T-1311-84
Dyckerhoff & Widmann Aktiengesellschaft et
Dywidag Systems International, Canada Ltd.
(demanderesses)
c.
Advanced Construction Enterprises, Inc., ACE -
Stronghold et Horst K. Aschenbroich (défendeurs)
Division de première instance, juge Walsh—
Toronto, 15 novembre; Ottawa, 28 novembre
1985.
Brevets — Contrefaçon — Requête en injonction interlocu-
toire interdisant la contrefaçon de brevet — Complicité de
contrefaçon — Les défendeurs vendent des pièces devant être
utilisées dans la méthode indiquée dans les brevets — Ils
conseillent leurs acheteurs sur l'emploi des méthodes — Si les
défendeurs ont encouragé une contrefaçon, il n'est pas néces-
saire que le fournisseur ait été en rapport direct avec le
consommateur en état de contrefaçon — Requête accueillie —
Loi sur les brevets, S.R.C. 1970, chap. P-4, art. 36, 47.
Brevets — Contrefaçon — Requête en injonction interlocu-
toire interdisant la contrefaçon de brevet — Balance des
inconvénients — Les deux parties font face à des pertes
considérables — La demanderesse s'est engagée à déposer une
caution de 1 000 000 $ si une injonction interlocutoire est
accordée — Il est douteux que toute somme à laquelle les
défendeurs seraient tenus par jugement puisse être perçue —
La balance des inconvénients et le préjudice irréparable ne sont
pas la même chose — Lorsque la Cour est convaincue que la
demanderesse ne pourrait recouvrer les dommages intérêts
auxquels elle a droit, même si en principe des dommages-inté-
rêts pourraient constituer une indemnisation adéquate, le pré-
judice se révélera irréparable.
Jugement: Il y a lieu de décerner une injonction
interlocutoire.
Les défendeurs soutiennent que le simple fait de vendre des
pièces à utiliser dans la méthode indiquée par le brevet ne
constitue pas une contrefaçon, puisqu'ils n'appliquent pas eux-
mêmes la méthode. Selon eux, ce serait les utilisateurs qui sont
les contrefacteurs. Les défendeurs ont conseillé des acheteurs
éventuels sur l'emploi des méthodes en cause, ce qui constitue,
selon les demanderesses, une contrefaçon de leurs brevets rela-
tifs à des méthodes. Les demanderesses font valoir qu'il s'agit là
d'une complicité de contrefaçon. Dans l'affaire Procter &
Gamble Co. c. Bristol-Myers Canada Ltd. (1978), 39 C.P.R.
(2d) 145 (C.F. 1r inst.), il a été statué que si la défenderesse a
encouragé une contrefaçon, il n'est pas nécessaire que le four-
nisseur ait été en rapport direct avec le consommateur en état
de contrefaçon.
Pour ce qui est de la balance des inconvénients, les deux
parties font face à des pertes considérables. La défenderesse
ACE prétend qu'elle pourrait subir des pertes dépassant
900 000 $ par an. Les demanderesses se sont engagées à dépo-
ser une caution de 1 000 000 $ si une injonction interlocutoire
est accordée. Les défendeurs n'ont fait aucune offre semblable,
et il semble peu probable que toute somme à laquelle ils
seraient tenus par jugement puisse être perçue. La balance des
inconvénients et le préjudice irréparable ne sont pas la même
chose. Dans l'affaire Bulman (The) Group Ltd. c. Alpha One -
Write Systems B.C. Ltd. et al. (1980), 54 C.P.R. (2d) 171
(C.F. 1"° inst.), le juge Addy a statué que lorsque, en principe,
des dommages-intérêts pourraient constituer une indemnisation
adéquate mais que, à cause des faits de l'espèce, la Cour est
convaincue que la demanderesse ne pourrait recouvrer les
dommages-intérêts auxquels elle a droit, le préjudice se révélera
irréparable. Dans Apple Corps Ltd. v. Lingasong Ltd., [1977]
F.S.R. 345 (Ch.D.), Sir Robert Megarry a néanmoins rejeté la
conclusion selon laquelle chaque fois que des demandeurs riches
réclament une injonction interlocutoire contre des défendeurs
disposant de maigres ressources, la balance des inconvénients
favorise l'octroi de l'injonction. Il a effectivement admis qu'il
existe des cas où les moyens du défendeur constituent un
facteur pertinent lorsqu'il s'agit de déterminer s'il y a lieu
d'accorder une injonction.
De plus en plus, de petites sociétés véreuses cherchent à
violer impunément les droits de propriété intellectuelle d'autrui
pour se retirer tout simplement des affaires lorsque leurs activi-
tés font l'objet d'une injonction. La possibilité de recouvrer les
dommages-intérêts accordés par un jugement est une sérieuse
considération, et la Cour ne devrait pas se montrer trop compa-
tissante envers le défendeur impécunieux qui porte atteinte,
allègue-t-on, aux droits de propriété intellectuelle d'un titulaire
disposant d'amples moyens.
Chaque cas est un cas d'espèce. Il convient de considérer que
les dommages-intérêts accordés par un jugement sur le fond ne
seraient pas susceptibles d'être recouvrés par les demanderes-
ses, et que celles-ci se sont engagées à déposer une caution afin
d'assurer aux défendeurs le recouvrement de tous les domma-
ges-intérêts qui pourraient leur être adjugés.
Les défendeurs s'appuient sur l'arrêt Cutter Ltd. c. Baxter
Travenol Laboratories of Canada, Ltd. et autres (1980), 47
C.P.R. (2d) 53 (C.F. Appel), pour faire valoir que les tribu-
naux sont peu disposés à accorder des injonctions interlocutoi-
res dans les affaires de contrefaçon de brevet. Cette pratique
repose sur la condition que le défendeur soit en mesure de payer
les dommages-intérêts alloués.
JURISPRUDENCE
DECISIONS APPLIQUÉES:
Procter & Gamble Co. c. Bristol-Myers Canada Ltd.
(1978), 39 C.P.R. (2d) 145 (C.F. 1" inst.); Bulman (The)
Group Ltd. c. Alpha One -Write Systems B.C. Ltd. et
autre (1980), 54 C.P.R. (2d) 171 (C.F. 1"° inst.); ici
Americas Inc. c. Ireco Canada Inc., jugement en date du
23 octobre 1985, Cour fédérale, Division de première
instance, T-2560-84, encore inédit.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Cutter Ltd. c. Baxter Travenol Laboratories of Canada
et autres (1980), 47 C.P.R. (2d) 53 (C.F. Appel).
DECISIONS EXAMINÉES:
Apple Corps Ltd. v. Lingasong Ltd., [1977] F.S.R. 345
(Ch.D.); The Boot Tree Limited v. Robinson, [1984]
F.S.R. 545 (Ch.D.); Procter & Gamble Company c.
Nabisco Brands Ltd., [1984] 2 C.F. 475; 82 C.P.R. (2d)
224 (1te inst.); American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd.,
[1975] A.C. 396 (H.L.).
DÉCISIONS CITÉES:
Saunders et autre c. Airglide Deflectors Ltd. et autres
(1980), 50 C.P.R. (2d) 6 (C.F. 1r inst.); Slater Steel
Industries Ltd. et al. v. R. Payer Co. Ltd. (1968), 55
C.P.R. 61 (C. de I'E).
AVOCATS:
Donald F. Sim, c.r. et John N. Allport pour
les demanderesses.
Serge Anissimoff et Peter F. Kappel pour les
défendeurs.
PROCUREURS:
Sim, Hughes, Toronto, pour les demanderes-
ses.
MacBeth & Johnson, Toronto, pour les
défendeurs.
NOTE DE L ARRÉTISTE
L'arrêtiste a choisi ce jugement parce qu'on y
examine la question de «complicité de contrefa-
con» et le fait que la balance des inconvénients et
le préjudice irréparable ne sont pas exactement la
même chose. Sont particulièrement intéressantes
les remarques du juge sur le problème actuel et
général créé par des sociétés véreuses qui por
tent atteinte à des droits de propriété intellectuel-
le—souvent avec des marchandises importées—
et qui se retirent des affaires lorsqu'une injonction
est obtenue contre elles. Les faits de l'affaire sont
retranchés dans la publication de ce jugement.
ll s'agit d'une requête en injonction interdisant
de contrefaire un brevet portant sur une barre de
tension utilisée dans des projets de construction
en béton armé. Il est également sollicité une
injonction interdisant de faire le commerce de
composantes ou de renseignements techniques
et de savoir-faire concernant des méthodes de
fabrication des ancrages précontraints pour assu-
rer la traction dans le sol. Une action en violation
du droit d'auteur sur des dessins s'est terminée
par un engagement.
Les défendeurs reconnaissent avoir offert de
vendre des barres à haute adhérence, mais ils
contestent la validité du brevet des demanderes-
ses en invoquant l'état antérieur de la technique
et l'inobservation de l'article 36 de la Loi sur les
brevets [S.R.C. 1970, chap. P-4]. En demande
reconventionnelle, les défendeurs sollicitent des
dommages-intérêts, notamment des dommages-
intérêts punitifs, invoquant les déclarations faus-
ses et trompeuses des demanderesses tendant à
discréditer leurs marchandises ou services.
La Cour a été saisie d'un affidavit portant que
les défendeurs, en faisant une soumission pour
les travaux de la passe Rogers des Chemins de
fer CP, avaient offert de fournir des matériaux,
des renseignements techniques et du savoir-faire
qui nécessiteraient l'emploi des méthodes décri-
tes dans la revendication 1, et qui entraîneraient
la production d'un pieu décrit dans la revendica-
tion 4 du brevet des demanderesses. On a témoi-
gné en outre que les offres de prix des défen-
deurs sont déraisonnablement basses, que leurs
barres fabriquées en Allemagne sont de qualité
inférieure, que le défendeur Aschenbroich
manque de ressources financières importantes,
occupe de petits locaux dans un centre industriel
et n'a presque aucun personnel. On a laissé
entendre qu'aucun des défendeurs n'aurait les
moyens de payer les dommages-intérêts alloués
par un jugement. Les activités des défendeurs
vont, dit-on; causer aux demanderesses un préju-
dice grave et irréparable, non seulement en
raison de la perte de contrats, mais aussi en
raison des travaux pour lesquels une soumission
à bas prix a été faite pour faire face à cette
concurrence.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE WALSH: L'un des arguments invoqués
par les défendeurs est que, pour ce qui est du
brevet 1073688 en matière d'ancrage, qui porte sur
une méthode seulement et ne se rapporte pas aux
constituants du massif d'ancrage ni sur le massif
d'ancrage lui-même, le simple fait de vendre des
pièces à utiliser dans la méthode indiquée par le
brevet ne constitue pas une contrefaçon puisqu'ils
n'appliquent pas eux-mêmes la méthode. Ils ne
font que fournir la barre Allthread (dans l'éven-
tualité oû il y aurait contrefaçon, celle-ci viserait le
brevet 886847) et des pièces connexes, et ils ne
sont pas des entrepreneurs s'occupant d'installer
des barres d'armature ou des produits connexes, et
n'appliquent pas les méthodes revendiquées dans le
brevet sur l'ancrage. Ce serait donc les utilisateurs
qui sont les contrefacteurs (voir Saunders et autre
c. Airglide Deflectors Ltd. et autres (1980), 50
C.P.R. (2d) 6 (C.F. l re inst.), à la page 28). Voir
également Procter & Gamble Co. c. Bristol-Myers
Canada Ltd. (1978), 39 C.P.R. (2d) 145 (C.F. I re
inst.), où le juge Addy s'est exprimé en ces termes
à la page 165:
Il n'y a aucune preuve à l'effet que la défenderesse aurait
elle-même utilisé son produit conformément aux méthodes
décrites aux revendications. Par contre, il est évident que la
demanderesse n'a accordé aucune licence d'utilisation du pro-
duit de la défenderesse, soit expressément, soit tacitement, aux
membres du grand public qui l'ont utilisé.
Toutefois, il semblerait que les défendeurs aient,
ainsi qu'il ressort des paragraphes 26 33 du
premier affidavit d'Aschenbroich, fait des proposi
tions à des acheteurs éventuels et les aient conseil-
lés sur l'emploi des méthodes en cause, ce qui
constitue, selon les demanderesses, une contrefa-
çon de leurs brevets relatifs à des méthodes. Les
demanderesses font valoir qu'il s'agit là d'une
[TRADUCTION] «complicité de contrefaçon» dont le
président Jackett (tel était alors son titre) a lon-
guement discuté dans l'affaire Slater Steel Indus
tries Ltd. et al. v. R. Payer Co. Ltd. (1968), 55
C.P.R. 61 (C. de l'É.).
Dans l'affaire Procter & Gamble (précitée), le
juge Addy se livre à cette analyse à la page 166:
En l'espèce, la défenderesse, non seulement par le mode
d'emploi qui figure sur les emballages de Fleecy, mais encore
par sa publicité télévisée, invite et encourage le public à violer
les revendications de méthode contenues dans le brevet. En
parlant des tactiques de commercialisation des industries de
savon et d'adoucisseur pour la lessive, les témoins ont qualifié
[TRADUCTION] «d'éducation» du grand public, la publicité télé-
visée intensive ainsi que toute autre publicité par la voie des
média.
Il tire cette conclusion à la page 167:
Il est difficile de nier que la présente défenderesse a, pour son
propre profit et de façon systématique, aidé et incité le public à
violer les revendications de méthode détenues par la demande-
resse et, en conséquence, qu'elle est une partie à chacune des
violations commises par les usagers. Si la défenderesse a encou-
ragé ou provoqué une contrefaçon, je pense qu'il n'est pas
nécessaire dans ce cas que le fournisseur ait été en rapport
direct avec le consommateur en état de contrefaçon ...
À ce stade des procédures, les brevets des
demanderesses doivent être considérés, en vertu de
l'article 47 de la Loi sur les brevets, comme étant
prima facie valides. De plus, il ne saurait être
rendu une décision définitive à l'égard des alléga-
tions de contrefaçon de ces brevets par les activités
des défendeurs ni à l'égard de la question de savoir
si celles-ci constituent effectivement une contrefa-
çon. Une telle décision pourrait bien exiger une
preuve d'expert à l'audience. Je conclus toutefois
que les demanderesses ont établi une apparence de
droit suffisante et que les défendeurs ont au moins
un moyen de défense soutenable. On a fait savoir
qu'un litige semblable entre les sociétés mères a
actuellement lieu aux États-Unis relativement à
des brevets américains. Par conséquent, il est
maintenant nécessaire d'examiner la question de la
balance des inconvénients.
Pour ce qui est de la question de la balance des
inconvénients, il ne fait pas de doute que les deux
parties vont subir des pertes considérables si, d'une
part, la défenderesse est autorisée à continuer de
rivaliser avec les demanderesses en contrefaisant
leurs brevets, ou, d'autre part, s'il lui est interdit
de le faire au moyen d'une injonction interlocu-
toire, mais que, plus tard, elle a gain de cause pour
ses moyens de défense au fond. Cela pourra pren-
dre quelque temps avant que l'affaire puisse être
jugée. Entretemps, le défendeur Aschenbroich sera
pratiquement exclu des activités commerciales si
une injonction est accordée. C'est fréquemment le
sort réservé à un contrefacteur. Les montants en
cause dans ces contrats de construction sont très
considérables. L'engagement de verser à la partie
qui a gain de cause des dommages-intérêts qui
peuvent en fin de compte être adjugés est dénué de
sens si la partie qui donne cet engagement est
incapable, financièrement, de le respecter en ver-
sant la somme allouée. Il semblerait que la défen-
deresse ACE ne possède aucun actif au Canada, à
l'exception, probablement, d'un petit stock de
barres d'armature dans un entrepôt de Vancouver,
et que les moyens dont dispose M. Aschenbroich,
ainsi qu'il l'admet dans son affidavit, soient relati-
vement modestes. Il dit avoir dépensé plus de
150 000 $ pour l'expansion du marché au nom
d'ACE depuis qu'il a commencé à la représenter en
novembre 1983, et qu'ACE a dépensé la même
somme aux États-Unis pour l'aider à promouvoir
le marché canadien. D'après lui, s'ils sont exclus
du marché à ce moment critique en raison de
l'octroi d'une injonction interlocutoire, un troi-
sième concurrent dont le nom est Williams, et qui
a actuellement un seul contrat, deviendrait le con
current principal des demanderesses au Canada.
Dans ce qui semble une prévision exagérée, il laisse
entendre que, à supposer que la valeur annuelle du
marché éventuel canadien s'élève à 8 000 000 $,
ACE pourrait s'approprier 50 % de ce marché, soit
des ventes totalisant 4 000 000 $, et que si une
marge bénéficiaire de 23 % est considérée comme
un chiffre raisonnable, elle pourrait subir des
pertes dépassant 900 000 $ par an, une somme
dont les demanderesses ne pourraient pas l'indem-
niser. Les demanderesses ont réfuté cet argument
en s'engageant à déposer une caution de
1 000 000 $ dans un délai de 20 jours après le
prononcé du jugement si une injonction interlocu-
toire est accordée, pour indemniser les défendeurs
de tout préjudice qui pourrait découler de l'octroi
d'une injonction au cas où les défendeurs auraient
en fin de compte gain de cause dans leur action sur
le fond. Les défendeurs n'ont fait aucune offre
semblable et, comme il a été indiqué, il semble peu
probable que toute somme à laquelle ils seraient
tenus par jugement puisse être perçue. La défende-
resse Advanced Construction Enterprises Inc. est
peut-être une société américaine importante, mais
il est douteux qu'elle soit disposée à financer large-
ment le défendeur Aschenbroich pour l'aider à
soutenir la vente de ses produits au Canada. En
fait, il existe clairement des indices contraires.
Pour ce qui est des procureurs inscrits au dossier,
le cabinet représentant les défendeurs dans les
présentes procédures a demandé et obtenu l'autori-
sation de la Cour de se retirer du dossier parce que
ses honoraires n'avaient pas été payés et qu'il
n'avait pas reçu d'instructions en ce qui concerne
la présente requête en injonction interlocutoire. Le
défendeur Aschenbroich, bien qu'on lui ait payé
ses frais de déplacement, n'a pas comparu, semble-
t-il sur avis de l'avocat américain de la défende-
resse ACE, à un interrogatoire préalable prévu
concernant le bien-fondé des procédures, ce qui a
donné lieu à la radiation de la défense des défen-
deurs. Les conséquences de ce fait ont été discutées
dans une autre requête accueillie sur consente-
ment.
Les défendeurs indiquent à bon droit que la
balance des inconvénients et le préjudice irrépara-
ble ne sont pas exactement la même chose. Toute-
fois, dans l'arrêt Bulman (The) Group Ltd. c.
Alpha One -Write Systems B.C. Ltd. et autre
(1980), 54 C.P.R. (2d) 171 (C.F. i re inst.), le juge
Addy se livre à cette analyse à la page 173:
De toute façon, mise à part la balance des inconvénients, je
pense que la situation financière de la défenderesse peut fort
bien être examinée en un état antérieur, alors que l'on décide de
la question du dommage irréparable. Un dommage est habi-
tuellement considéré comme irréparable lorsque, en raison de
sa nature propre, accorder des dommages-intérêts ne pourrait
réellement ni efficacement indemniser la victime. Mais comme
c'est le dommage causé à la demanderesse de l'espèce qui est
examiné, même si en principe des dommages-intérêts pour-
raient normalement constituer une indemnisation adéquate,
lorsque, à cause des faits particuliers de l'espèce, la Cour est
convaincue que la demanderesse n'obtiendra jamais réellement
les dommages-intérêts auxquels elle a droit, dans la mesure où
cet individu est concerné, on peut dire que le dommage se
révélera en fait irréparable quoique en principe, en théorie, il
puisse l'être.
Les défendeurs indiquent néanmoins que le vice-
chancelier Sir Robert Megarry a exprimé l'avis
contraire dans l'arrêt Apple Corps Ltd. v. Linga-
song Ltd., [ 1977] F.S.R. 345 (Ch.D.), où il fait
cette remarque, à la page 351:
[TRADUCTION] À l'audition, on a parlé, bien que peu, de la
balance des inconvénients. A cet égard, je ne dispose pas de
beaucoup de documents. M. Scott insiste principalement sur le
fait que la société défenderesse est une société de 100 £ dont le
capital versé est de 2 E. En conséquence, il y a lieu, dit-il,
d'accorder l'injonction, puisqu'il est peu probable que la société
défenderesse puisse verser des dommages-intérêts, alors que les
demandeurs seraient à même d'honorer leur engagement quant
aux dommages-intérêts. A mon avis, cet argument semble
conduire à la conclusion que chaque fois que des demandeurs
riches réclament une injonction interlocutoire contre des défen-
deurs disposant de maigres ressources, la balance des inconvé-
nients favorise l'octroi de l'injonction. Je rejetterais une telle
conclusion. J'admets qu'il existe des cas où les moyens du
défendeur constituent un facteur pertinent lorsqu'il s'agit de
déterminer s'il y a lieu d'accorder une injonction; je ne pense
cependant pas que l'expression «balance des inconvénients»
puisse jamais permettre aux nantis d'obtenir des injonctions
interlocutoires contre des défendeurs ayant des moyens modes-
tes simplement en faisant état de la disparité financière entre
eux.
Dans une autre décision, The Boot Tree Limited v.
Robinson, [ 1984] F.S.R. 545 (Ch.D.), à la page
552, le juge Nourse dit ceci:
[TRADUCTION] M. Nathan a alors fait valoir qu'il n'y avait pas
de preuve que le défendeur aurait les moyens de payer les
dommages-intérêts qui pourraient être obtenus à l'audience.
Cela est vrai, mais la preuve contraire fait défaut. Il n'est
peut-être pas clair à qui incombe le fardeau de la preuve à cet
égard lorsqu'il s'agit d'un particulier, par opposition à une
société, mais même si j'étais fondé à présumer que le défendeur
n'aurait pas les moyens de payer les dommages-intérêts, je ne
pense pas qu'il s'agisse là d'un facteur décisif en l'espèce.
La multiplicité des actions, devant cette Cour ou
devant d'autres tribunaux, en contrefaçon de
brevet, de marque de commerce et en violation de
droit d'auteur, porte à croire que de petites socié-
tés véreuses ou des particuliers cherchent de plus
en plus à violer impunément les droits de propriété
intellectuelle d'autrui, très souvent avec des mar-
chandises importées, pour se retirer tout simple-
ment des affaires lorsque leurs activités font l'objet
d'une injonction, après avoir causé aux titulaires
des droits protégés un préjudice grave dont le
montant est totalement irrécouvrable. Je ne veux
pas dire par là que les défendeurs se livrent à de
telles opérations ou ne sont pas de bonne réputa-
tion; je ne fais qu'insister sur le fait que la possibi-
lité de recouvrer des dommages-intérêts est une
sérieuse considération, et qu'on ne devrait pas se
laisser emporter par la sympathie pour un défen-
deur impécunieux qui porte atteinte, allègue-t-on,
aux droits de propriété intellectuelle d'un titulaire
disposant d'amples moyens.
Chaque cas est un cas d'espèce et, en l'espèce,
j'ai déjà dit que tout porte à croire que les domma-
ges-intérêts accordés par un jugement sur le fond
ne seraient pas susceptibles d'être recouvrés par les
demanderesses; ainsi donc, bien que la perte que
leur infligerait la poursuite des activités de contre-
façon des défendeurs, si tel est le cas, puisse proba-
blement être réparée au moyen de dommages-inté-
rêts, qu'il serait certainement difficile de calculer,
je juge approprié de tenir compte de ce facteur
comme l'a fait le juge Addy dans l'affaire Procter
& Gamble. Il en est d'autant plus ainsi étant
donné la garantie que les demanderesses se sont
engagées à fournir pour assurer aux défendeurs le
recouvrement de tous les dommages-intérêts qui
pourraient leur être adjugés s'ils gagnent en fin de
compte leur procès au fond après avoir dû inter-
rompre leurs activités commerciales, pour ne pas
dire après avoir été forcés de s'en retirer au
Canada de façon permanente, comme conséquence
de l'injonction interlocutoire.
Les défendeurs soutiennent également que les
tribunaux sont peu disposés à accorder des injonc-
tions interlocutoires dans les affaires de contrefa-
çon de brevet, par opposition aux affaires de viola
tion de droit d'auteur ou de marque de commerce.
À cette fin, ils ont cité l'arrêt Cutter Ltd. c. Baxter
Travenol Laboratories of Canada et autres
(1980), 47 C.P.R. (2d) 53 (C.F. Appel), où le juge
en chef Thurlow dit ceci aux pages 55 et 56:
Il est rare que dans une action en contrefaçon de brevet, la
Cour de céans décerne une injonction interlocutoire. Dans la
plupart des cas, une requête en injonction interlocutoire intro-
duite dans le cours d'une action en contrefaçon de brevet ou en
contestation de validité, a pour effet d'amener le défendeur à
s'engager à tenir une comptabilité à la satisfaction du deman-
deur, ce qui entraîne le rejet de la requête avec dépens réservés.
C'est ce qui a été observé dans les actions en contrefaçon de
dessin industriel et qui a été la suite donnée à la requête
introduite dans l'affaire Lido Industrial Products Ltd. c.
Melnor Mfg. Ltd. et al. (1968), 55 C.P.R. 171, 69 D.L.R. (2d)
256, [1968] R.C.S. 769. A mon avis, cet usage tient surtout à
ce que dans la plupart des cas, la nature de la propriété
industrielle en cause est telle que des dommages-intérêts (à
condition que ceux-ci soient évalués de manière raisonnable-
ment exacte) constituent une réparation adéquate de la viola
tion de cette propriété, qui pourrait se produire pendant le
procès. Il s'explique par le fait que si l'on considère la balance
des inconvénients, et si le défendeur s'engage à tenir une
comptabilité et qu'il n'y ait aucune raison de penser qu'il ne
sera pas en mesure de payer les dommages-intérêts alloués, l'on
doit pencher pour le rejet de la requête en injonction. Il ne faut
jamais oublier que l'interdiction faite au défendeur, durant une
période susceptible de se prolonger pendant des années, de faire
ce que, n'eût été l'injonction, il aurait le droit de faire s'il avait
gain de cause, pourrait avoir pour lui des effets tout aussi
graves que le préjudice causé au breveté par suite de la
contrefaçon, si le défendeur devait succomber.
Toutefois, il semblerait que cette conclusion
dépende du membre de phrase «qu'il n'y ait aucune
raison de penser qu'il ne sera pas en mesure de
payer les dommages-intérêts alloués». J'en ai déjà
discuté et, bien entendu, dans l'affaire en question,
la solvabilité du défendeur n'était pas en litige.
Dans l'affaire Procter & Gamble Company c.
Nabisco Brands Ltd., [1984] 2 C.F. 475; 82
C.P.R. (2d) 224 (l ie inst.), le juge Collier a exa-
miné à fond la jurisprudence relative à cette ques
tion. À la page 483 C.F.; à la page 230 C.P.R., il
cite notamment les propos tenus par lord Diplock à
la page 408 de l'affaire importante American Cya-
namid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396
(Hi.):
[TRADUCTION] À ce propos, le principe applicable est que le
tribunal doit d'abord considérer si, au cas où le demandeur
aurait gain de cause au procès et établirait son droit à une
injonction permanente, des dommages-intérêts adéquats lui
seraient alloués pour la perte subie par lui du fait de la
continuation par le défendeur, entre la date de la demande et
celle du procès, de l'activité qu'on cherchait à interdire. Si des
dommages-intérêts, dans la mesure où ils sont recouvrables en
common law, constituaient un redressement approprié, et si le
défendeur avait les moyens de les verser, on devrait normale-
ment refuser l'injonction interlocutoire, quelque forte que
puisse paraître la réclamation du demandeur à ce stade. Si,
d'autre part, des dommages-intérêts ne constituaient pas un
redressement approprié pour le demandeur qui aurait eu gain
de cause au procès, le tribunal doit alors considérer si, dans
cette hypothèse contraire où le défendeur aurait réussi à faire
reconnaître son droit de continuer à faire ce qu'on veut lui
interdire, son indemnisation serait suffisante, en vertu de l'en-
gagement du demandeur relativement aux dommages, pour la
perte subie pendant qu'on l'empêchait de poursuivre ses activi-
tés entre la date de la demande et celle du procès. Si des
dommages-intérêts, dans la mesure où ils sont recouvrables en
vertu de l'engagement précité, constituaient un redressement
adéquat et si le demandeur avait les moyens de les verser, le
tribunal ne devrait pas sur ce fondement refuser une injonction
interlocutoire. [C'est moi qui souligne.]
L'affaire Cutter n'autorise certes pas à établir la
règle générale selon laquelle il n'y a jamais lieu
d'accorder des injonctions interlocutoires dans les
affaires de contrefaçon de brevet où le défendeur a
un moyen de défense soutenable. De telles injonc-
tions ont été décernées dans plusieurs affaires sub-
séquentes. Comme toujours, chaque cas doit être
tranché d'après ses propres faits. Certes, il con-
vient que la Cour soit peu disposée à décerner de
telles injonctions dans les affaires de brevet, mais
le juge qui est saisi de la demande peut faire usage
de son pouvoir discrétionnaire. Compte tenu des
faits de l'espèce et des motifs invoqués ci-dessus,
j'estime qu'il y a lieu d'accorder l'injonction.
Une autre question, celle du retard, devrait être
abordée. Les demanderesses se sont rendues
compte pour la première fois des activités des
défendeurs au printemps de 1984, Aschenbroich
ayant quitté son emploi chez elles en novembre
1983. L'action a été intentée en juin 1984 et
modifiée en août 1984 de manière à invoquer la
contrefaçon du troisième brevet. Il fallait obtenir
d'importants affidavits avant de solliciter une
injonction interlocutoire. La présente requête a été
produite pour la première fois en novembre 1984.
Les défendeurs ont demandé à la Cour de radier
l'affidavit de Kast, ce qui a conduit à une audition
et à un jugement en date du 17 décembre 1984
portant admission de la majeure partie de cet
affidavit. Il n'est pas nécessaire d'entrer dans les
détails de tout ce qui est arrivé depuis. Il y a eu
une longue période au cours de laquelle des discus
sions de règlement ont eu lieu. Par la suite, M.
Aschenbroich n'a pas comparu à l'interrogatoire
préalable prévu, ce qui a entraîné la radiation de la
défense et une requête en jugement par défaut. Les
défendeurs ont changé de procureurs. Par la suite,
l'audition de la requête prévue pour le 30 octobre
1985 a de nouveau été ajournée et fixée péremptoi-
rement au 8 novembre. Tout retard qui a eu lieu
semble avoir été causé principalement par les
défendeurs. Dans la décision non encore publiée
ici Americas Inc. c. Ireco Canada Inc., T-2560-84,
jugement en date du 23 octobre 1985, Division de
première instance de la Cour fédérale, Madame le
juge Reed s'est penchée sur la question du retard à
la page 14, citant la jurisprudence importante sur
la question. Elle dit ceci:
En général, c'est l'incidence du retard et non le fait du retard
qui fait obstacle à l'injonction interlocutoire. Voici, à titre
d'exemple, les incidences qui font du retard un motif de rejet de
la demande d'injonction interlocutoire: 1) le défendeur a porté
atteinte à sa position au cours de la période du retard en
dépensant, par exemple, de l'argent pour exploiter une entre-
prise; ou 2) le retard prouve que le demandeur ne considère pas
l'interdiction de la contrefaçon comme une question urgente.
En l'espèce, les défendeurs ne semblent pas avoir
subi un grave préjudice en raison du retard. Au
contraire, ils ont continué de faire des offres de
contrats en concurrence avec les demanderesses, et
ils ont réussi à augmenter leurs contacts commer-
ciaux au détriment des demanderesses. Je conclus
que l'argument des défendeurs à cet égard n'est
nullement fondé.
Il sera donc rendu un jugement décernant une
injonction interlocutoire aux demanderesses, bien
que ce ne soit pas précisément selon les termes
recherchés.
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