7 janvier et le 6
mai 1977, ainsi que dans des actions similaires
visant des transactions conclues au cours d'autres
périodes.
Dans un jugement antérieur prononcé le 15
septembre 1986 dans l'affaire portant le numéro
de greffe A-915-85, qui mettait aux prises les
mêmes parties et procédait des mêmes actions que
l'espèce, j'ai qualifié les montants dont le recouvre-
ment était sollicité de «droits, taxe de vente, inté-
rêts et marchandises confisquées». La nature de
l'action doit être précisée dans le cadre du présent
appel puisque trois des quatre motifs d'appel sont
fondés sur la prémisse que l'action est de nature
pénale et que l'appelante est, dans le cadre de cette
action, un inculpé.
Tel semble être la conclusion tirée par le juge de
première instance, qui, à la page 17 déclare que:
... les dispositions des articles 180 et 192 de la Loi sur les
douanes concernant la confiscation présumée prévoient l'impo-
sition d'une peine en cas de perpétration d'une infraction et ce,
par le biais d'une procédure civile.
L'intimée s'est appuyée sur le passage suivant de la
page 25 des motifs du juge de première instance
pour prétendre à une qualification toute autre de
l'action visée:
... elles n'exempteraient les défenderesses de l'interrogatoire
préalable qu'en ce qui concerne les confiscations présumées et
non pour ce qui est des droits et des taxes dus.
Il est vrai que, dans le paragraphe 9 de la déclara-
tion, il est allégué que les défendeurs doivent à Sa
Majesté des droits additionnels de 1 299 119,31 $
en vertu de l'article 102 de la Loi sur les douanes,
S.R.C. 1970, chap. C-40. La présente action ne
sollicite toutefois pas de la Cour qu'elle statue sur
cette dette alléguée. Le redressement recherché,
outre les dépens et la conclusion habituelle relative
à [TRADUCTION] «tout redressement supplé-
mentaire», est limité à [TRADUCTION] «une con
fiscation de marchandises d'une valeur de
9 415 706,66 $».
Le juge de première instance a pris sa conclu
sion au terme d'un examen attentif des dispositions
pertinentes de la Loi sur les douanes, de la Loi sur
la taxe d'accise, S.R.C. 1970, chap. E-13, ainsi
que des précédents. Je souscris à la conclusion du
juge de première instance que les dispositions
applicables des articles 180 et 192 de la Loi sur les
douanes*, combinées aux articles 249 [mod. par
S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 64(2)] et
252 [mod., idem], prévoient le recouvrement d'une
amende dans le cadre d'une instance civile ins-
truite devant cette Cour et, en conséquence, que
l'action en l'espèce est de nature pénale. Je sous-
cris également à la démarche suivie par le juge de
première instance pour arriver à de telles
conclusions.
* La Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, chap. C-40.
18. Toute personne ... arrivant au Canada ... doit
b) avant d'en effectuer le déchargement ou d'en disposer
de quelque façon, faire connaître par écrit ... tous les
effets dont elle a la charge ou garde ... de même que les
quantités et les valeurs des effets ... et
c) sur-le-champ répondre véridiquement à telles questions,
relatives aux articles mentionnés dans l'alinéa b), que lui
pose le receveur ou préposé compétent et faire à ce sujet
une déclaration en bonne forme ainsi que l'exige la loi.
180. (1) Lorsque la personne ayant la charge ou garde de
quelque article mentionné à l'alinéa 18b) a omis de se
conformer à l'une des exigences de l'article 18, tous les
articles mentionnés à l'alinéa b) susdit et dont ladite per-
sonne a la charge ou garde, sont acquis légalement et peuvent
être saisis et traités en conséquence.
(2) Si les articles ainsi confisqués ou l'un d'entre eux ne
sont pas trouvés, le propriétaire au moment de l'importation,
et l'importateur et toute autre personne qui a eu de quelque
façon affaire avec l'importation illégale de ces articles sont
passibles d'une amende égale à la valeur des articles ..
192. (1) Si quelqu'un
b) dresse, ou passe ou tente de passer par la douane, une
facture fausse, forgée ou frauduleuse de marchandises de
quelque valeur que ce soit; ou
c) tente, de quelque manière de frauder le revenu en
évitart de payer les droits ou quelque partie des droits sur
des marchandises de quelque valeur que ce soit;
(Suite à la page suivante)
Je suis également d'accord avec le juge de pre-
mière instance pour dire que la défenderesse à la
présente action est un inculpé (a person charged
with an offence). Le terme «charge» (accusation)
n'est pas un terme technique. Le juge Dickson (tel
était alors son titre), énonçant les motifs de la
Cour suprême du Canada dans l'affaire R. c.
Chabot, [1980] 2 R.C.S. 985, la page 1005, a
dit:
Comme l'a fait remarquer la Cour suprême des États-Unis
dans l'arrêt United States v. Patterson ((1893), 150 U.S.R.
65), la p. 68, une accusation criminelle, à proprement parler,
n'existe que lorsqu'une plainte formelle par écrit a été portée
contre l'accusé et que des poursuites ont été entamées. [TRA-
DUCTION] «Selon la loi, une personne est accusée d'un crime
seulement lorsqu'elle doit répondre à cette accusation dans des
procédures légales.»
La déclaration allègue:
[TRADUCTION] 5. Les défenderesses ont fait de fausses déclara-
tions à la douane concernant la juste valeur marchande de
certains effets contrairement aux dispositions des articles 18 et
180 de la Loi sur les douanes.
6. Les défenderesses ont donc présenté à la douane des factures
fausses relativement auxdites marchandises, de sorte qu'ils ont
évité le paiement d'une partie des droits légalement exigibles à
leur égard contrairement aux dispositions de l'article 192(1)b)
de la Loi sur les douanes.
Une action est une procédure judiciaire; les accu
sations relatives aux infractions sont portées dans
la déclaration; l'appelante a été sommée d'y répon-
dre lors de la signification de la déclaration.
Une seconde question doit être élucidée préala-
blement à l'examen des motifs précis sur lesquels
est fondé l'appel: il s'agit de la qualité d'une
société subissant un interrogatoire préalable. Une
telle société constitue-t-elle légalement un témoin
(Suite de la page précédente)
ces marchandises, si elles sont trouvées, sont saisies et confis-
quées, ou, si elles ne sont pas trouvées, mais que la valeur en
ait été constatée, la personne ainsi coupable doit remettre la
valeur établie de ces marchandises, ...
2. (1) Dans la présente loi ou toute autre loi relative aux
douanes,
«valeur» relativement à une amende, à une peine ou à une
confiscation imposée par la présente loi et basée sur la
valeur des marchandises ou articles, signifie la valeur à
l'acquitté de ces marchandises ou articles à la date où a été
commise l'infraction pour laquelle est encourue cette
amende, cette peine ou cette confiscation;
La Loi sur la taxe d'accise, S.R.C. 1970, chap. E-13.
58. Lorsqu'une taxe d'accise est exigible en vertu de la
présente loi, lors de l'importation de tout article au Canada,
la Loi sur les douanes s'applique de la même façon et dans la
même mesure que si cette taxe était exigible en vertu du
Tarif des douanes.
même si elle s'exprime obligatoirement par l'inter-
médiaire d'une personne qui la représente? En
l'absence d'un précédent portant directement sur
ce point, l'on est porté à croire qu'il a générale-
ment été tenu pour acquis que la réponse à cette
question devait être positive. Il est certain que si
les sociétés n'avaient pas joui des mêmes droits que
ceux des personnes physiques en ce qui regarde
l'auto-incrimination lors d'un interrogatoire préa-
lable, il existerait de la jurisprudence sur ce sujet.
L'interrogatoire préalable projeté se déroule
sous le régime général de la Règle 465(1)b)
[Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663].
Règle 465. (1) Aux fins de la présente Règle, on peut procéder
à l'interrogatoire préalable d'une partie, tel que ci-après prévu
dans cette Règle,
b) si la partie est une corporation ou un corps ou autre
groupe de personnes autorisé à ester en justice, soit en son
propre nom soit au nom d'un membre de sa direction ou
d'une autre personne, en interrogeant un membre de la
direction ou autre membre de cette corporation ou de ce
groupe,
et dans cette Règle, une partie qui est interrogée au préalable
ou qui doit être interrogée au préalable est parfois désignée
comme «la partie qui est interrogée au préalable» ou «la partie
qui doit être interrogée au préalable» selon le cas et l'individu
qui est ou, qui doit être interrogé, est parfois désigné comme
«l'individu qui est interrogé» ou «l'individu qui doit être inter-
rogé» selon le cas.
(15) A un interrogatoire préalable autre qu'un interrogatoire
en vertu de l'alinéa (5), l'individu qui est interrogé doit répon-
dre à toute question sur tout fait que la partie interrogée au
préalable connaît ou a les moyens de connaître et qui peut soit
démontrer ou tendre à démontrer ou réfuter ou tendre à réfuter
une allégation de fait non admis dans une plaidoirie à la cause
de la partie qui est interrogée au préalable ou de la partie qui
procède à l'interrogatoire.
Même si c'est l'«individu qui est interrogé», la
corporation est la «partie qui est interrogée au
préalable». L'interrogatoire au préalable a deux
objets: vérifier les faits sur lesquels la partie qui est
interrogée au préalable fonde ses conclusions, et
obtenir de cette dernière des aveux sur des ques
tions de faits pouvant être utilisés en preuve contre
elle. Sauf lorsqu'il y a application de la Règle
465(5)—et ce n'est pas le cas en l'espèce—l'indi-
vidu qui est interrogé doit obtenir et fournir des
réponses extérieures au champ de ses connaissan-
ces personnelles mais faisant partie de celui de la
partie qui est interrogée au préalable. De telles
réponses ne sont aucunement le témoignage per
sonnel de l'individu qui est interrogé; bien que
constituant du ouï-dire, elles sont cependant le
témoignage de la partie qui est interrogée au préa-
lable, c'est-à-dire la corporation.
L'arrêt R. v. Judge of the General Sessions of
the Peace for the County of York, Ex p. Corning
Glass Works of Canada Ltd. (1971), 3 C.C.C.
(2d) 204 (C.A. Ont.), et l'arrêt R. c. N.M. Pater-
son and Sons Ltd., [ 1980] 2 R.C.S. 679 avaient
tous deux trait à la contraignabilité des dirigeants
de sociétés à témoigner lors des procès auxquels
ces sociétés sont parties et ne tranchaient pas les
questions relatives aux interrogatoires préalables
de dirigeants de société. Dans la première de ces
décisions, le juge d'appel Arnup, a, au nom de la
Cour d'appel de l'Ontario, fait une distinction
entre la situation d'un dirigeant cité comme
témoin lors d'un procès et celle d'un dirigeant
interrogé au préalable à titre de représentant de sa
société. Aux pages 208 et 209, il dit:
[TRADUCTION] À mon avis, il y a des différences fondamen-
tales entre le témoignage rendu au cours d'un interrogatoire
préalable par une personne qu'une compagnie délègue à cette
fin et le témoignage rendu à l'audience par un témoin qui est un
dirigeant ou un employé de cette compagnie. À l'interrogatoire
préalable le témoin parle pour ainsi dire pour la compagnie.
Dès 1902, on l'a décrit comme le «porte-parole» de la compa-
gnie: Morrison v. Grand Trunk R. Co. (1902), 5 O.L.R. 38, 2
C.R.C. 398. Ce mot a été adopté, à l'égard d'un préposé de la
compagnie, par le juge Roach dans Fisher v. Pain et al., [1938]
O.W.N. 74, la p. 76, [1938] 2 D.L.R. 753n. Comme l'a fait
remarquer le juge Grant, si ce témoin ne connaît pas la réponse
à une question pertinente, il doit s'informer auprès d'autres
employés de la compagnie ou par une recherche dans les
archives de la compagnie. Réciproquement, on ne peut l'inter-
roger que sur les questions dont il a eu connaissance en qualité
de dirigeant de la compagnie. On ne peut rien lui demander sur
ce qu'il a appris à un autre titre: Fisher v. Pain, précité.
À l'audience, on ne demande pas au témoin assigné pour
rendre témoignage, qui s'avère être préposé, dirigeant ou même
président et actionnaire majoritaire d'une compagnie accusée,
de parler «pour» la compagnie. Il n'est pas son «porte-parole». Il
est requis de témoigner sur tous les faits pertinents qu'il
connaît, qu'il les ait appris soit au cours de son emploi ou de son
mandat, soit dans des circonstances tout à fait étrangères à la
compagnie. Sa situation n'est pas différente de celle d'un
témoin qui a été seul responsable des affaires de la compagnie
pendant de nombreuses années, mais qui a pris sa retraite avant
que l'accusation ne soit portée contre elle. Tous deux doivent
dire ce qu'ils savent, pourvu que ce soit pertinent et admissible.
Tous deux ont droit à la protection offerte à tout témoin, en
particulier, à la protection contre l'auto-incrimination que l'on
trouve à la fois dans la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C.
1952, chap. 307, et la Evidence Act de l'Ontario, R.S.O. 1960,
chap. 125.
À l'audience, la compagnie n'est pas un témoin. Elle n'est pas
dans une situation où elle «s'auto-incrimine» parce qu'un de ses
gérants rend un témoignage qui lui est défavorable.
À mon avis, les décisions portant sur l'obligation d'une
compagnie de produire les documents qui peuvent tendre à
l'incriminer doivent également être distinguées. C'est la compa-
gnie qui doit présenter ces documents, non le dirigeant qui prête
serment relativement à l'affidavit lors de leur production. Là
encore, ce dirigeant est seulement le «porte-parole», la personne
qui, de la part de la compagnie et en son nom, prononce la
déclaration faite par écrit.
Dans l'arrêt R. c. Paterson, à la page 691, le juge
Chouinard a dit au nom de la Cour suprême du
Canada:
Enfin, je crois que le juge Arnup dans l'arrêt Corning Glass,
précité, a établi une distinction fort à propos entre le témoi-
gnage rendu au cours de l'interrogatoire préalable par une
personne représentant une compagnie et le témoignage rendu à
l'audience par un employé ou dirigeant de cette compagnie.
Bien que, à strictement parler, ni le juge Arnup ni
la Cour suprême ne traitassent des circonstances
de l'espèce, leurs remarques incidentes m'apparais-
sent des plus appropriées.
En ce qui a trait à la possibilité de contraindre
les membres de la direction d'une société à se
présenter à l'interrogatoire préalable, le juge de
première instance, à la page 38, après avoir exa-
miné les arrêts Corning Glass et Paterson, a
conclu que:
... le refus en l'espèce d'ordonner aux membres de la direction
des sociétés de se présenter à l'interrogatoire préalable aurait
pour seul effet de repousser leur témoignage jusqu'au procès.
Avec déférence, je suis incapable de concilier cette
conclusion et ces décisions. Je les aurais interpré-
tées comme permettant de distinguer plutôt que de
confondre la nature du témoignage d'un membre
de la direction d'une société à titre de témoin cité
lors du procès de sa compagnie et le témoignage
rendu à titre de porte-parole de cette société dans
le cadre d'un interrogatoire préalable.
À mon avis, la société elle-même est le témoin
lorsqu'elle est la partie qui est interrogée au préa-
lable. À ce titre, elle peut faire valoir tout droit
prévu par la loi qui l'exempte de l'obligation de
témoigner, et invoquer la protection contre l'auto-
incrimination lorsqu'elle témoigne, que ce soit sous
la contrainte ou autrement: voir Klein v. Bell,
[1955] R.C.S. 309, la page 315.
Les conclusions tirées par le juge de première
instance étaient, dans l'ordre suivant lequel elles
seront traitées dans le présent appel, les suivantes:
1. L'appelante constituait un témoin contraignable en vertu des
articles 249 et 252 de la Loi sur les douanes ainsi que des
Règles de la Cour.
2. L'appelante était justifiée d'invoquer le droit visé à l'alinéa
11c) de la Charte canadienne des droits et libertés, mais ce
droit avait été légalement restreint conformément à l'article 1
de la Charte.
3. Le privilège issu de la common law qui aurait protégé
l'appelante contre l'auto-incrimination dans une action con-
cluant à une amende ou à une confiscation avait été aboli par
l'article 5 de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970,
chap. E-10.
L'appelante a exposé ses trois premiers motifs
d'appel de la manière suivante:
[TRADUCTION] 1. le jugement dont il est interjeté appel oblige
l'appelante à témoigner pour le compte de l'intimée alors
que, en vertu de l'article 4 de la Loi sur la preuve au
Canada, l'appelante n'est point habile—et ne peut donc être
contrainte—à rendre témoignage pour l'intimée dans le cadre
de cette action.
2.1e jugement dont il est interjeté appel oblige l'appelante à
rendre témoignage pour l'intimée alors que l'alinéa 11c) de la
Charte canadienne des droits et libertés confère à l'appelante
le droit—non limité en vertu de l'article 1 de la Charte—de
ne pas être contraint de témoigner dans le cadre de cette
action;
3.1e jugement dont il est interjeté appel oblige l'appelante à
communiquer certains documents à la partie adverse avant le
procès alors que l'appelante, à titre de défenderesse à une
action constituant une poursuite pénale, a le droit de ne point
communiquer de documents à l'intimée avant le procès;
Examinons le premier motif d'appel. L'article 2
ainsi que le paragraphe 4(1) de la Loi sur la
preuve au Canada sont pertinents à cet égard.
2. La présente Partie s'applique à toutes les procédures
criminelles et à toutes les procédures civiles, ainsi qu'à toutes
les autres matières de la compétence du Parlement du Canada.
4. (1) Toute personne accusée d'infraction, ainsi que, sauf
dispositions contraires du présent article, la femme ou le mari,
selon le cas, de la personne accusée, sont habiles à rendre
témoignage pour la défense, que la personne ainsi accusée le
soit seule ou conjointement avec quelque autre personne.
Le juge de première instance n'a aucunement men-
tionné l'article 4 dans ses longs motifs. Je présume
que cet argument ne lui a pas été soumis.
Selon la common law, une partie à une pour-
suite n'était point habile à témoigner (voir The
Laws of England, Halsbury, First Edition, 1910,
Butterworth & Co., London, paragraphe 777, note
de bas de page (r)). L'habileté des parties à témoi-
gner dépend de la loi applicable. Le paragraphe
4(1) de la Loi sur la preuve au Canada, qui, en
vertu de l'article 2 de cette Loi, s'applique à la
présente instance, rend toute personne accusée
d'infraction habile à rendre témoignage pour la
défense. L'ordonnance attaquée a pour effet de
contraindre la personne accusée à rendre témoi-
gnage pour la demanderesse. La personne accusée
d'infraction n'est habile à rendre témoignage que
pour la défense; en conséquence, cette personne ne
peut davantage être contrainte de témoigner pour
la demanderesse dans le cadre d'une procédure
civile qu'elle ne pourrait être contrainte de témoi-
gner pour la poursuite dans le cadre d'une procé-
dure criminelle.
Ce qui précède est évidemment énoncé sous
réserve de toutes dispositions légales contraires.
Comme on invoque ces mêmes dispositions pour
écarter l'application de l'alinéa 11c) de la Charte
[Charte canadienne des droits et libertés, qui cons-
titue la Partie I de la Loi constitutionnelle de
1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982,
chap. 11 (R.-U.)], il conviendra que nous en trai-
tions ultérieurement.
La Charte porte:
11. Tout inculpé a le droit:
c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même
dans toute poursuite intentée contre lui pour l'infraction
qu'on lui reproche;
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les
droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être res-
treints que par une règle de droit, dans des limites qui soient
raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le
cadre d'une société libre et démocratique.
Le juge de première instance, à la page 34, a
conclu:
... l'alinéa 1l c) s'applique aux procédures engagées devant la
Cour fédérale, du moins en ce qui concerne la «confiscation
présumée».
J'ai déjà fait connaître mon désaccord avec la
conclusion que l'objet de la poursuite est autre que
la confiscation présumée. Cette question mise à
part, je souscris à la conclusion du juge de pre-
mière instance et aux motifs qui l'appuient. A la
page 33, elle a fait une observation qui vaut d'être
mise en évidence.
Je ne peux admettre que le droit de la Couronne de choisir la
procédure qu'elle suivra devrait déterminer les droits constitu-
tionnels du défendeur.
Moi non plus.
La question qu'il convient à présent de trancher
est celle de savoir si le droit constitutionnel conféré
à l'appelante par l'alinéa 11c) a été restreint de
quelque manière par une règle de droit. Si tel est le
cas seulement, peut-on alors se demander si une
telle restriction est raisonnable et si sa justification
peut se démontrer dans le cadre d'une société libre
et démocratique. À mon avis, précisément la même
question permettra de déterminer si l'application
du paragraphe 4(1) de la Loi sur la preuve au
Canada a été écartée de façon à rendre l'appelante
habile à témoigner et, en conséquence, susceptible
d'être contrainte de témoigner dans l'instance.
Le juge de première instance, à la page 35, a
conclu:
Premièrement, la limite apportée au droit de ne pas être
contraint de témoigner constitue manifestement «une règle de
droit» si on lit l'article 252 de la Loi sur les douanes en
corrélation avec les dispositions de la Loi sur la Cour fédérale
et les Règles, en particulier la Règle 465.
Ses autres motifs, s'ils concernent cette question,
ont trait aux autres examens exigés par l'article 1
de la Charte.
Les dispositions de la Loi sur les douanes qui
intéressent la question posée sont le paragraphe
249(1) et l'article 252. Le titre «procédure», qui
précède immédiatement l'article 249, s'applique
également à l'article 252.
PROCÉDURE
249. (1) Outre tout autre recours prévu par la présente loi ou
par la loi et même s'il est prescrit que le contrevenant est ou
devient passible d'une amende ou confiscation après déclaration
sommaire de culpabilité, toutes les amendes et les confiscations
encourues sous le régime de la présente loi ou de toute autre loi
relative aux douanes, au commerce ou à la navigation, ainsi que
tous les frais de poursuite, peuvent être poursuivis, obtenus en
justice et recouvrés, devant la Cour fédérale du Canada ou
devant toute cour supérieure qui a juridiction dans la province
du Canada où la cause de la poursuite a pris naissance, ou dans
laquelle le défendeur a été assigné.
252. Toute poursuite ou action devant la Cour fédérale du
Canada, ou devant une cour supérieure ou cour compétente,
pour le recouvrement de toute amende ou l'opération de toute
confiscation, imposées par la présente loi ou par toute autre loi
relative aux douanes, au commerce ou à la navigation, peut être
commencée, poursuivie et continuée conformément à toutes
règles de pratique, générales ou spéciales, établies par la cour
pour les poursuites de la Couronne en matière de revenu, ou
conformément à la pratique et à la procédure ordinaires de la
cour dans les causes civiles, en tant que cette pratique et cette
procédure sont applicables, et, lorsqu'elles ne le sont pas,
conformément aux ordres de la cour ou d'un juge.
J'ai déjà cité la Règle 465(1)b). Je ne crois pas
que d'autres dispositions de cette longue Règle
doivent être citées pour les fins présentes. La Règle
465 a été adoptée sous l'autorité générale conférée
par le paragraphe 46(1) de la Loi sur la Cour
fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10. Aucun
des sujets mentionnés explicitement aux alinéas
46(1)a) à i) inclusivement n'est pertinent au pré-
sent examen.
46. (1) Sous réserve de l'approbation du gouverneur en
conseil, et, en outre, du paragraphe (4), les juges de la Cour
peuvent, quand il y a lieu, établir des règles et ordonnances
générales qui ne sont incompatibles ni avec la présente loi ni
avec aucune autre loi du Parlement du Canada,
a) pour réglementer la pratique et la procédure à la Division
de première instance et à la Cour d'appel, et notamment,
sans restreindre la portée générale de ce qui précède, établir
(2) Les règles et ordonnances établies en vertu du présent
article peuvent couvrir des questions de pratique et de procé-
dure ou autres, soulevées lors de procédures faites en vertu
d'une loi, qui ne sont pas prévues dans cette loi ou toute autre
loi, et qu'il est jugé nécessaire de réglementer pour permettre
de bien appliquer ladite loi et de mieux en réaliser les objets.
Si j'ai reproduit le paragraphe 46(2), c'est unique-
ment parce qu'il me semble compléter la disposi
tion de l'article 252 de la Loi sur les douanes
voulant qu'une action visant l'opération d'une con
fiscation puisse être instruite conformément aux
règles d'application générales de la cour compé-
tente.
Rien dans le paragraphe 249(1) ou dans l'article
252 de la Loi sur les douanes ne m'apparaît
limiter expressément le droit constitutionnel
garanti par l'alinéa 11 c) de la Charte ou restrein-
dre, soit expressément, soit par voie d'interpréta-
tion nécessaire, l'application du paragraphe 4(1)
de la Loi sur la preuve au Canada aux parties
ayant qualité de défenderesses dans des actions
intentées devant la Cour fédérale sous l'autorité du
paragraphe 249(1). Seule une interprétation de la
Règle 465 voulant que celle-ci impose une telle
limite permettrait de conclure à son existence.
Cette Règle est indubitablement une règle de
droit.
Je ne crois pas que, interprétée correctement, la
Règle 465 vise soit à rendre habile à témoigner une
personne qui ne le serait pas, soit à rendre contrai-
gnable un témoin non contraignable. Il ne servirait
à rien d'élaborer longuement sur ce sujet puisque
cette Règle, dans la mesure où elle viserait l'un ou
l'autre de ces résultats, outrepasserait le pouvoir de
réglementation conféré par le paragraphe 46(1) de
la Loi sur la Cour fédérale, paragraphe qui, selon
ses termes mêmes, prévoit l'invalidité de toute
règle qui serait incompatible avec le paragraphe
4(1) de la Loi sur la preuve au Canada. Il faudrait
que le Parlement exprime pour le moins explicite-
ment son intention de déléguer le pouvoir de res-
treindre un droit garanti par la constitution en
établissant des règles qui régissent la pratique et la
procédure, avant que j'envisage même de donner
effet à de telles règles.
J'estime que le juge de première instance a
commis une erreur en concluant que la Loi sur les
douanes et les Règles de la Cour restreignent le
droit constitutionnel de l'appelante de ne pas être
contrainte de témoigner contre elle-même dans
toute poursuite intentée contre elle pour l'infrac-
tion qu'on lui reproche, droit qui est prévu à
l'alinéa 11c) de la Charte. Je suis également d'avis
que, en raison du paragraphe 4(1) de la Loi sur la
preuve au Canada, l'appelante n'est pas habile à
rendre témoignage dans le cadre de ces procédures
et, en conséquence, n'est pas un témoin contrai-
gnable pour les fins de l'interrogatoire préalable.
En conséquence, je suis d'avis que l'examen du
troisième motif d'appel ne servirait aucune fin
utile. L'appelante ne peut être contrainte à rendre
témoignage; il serait donc vain de conjecturer sur
les privilèges qu'elle peut détenir à l'encontre de
l'auto-incrimination comme si elle était contrai-
gnable.
Bien qu'il ne soit pas non plus nécessaire de
traiter du quatrième motif d'appel, je crois souhai-
table d'en parler brièvement. Ce motif, qui n'a
aucun rapport avec les autres, repose sur le fait
qu'aucun des individus nommés dans l'ordonnance
ne réside au Canada. L'appelante a exposé ce
motif de la façon suivante:
[TRADUCTION] ... même si l'appelante pouvait être contrainte
à se soumettre à un interrogatoire préalable, le jugement porté
en appel délègue à l'interrogateur le pouvoir de fixer le «lieu» de
l'interrogatoire, ce pouvoir devant être exercé par la Cour
lorsque la personne qui doit être interrogée se trouve hors du
ressort de la Cour comme c'est le cas des membres de la
direction nommés en l'espèce.
La Règle 465(12) porte:
Règle 46S... .
(12) Lorsqu'un individu qui doit être interrogé au préalable
est hors du ressort de la Cour, temporairement ou d'une façon
permanente, la Cour pourra ordonner, ou les parties pourront
convenir, que l'interrogatoire préalable soit tenu à un endroit,
et de telle manière, qui sera considérée comme juste et
convenable.
À mon avis, il est clair que, dans les circonstances,
le juge de première instance n'était pas habilité à
déléguer, dans les faits, à l'examinateur, à qui la
Règle 465(7) confère le pouvoir d'émettre une
convocation, la responsabilité de choisir le lieu de
l'interrogatoire. Bien que la Cour ne soit pas tenue
de régler les détails relatifs au temps et au lieu de
l'interrogatoire, si l'individu devant être interrogé
ne se trouve pas au Canada, la Cour doit à tout le
moins, en l'absence d'une entente des parties à ce
sujet, déterminer si l'interrogatoire doit être mené
au Canada et, s'il ne le doit pas, désigner le ressort
dans lequel il doit avoir lieu.
J'accueillerais l'appel en l'espèce avec dépens,
j'annulerais l'ordonnance de la Division de pre-
mière instance précitée et, conformément à l'alinéa
52b) de la Loi sur la Cour fédérale, je rejetterais
la demande déposée devant la Division de première
instance avec dépens.
LE JUGE HEALD: Je souscris à ces motifs.
LE JUGE STONE: Je souscris à ces motifs.
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