T-2354-85
Jean-Louis Lévesque (demandeur)
c.
Procureur général du Canada, Solliciteur général
du Canada et Directeur de l'Institut Leclerc
(défendeurs)
et
Président directeur général des élections du
Québec
et
Commission des droits de la personne du Québec
et
Société québécoise de droit international
et
Fédération internationale des droits de l'homme
(mis-en-cause)
RÉPERTORIÉ: LÉVESQUE c. CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)
Division de première instance, juge Rouleau—
Montréal, 26 novembre; Ottawa, 26 novembre
1985.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits démo-
cratiques — Droit de vote — Droit du détenu incarcéré dans
un pénitencier fédéral de voter à des élections générales pro-
vinciales — La restriction apportée au droit de vote garanti au
détenu par la constitution ne constitue pas une limite raison-
nable qui peut se justifier dans le cadre d'une société libre et
démocratique — Des raisons administratives ou de sécurité ne
justifient pas la restriction — Suivant les art. 24, 32 et 52 de
la Charte, la Couronne ou un préposé de la Couronne peuvent
faire l'objet d'un mandamus — Charte canadienne des droits
et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle
de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11
(R.-U.), art. 1, 3, 24, 32, 52 — Loi électorale, L.Q. 1979, chap.
56 — Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
CTS 1976/47.
Élections — Droit d'un détenu incarcéré dans un pénitencier
situé au Québec de voter à des élections générales au Québec
— Toutes les tentatives antérieures (accord administratif
action en justice, présentation de l'affaire au Comité des droits
de l'homme des Nations-Unies) pour permettre aux détenus
des pénitenciers fédéraux d'exercer leur droit de vote ont
échoué — Le retrait du droit de vote à un détenu ne constitue
pas une limite raisonnable dont la justification peut se démon-
trer dans le cadre d'une société libre et démocratique —
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie
I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982
sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 3, 24, 32, 52 —
Loi électorale, L.Q. 1979, chap. 56 — Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, CTS 1976/47.
Contrôle judiciaire — Brefs de prérogative — Mandamus
— Les autorités doivent prendre les mesures nécessaires pour
permettre au détenu incarcéré dans le pénitencier de voter aux
élections provinciales — Suivant la règle de common law
applicable, ni la Couronne ni les fonctionnaires ne peuvent
faire l'objet d'un mandamus — Cette règle est maintenant
renversée par la Charte canadienne des droits et libertés, qui
constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
art. 32 et 52.
Pénitenciers — Détenu incarcéré dans un pénitencier fédéral
situé au Québec — Il cherche à obtenir une déclaration portant
qu'il a le droit de voter aux élections générales provinciales et
un mandamus enjoignant aux autorités concernées de lui
faciliter l'exercice de ce droit — Des raisons administratives
ou de sécurité ne constituent pas une justification pour empê-
cher le détenu de voter — Les solliciteurs généraux n'ont pas
donné suite aux initiatives du Directeur général des élections
du Québec — Mandamus accordé.
Pratique — Parties — Intervention — Matière constitution-
nelle — Critères applicables — Intervention refusée en raison
de l'urgence de rendre une décision et du fait que les argu
ments de la mise-en-cause sont amplement repris par le
demandeur.
Le demandeur, qui est incarcéré dans un pénitencier fédéral
situé au Québec, voulait voter lors des élections générales
québécoises de 1985. À cette fin, il a demandé une déclaration
portant qu'il avait le droit de voter à ces élections générales et à
toute autre élection provinciale subséquente. Il a aussi cherché
à obtenir un bref de mandamus enjoignant aux défendeurs de
prendre les mesures nécessaires et appropriées afin de respecter
ce droit.
Jugement: le demandeur a droit à un jugement déclaratoire
reconnaissant son droit de voter et à un mandamus enjoignant
aux défendeurs de prendre les mesures nécessaires pour en
permettre l'exercice.
La Cour rejette la requête préliminaire lui demandant de
permettre l'intervention de l'une des mises-en-cause car, même
si en matière constitutionnelle, comme c'est le cas en l'espèce,
la permission d'intervenir est normalement accordée plus facile-
ment, il était urgent qu'une décision soit rendue dans les plus
brefs délais; de plus, les arguments de la mise-en-cause sont
amplement repris par le demandeur.
Il est évident que le droit de vote garanti au demandeur par
l'article 3 de la Charte a été violé. Il a été statué dans Gould c.
Procureur général du Canada que des motifs administratifs ou
de sécurité ne peuvent servir de justification pour empêcher les
détenus d'exercer leur droit de vote. L'incarcération n'entraîne
pas nécessairement la perte de ce droit. Bref, l'incarcération
dans un pénitencier fédéral ne constitue pas à l'égard du droit
de vote une limite raisonnable qui peut se justifier dans le cadre
d'une société libre et démocratique.
Pour ce qui est du mandamus, l'article 3 de la Charte
reconnaît implicitement, quant à l'exercice du droit de vote, que
l'administration fédérale a un devoir public précis; de plus,
l'article 24 habilite la Cour à émettre un bref de mandamus. Et
même si suivant la common law ni la Couronne ni un préposé
de la Couronne agissant exclusivement à ce titre ne peuvent
faire l'objet d'un mandamus, l'adoption des articles 32 et 52 de
la Charte a bouleversé le droit existant sur cette question.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Gould c. Procureur général du Canada, [1984] 1 C.F.
1119 (1`e inst.); Minister of Finance of British Columbia
v. The King, [1935] R.C.S. 278; Federal Republic of
Germany v. Rauca (1982), 38 O.R. (2d) 705 (H.C.).
DÉCISION EXAMINÉE:
Procureur général du Canada c. Gould, [1984] 1 C.F.
1133 (C.A.).
AVOCATS:
Renée Millette, Daniel Turp, Irwin Cotler
pour le demandeur.
Annie Côté, Stephen Barry pour les défen-
deurs.
Lucie Nadeau pour la Commission des droits
de la personne du Québec.
PROCUREURS:
Renée Millette, Montréal, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour
les défendeurs.
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE ROULEAU: Avant d'entrer dans le vif
du sujet, j'aimerais disposer d'une requête prélimi-
naire du demandeur pour permettre l'intervention
de l'une des mises-en-cause, soit la Commission
des droits de la personne du Québec.
La jurisprudence a dégagé un certain nombre de
critères dont il faut tenir compte dans l'apprécia-
tion d'une telle requête. J'en retiens quatre:
1) La mise-en-cause est-elle directement tou-
chée par l'issue du procès?
2) La position de la mise-en-cause est-elle adé-
quatement défendue par l'une ou l'autre des
parties au litige?
3) L'intérêt de la justice sera-t-il mieux servi
par l'intervention de la mise-en-cause?
4) La Cour peut-elle, sans l'intervention de la
mise-en-cause, instruire et juger au mérite
l'affaire?
Bien sûr, il n'y a pas de cloison étanche entre ces
différents critères; c'est l'ensemble des réponses à
ces questions qui déterminera l'opportunité d'une
telle intervention. Dans l'ensemble, les réponses à
ces questions ne paraissent pas ici favoriser l'inter-
vention de la mise-en-cause, ce pourquoi j'ai rejeté
la requête en intervention. Je ne suis pas sans
savoir cependant qu'on ne peut pas comparer une
intervention en matière constitutionnelle avec, par
exemple, une intervention en matière d'impôt, ou
de brevet d'invention. Dans le contexte de la pre-
mière, on pourrait peut-être plus facilement con-
tourner les conditions imposées par la jurispru
dence. Sauf que l'urgence de rendre ici une
décision dans les plus brefs délais et le fait que les
arguments de la mise-en-cause sont amplement
repris par le demandeur dans sa déclaration me
forcent à rejeter la requête.
Le demandeur demande ce qui suit:
A) une déclaration à l'effet qu'il a droit de voter aux élections
générales provinciales devant avoir lieu le 2 décembre 1985 et à
toute autre élection provinciale subséquente;
B) une déclaration à l'effet que les défendeurs ont le devoir et
l'obligation, en leur capacité respective, de respecter et de faire
respecter la Loi électorale du Québec et plus particulièrement
les dispositions prévues aux articles 203 et 217 inclusivement,
concernant le DROIT et L'EXERCICE DU DROIT DE VOTE DES
DÉTENUS, et, conséquemment, de prendre les mesures nécessai-
res et appropriées afin d'honorer le droit et l'exercice du droit
de vote des détenus;
C) afin de rendre exécutoires les conclusions A et B, ÉMETTRE
UN BREF DE MANDAMUS avec les ordres suivants:
1) Ordonner au directeur de l'Institut Leclerc:
a) de dresser la liste des détenus de cet établissement qui
sont électeurs, tel que le prévoit l'article 204 de la Loi
électorale du Québec;
b) de demander à chaque détenu s'il désire être inscrit sur
la liste électorale et vérifier auprès de lui l'exactitude des
renseignements qui le concernent, tel que prévu par l'arti-
cle 204 de la Loi électorale du Québec;
c) de transmettre cette liste électorale au directeur général
des élections du Québec au plus tard le seizième jour
précédant celui du scrutin, tel que prévu par l'article 204
de la Loi électorale du Québec;
d) de s'entendre, dans les plus brefs délais, avec le direc-
teur général des élections du Québec sur une procédure et
un processus utiles, afin d'établir une mécanique précise et
sécuritaire concernant le vote des détenus, de la nature du
protocole élaboré par le directeur général des élections du
Québec et que ce dernier tente depuis 6 ans de soumettre
aux défendeurs, produit comme étant la pièce G de l'affi-
davit de JEAN-LOUIS LEVESQUE, tel que le prévoit l'article
217 de la Loi électorale du Québec;
2) Ordonnant au Solliciteur général du Canada de donner,
dans les plus brefs délais, les directives appropriées aux
directeurs des établissements concernés ainsi qu'à toutes
autres personnes employées, et travaillant au Service cana-
dien des pénitenciers, afin de permettre au Mis-en-cause, le
Directeur général des élections du Québec et/ou à ses repré-
sentants autorisés, de faire ce qui est requis par la Loi
électorale du Québec pour que les personnes détenues dans
les institutions pénitentiaires fédérales puissent voter, de la
nature de celles prévues dans le protocole d'entente préparé
par le Directeur général des élections du Québec, produit au
soutien des présentes procédures comme étant la pièce G de
l'affidavit de JEAN-LOUIS LEVESQUE, tel que le prévoit l'arti-
cle 217 de la Loi électorale du Québec;
3) tout autre ordre qui s'avérera nécessaire à l'exécution d'un
éventuel jugement favorable sur les conclusions A et B;
D) tout autre remède que cette honorable Cour jugera juste.
FAITS:
Le demandeur qui est présentement incarcéré
dans un pénitencier fédéral situé sur le territoire de
la province de Québec voudrait voter lors des
prochaines élections générales québécoises qui
auront lieu le 2 décembre 1985. J'ouvre ici une
parenthèse pour rappeler l'historique derrière la
présente action en jugement déclaratoire.
Il faut dire d'abord que dès le printemps 1980,
le Directeur général des élections du Québec avait
contacté à maintes reprises le solliciteur général de
l'époque ainsi que ses différents successeurs (cf.
l'affidavit de Paul-René Lavoie déposé avec la
présente action) dans le but d'en arriver à un
accord administratif qui permettrait aux détenus
des institutions fédérales de voter lors des élections
générales provinciales de 1981. Les trois sollici-
teurs qui se sont succédés à ce poste durant cette
période ont refusé de donner suite aux initiatives
du Directeur général des élections du Québec ou
les ont carrément ignorées. D'ailleurs, je remarque
que cinq années se sont écoulées depuis la
demande du Directeur général des élections du
Québec et qu'à ce jour rien n'a été fait.
En mars 1981 soit quelque temps avant la tenue
du scrutin, le présent demandeur et deux autres
détenus avaient tenté d'obtenir une injonction
interlocutoire ordonnant au solliciteur général de
ne pas les empêcher d'exercer leur droit de vote et
de donner aux autorités pénitentiaires des ordres
en ce sens. Cette requête a été rejetée par le juge
Marceau de la Cour fédérale du Canada parce
qu'entre autres les demandeurs n'avaient pas
exercé le bon recours. Le 10 décembre 1981, les
demandeurs d'alors adressaient une communica-
tion au Comité des droits de l'homme des Nations-
Unies et y ont porté plainte en vertu du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques,
CTS 1976/47. Le Comité des droits de l'homme
des Nations-Unies a renversé sa première décision
sur la recevabilité de la communication et décidait
que la communication était irrecevable pour le
motif que les demandeurs n'avaient pas épuisé les
recours internes disponibles et que les demandeurs
pouvaient s'adresser à la Cour fédérale pour tenter
d'obtenir un jugement déclaratoire. Cette décision
du Comité leur a été communiquée au mois d'avril
1985. C'est le 13 novembre 1985 que le présent
demandeur a institué la présente action en juge-
ment déclaratoire. Voilà pour le rappel du film des
événements.
Je remarque que la présente déclaration amen-
dée reprend les mêmes allégués que celle qui a été
présentée au juge Marceau en 1981, sauf pour les
redressements demandés et l'inclusion d'un allégué
relatif à l'article 3 de la Charte canadienne des
droits et libertés' qui garantit à tout citoyen du
Canada le droit de vote à toute élection législative
fédérale et provinciale. Je traiterai donc de la
question de savoir si l'article 3 de ladite Charte a
été violé par les défendeurs et, si nécessaire, de la
portée juridique des obligations internationales du
Canada sur le droit interne et particulièrement sur
la Charte.
LE DROIT:
L'article 3 de la Charte dispose que: ,
3. Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux
élections législatives fédérales ou provinciales.
Il incombe au demandeur de prouver la violation
de ce droit. Ce dernier soumet que son incarcéra-
tion dans une institution fédérale l'empêche préci-
sément d'exercer le droit qui lui est reconnu par la
Charte et la Loi électorale du Québec (L.Q. 1979,
chap. 56). Il ajoute qu'il a par ailleurs toutes les
qualités requises pour voter selon la loi québécoise.
Bref, il est d'avis que le refus opposé par le défen-
deur est en contradiction avec l'esprit et la lettre
de la Charte canadienne des droits et libertés. De
prime abord, il est manifeste que sa demande est
' qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.).
bien fondée et doit être accordée. Il reste à voir si
une restriction peut être imposée à l'exercice de ce
droit.
Cette restriction découlerait de l'article 1 de la
Charte qui prévoit que:
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les
droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être res-
treints que par une règle de droit, dans des limites qui soient
raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le
cadre d'une société libre et démocratique.
Contrairement à la Constitution américaine, les
droits et libertés garantis par la Charte ne sont pas
absolus. C'est-à-dire qu'ils peuvent être restreints
dans un contexte bien précis. C'est l'effet de l'arti-
cle 1 de la Charte. Il ne fait aucun doute qu'il
incombe à celui ou celle qui désire faire valoir une
règle de droite qui limite les droits et libertés
garantis par la Charte de prouver non seulement
son caractère raisonnable, mais aussi sa justifica
tion dans le cadre d'une société libre et
démocratique.
La Couronne doit à cet égard prouver que le
législateur par sa «règle de droit» poursuit un but
légitime ou agit dans l'intérêt du bien commun en
retirant le droit de vote aux détenus.
L'argument suivant lequel on ne peut accorder
le droit de vote aux détenus pour des raisons
administratives ou de sécurité ne peut en l'espèce
empêcher selon moi l'exercice d'un droit constitu-
tionnellement reconnu. J'endosse à ce propos l'opi-
nion de madame la juge Reed qui, dans Gould c.
Procureur général du Canada', [1984] 1 C.F.
1119 (l'e inst.), à la page 1125, a déclaré:
On peut difficilement accepter que des motifs de sécurité
puissent servir de justification pour empêcher les détenus
d'exercer leur droit de vote. Le fait que d'autres gouverne-
2 Pour la signification du terme «règle de droit», je renvoie les
parties à la décision Federal Republic of Germany v. Rauca
(1982), 38 O.R. (2d) 705 (H.C.) où le juge en chef Evans dit à
la page 716:
[TRADUCTION] L'expression «règle de droit» (prescribed
by law) exige que la limite soit énoncée dans une règle de
droit sous forme positive et non par simple implication.
Normalement, la règle de droit comportant une telle limite
figurera dans un texte législatif bien qu'il soit possible qu'elle
figure dans un règlement ou qu'elle revête la forme d'une
règle de common law.
3 Par ailleurs infirmée par la Cour d'appel fédérale, mais
pour d'autres motifs; cf. [1984] 1 C.F. 1133.
ments, celui du Québec par exemple, soient à même d'assurer
l'exercice de ce droit démontre que ce n'est pas impraticable,
que ce soit du point de vue de l'administration ou de la sécurité.
Si l'argument de sécurité ne peut être retenu,
peut-on cependant soutenir avec succès que l'incar-
cération entraîne nécessairement par voie de con-
séquence la perte de certains droits dont celui de
voter. Encore une fois, je ne peux faire mieux que
de partager l'avis de madame la juge Reed qui,
toujours dans Gould (supra), a disposé de cet
argument de la façon suivante (à la page 1126):
... je ne crois pas que le fait que certains des droits d'un détenu
doivent nécessairement être restreints (par exemple, la liberté
d'association, d'expression, le droit d'être candidat à une élec-
tion) justifie qu'on lui interdise tous les droits. (C'est moi qui
souligne.)
J'ajouterais que le droit de vote est la pierre
angulaire de toute démocratie qui se respecte.
Alors de toute évidence, c'est un droit qui à mon
avis peut difficilement être limité ou restreint si ce
n'est dans le contexte bien précis de l'article 1 de
la Charte.
Les défendeurs n'ont pas réussi à prouver que
l'incarcération du demandeur dans une prison
fédérale constitue à l'égard du droit de vote, con-
féré par l'article 3 de la Charte, une limite raison-
nable qui puisse se justifier dans le contexte d'une
société libre et démocratique. Les défendeurs se
sont bornés à plaider l'inapplicabilité des traités et
conventions internationaux en droit interne cana-
dien et l'inopposabilité de la loi électorale du
Québec à l'administration fédérale. Malheureuse-
ment pour les défendeurs, ce ne sont pas les traités
internationaux ni la loi électorale du Québec qui
sont la source du droit de vote ici, mais la Charte
canadienne des droits et libertés.
Vu cette conclusion, je n'ai plus à traiter des
autres questions soulevées lors des débats pour
mettre fin au litige. C'est dommage pour le procu-
reur du demandeur qui a éloquemment plaidé le
volet des obligations internationales du Canada en
relation avec le droit interne canadien. Je ne peux
que lui dire que ce n'est que partie remise.
Je serais donc d'avis d'accorder en l'espèce au
demandeur un jugement déclaratoire dans les
termes suivants:
Le demandeur a droit à une déclaration portant
qu'il a le droit de voter aux élections générales
provinciales devant avoir lieu le 2 décembre
1985 et à toute autre élection provinciale subsé-
quente et ce, tant qu'il sera détenu.
Je suis conscient que ce jugement déclaratoire
pourrait rester sans effet s'il n'est pas assorti de
certaines modalités pour le rendre exécutoire.
À cet effet se pose la question de savoir si un
bref de mandamus peut, tel que demandé, être
émis contre les défendeurs les enjoignant de mettre
en oeuvre un mécanisme administratif qui permet-
trait au demandeur de voter lors des élections
provinciales. Si je ne peux pas émettre de manda-
mus, puis-je alors accorder tout autre «réparation
que [ce] tribunal estime convenable et juste eu
égard aux circonstances» tel que le prévoit l'article
24 de la Charte:
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation
des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente
charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la
réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard
aux circonstances.
C'est bien connu, le bref de mandamus ne peut
être émis que pour assurer l'exécution d'un devoir
public dans l'exercice duquel le demandeur a un
intérêt légal suffisant. Or, peut-on prétendre
comme l'ont fait les défendeurs que l'article 3 de la
Charte n'imposerait, dans le présent contexte
d'une élection provinciale, aucune obligation d'agir
ou aucun devoir public précis à l'administration
fédérale. Je suis plutôt d'opinion qu'un tel devoir
est implicitement reconnu dans le texte déclaratif
de droit qu'est l'article 3 de la Charte. En effet, il
serait illusoire de garantir l'existence d'un droit si
on ne pouvait pas en garantir également l'exercice.
C'est bien beau d'avoir le droit de vote, mais on
doit pouvoir l'exercer sinon la Charte resterait
lettre morte. Reste maintenant à prescrire en l'es-
pèce l'exercice de ce droit de vote.
Comme l'a fait remarquer le juge en chef Thur -
low, dissident dans Procureur général du Canada
c. Gould, [1984] 1 C.F. 1133 (C.A.), à la page
1138:
Il me semble que lorsque c'est nécessaire, la Cour doit être
prête à innover afin d'imaginer des procédures et des moyens,
non encore employés jusqu'à maintenant, pour faire respecter
les droits garantis par la Charte.
Bien que ces remarques ouvrent la porte à toute
une panoplie de redressements «non encore
employés», j'estime de toute manière que l'article
24 est libellé de façon à ce que je puisse émettre un
bref de mandamus. Puis-je cependant l'émettre
contre la Couronne ou contre un ministre de la
Couronne agissant en sa qualité de représentant de
la Couronne?
La position traditionnelle de la common law est
ainsi exprimée par de Smith°:
[TRADUCTION] ... ni la Couronne ni les préposés de la Cou-
ronne agissant exclusivement à ce titre ne peuvent faire l'objet
d'un mandamus.
D'ailleurs la Cour suprême du Canada a claire-
ment établi l'application de ce principe dans notre
tradition juridique. Je renvoie les parties à l'arrêt
Minister of Finance of British Columbia v. The
King, [1935] R.C.S. 278 et plus particulièrement
aux propos du juge Davis à la page 285:
[TRADUCTION] ... il ne fait aucun doute qu'un mandamus ne
peut être accordé contre la Couronne ou l'un de ses préposés
agissant en sa simple qualité de préposé.
Est-ce que la Charte canadienne des droits et
libertés modifie cette position traditionnelle? Je
réponds oui; la Charte a non seulement modifié le
droit existant mais l'a également bouleversé. Ainsi,
depuis l'adoption de la Charte et plus particulière-
ment à cause des articles 32 et 52 de la Charte, il
ne fait plus de doute maintenant que la Couronne
est assujettie aux dispositions de la Charte au
même titre que tout autre administré. Les articles
32 et 52 se lisent comme suit:
32. (1) La présente charte s'applique:
a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous
les domaines relevant du Parlement ...
52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du
Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de
toute autre règle de droit.
Si la Charte canadienne des droits et libertés,
qui fait partie de la Constitution du Canada, est la
loi suprême du pays, nul ne peut y échapper, pas
même la Couronne ni un ministre agissant en sa
qualité de représentant de la Couronne. Par voie
de conséquence, la Couronne ou un de ses repré-
sentants ne peut a fortiori se réfugier derrière
toute sorte d'exceptions déclinatoires ou règles
d'immunité issues de la common law pour ne pas
mettre la Charte en pratique. Un bref de manda-
4 Judicial Review of Administrative Action, 4° éd., Stevens,
Londres, 1980, à la page 541.
mus doit donc être émis pour enjoindre aux défen-
deurs en l'espèce de permettre aux autorités pro-
vinciales, c'est-à-dire au Directeur général des
élections du Québec, de dresser au sein du péniten-
cier la liste des détenus ayant les qualités requises
pour voter selon la loi québécoise et d'établir sur
place un bureau de vote avec un scrutateur nommé
par le Directeur général et un représentant de
chacun des partis politiques siégeant à l'Assemblée
nationale du Québec, afin de donner la chance aux
détenus d'exercer leur droit de vote au scrutin
provincial du 2 décembre 1985.
J'accorderais les frais et les dépens au deman-
deur s'il les exige.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.