T-1750-83
Arnold J. Hansen, et autres (demandeurs)
c.
Navire Ocean Victoria Daichi Tanker K.K., Mon-
sura K.K., Empire Shipping Company Limited,
Société canadienne des ports (défendeurs)
Division de première instance, juge Muldoon—
Vancouver, 6 décembre 1984.
Pratique — Requête en radiation des plaidoiries — Requê-
tes en radiation de la défense pour emploi abusif des procédu-
res et omission de produire des documents, et pour que juge-
ment soit rendu — Enregistrement d'un plaidoyer de
culpabilité au nom du navire, relativement à l'infraction de
pollution prévue par la Loi sur la marine marchande du
Canada — Dépôt d'une défense à l'action en dommages
découlant des mêmes faits — Recevabilité du plaidoyer de
culpabilité — Ce dernier est-il concluant? — Le lien de
causalité entre la faute et les dommages doit être établi —
Rejet de la requête — Rejet de la requête en radiation de la
défense pour omission de produire des documents, au motif
qu'elle est insuffisamment étayée — Loi sur la marine mar-
chande du Canada, S.R.C. 1970, chap. S-9, art. 752 (édicté
par S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 27, art. 3) — Règles de la
Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règles 419(1)f, 451, 460.
Quelque 120 demandeurs ont intenté une action relative aux
dommages causés à leurs propriétés à la suite d'un déversement
de mazout lourd dans le port de Vancouver par le navire
défendeur. Accusé d'avoir commis l'infraction de pollution
prévue à l'article 752 de la Loi sur la marine marchande du
Canada, le navire, par l'entremise de son représentant, a plaidé
coupable et s'est vu condamné à une amende de 10 000 $.
Toutefois, les défendeurs ont, à l'égard des procédures civiles,
produit une défense dans laquelle ils nient que du mazout ait
été déversé. Les demandeurs ont alors eu recours aux Règles
419(1)f) et 460 pour demander que la défense soit radiée et que
jugement soit rendu. Les demandeurs font valoir que, compte
tenu du plaidoyer de culpabilité, la défense n'est rien de plus
qu'un subterfuge dilatoire et constitue un emploi abusif des
procédures de la Cour.
Jugement: les requêtes devraient être rejetées.
L'affaire Remmington v. Scoles, [1897] 2 Ch. 1 (C.A.),
invoquée par les demandeurs, constituait un cas exceptionnel et
ne s'applique pas à l'espèce. L'affaire Critchell v. London and
South Western Railway Company, [1907] 1 K.B. 860 (C.A.),
dans laquelle l'avocat du défendeur avait produit une défense
tout en s'engageant auprès des avocats du demandeur à ne pas
contester la responsabilité au procès, ne peut pas, elle non plus,
être invoquée à l'appui de la thèse des demandeurs dans la
présente affaire.
C'est l'arrêt Hollington v. F. Hewthorn & Co., Ltd., [1943] 2
All E.R. Annot'd 35; [1943] K.B. 587 (C.A.), qui a établi
qu'une condamnation ne pouvait être admise comme preuve
dans une affaire civile découlant des mêmes faits. Sopinka et
Lederman ont par contre fait remarquer, dans l'ouvrage cana-
dien The Law of Evidence in Civil Cases, que l'arrêt Holling-
ton avait fait l'objet de sévères critiques et que le plaidoyer de
culpabilité est admissible, quoique non concluant, à l'occasion
de procédures civiles subséquentes.
L'aveu de culpabilité du navire ne suffit pas à donner gain de
cause aux demandeurs dans cette affaire civile. Ils doivent
établir non seulement la faute, mais aussi le lien de causalité
entre la faute et les dommages qu'ils ont subis. Pour ce motif, la
requête formulée en vertu de la Règle 419(1)1) ne peut être
accueillie.
La requête en radiation faite en vertu de la Règle 460 et
fondée sur l'omission de communiquer des documents, n'était
pas suffisamment étayée pour justifier la délivrance d'une
ordonnance. La Cour désapprouve le comportement puéril des
avocats de chacune des parties, lequel fait obstacle à la con-
duite professionnelle de cette action. La requête présentée en
vertu de la Règle 460 devrait être rejetée sans dépens.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool,
[1983] 1 R.C.S. 205; [1983] 3 W.W.R. 97.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Remmington v. Scoles, [1897] 2 Ch. 1 (C.A.); Critchell
v. London and South Western Railway Company, [1907]
1 K.B. 860 (C.A.).
DÉCISION EXAMINÉE:
Hollington v. F. Hewthorn & Co., Ltd., [1943] 2 All E.R.
Annot'd 35; [1943] K.B. 587 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES:
English v. Richmond and Pulver, [1956] R.C.S. 383;
Ferris v. Monahan (1956), 4 D.L.R. (2d) 539 (C.S.N.-B.,
C.A.); Re Charlton (1968), 3 D.L.R. (3d) 623 (C.A.
Ont.); R. v. The Vessel ,,Gulf Hathi» (1981), 121 D.L.R.
(3d) 359 (C.A.C.-B.).
AVOCATS:
Margaret Young pour les demandeurs.
R. Breivik pour les défendeurs.
PROCUREURS:
Margaret Young, Vancouver, pour les deman-
deurs.
Campney & Murphy, Vancouver, pour les
défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs
de l'ordonnance rendus par
LE JUGE MULDOON: Il s'agit d'une requête
présentée au nom des demandeurs en vue d'obtenir
une ordonnance pour que la défense soit radiée et
que jugement soit rendu en conséquence, confor-
mément aux Règles [Règles de la Cour fédérale,
C.R.C., chap. 663] 419(1)f) et 460. L'affidavit de
l'avocate des demandeurs a été déposé à l'appui de
la requête.
Les demandeurs, qui sont au nombre de 120
malgré l'abréviation de l'intitulé de la cause, ont
intenté une action en dommages infligés à leurs
propriétés à la suite d'un déversement de mazout
lourd dans le port de Vancouver, en mars 1983,
par le navire défendeur Ocean Victoria. Les quatre
premiers défendeurs précités (c'est-à-dire tous les
défendeurs à l'exception de la Société canadienne
des ports) ont déposé une défense conjointe dans
laquelle il y a peu de dénégations et encore moins
d'aveux. Ils nient dans leur défense que du mazout
ait été déversé dans les eaux du port de Vancouver
par le navire défendeur.
Les passages de la Règle 419 qui nous intéres-
sent sont les suivants:
Règle 419. (1) La Cour pourra, à tout stade d'une action
ordonner la radiation de tout ou partie d'une plaidoirie avec ou
sans permission d'amendement, au motif
f) qu'elle constitue ... un emploi abusif des procédures de la
Cour,
et elle peut ordonner que l'action soit suspendue ou rejetée ou
qu'un jugement soit enregistré en conséquence.
Pourquoi les demandeurs allèguent-ils un emploi
abusif des procédures? La réponse à cette question
se trouve dans l'affidavit déposé à l'appui de la
requête.
La pièce A déposée à l'appui de l'affidavit est
une copie de la dénonciation de J. C. Young, un
fonctionnaire chargé de la lutte contre la pollution,
faite sous serment devant un juge de paix de la
Colombie-Britannique le 9 mars 1983. Le dénon-
ciateur a juré qu'il avait des motifs raisonnables et
probables de croire et qu'il croyait effectivement
que
[TRADUCTION] ... le 9 mars 1983 ou vers cette date, le navire
OCEAN VICTORIA a déversé un polluant, à savoir, du mazout,
dans l'anse Burrard, laquelle est située dans les eaux canadien-
nes au sud du soixantième parallèle de latitude Nord, le tout
contrairement à l'article 5 du Règlement sur la prévention de la
pollution par les hydrocarbures; le navire a de ce fait commis
une infraction à l'article 752 de la Loi sur la marine mar-
chande, Statuts revisés du Canada 1970-71, chap. 27.
La note suivante, en date du 22 mars 1983, est
inscrite sur la dénonciation (no 34638):
[TRADUCTION] M. Lowry, représentant, plaide
coupable au nom du Ocean Victoria
(J. Kent)
Il semble que le prononcé de la sentence ait été
remis au lendemain. La dénonciation porte égale-
ment une formule estampillée et remplie qui
atteste que le navire accusé a été condamné pour
l'infraction à une amende de 10 000 $ et, à défaut
de paiement, à la saisie. Le certificat porte la
signature du juge L. Wayne Smith de la Cour
provinciale de la Colombie-Britannique. On distin-
gue également la marque d'un reçu imprimé à la
machine attestant le paiement de la totalité de
l'amende le 11 avril 1983.
La pièce B de l'affidavit est une copie de la
transcription des débats relatifs à la sentence, qui
ont eu lieu le 23 mars 1983. On y lit que les
avocats de la Couronne et de l'accusé ont tous les
deux comparu et qu'ils ont fait valoir leur point de
vue devant le juge qui a imposé la peine. Le navire
Ocean Victoria était représenté par M. P. D.
Lowry qui a demandé au juge un délai d'un mois
pour payer l'amende. Le délai a, en fait, été
repoussé au 30 avril 1983.
Les demandeurs soutiennent, à la lumière de ces
faits, que les actes de procédure des défendeurs
constituent [TRADUCTION] «un subterfuge ... des-
tiné à gagner du temps, à nuire aux demandeurs et
à les retarder» et que, en conséquence, ces défenses
constituent un emploi abusif des procédures de la
Cour. A l'appui de cet argument, les demandeurs
ont cité l'affaire Remmington v. Scoles, [ 1897] 2
Ch. 1 (C.A.), dans laquelle le défendeur niait dans
sa défense des déclarations pour lesquelles il avait
déjà fait des aveux sous serment dans une instance
antérieure. La Cour d'appel a confirmé la décision
de radier la défense tout en faisant remarquer que
c'était une [TRADUCTION] «solution exceptionnelle
et inusitée». En l'espèce, le problème est ailleurs.
Est également étrangère au présent litige l'affaire
Critchell v. London and South Western Railway
Company, [1907] 1 K.B. 860 (C.A.), dans laquelle
le procureur de la défenderesse avait produit
simultanément une défense et une lettre sur
laquelle la mention «sous toutes réserves» avait été
expressément omise et par laquelle il faisait savoir
au procureur du demandeur qu'il déposait cet acte
de procédure [TRADUCTION] «simplement pour
s'assurer que l'argent consigné à la Cour y
demeure jusqu'à l'instruction, à moins qu'il ne soit
utilisé en paiement» et par laquelle il s'engageait
[TRADUCTION] «sans réserves à ne pas contester la
responsabilité au procès alors qu'il vous sera loisi-
ble de vous servir de la présente lettre comme une
reconnaissance de responsabilité...» La Cour d'ap-
pel a radié la défense tout en permettant à la
défenderesse de retirer l'argent consigné au tribu
nal et de présenter une nouvelle défense dans les
dix jours. Aucune des deux affaires citées par les
demandeurs ne permet de radier la défense dépo-
sée par les quatre défendeurs.
Les circonstances de la présente affaire rappel-
lent celles de l'arrêt Hollington v. F. Hewthorn &
Co., Ltd., [1943] 2 All E.R. Annot'd 35; [1943]
K.B. 587 (C.A.) de la Cour d'appel d'Angleterre,
qui a statué que la condamnation à une infraction
n'était pas même admissible comme preuve prima
facie dans une affaire civile découlant des mêmes
faits. Cette question est abordée par Sopinka &
Lederman dans The Law of Evidence in Civil
Cases, Butterworth & Co. (Canada) Ltd., 1974
aux pages 26 et 27:
[TRADUCTION] Avant d'être infirmé par texte législatif, le
jugement Hollington avait fait l'objet de critiques sévères tant
de la part des juges que des auteurs.
Les tribunaux canadiens peuvent donc s'estimer amplement
justifiés de cesser de suivre le jugement Hollington.
D'autre part, un plaidoyer de culpabilité dans une affaire
criminelle est recevable à l'encontre de l'inculpé dans le cadre
d'un procès civil subséquent auquel il est partie, au même titre
que tout autre aveu. Même s'il n'a pas un effet déterminant à
l'encontre de la personne qui s'est reconnue coupable, on
accorde habituellement beaucoup d'importance à ce plaidoyer.
Les raisons ayant poussé une personne à s'avouer coupable
n'ont d'incidence que sur la valeur probante à attribuer à ce
plaidoyer et non sur sa recevabilité.
Les décisions canadiennes suivantes appuient cette
thèse: English v. Richmond and Pulver, [ 1956]
R.C.S. 383, aux pages 386, 387 et 392; Ferris v.
Monahan (1956), 4 D.L.R. (2d) 539 (C.S.N.-B.,
C.A.), à la page 541 (le juge en chef McNair du
Nouveau-Brunswick); et Re Charlton (1968), 3
D.L.R. (3d) 623 (C.A. Ont.), à la page 626.
En droit, un plaidoyer de «culpabilité» équivaut
à un aveu de tous les éléments de l'infraction.
Toutefois, l'aveu n'est pas une confession aveugle,
car la personne qui se reconnaît coupable d'une
infraction civile peut le faire pour des motifs et des
mobiles autres que celui de décharger sa cons
cience. Le navire défendeur a avoué avoir déversé
du mazout, un polluant, dans l'anse Burrard. Bien
qu'il n'ait pas pour effet de donner en soi automa-
tiquement raison au demandeur sur la question de
la responsabilité, cet aveu est admissible en preuve
et pourrait servir à démontrer la faute des défen-
deurs lors de l'instruction de la présente action.
En l'espèce, les demandeurs ont, au paragraphe
119 de leur déclaration, allégué que les défendeurs
avaient commis une faute. Pour obtenir gain de
cause, les défendeurs doivent établir la faute sui-
vant la prépondérance des probabilités. Ils pour-
ront faire valoir les aveux que comporte implicite-
ment le plaidoyer de «culpabilité» fait par le navire
défendeur au sujet de l'infraction. Toutefois, ainsi
que l'a déclaré le juge Hinkson dans un jugement
unanime de la Cour d'appel de la Colombie-Bri-
tannique dans l'arrêt R. v. The Vessel «Gulf
Hathi» (1981), 121 D.L.R. (3d) 359, au sujet de
l'infraction visée par l'article 752 de la Loi sur la
marine marchande du Canada [S.R.C. 1970,
chap. S-9 (édicté par S.R.C. 1970 (2e Supp.),
chap. 27, art. 3)], à la page 362:
[TRADUCTION] Toutefois, ce n'est pas seulement l'infraction
attribuable aux actes ou à la négligence des personnes qui sont
à bord du bateau qui est visée par l'art. 752.
L'aveu de culpabilité du navire défendeur ne suffit
pas à donner gain de cause aux demandeurs. Il
leur faudra à tout le moins établir la faute, de
même que le lien de causalité entre cette faute et
les dommages qu'ils réussiront à prouver pour tenir
les défendeurs responsables.
Dans l'arrêt R. du chef du Canada c. Saska-
tchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; [1983]
3 W.W.R. 97, l'actuel juge en chef du Canada
écrivait au nom de la Cour (à la page 226 R.C.S.;
A la page 115 W.W.R.):
Il faut se rappeler que les autres éléments de la responsabilité
délictuelle, c.-à-d. la causalité et le préjudice valent aussi pour
les situations où il y a eu infraction à une loi. Pour qu'elle soit
le moindrement pertinente, la violation d'une loi doit avoir
causé un préjudice dont le demandeur se plaint. Si c'est le cas,
la violation de la loi doit constituer une preuve de négligence de
la part du défendeur.
On voit à la lecture de ce passage que les deman-
deurs ont effectivement autre chose à prouver en
plus pour que les défendeurs soient tenus civile-
ment responsables en dommages-intérêts.
Par ces motifs, les demandeurs ne sauraient, sur
le fondement d'une requête interlocutoire présen-
tée en vertu de la Règle 419(1)f), obtenir gain de
cause dans leur demande de radiation de la
défense, à la lumière de ces seules circonstances.
La requête est également présentée sur le fonde-
ment de la Règle 460. L'avocate des demandeurs
demande à examiner les documents énumérés dans
la liste des documents des défendeurs ou à en
obtenir des copies. Le 14 novembre 1984, elle a
déclaré sous serment qu'on n'avait pas encore
donné suite à sa demande. A cet égard, les défen-
deurs ont également déposé un affidavit dans
lequel ils se plaignent de la lenteur des deman-
deurs à produire leurs documents. Dans l'inter-
valle, le 3 décembre 1984, l'avocate des deman-
deurs a produit les documents qui lui étaient
demandés en vertu d'une ordonnance de produc
tion de documents conforme à la Règle 451. La
Cour se refuse à fermer les yeux sur les invectives
puériles que s'échangent les procureurs des parties
au détriment de la conduite ordonnée et profes-
sionnelle de la présente action. A une époque
comme la nôtre où le transport aérien est peu
coûteux, il est inconcevable que les procureurs des
défendeurs attendent, les bras croisés, que le navire
ait terminé ses pérégrinations autour du monde
pour récupérer les documents qui se trouvent à son
bord.
Les demandeurs n'ont pas fourni suffisamment
de documents à l'appui du volet de leur requête qui
est fondé sur la Règle 460 pour qu'une ordonnance
en radiation de la défense puisse être rendue. Il.
convient donc de rejeter la requête sans frais, tout
en permettant aux demandeurs de présenter à
nouveau leur requête, s'ils le jugent nécessaire.
Cette permission ne doit toutefois pas être inter-
prétée comme une invitation aux parties ou à leur
procureur de s'engager dans une cascade de requê-
tes interlocutoires.
ORDONNANCE
IL EST PAR LA PRÉSENTE ORDONNÉ que,
1. la requête en radiation de la défense présentée
par les demandeurs conformément à la Règle
419(1)f) soit rejetée avec dépens à suivre le sort
de l'action;
2. la requête des demandeurs en radiation de la
défense conformément à la Règle 460 soit reje-
tée sans frais pour l'une ou l'autre des parties et
que les demandeurs soient autorisés à reformu-
ler leur requête si nécessaire.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.