T-945-85
Joseph John Kindler (requérant)
c.
Flora MacDonald, ès qualité ministre de l'Emploi
et de l'Immigration, John Crosbie, ès qualité pro-
cureur général du Canada et Simon Pérusse, ès
qualité chef de division de l'arbitrage (Québec/
Atlantique) pour le ministère de l'Immigration du
Canada, ou son représentant (intimés)
Division de première instance, juge Rouleau—
Montréal, 27 mai; Ottawa, 23 juillet 1985.
Immigration— Le requérant, un citoyen américain, a été
condamné à mort par un tribunal américain — Il s'est évadé et
a été capturé au Canada — Violation de la Loi sur l'immigra-
tion de 1976 — Des procédures d'expulsion ont été engagées
— La preuve présentée par le requérant n'est pas suffisante
pour le décharger de l'obligation de prouver que l'ordonnance
d'expulsion constitue une «extradition déguisée» — Le requé-
rant fait l'objet d'une enquête tenue en vertu des art. 27(3) et
104 de la Loi sur l'immigration de 1976 — Suivant l'art.
27(3), le sous-ministre doit ordonner la tenue d'une enquête
lorsque les circonstances le justifient — Le sous-ministre
exerce des fonctions administratives — L'obligation d'agir
équitablement exige qu'il soit donné au requérant l'occasion
d'exposer les circonstances particulières de son cas — Défaut
du sous-ministre de respecter les règles de l'équité dans la
procédure — Les fins de la justice seront servies si on donne
au requérant l'occasion de faire des représentations écrites —
La directive prévoyant la tenue d'une enquête suivant l'art.
27(3) est nulle et non avenue — Loi sur l'immigration de 1976,
S.C. 1976-77, chap. 52, art. 19(1), 23(3)a), 27(2),(3),(4), 28,
32(6), 95b),k), 99,104(2)a),(4)— Règlement sur l'immigration
de 1978, DORS/78-172, art. 18(1) — Code criminel, S.R.C.
1970, chap. C-34 — Loi sur l'extradition, S.R.C. 1970, chap.
E-21, art. 3 — Traité d'extradition entre le Canada et les
États-Unis d'Amérique, 3 déc. 1971, [1976] Can. T.S. No 3,
Art. 6.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droit à la vie,
à la liberté et à la sécurité — Procédures d'expulsion engagées
contre un Américain condamné à mort par un tribunal des
É.-U. — La menace de l'exécution de la peine de mort et la
tenue d'une enquête en application de la Loi sur l'immigration
de 1976 constituent une atteinte au droit à la sécurité de la
personne — Le requérant a droit à la protection de la justice
fondamentale au cours des procédures qui pourraient mener à
son renvoi aux É.-U. — Le concept de justice fondamentale
englobe tout au moins la notion d'équité dans la procédure
La procédure d'enquête prévue aux art. 28 et 32(6) porte
atteinte au droit du requérant de se faire entendre — L'art.
32(6) empêche l'arbitre de tenir compte des circonstances
particulières au cas du requérant pour le motif que ce dernier
est une personne visée aux al. 19(1)c),d),e),f) ou g) ou
27(2)c),h) ou i) de la Loi — Le requérant a droit à un jugement
déclaratoire portant que l'exception prévue à l'art. 32(6) est
inopérante dans le cas d'une enquête tenue en vertu de l'art. 28
— Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de
1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 7, 24(1),
52(1) — Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77, chap.
52, art. 19(1), 23(3)a), 27(2),(3),(4), 28, 32(6), 95b),k), 99,
104(2)a),(4).
Droit constitutionnel — Charte des droits — Traitement ou
peine cruels et inusités — Il est allégué que l'expulsion du
requérant dans un pays où il sera soumis à la peine de mort
constitue un traitement cruel et inusité — Cet argument est
prématuré — La Cour ne peut prendre pour hypothèse qu'une
ordonnance d'expulsion sera prononcée et exécutée, et que la
condamnation à la peine de mort sera confirmée par les
tribunaux d'appel — Il est inutile d'examiner dans quelle
mesure le Pacte peut être utilisé pour déterminer l'étendue de
la protection offerte par l'art. 12 — Brefs de certiorari et de
prohibition accordés pour empêcher la tenue d'une enquête en
vertu de la Loi sur l'immigration de 1976 — Charte cana-
dienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi
constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le
Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 12 — Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, 19 déc. 1966, /19761 Can.
T.S. N» 47, art. 2.
La présente demande vise à empêcher la tenue d'une enquête
prévue par les articles 28 et suivants de la Loi sur l'immigra-
tion de 1976. Le requérant, un citoyen américain, a été reconnu
coupable d'un meurtre au premier degré par un jury de l'État
de la Pennsylvanie qui a recommandé l'imposition de la peine
de mort. Avant le prononcé formel de la sentence de mort, le
requérant s'est évadé et s'est réfugié au Canada, mais il a
ensuite été capturé par la G.R.C. Il a comparu devant un
magistrat et a été accusé de trois infractions distinctes à la Loi
sur l'immigration de 1976. Il a été informé que des procédures
étaient engagées pour obtenir son expulsion du Canada. Les
autorités américaines n'ont pas présenté au gouvernement
canadien une demande officielle d'extradition.
Jugement: le requérant a droit à un bref de certiorari
annulant la directive du sous-ministre prévoyant la tenue d'une
enquête, à un bref de prohibition empêchant la tenue d'une
enquête tant que le sous-ministre n'aura pas exercé son pouvoir
discrétionnaire en conformité avec les principes de l'équité dans
la procédure, et à un jugement déclaratoire portant que les
mots «personne non visée aux alinéas 19(1)c), d), e), J) ou g) ou
27(2)c), h) ou i)» qui figurent au paragraphe 32(6) de la Loi
sont sans effet en ce qui concerne une enquête tenue suivant
l'article 28 de la Loi.
I. Les procédures d'enquête intentées en l'espèce constituent-
elles en réalité une «extradition déguisée»?
Le droit applicable à «l'extradition déguisée» a été expliqué
par lord Denning dans l'affaire Regina v. Governor of Brixton
Prison, Ex parte Soblen, [1963] 2 Q.B. 243 (C.A.). Selon lord
Denning, la décision quant à savoir si ce sont les règles de
l'expulsion ou celles de l'extradition qui s'appliquent dépend
«du but dans lequel la mesure est prise». Dans l'arrêt Moore v.
Minister of Manpower and Immigration, [1968] R.C.S. 839, le
juge en chef Cartwright a souscrit à l'opinion du juge Stephen-
son dans Soblen suivant laquelle il appartenait à la personne
qui allègue qu'une ordonnance d'expulsion, a priori valide, est
en fait un subterfuge ou qu'elle n'a pas été rendue de bonne foi,
de le prouver «si difficile qu'il puisse être pour elle de s'acquit-
ter de cette obligation».
La preuve présentée n'est pas suffisante pour décharger le
requérant de cette obligation. Les autorités de l'immigration
avaient des motifs raisonnables de conclure que la présence du
requérant au Canada n'était pas dans l'intérêt public. Si le
requérant avait réussi à prouver que le but véritable des procé-
dures d'expulsion était de le remettre entre les mains d'un État
étranger parce qu'il est un criminel en fuite, la Cour aurait
interdit un tel abus du pouvoir d'expulsion. Le pouvoir général
d'expulser des étrangers ne peut être utilisé pour remplacer la
procédure spéciale de remise des criminels en fuite prévue par
le Parlement dans la Loi sur l'extradition.
II. Le requérant avait-il droit à une audience (oral hearing)
avant la tenue de l'enquête?
La Loi sur l'immigration de 1976 prévoit deux moyens de
mettre en branle le processus d'enquête. L'article 104 porte
qu'il est possible, avec ou sans mandat, d'arrêter et de détenir
une personne. Suivant l'article 28, un agent d'immigration
supérieur doit immédiatement faire tenir une enquête au sujet
de toute personne détenue en vertu de l'article 104. Le
deuxième moyen est prévu au paragraphe 27(3). Suivant ce
paragraphe, le sous-ministre saisi d'un rapport visé au paragra-
phe 27(1) ou (2) doit, au cas où il estime que la tenue d'une
enquête s'impose, adresser une directive ordonnant la tenue
d'une telle enquête. Sur réception de cette directive, l'agent
d'immigration supérieur doit, en vertu du paragraphe 27(4),
faire tenir une enquête. Il faut souligner que, suivant le para-
graphe 27(2), il n'est pas nécessaire de préparer un rapport
lorsque la personne est, comme le requérant, détenue en vertu
de l'article 104. Un tel rapport a quand même été rédigé et
adressé au sous-ministre parce qu'on reprochait au requérant
de faire également partie d'une catégorie de personnes non
visées par l'alinéa 104(2)a).
Le requérant prétend que, s'il avait l'occasion de se faire
entendre par le sous-ministre et d'expliquer la menace qu'une
ordonnance d'expulsion constitue pour son droit à la vie, l'étape
de l'enquête pourrait être évitée étant donné que le sous-minis-
tre n'est pas tenu, par le paragraphe 27(3), d'émettre une
directive exigeant la tenue d'une enquête.
Les fonctions conférées au sous-ministre par le paragraphe
27(3) sont de nature administrative et lorsqu'il exerce le pou-
voir discrétionnaire prévu dans cette disposition, le sous-minis-
tre a l'obligation d'agir équitablement. Cette obligation d'agir
équitablement exige qu'il soit donné au requérant l'occasion de
porter à l'attention du sous-ministre, qui a le pouvoir nécessaire
pour mettre fin aux procédures engagées contre le requérant,
les circonstances particulières de son cas. La tenue d'une
audition genre procès (trial-type hearing) à ce stade des procé-
dures ne serait pas justifiable en raison des inconvénients
administratifs que cela entraînerait. Les fins de la justice
seraient toutefois bien servies si le requérant pouvait faire des
représentations écrites (paper hearing) au sous-ministre au
sujet de la menace qui pèse sur son droit à la vie.
Étant donné que le sous-ministre n'a pas respecté les princi-
pes de l'équité dans la procédure en exerçant son pouvoir
discrétionnaire, la directive prévoyant la tenue d'une enquête
est nulle et non avenue.
III. La tenue d'une enquête conformément aux dispositions de
la Loi sur l'immigration de 1976 viole-t-elle les droits
garantis par l'article 7 de la Charte?
Le requérant allègue que la procédure d'enquête porte
atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa
personne, en violation des principes de justice fondamentale.
Invoquant la décision de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire
Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1983] 2
C.F. 347, la Couronne soutient qu'il n'y a pas atteinte aux
droits du requérant car s'il y avait atteinte à ses droits, elle
résulterait de la décision d'un tribunal étranger et non de la
décision «des autorités canadiennes, dans l'application de lois
canadiennes». Dans l'arrêt Singh et autres c. Ministre de
l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, où c'est en
Inde que les appelants couraient un danger pour leur intégrité
physique, le juge Wilson a conclu que les droits garantis à
ceux-ci par l'article 7 avaient été violés. Comme la position du
juge Wilson est contraire à celle de la Cour d'appel fédérale, on
doit considérer que le point de vue de cette dernière ne fait
désormais plus autorité.
Le juge Wilson a examiné dans l'arrêt Singh la théorie d'un
«seul droit» élaborée par le juge Marceau dans l'arrêt R. c.
Operation Dismantle Inc., [1983] 1 C.F. 745 (C.A.), où il a dit
que les termes «droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa
personne» forment un droit unique dont les éléments sont
intimement liés. Le juge Wilson est d'avis que cette théorie ne
laisse pas entendre qu'il doit y avoir atteinte à ces trois élé-
ments. L'atteinte à la «sécurité de [1]a personne» constituerait
une atteinte au «droit» conféré par l'article 7. Le juge Wilson a
aussi déclaré que l'expression «sécurité de sa personne» englo-
bait «tout autant la protection contre la menace d'un châtiment
corporel ... que la protection contre le châtiment lui-même».
En l'espèce, l'enquête elle-même porte atteinte au droit du
requérant à la sécurité de sa personne. Étant donné les consé-
quences possibles du renvoi du requérant aux États-Unis, il
serait inconcevable que la Charte ne s'applique pas pour lui
donner droit à la protection de la justice fondamentale au cours
des procédures qui pourraient mener à son renvoi.
Le concept de justice fondamentale tel qu'il se dégage de la
Charte englobe tout au moins la notion d'équité dans la procé-
dure telle qu'elle a été exposée par le juge en chef Fauteux dans
l'arrêt Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917. Le paragraphe
32(6) empêche l'arbitre de tenir compte des circonstances
particulières du cas du requérant pour le motif que ce dernier
ne relève pas de l'exception prévue au paragraphe 32(6), c.-à-d.
qu'il n'est pas une personne «non visée aux alinéas 19(1)c), d),
e), f) ou g) ou 27(2)c), h) ou i)». De même, l'agent d'immigra-
tion supérieur agissant sur le fondement de l'article 28 n'est pas
habilité à tenir compte de toute autre circonstance. La procé-
dure d'enquête étant ce qu'elle est à l'heure actuelle, j'estime
que le requérant est privé de l'occasion d'exposer adéquatement
sa cause et que, par conséquent, on lui refuse le droit à la
justice fondamentale pour déterminer s'il devrait être expulsé.
Les principes de la justice fondamentale exigent qu'il soit
donné au requérant l'occasion de se faire entendre et l'article 28
et le paragraphe 32(6) de la Loi nient ce droit du requérant.
Toutefois, si l'exception prévue au paragraphe 32(6) était
inopérante, le requérant ne serait plus privé de son droit. Par
conséquent, étant donné que la Cour a compétence en la
matière en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte et qu'un
jugement déclaratoire est la réparation convenable et juste eu
égard aux circonstances, le requérant a droit à un jugement
déclaratoire portant que les mots personne non visée aux
alinéas 19(1)c), d), e), j) ou g) ou 27(2)c), h) ou i)» qui
figurent au paragraphe 32(6) sont inopérants dans le cas d'une
enquête tenue en vertu de l'article 28 de la Loi.
Pour ce qui est de l'article 1 de la Charte, la Couronne n'a
pas réussi à prouver que les procédures prévues à la Loi
constituent des limites raisonnables dont la justification peut se
démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
IV. L'expulsion du requérant dans un pays où il pourrait se
voir infliger la peine de mort constitue-t-elle un traitement
ou une peine cruels et inusités au sens de l'article 12 de la
Charte?
Le requérant prétend que le fait de l'expulser dans un pays
où il sera soumis à une peine cruelle et inusitée constituerait un
traitement cruel et inusité.
L'argument du requérant est prématuré. La Cour ne peut
prendre pour hypothèse (1) qu'une ordonnance d'expulsion sera
prononcée, (2) que le requérant sera expulsé aux États-Unis et
(3) que la peine de mort qui lui sera imposée par le juge de
première instance sera confirmée par les tribunaux d'appel
américains.
Il n'y aura lieu d'examiner cet argument que si une ordon-
nance d'expulsion est prononcée.
V. Quelles sont les répercussions sur le droit interne au Canada
de ses obligations découlant de traités internationaux?
Le requérant invoque à l'appui de ses arguments le Pacte
international relatif aux droits civils et politiques des Nations
Unies. Même si le Canada a adhéré au Pacte en 1976, il n'y a
aucune loi canadienne qui mette en oeuvre ledit Pacte de façon
expresse. L'effet du Pacte comme source de droits ayant force
de loi est, par conséquent, limité. Il est néanmoins possible
d'avoir recours à celui-ci pour aider une cour à interpréter les
dispositions ambiguës d'une loi interne à condition que cette
dernière ne contienne aucune disposition expresse contraire au
Pacte.
Étant donné que l'argument au sujet de l'article 12 de la
Charte est prématuré, il est inutile d'examiner dans quelle
mesure, s'il y a lieu, on peut avoir recours au Pacte pour
déterminer l'étendue de la protection offerte par ledit
article 12.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS SUIVIES:
Moore v. Minister of Manpower and Immigration,
[1968] R.C.S. 839; 69 D.L.R. (2d) 273; Potter c. Minis-
tre de l'Emploi et de l'Immigration, [1980] 1 C.F. 609
(C.A.); Singh et autres c. Ministre de l'Emploi et de
l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; 58 N.R. 1.
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Regina v. Governor of Brixton Prison, Ex parte Soblen,
[1963] 2 Q.B. 243 (C.A.); Pearlberg v. Varty, [1972] 1
W.L.R. 534 (H.L.); Selvarajan v. Race Relations Board,
[1976] 1 All ER 12 (C.A.).
DÉCISION ÉCARTÉE:
Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration,
[1983] 2 C.F. 347 (C.A.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Inuit Tapirisat of Canada c. Le très honorable Jules
Léger, [1979] 1 C.F. 710 (C.A.), infirmée sub nom.
Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of
Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; Schmidt v. Secre
tary of State for Home Affairs, [ 1969] 2 Ch. 149 (C.A.);
Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of
Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311; R. c.
Operation Dismantle Inc., [1983] 1 C.F. 745 (C.A.);
Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917; Operation Dis
mantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1
R.C.S. 441.
DÉCISIONS MENTIONNÉES:
Rex v. Leman Street Police Station Inspector. Ex parte
Venicoff, [1920] 3 K.B. 72; Ridge v. Baldwin, [1964]
A.C. 40 (H.L.); Hunter et autres c. Southam Inc., [1984]
2 R.C.S. 145; 55 N.R. 241; In re Gittens, [1983] 1 C.F.
152 (1"e inst.).
AVOCATS:
Ann-Marie Jones, Julius Grey, Irwin Cotler
pour le requérant.
Suzanne Marcoux-Paquette pour les intimés.
PROCUREURS:
Ann-Marie Jones, Julius Grey, Irwin Cotler,
Montréal, pour le requérant.
Le sous-procureur général du Canada pour
les intimés.
Voici les motifs de l'ordonnance rendus par*
LE JUGE ROULEAU: Cette requête en vue de
l'émission d'un bref de prohibition ou de tout autre
redressement de cette nature pour prohiber la
tenue d'une enquête prévue par les articles 28 et
suivants de la Loi sur l'immigration de 1976, S.C.
1976-77, chap. 52, a été entendue le 29 mai 1985 à
Montréal (Québec). Étant donné que les plaidoi-
* Note de l'arrêtiste: Les motifs de l'ordonnance ont été
rédigés en partie en français et en partie en anglais. Ils sont
publiés sous la forme bilingue habituelle des Recueils des arrêts
de la Cour fédérale.
ries, tant écrites qu'orales, ont été présentées dans
les deux langues officielles, je me propose de res-
pecter ce dualisme en rédigeant des motifs
bilingues.
Un bref appel des événements s'impose.
M. Joseph John Kindler, citoyen américain, a
été reconnu coupable d'un meurtre au premier
degré, de séquestration et de conspiration pour
commettre un meurtre par un jury de l'État de la
Pennsylvanie. Le jury a recommandé l'imposition
de la sentence de mort relativement à l'accusation
de meurtre au premier degré. Le 19 septembre
1984, M. Kindler s'est évadé du Philadelphia
Detention Centre avant le prononcé formel de la
sentence de mort et s'est réfugié dans les Laurenti-
des, au nord de Montréal. Il a été écroué le 26
avril 1985 Ste-Adèle (Québec) par la Gendarme-
rie royale du Canada (G.R.C.).
Il est utile de préciser en toute justice pour la
thèse qu'énoncera plus loin le requérant qu'avant
son arrestation, deux agents du Federal Bureau of
Investigation (F.B.I.) s'étaient présentés au déta-
chement de St-Jérôme pour solliciter la collabora
tion de la G.R.C. pour retracer M. Kindler. Un
agent du F.B.I. est même demeuré au Canada du
12 au 16 avril 1985 pour tenter de retracer M.
Kindler. Le 19 avril 1985, un des agents du F.B.I.
est revenu à St-Jérôme accompagné du beau-frère
du requérant afin de repérer l'endroit où habitait
ce dernier.
Le 26 avril 1985, M. Kindler a comparu devant
la Cour des Sessions de la paix siégeant à St-
Jérôme pour répondre à diverses accusations aux
termes de la Loi sur l'immigration de 1976. Il est
accusé notamment d'être demeuré au Canada sans
l'autorisation écrite d'un agent d'immigration con-
trairement aux dispositions de l'alinéa 95k) de la
Loi; n'étant pas un citoyen canadien ou un résident
permanent, travaillant au Canada sans permis
de travail contrairement au paragraphe 18(1)
du Règlement [Règlement sur l'immigration de
1978, DORS/78-172] et de ce fait commettait une
infraction prévue à l'article 99 de la Loi; aussi
d'être entré au Canada ou d'y demeurer soit sous
le couvert d'un passeport, visa ou autre document
relatif à son admission qui est faux ou obtenu
irrégulièrement, soit par des moyens frauduleux ou
irréguliers ou encore grâce à une représentation
erronée d'un fait important contrairement à l'ali-
néa 95b) de la Loi. Le requérant fait également
face à une kyrielle d'accusations portées sous l'em-
pire du Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C-34],
mais que je m'abstiens d'énumérer ici.
Les points soulevés dans cette affaire sont com
plexes et très importants. Voici l'adaptation que
j'ai faite des questions formulées dans l'exposé des
intimés.
Question I
Les procédures d'enquête engagées contre le
requérant constituent-elles en réalité une «extra-
dition déguisée»?
Question II
Le requérant a-t-il droit à une audience (oral
hearing) avant la tenue de l'enquête?
Question III
La tenue d'une enquête conformément aux dis
positions de la Loi sur l'immigration de 1976
viole-t-elle les droits conférés au requérant par
l'article 7 de la Charte canadienne des droits et
libertés [qui constitue la Partie I de la Loi
constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de
1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)]?
Question IV
Le fait de déporter le requérant dans un pays où
il pourrait se voir infliger la peine de mort
constitue-t-il un traitement ou une peine cruels
et inusités?
Question V
Quelles sont les répercussions des obligations
internationales du Canada sur son droit interne?
Question I
Les procédures d'enquête constituent-elles en réa-
lité une «extradition déguisée»?
Le requérant soutient que les procédures d'en-
quête qui ont été engagées à son égard en vertu de
la Loi sur l'immigration de 1976 constituent en
réalité une tentative d'ordonner son «extradition
déguisée» aux États-Unis. Il prétend aussi que les
autorités canadiennes ont choisi d'intenter des pro-
cédures d'expulsion contre lui afin de le priver du
bénéfice de l'application de l'Article 6 du Traité
d'extradition entre le Canada et les États-Unis
d'Amérique [3 déc. 1971, [1976] Can. T.S. No 3].
Ledit Article 6 porte:
ARTICLE 6
Lorsque l'infraction motivant la demande d'extradition est
punissable de la peine de mort en vertu des lois de l'État
requérant et que les lois de l'État requis n'autorisent pas cette
peine pour une telle infraction, l'extradition peut être refusée à
moins que l'État requérant ne garantisse à l'État requis, d'une
manière jugée suffisante par ce dernier, que la peine de mort ne
sera pas infligée ou, si elle l'est, ne sera pas appliquée.
Les conditions du Traité font partie du droit
interne du Canada en vertu de l'article 3 de la Loi
sur l'extradition, S.R.C. 1970, chap. E-21. Sui-
vant les lois de la Pennsylvanie, le meurtre est
punissable de la peine de mort. La peine de mort
pour meurtre est abolie au Canada depuis 1976.
Le requérant cherche en fait à faire obstacle aux
procédures d'expulsion afin d'obliger les autorités
américaines à demander son retour par voie d'ex-
tradition en vertu de la Loi, ce qui lui permettrait
de bénéficier de la protection de l'Article 6 et
empêcherait éventuellement l'application de la
peine de mort imposée par la Cour en Pennsylva-
nie.
En théorie, il ne devrait pas exister de confusion
entre l'extradition et l'expulsion. Elles ont des
objectifs nettement distincts. G. V. La Forest (au-
jourd'hui juge à la Cour suprême du Canada) a
souligné dans son ouvrage intitulé Extradition To
and From Canada, 2e éd., Toronto, Canada Law
Book Limited, 1977, aux pages 37 et 38:
[TRADUCTION] L'extradition a pour objet de renvoyer un
contrevenant en fuite au pays qui en fait la demande afin qu'il
soit jugé ou puni pour l'infraction qu'il a commise alors qu'il
était dans sa juridiction. En revanche, l'expulsion est régie par
la politique de l'État qui souhaite se débarrasser d'un étranger
indésirable. À cet égard, l'endroit où se rend l'expulsé importe
peu à l'État qui l'expulse tant qu'il reste à l'extérieur de ses
limites territoriales. La Loi sur l'immigration prévoit toutefois
[paragraphe 33(1)] qu'une personne qui fait l'objet d'une
ordonnance d'expulsion doit être renvoyée au lieu à partir
duquel elle est venue au Canada, au pays dont elle est un
ressortissant ou un citoyen, au pays où elle est née, ou à tout
autre pays selon ce que permet le Ministre.
Lorsque la destination choisie est un pays où les
autorités sont désireuses de poursuivre ou de punir
la personne expulsée pour une infraction crimi-
nelle, l'expulsion peut équivaloir à une extradition
de fait. Cependant, lorsqu'on ordonne l'expulsion
d'une personne vers son État d'embarquement ou
vers l'État dont elle est un ressortissant, l'expres-
sion «extradition déguisée» est en fait une conclu
sion tirée par ceux qui prétendent que telle était
l'intention des autorités qui ont ordonné l'expul-
sion. Même si l'intention de remettre un criminel à
la juridiction compétente peut en fait constituer le
motif principal de l'État qui ordonne l'expulsion, il
est possible aussi que dans de nombreux cas ce ne
soit que par pure coïncidence que l'expulsion ait ce
résultat. (Voir Ivan A. Shearer, Extradition in
International Law, Manchester, 1971, Manchester
University Press.)
Dans l'affaire Regina v. Governor of Brixton
Prison, Ex parte Soblen, [1963] 2 Q.B. 243
(C.A.), le maître des rôles lord Denning a admira-
blement bien expliqué le droit applicable dans les
cas où il est allégué qu'on utilise les procédures
d'expulsion afin d'obtenir une extradition déguisée.
Il a d'abord fait remarquer que [TRADUCTION] «le
droit relatif à l'extradition est une chose; le droit
relatif à l'expulsion en est une autre» (page 299). Il
a ensuite ajouté (à la page 300):
[TRADUCTION] Il est donc illégal de la part de la Couronne de
livrer un criminel en fuite à la justice d'un pays étranger à
moins qu'elle n'y soit autorisée par un traité d'extradition
conclu avec ce pays.
Lord Denning a cependant souligné aux pages
300 et 301 que le droit relatif à l'expulsion consti-
tuait [TRADUCTION] «un autre côté de la médaille»
et que, suivant le droit international,
[TRADUCTION] ... tout pays a le droit d'expulser un étranger si
sa présence est indésirable pour quelque motif que ce soit ...
Ce pouvoir d'expulsion n'est pas retiré du simple
fait que la personne expulsée fuit la justice de son
propre pays ou même parce que son pays veut
qu'elle lui soit renvoyée et présente une demande à
cet effet (ibid., pages 302 et 303).
Selon lord Denning (à la page 302), la décision
quant à savoir si ce sont les règles de l'expulsion ou
celles de l'extradition qui s'appliquaient, dépendait
[TRADUCTION] ... du but dans lequel la mesure est prise. Si
elle était prise dans un but autorisé, elle était légale. Si elle
était prise soi-disant dans un but autorisé mais en réalité dans
un but différent et inavoué, elle était illégale.
Il a poursuivi (à la page 302):
[TRADUCTION] Si, par conséquent, le but du ministre de
l'Intérieur dans ce cas était de remettre le requérant, à titre de
criminel en fuite, entre les mains de la justice des États-Unis
d'Amérique parce qu'elle en avait fait la demande, son acte
serait illégal. Son acte est toutefois légal s'il avait l'intention
d'expulser le requérant dans son propre pays parce qu'il consi-
dérait que sa présence ici n'était pas dans l'intérêt public. Il est
loisible à ces cours de déterminer si l'objectif poursuivi par le
ministre de l'Intérieur était légal. Y a-t-il eu un abus de
pouvoir? Les cours peuvent toujours examiner le fondement de
l'ordonnance d'expulsion afin de déterminer si les pouvoirs
conférés par le Parlement ont été exercés conformément à la
loi. C'est ce qui découle de l'affaire Reg. v. Board of Control,
Ex parte Rutty ([ 1956] 2 Q.B. 109).
Qu'en est-il alors dans le cas présent? ... (S)'il existe des
preuves à partir desquelles on peut raisonnablement supposer
que le ministre de l'Intérieur a utilisé son pouvoir d'expulsion
dans un but inavoué, la cour peut alors lui demander des
comptes et s'il omet de le faire, elle peut renverser son ordon-
nance. Mais j'estime que les faits de l'espèce ne révèlent aucune
preuve de ce genre. Il me semble que le ministre de l'Intérieur
avait des motifs raisonnables de considérer que la présence du
requérant dans ce pays n'était pas dans l'intérêt public.
Lord Donavan a fait remarquer dans son jugement
concourant (aux pages 307 et 308):
[TRADUCTION] La tâche de la personne qui cherche à prou-
ver une allégation de ce genre est effectivement lourde.
La question de savoir si une expulsion constitue
une «extradition déguisée» a été soumise à la Cour
suprême du Canada dans l'arrêt Moore v. Minister
of Manpower and Immigration, [1968] R.C.S.
839; 69 D.L.R. (2d) 273. Dans cette affaire,
Moore, qui avait déjà été expulsé du Canada parce
qu'il possédait un casier judiciaire chargé aux
Etats-Unis, est entré au Canada par avion de
Panama. Il détenait un passeport canadien indi-
quant qu'il était né au Canada et était citoyen
canadien alors qu'il était né aux États-Unis et était
citoyen américain. Il a été arrêté deux jours après
son arrivée alors qu'il s'apprêtait à monter à bord
d'un avion pour retourner à Panama. À la suite
d'une enquête tenue en vertu de la Loi sur l'immi-
gration, on a ordonné l'expulsion de Moore. Même
si l'ordonnance ne précisait pas dans quel pays il
devait être expulsé, la Cour a présumé qu'il devait
se rendre aux Etats-Unis. Moore a prétendu qu'on
a exercé contre lui le pouvoir d'expulsion dans le
but de l'extrader et que cela constituait un abus de
pouvoir que la Cour devait empêcher.
Moore n'a pas eu gain de cause. Dans ses
motifs, le juge en chef Cartwright a déclaré qu'il
souscrivait à l'opinion émise par le juge Stephen-
son dans Soblen, précité, selon laquelle il appar-
tient à la partie qui allègue qu'une ordonnance
d'expulsion, a priori valide, est en fait un subter
fuge ou qu'elle n'a pas été rendue de bonne foi, de
le prouver [TRADUCTION] «si difficile qu'il puisse
être pour elle de s'acquitter de cette obligation» (à
la page 843 R.C.S.; page 275 D.L.R.). Il a ensuite
poursuivi (à la page 844 R.C.S.; pages 275 et 276
D.L.R.):
[TRADUCTION] Pour statuer que les procédures d'expulsion
sont un subterfuge ou qu'elles n'ont pas été engagées de bonne
foi, il faudrait décider que le Ministre n'a pas vraiment jugé
qu'il était dans l'intérêt public d'expulser l'appelant. C'est
l'opinion qui a été émise dans l'affaire Soblen, précitée, et j'y
souscris.
Comme il existait des motifs raisonnables pour
expulser Moore, l'appel a été rejeté. En agissant
ainsi, le juge en chef Cartwright a cependant pris
soin de souligner (à la page 844 R.C.S.; page 276
D.L.R.):
[TRADUCTION] Je ne veux pas que l'on me fasse dire que si
les faits avaient été tels que Me Chernos [l'avocat de l'appelant]
les a présentés, les tribunaux n'auraient pas été habilités à
intervenir et à statuer qu'une mesure qui, selon toute appa-
rence, a été prise en vertu de la Loi sur l'immigration et
respecte ses dispositions est ultra vires parce qu'elle a en réalité
été prise dans un but autre que celui précisé dans les disposi
tions législatives.
L'avocat du requérant a prétendu qu'on ne peut
plus désormais considérer que l'affaire Soblen,
précitée, fait autorité étant donné que la Cour
d'appel a fondé son interprétation du droit admi-
nistratif sur une décision ancienne, Rex v. Leman
Street Police Station Inspector. Ex parte Venicoff,
[1920] 3 K.B. 72, qui a essentiellement exclu le
concept «d'équité» du droit britannique en matière
d'immigration. Il a allégué que, deux ans après
l'affaire Soblen, la décision de la Chambre des
lords dans Ridge v. Baldwin, [1964] A.C. 40 a
fondamentalement modifié le droit administratif et
que, par la suite, les tribunaux canadiens et les
tribunaux britanniques ont cessé d'invoquer des
décisions comme celle rendue dans l'affaire Veni-
coff. Il faut cependant remarquer que la Cour
d'appel n'a examiné l'affaire Venicoff qu'en ce qui
a trait à l'un des moyens d'appel utilisés dans
Soblen, c'est-à-dire la question de savoir si une
personne visée par une ordonnance d'expulsion
avait le droit de se faire entendre avant que l'or-
donnance soit rendue; cette affaire ne faisait pas
partie des points examinés par la Cour quant au
droit relatif à «l'extradition déguisée», un moyen
d'appel entièrement distinct. Quoiqu'on puisse se
demander si la décision de la Cour est toujours
valide en ce qui concerne la première affaire, il
n'existe comme tel aucun doute en ce qui concerne
sa décision quant à la deuxième affaire. Même s'il
en était autrement, l'avocat ne tient pas compte du
fait dans son argumentation que la décision dans
l'affaire Moore, où la Cour suprême a pour l'es-
sentiel adopté le raisonnement suivi dans Soblen
en ce qui a trait au droit relatif à «l'extradition
déguisée», a été prononcée plusieurs années après
l'arrêt Ridge v. Baldwin et ne peut être contestée
pour ce motif. L'avocat a aussi essayé d'établir une
distinction entre les arrêts Soblen et Moore pour le
motif que dans ces affaires, les Cours n'avaient pas
à tenir compte de l'effet de la Charte canadienne
des droits et libertés sur le droit dans ce domaine,
et parce qu'en l'espèce, la personne expulsée ris-
quait de se voir infliger la peine de mort par les
tribunaux du pays où elle se dirigeait selon toute
probabilité. Encore une fois, je ne peux souscrire à
ces arguments. On ne m'a pas prouvé que le droit
applicable aux «extraditions déguisées», tel qu'il a
été exposé dans ces deux affaires, a été modifié par
l'adoption de la Charte. Même si la gravité de la
peine qui attend la personne expulsée dans le pays
où il est possible qu'elle soit envoyée peut, dans un
autre contexte, constituer un élément important
(par exemple, l'article 12 de la Charte), elle ne
diminue en rien le fardeau de la preuve des person-
nes qui allèguent que les procédures d'expulsion,
valides a priori, constituent en fait un subterfuge.
C'est pourquoi j'estime que les principes énoncés
par les tribunaux dans les affaires Soblen et
Moore quant à «l'extradition déguisée» continuent
à faire autorité. Ma tâche consiste donc à appli-
quer ce droit aux faits de l'espèce.
L'arrestation du requérant le 26 avril 1985 a été
effectuée par des officiers de la Section des enquê-
tes générales de la Gendarmerie royale du Canada.
La G.R.C. avait été avertie plus tôt de la présence
du requérant en territoire canadien par des agents
du Federal Bureau of Investigation des Etats-Unis,
et les membres des deux forces ont agi en collabo
ration afin de déterminer le lieu exact où il se
trouvait. Après l'arrestation, des officiers de la
Section de l'immigration de la G.R.C. se sont
chargés du cas du requérant qui a été conduit
devant un magistrat et accusé de trois infractions
distinctes à la Loi sur l'immigration de 1976. Le
29 avril 1985, le requérant a reçu un avis l'infor-
mant que des procédures avaient été engagées en
vertu de la Loi sur l'immigration de 1976 pour
qu'il soit expulsé du Canada. Le gouvernement
américain n'a cependant jamais présenté au gou-
vernement canadien une demande officielle d'ex-
tradition du requérant (à la date de la présente
demande).
Les procédures engagées en vertu de la Loi sur
l'immigration de 1976 sont valides a priori et je ne
crois pas que la preuve soit suffisante pour déchar-
ger le requérant de la lourde obligation qui lui
incombe quand il conteste ces procédures sous le
prétexte qu'elles constituent un subterfuge destiné
à atteindre un but illégal. Les autorités de l'immi-
gration avaient des motifs raisonnables de conclure
que la présence permanente du requérant au
Canada n'était pas dans l'intérêt public. La
G.R.C. a ignoré la présence illégale du requérant
au Canada jusqu'à ce que le F.B.I. l'en ait avertie,
les deux forces ont collaboré pour le retrouver et
l'arrestation a été effectuée par des membres de la
Section des enquêtes générales plutôt que par ceux
de la Section de l'immigration, mais ces faits ne
suffisent pas à prouver que le Ministre n'a pas
véritablement considéré qu'il était dans l'intérêt
public d'ordonner l'expulsion du requérant. Cette
contestation de la validité des procédures d'expul-
sion doit être rejetée.
J'ajouterais cependant que si le requérant avait
réussi à prouver que le but véritable des procédures
d'expulsion était de le remettre entre les mains
d'un Etat étranger parce qu'il est un criminel en
fuite recherché par ledit État, cela aurait constitué
un abus du pouvoir d'expulsion et aurait été
comme tel interdit par la Cour. Le Parlement a
prévu dans la Loi sur l'extradition une procédure
spéciale pour la remise des criminels en fuite et le
pouvoir général discrétionnaire d'expulser des
étrangers ne peut être utilisé pour remplacer ladite
procédure spéciale. Les dispositions générales ne
dérogent pas aux dispositions spéciales.
Question II
Le requérant a-t-il droit à une audience («oral
hearing») avant la tenue de l'enquête?
Pour répondre à cette question, je me dois
d'abord d'examiner minutieusement les voies possi
bles par lesquelles une enquête peut être instituée.
Il existe aux termes de la Loi sur l'immigration de
1976 deux façons bien différentes de mettre en
branle le processus d'enquête à l'égard d'une per-
sonne déjà au Canada: l'arrestation avec ou sans
mandat suivant l'article 104 de la Loi et le rapport
écrit et la directive prévoyant la tenue d'une
enquête suivant le paragraphe 27(3) de la même
Loi.
(1) L'arrestation avec ou sans mandat suivant
l'article 104 de la Loi
Dès qu'un agent d'immigration ou, comme dans
le cas qui nous occupe, tout agent de la paix, à qui
des renseignements ont été donnés à l'effet qu'une
personne se trouvant au Canada est une personne
soupçonnée, pour des motifs valables, de faire
partie de l'une des catégories de personnes visées
aux alinéas 27(2)b),e),f),g),h),i) ou j), il peut l'ar-
rêter s'il estime que cette personne constitue une
menace pour le public. C'est là l'essentiel de l'ali-
néa 104(2)a) en vertu duquel d'ailleurs le requé-
rant a été arrêté et est détenu:
104... .
(2) Tout agent de la paix au Canada, nommé en vertu d'une
loi fédérale, provinciale ou d'un règlement municipal, et tout
agent d'immigration peuvent, sans mandat, ordre ou directive à
cet effet, arrêter et détenir ou arrêter et ordonner la détention
a) aux fins d'enquête, de toute personne soupçonnée, pour
des motifs valables, de faire partie de l'une des catégories
visées aux alinéas 27(2)b), e), f), g), h), i) ou j), ou
au cas où ils estiment que ladite personne constitue une menace
pour le public ou qu'à défaut de cette mesure, elle ne se
présentera pas à l'enquête ou n'obtempérera pas à l'ordonnance
de renvoi.
Ayant effectué l'arrestation, il appartenait à
l'agent de la paix d'aviser immédiatement un agent
d'immigration supérieur de la détention et de ses
motifs tel que le prévoit le paragraphe 104(4):
104....
(4) Celui qui a ordonné la détention d'une personne aux fins
d'examen ou d'enquête en vertu du présent article, ou le
gardien de ladite personne doit immédiatement aviser un agent
d'immigration supérieur de la détention et de ses motifs.
C'est ce qui a été fait dans le présent dossier. •
En recevant communication de cette arrestation
et de cette détention, l'agent d'immigration supé-
rieur avait l'obligation et le devoir d'ordonner la
tenue d'une enquête conformément à l'article 28:
28. Un agent d'immigration supérieur doit immédiatement
faire tenir une enquête au sujet de toute personne détenue, en
vertu de l'alinéa 23(3)a) ou de l'article 104, pour fins
d'enquête.
Donc, la détention suivant l'article 104 suffit pour
déclencher le processus d'enquête et il n'est nulle-
ment nécessaire, comme le prévoit le paragraphe
27(3), qu'un rapport écrit soit rédigé ou qu'une
directive du sous-ministre soit émise pour que l'en-
quête puisse avoir lieu. Seuls l'avis de détention
suivant l'article 104 et l'avis d'enquête délivré par
l'agent d'immigration supérieur suffisent. C'est là
le premier moyen menant à une enquête. Le
second est prévu au paragraphe 27(3) de la Loi.
(2) Le rapport écrit et la directive prévoyant la
tenue d'une enquête suivant le paragraphe
27(3) de la Loi
Tout agent d'immigration ou agent de la paix,
en possession de renseignements indiquant qu'une
personne se trouvant au Canada est soupçonnée de
faire partie de l'une des catégories visées par les
alinéas 27(2)a),b),c),d),e)j),g),h),i) ; j),k) ou 1),
doit faire un rapport écrit au sous-ministre, à
moins que la personne visée n'ait été arrêtée sans
mandat et détenue en vertu de l'article 104 (c'est
le cas du requérant).
27....
(2) Tout agent d'immigration ou agent de la paix, en posses
sion de renseignements indiquant qu'une personne se trouvant
au Canada, autre qu'un citoyen canadien ou un résident
permanent,
a) pourrait se voir refuser l'autorisation de séjour du fait
qu'elle fait partie d'une catégorie non admissible, autre que
celles visées aux alinéas 19(1 )h) ou 19(2)c),
b) a pris ou conservé un emploi au Canada en violation de la
présente loi ou des règlements,
c) travaille ou incite au renversement d'un gouvernement par
la force,
d) a été déclarée coupable d'une infraction en vertu du Code
criminel ou d'une infraction qui peut être punissable par voie
de mise en accusation en vertu d'une loi du Parlement autre
que le Code criminel ou la présente loi,
e) est entrée au Canada en qualité de visiteur et y demeure
après avoir perdu cette qualité,
J) est entrée au Canada à un endroit autre qu'un point
d'entrée et ne s'est pas immédiatement présentée à un agent
d'immigration ou s'est dérobée à un examen ou à une
enquête prévus par la présente loi ou encore s'est évadée alors
qu'elle était légalement détenue ou sous garde en vertu de la
présente loi,
g) est entrée au Canada ou y demeure soit sous le couvert
d'un passeport, visa ou autre document relatif à son admis
sion faux ou obtenu irrégulièrement, soit par des moyens
frauduleux ou irréguliers soit grâce à une représentation
erronée d'un fait important, que ces moyens aient été exercés
ou ces représentations faites par ladite personne ou par un
tiers,
h) est entrée au Canada en violation de l'article 57,
i) n'a pas quitté le Canada dans le délai imparti par l'avis
d'interdiction de séjour qui lui a été adressé ou, après avoir
ainsi quitté le Canada, a obtenu l'autorisation d'y entrer en
vertu de l'alinéa 14(1)c),
j) est entrée au Canada à titre de membre de l'équipage d'un
véhicule ou pour le devenir et a, sans l'autorisation d'un
agent d'immigration, négligé de regagner le véhicule lors de
son départ d'un point d'entrée,
k) a été autorisée à entrer au Canada en vertu des alinéas
14(2)b), 23(1)b) ou 32(3)b) et a négligé de se présenter à
l'examen complémentaire dans le délai et au lieu indiqués, ou
1) néglige délibérément de subvenir aux besoins d'une per-
sonne à charge, membre de sa famille au Canada,
doit adresser à ce sujet un rapport écrit et circonstancié au
sous-ministre, à moins que la personne concernée n'ait été
arrêtée sans mandat et détenue en vertu de l'article 104.
Il est clair qu'en vertu du paragraphe 27(2),
l'agent de la paix ou l'agent d'immigration n'avait
pas l'obligation d'adresser un rapport au sous-
ministre. Or, en l'espèce, un rapport a quand
même été adressé au sous-ministre puisqu'on
reproche au requérant de faire également partie de
la catégorie de personnes décrites aux alinéas
27(2)a) et 19(1)c) de la Loi. Cette catégorie de
personnes n'est pas couverte par l'alinéa 104(2)a)
ce qui expliquerait qu'on ait dû recourir aux deux
procédures pour instituer l'enquête.
Le sous-ministre, maintenant en possession du
rapport rédigé suivant le paragraphe 27(2), a
estimé qu'une enquête s'imposait. Il a donc trans-
mis une copie du rapport à un agent d'immigration
supérieur et une directive prévoyant la tenue d'une
enquête et ce, conformément au paragraphe 27(3):
27....
(3) Sous réserve des instructions ou directives du Ministre, le
sous-ministre saisi d'un rapport visé aux paragraphes (1) ou
(2), doit, au cas où il estime que la tenue d'une enquête
s'impose, adresser à un agent d'immigration supérieur une
copie de ce rapport et une directive prévoyant la tenue d'une
enquête.
Dès la réception de la directive prévue au paragra-
phe 27(3), l'agent d'immigration supérieur n'avait
d'autre choix que de faire tenir une enquête sur la
personne concernée tel que le prévoit le paragra-
phe 27(4):
27....
(4) L'agent d'immigration supérieur qui reçoit le rapport et
la directive visés au paragraphe (3), doit, dès que les circons-
tances le permettent, faire tenir une enquête sur la personne en
question.
Ce survol des procédures menant à l'enquête
étant terminé, nous nous retrouvons maintenant à
l'étape de l'enquête. Mais avant de traiter de
l'enquête proprement dite, je voudrais dire que je
partage entièrement l'avis de l'avocate des intimés
selon lequel les procédures préalables à l'enquête à
être tenue au sujet du requérant ont toutes été
suivies dans leurs moindres détails et que l'arbitre
qui aurait eu ou aura à présider l'enquête tire alors
sa compétence de deux sources:
— de l'arrestation sans mandat du requérant aux
termes de l'alinéa 104(2)a) de la Loi pour ce
qui concerne les allégations décrites aux ali-
néas 27(2)6),e) et g) de la même Loi
et
— de la directive de tenir une enquête suivant les
paragraphes 27(3) et (4) de la Loi pour ce qui
concerne les allégations décrites aux alinéas
27(2)a) et 19(1)c) de la même Loi.
Le fait de joindre ainsi devant un même arbitre
les deux différents modes d'enclenchement du pro-
cessus d'enquête ne constitue pas une irrégularité.
La Cour d'appel fédérale a précisément eu à se
prononcer sur cette question dans l'affaire Potter
c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration,
[1980] 1 C.F. 609, aux pages 612 et 613:
L'enquête a été tenue le 6 septembre 1979 Vancouver. Elle
a été convoquée en exécution, d'une part, de la directive datée
du 30 août 1979, prévoyant la tenue d'une enquête pour
déterminer si M. Potter était une personne visée à l'alinéa
27(2)a) de la Loi et, d'autre part, de l'avis d'enquête daté du 31
août 1979 ordonnant la tenue d'une enquête en vertu de
l'article 28.
A l'ouverture de l'enquête, l'avocat de M. Potter a fait valoir
que l'arbitre n'avait compétence que pour examiner les points
contenus dans la directive prévoyant la tenue de cette enquête,
c'est-à-dire que pour déterminer si M. Potter est une personne
visée à l'alinéa 27(2)a) de la Loi. L'arbitre a tranché la
question en ces termes:
[TRADUCTION] D'après les documents dont j'ai été saisi, la
personne en question a été arrêtée, en vertu du paragraphe
104(2) de la Loi sur l'immigration, le 28 août 1979. Or, dans
le cas d'une arrestation sous l'empire de ce paragraphe, ladite
Loi exige expressément qu'une enquête soit tenue. C'est ainsi
qu'a été émise par la suite une directive portant enquête. Je
trouve cette procédure parfaitement régulière. C'est pourquoi
je conclus à ce stade-ci que j'ai compétence, suite à l'arresta-
tion faite sous le régime du paragraphe 104(2), pour détermi-
ner si M. Potter est une personne visée aux alinéas 27(2)b) et
27(2)e) de la Loi sur l'immigration et que j'ai aussi compé-
tence pour déterminer s'il est une personne visée à l'alinéa
27(2)a) de ladite Loi, compte tenu de la directive pour
enquête m'enjoignant d'examiner ce point.
Je suis d'avis que l'arbitre n'a pas erré en décidant en ce sens.
(3) L'enquête proprement dite
Dans le cadre d'une enquête au sujet d'un non-
résident permanent, l'arbitre doit ou bien pronon-
cer son expulsion ou bien émettre un avis d'inter-
diction de séjour suivant le paragraphe 32(6) de la
Loi:
32....
(6) L'arbitre, après avoir conclu que la personne faisant
l'objet d'une enquête est visée par le paragraphe 27(2), doit,
sour réserve des paragraphes 45(1) et 47(3), en prononcer
l'expulsion; cependant, dans le cas d'une personne non visée aux
alinéas 19(1)c), d), e), J) ou g) ou 27(2)c), h) ou i), l'arbitre
doit émettre un avis d'interdiction de séjour fixant à ladite
personne un délai pour quitter le Canada, s'il est convaincu
a) qu'une ordonnance d'expulsion ne devrait pas être rendue
eu égard aux circonstances de l'espèce; et
b) que ladite personne quittera le Canada dans le délai
imparti.
En l'espèce, si l'arbitre est convaincu que le requé-
rant est visé par le paragraphe 27(2), il doit émet-
tre une ordonnance d'expulsion.
À ce stade, on voit bien que la compétence de
l'arbitre est limitée, c'est-à-dire que le requérant
ne pourra pas faire valoir les «circonstances» parti-
culières de son cas. Bref, la menace que constitue
pour son droit à la vie une ordonnance d'expulsion
ne pourra en aucune façon influer sur la décision
de l'arbitre. Ce dernier doit uniquement se deman-
der si le requérant est visé par l'un des alinéas du
paragraphe 27(2). Si tel est le cas, il doit pronon-
cer l'expulsion.
(4) Le sous-ministre a-t-il le devoir d'agir équita-
blement (duty to act fairly) en exerçant la
discrétion qui lui est conférée par le paragra-
phe 27(3)?
Essentiellement, la position du requérant est la
suivante: le sous-ministre chargé de décider si une
enquête s'impose suivant le paragraphe 27(3) doit
permettre au requérant d'être entendu et ce, con-
formément aux principes d'équité (fairness) déga-
gés dans l'arrêt Nicholson c. Haldimand-Norfolk
Regional Board of Commissioners of Police,
[1979] 1 R.C.S. 311.
Le requérant prétend que s'il avait l'occasion
d'être entendu par le sous-ministre et de faire
valoir la menace que constitue pour son droit à la
vie une ordonnance d'expulsion, l'étape de l'en-
quête pourrait tout simplement être évitée puisque
le sous-ministre n'est pas obligé d'émettre une
directive enjoignant à un agent d'immigration
supérieur de faire tenir une enquête.
Le requérant soutient également que l'article 7
de la Charte canadienne des droits et libertés (qui
constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de
1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982,
chap. 11 (R.-U.)) vient greffer aux principes
d'équité de common law un droit à la «justice
fondamentale» lorsque ses droits «à la vie» et «à la
sécurité de sa personne» sont menacés. L'applica-
tion de l'article 7 de la Charte en l'espèce fera
l'objet d'un commentaire séparé et sera traité en
même temps que la tenue d'une enquête suivant
l'article 28 de la Loi.
Je reproduis de nouveau le paragraphe 27(3):
27....
(3) Sous réserve des instructions ou directives du Ministre, le
sous-ministre saisi d'un rapport visé aux paragraphes (I) ou
(2), doit, au cas où il estime que la tenue d'une enquête
s'impose, adresser à un agent d'immigration supérieur une
copie de ce rapport et une directive prévoyant la tenue d'une
enquête.
Sans me lancer dans un débat ésotérique sur la
nature des fonctions qu'exerce le sous-ministre
sous l'économie de cette disposition législative,
j'avance qu'il exerce des fonctions administratives
et, qu'au minimum, ce dernier doit agir équitable-
ment. J'emprunte ici les propos de lord Pearson
qui a dit dans Pearlberg v. Party, [1972] 1 W.L.R.
534 (H.L.), à la page 547 que:
[TRADUCTION] . .. lorsque le Parlement confère à une per-
sonne ou à un organisme des fonctions administratives ou
exécutives, il n'existe aucune présomption d'obligation de res-
pecter les principes de justice naturelle. Toutefois, puisqu'»on
ne peut présumer que le Parlement agit inéquitablement», les
tribunaux peuvent, dans des cas appropriés (et peut-être tou-
jours), déduire de cette maxime l'obligation d'agir équitable-
ment.
Au même effet, l'opinion du juge Le Dain dans
l'affaire Inuit Tapirisat of Canada c. Le très
honorable Jules Léger, [1979] 1 C.F. 710 (C.A.),
à la page 717, sur l'obligation pour une autorité
administrative d'agir équitablement en l'absence
de dispositions procédurales expresses:
L'équité procédurale [procedural fairness], tout comme la
justice naturelle, est une exigence de la common law et s'appli-
que en matière d'interprétation des lois écrites. En l'absence de
dispositions procédurales expresses, elle est considérée comme
implicitement prévue par la loi. [C'est moi qui souligne.]
Bien que cette décision ait été infirmée par la Cour
suprême, sub nom. Procureur général du Canada
c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2
R.C.S. 735, le raisonnement du juge Le Dain n'a
pas été mis en doute. Il conserve donc toute sa
valeur probante.
C'est ainsi que j'ai accepté d'emblée que le
sous-ministre a, en exerçant la discrétion qui lui
est conférée par la Loi, l'obligation d'agir équita-
blement. Encore faut-il maintenant préciser l'exer-
cice de ce devoir.
(5) Contenu de l'obligation d'agir équitablement
Lord Pearson, toujours dans la décision de
Pearlberg v. Varty à laquelle je faisais référence
plus haut, fixait ce que je qualifierais de borne
supérieure au-delà de laquelle le devoir d'agir
équitablement se confond avec les principes de
justice naturelle:
[TRADUCTION] Cependant, l'équité n'exige pas nécessairement
toute une succession d'auditions, de plaidoiries et de réfuta-
tions. Si l'on poussait trop loin les garanties de procédure, rien
ne pourrait se faire simplement, rapidement et économique-
ment. I1 ne faut pas sacrifier trop hâtivement l'efficacité et
l'économie administrative ou exécutive.
[Page 547.]
C'est-à-dire que, coupé qu'il est des réalités admi-
nistratives et de ses préoccupations quotidiennes, le
pouvoir judiciaire ne peut et ne doit pas astreindre
l'autorité administrative compétente à des con-
traintes procédurales qui réduiraient son efficacité
et mettraient en doute sa raison d'être. Dans l'af-
faire Inuit Tapirisat of Canada c. Le très honorale
Jules Léger, supra, le juge Le Dain dit à la page
717:
Le véritable point en litige est la question de savoir quelle
procédure il convient d'imposer à une autorité déterminée
compte tenu de la nature de cette dernière et du genre de
pouvoir qu'elle exerce, et quelles conséquences en résulteront
pour ceux qui ont à subir ce pouvoir. Il ne faut pas oublier de
maintenir l'équilibre entre les exigences d'équité et les besoins
du processus administratif en cause.
D'un autre côté, sur ce qui pourrait être la
protection procédurale minimale qu'il faille accor-
der à un individu, je suis ostensiblement d'accord
avec ce qu'a dit lord Denning dans l'arrêt Schmidt
v. Secretary of State for Home Affairs, [1969] 2
Ch. 149 (C.A.), à la page 170:
[TRADUCTION] Je suis évidemment d'accord pour dire que
lorsqu'un fonctionnaire est habilité à priver une personne de ses
biens ou de sa liberté, le principe général applicable veut qu'il
soit donné à cette personne une occasion de se faire entendre et
de présenter ses arguments.
Plus récemment, lord Denning a eu l'occasion de
préciser dans Selvarajan v. Race Relations Board,
[1976] 1 All ER 12 (C.A.), à la page 19, ce qu'est
l'obligation, pour un organisme administratif,
d'agir équitablement:
[TRADUCTION] ... [l]es exigences de l'équité dépendent de la
nature de l'enquête et de ses conséquences pour les personnes en
cause. La règle fondamentale est que dès qu'on peut infliger des
peines ou sanctions à une personne ou qu'on peut la poursuivre
ou la priver de recours, de redressement ou lui faire subir de
toute autre manière un préjudice en raison de l'enquête et du
rapport, il faut l'informer de la nature de la plainte et lui
permettre d'y répondre. Cependant, l'organisme enquêteur est
maître de sa propre procédure. Il n'est pas nécessaire qu'il
tienne une audition. Tout peut se faire par écrit. Il n'est pas
tenu de permettre la présence d'avocats. Il n'est pas tenu de
révéler tous les détails de la plainte et peut s'en tenir à
l'essentiel. Il n'a pas à révéler sa source de renseignements. Il
peut se limiter au fond seulement ... Mais en définitive,
l'organisme enquêteur doit arrêter sa propre décision et faire
son propre rapport.
À mon avis, cette dernière décision, où la Cour
d'appel a conclu que l'organisme chargé d'enquê-
ter avait agi équitablement, présente certaines affi-
nités avec le cas qui nous occupe puisque, tout
comme cet organisme-enquêteur, le sous-ministre
doit se faire une opinion sur les plaintes formulées
à l'égard du requérant.
Dans l'affaire Nicholson (supra), où il s'agissait
de disposer d'une demande d'examen judiciaire
faite par un policier qui a été démis de ses fonc-
tions avant l'expiration de sa période d'essai et ce,
sans audition et sans avoir été informé des raisons
pour lesquelles il était congédié, le regretté juge en
chef Laskin a conclu que l'appelant Nicholson
aurait dû être traité équitablement et non de façon
arbitraire. Voici en quels termes il a qualifié ce
devoir d'agir équitablement à l'égard de l'agent
Nicholson:
A mon avis, on aurait dû dire à l'appelant pourquoi on avait
mis fin à son emploi et lui permettre de se défendre, oralement
ou par écrit au choix du comité. [Page 328.]
Dans la présente affaire, il ne s'agit pas tant
pour le requérant de connaître la nature des plain-
tes formulées contre lui, mais de pouvoir porter à
l'attention du sous-ministre, qui a l'autorité néces-
saire pour mettre un terme aux procédures enga
gées contre sa personne, les «circonstances» parti-
culières de son cas.
J'en arrive donc à la conclusion que, compte
tenu des inconvénients administratifs que cela
pourrait poser, une audition, genre procès (trial-
type hearing), à ce stade-ci des procédures serait
difficilement justifiable. Le requérant ne conteste
pas de toute évidence les plaintes formulées contre
lui, il cherche plutôt à éviter l'expulsion vers les
États-Unis. J'estime que les fins de la justice
seraient alors bien servies si le requérant pouvait
au moins faire des représentations écrites (paper
hearing) au sous-ministre au sujet de la menace
sérieuse que pourrait constituer pour son «droit à
la vie» l'expulsion vers les États-Unis.
Puisque la personne en autorité, c'est-à-dire le
sous-ministre, n'a pas respecté les principes
d'équité procédurale en exerçant sa discrétion, la
directive qui a été adressée à un agent d'immigra-
tion supérieur suivant le paragraphe 27(3) est
nulle et non avenue.
J'estime donc qu'il est convenable et juste en
l'espèce d'émettre un bref de certiorari pour annu-
ler la directive du sous-ministre et un bref de
prohibition pour empêcher l'arbitre de tenir une
enquête tant que la discrétion du sous-ministre
n'aura pas été exercée en conformité avec les
principes reconnus d'équité procédurale.
Question III
La tenue d'une enquête conformément aux dispo
sitions de la Loi sur l'immigration de 1976 viole-
t-elle les droits conférés au requérant par l'article
7 de la Charte?
Les articles 27 et 28 de la Loi prévoient deux
mécanismes distincts par lesquels un arbitre peut
se voir conférer la compétence d'enquêter sur une
question en vertu de l'article 32. Comme ces deux
mécanismes ont été invoqués en l'espèce et que je
viens juste d'examiner les rapports qui existent
entre la procédure d'enquête de l'article 27 et la
notion d'équité prévue par la common law, il me
reste à faire un examen semblable au sujet de la
procédure prévue à l'article 28.
Comme je l'ai déjà souligné, la décision de faire
tenir une enquête est une décision à caractère
administratif et, par conséquent, la notion d'équité
s'applique. Cette notion englobe l'idée qu'avant le
prononcé d'une telle décision, la personne qui en
fait l'objet devrait avoir une occasion raisonnable
d'exposer ses arguments. Cela exigerait dans le cas
présent que le requérant puisse, à un moment ou
l'autre de la procédure d'enquête avant que l'or-
donnance d'expulsion soit rendue, avoir l'occasion
d'exposer les circonstances particulières de son cas
à une personne habilitée à juger que lesdites cir-
constances sont pertinentes pour décider si une
enquête devrait être tenue ou si une ordonnance
d'expulsion devrait être rendue contre lui.
Le paragraphe 32(6) empêche l'arbitre de tenir
compte d'un tel argument pour arriver à sa déci-
sion étant donné que le requérant est visé par les
alinéas 19(1)c),d),e)J) ou g) et 27(2)c),h) ou i).
Cet argument serait également irrecevable lorsque
l'agent d'immigration supérieur décide en vertu de
l'article 28 de faire tenir une enquête. Suivant les
termes de l'article 28, il s'agit uniquement de
savoir si une personne est détenue en vertu de
l'alinéa 23(3)a) ou de l'article 104 pour fins d'en-
quête; une fois ce fait établi, l'agent d'immigration
supérieur doit immédiatement faire tenir une
enquête au sujet de cette personne. Il n'est pas
habilité suivant ledit article 28 à tenir compte de
toute autre circonstance, et la notion d'équité
prévue par la common law, qui constitue une
condition de forme implicite, ne peut permettre
d'étendre la compétence que le législateur a jugé
approprié de conférer à l'agent.
Contrairement à ce qui est édicté à l'article 27,
le législateur a manifestement écarté l'application
de la notion d'équité prévue par la common law en
ce qui concerne la procédure d'enquête fondée sur
les articles 28 et 32.
Les avocats du requérant ont aussi prétendu que
la procédure d'enquête prévue aux articles 28 et
104 porte atteinte aux droits que celui-ci est habi-
lité à faire valoir en vertu de l'article 7 de la
Charte canadienne des droits et libertés. L'article
7 de la Charte porte:
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa
personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en confor-
mité avec les principes de justice fondamentale.
Dans l'arrêt récent Singh et autres c. Ministre de
l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S.
177; 58 N.R. 1 [ci-après appelé l'arrêt Harbhajan
Singh], madame le juge Wilson de la Cour
suprême du Canada a déclaré qu'elle était disposée
à admettre que le terme «Chacun» de l'article 7
«englobe tout être humain qui se trouve au Canada
et qui, de ce fait, est assujetti à la loi canadienne»
(à la page 202 R.C.S.; page 49 N.R.). Elle a
ajouté, à la page 201 R.C.S.; page 48 N.R., que la
Loi sur l'immigration de 1976 elle-même et son
administration par le gouvernement du Canada
sont assujetties aux dispositions de la Charte. La
question qui se pose donc en l'espèce est de déter-
miner si le droit que le requérant cherche à faire
valoir est visé par l'article 7.
Les avocats du requérant ont soutenu que la
procédure d'enquête porte atteinte au droit du
requérant à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa
personne parce qu'elle pourrait aboutir à une
ordonnance d'expulsion du requérant aux États-
Unis où il risque l'imposition de la peine de mort.
Ils ont prétendu que cela «portait atteinte» à son
droit au sens de l'article 7 et, dans les circons-
tances, ne respectait pas les principes de la justice
fondamentale.
L'avocate de la Couronne a voulu répliquer à cet
argument en alléguant que l'article 7 de la Charte
protège les individus contre les actes des corps
législatifs et des gouvernements du Canada, de ses
provinces et de ses territoires, mais qu'il ne fournit
aucune protection contre les actes commis par
d'autres gens ou par des gouvernements étrangers.
En l'espèce, l'atteinte aux droits du requérant, si
elle avait lieu dans le futur, résulterait uniquement
de la peine de mort imposée par un tribunal étran-
ger. L'exécution de la peine de mort ne serait pas
la conséquence directe de la tenue de l'enquête ou
du prononcé de l'ordonnance d'expulsion, mais elle
résulterait uniquement de la décision des autorités
américaines prise à la suite de la sentence pronon-
cée conformément aux lois en vigueur en Pennsyl-
vanie. L'avocate a invoqué à l'appui de sa position
la décision du juge Pratte de la Cour d'appel
fédérale dans l'arrêt Singh c. Ministre de l'Emploi
et de l'Immigration, [1983] 2 C.F. 347 [ci-après
appelé l'arrêt Sukhwant Singh], qui a dit à la page
349:
La décision de la Commission [d'appel de l'immigration] n'a
pas eu pour effet de porter atteinte au droit du requérant à la
vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. Si, après avoir
regagné son propre pays, le requérant devient victime d'une
atteinte à l'un quelconque de ces droits, ce sera par suite d'actes
accomplis par les autorités ou par d'autres gens de ce pays; ce
ne sera pas une conséquence directe de la décision de la
Commission. Selon nous, l'article 7 vise le cas où des autorités
canadiennes, dans l'application de lois canadiennes, portent
atteinte à ces droits.
Madame le juge Wilson a cité ce même extrait
lorsqu'elle a résumé les arguments de l'avocat de la
Couronne sur un point semblable dans l'arrêt
Harbhajan Singh, précité. Dans cette affaire, c'est
en Inde et non au Canada que les appelants cou-
raient un danger réel pour leur intégrité physique.
Madame le juge Wilson a néanmoins conclu que
les droits garantis aux appelants par l'article 7
avaient été violés et elle leur a accordé un redresse-
ment en vertu de la Charte. En rejetant les argu
ments de la Couronne fondés sur l'arrêt Sukhwant
Singh, elle n'a pas exprimé de doutes quant au
bien-fondé de la position du juge Pratte. Elle a
cependant adopté une position contraire à celle de
ce dernier et on doit donc considérer que l'extrait
cité ne fait plus désormais autorité.
Comme ce fut le cas dans l'arrêt Harbhajan
Singh, le requérant en l'espèce est menacé de subir
une atteinte à son intégrité physique dans un pays
étranger. Dans les deux cas cependant, ce sont les
autorités canadiennes que l'on accuse d'avoir violé
l'article 7 en utilisant une procédure qui prive des
personnes se trouvant au Canada de l'application
des règles de la justice fondamentale pour les
forcer à retourner dans des pays étrangers. Cela
n'équivaut pas à dire que la Charte lie les gouver-
nements étrangers ou des gens se trouvant dans des
pays étrangers.
Dans l'arrêt R. c. Operation Dismantle Inc.,
[1983] 1 C.F. 745, le juge Marceau de la Cour
d'appel fédérale a élaboré la théorie d'un «seul
droit» en ce qui concerne l'article 7 de la Charte.
Suivant cette analyse, les termes «droit à la vie, à
la liberté et à la sécurité de sa personne» forment
un droit unique dont les éléments sont intimement
liés et ce droit s'applique aux questions concernant
la mort, l'arrestation, la détention, la liberté physi
que et le châtiment corporel de la personne. En
outre, l'article 7 ne protège les personnes contre les
atteintes à ce droit que si celles-ci résultent de la
violation des principes de la justice fondamentale.
La théorie d'un «seul droit» a été examinée par
la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Harbha-
jan Singh et dans l'appel interjeté au sujet de
l'arrêt Operation Dismantle [Operation Dismantle
Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1
R.C.S. 441]. Dans aucun de ces cas, il n'a été
nécessaire pour madame le juge Wilson de décider
si cette théorie constituait la méthode appropriée
pour interpréter l'article 7; elle a cependant exa-
miné en détail l'application de cette théorie, en
particulier dans le premier arrêt où elle a dit aux
pages 204 et 205 R.C.S.; page 52 N.R.:
Même si nous acceptons la théorie d'un «seul droit» avancée par
l'avocat du Ministre dans son interprétation de l'art. 7, nous
devons reconnaître, à mon avis, que le «droit» qui est énoncé à
l'art. 7 comporte trois éléments: la vie, la liberté et la sécurité
de la personne. Si je comprends bien la théorie d'un «seul droit»,
on ne laisse pas entendre qu'il doit y avoir atteinte à ces trois
éléments pour qu'il y ait atteinte au «droit» que confère à une
personne l'art. 7. En d'autres termes, je crois que la théorie
d'un «seul droit» avancée par l'avocat permet de dire que
l'atteinte à la «sécurité de la personne» des appelants, par
exemple, constitue une atteinte au «droit» que leur confère l'art.
7, qu'il soit également possible ou non d'affirmer qu'il y a eu
atteinte à leur vie ou à leur liberté. Si je comprends bien, la
théorie d'un «seul droit» est soumise à l'appui d'une interpréta-
tion stricte des mots «vie», «liberté» et «sécurité de sa personne»
comme constituant différents aspects d'un seul concept plutôt
que comme constituant des concepts distincts dont chacun doit
être interprété séparément.
Et elle a ajouté plus loin à la page 205 R.C.S.;
page 53 N.R.:
... il me semble cependant qu'il incombe à la Cour de préciser
le sens de chacun des éléments, savoir la vie, la liberté et la
sécurité de la personne, qui constituent le «droit» mentionné à
l'art. 7.
Si le requérant est expulsé aux États-Unis, il sera
exposé à une menace de mort et de châtiment
corporel. Il sera donc porté atteinte à son droit «à
la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne».
Mais s'agira-t-il alors d'une «atteinte» au sens de
l'article 7? Comme l'avocate de la Couronne l'a
souligné, la procédure d'enquête prévue à la Loi et
le prononcé éventuel d'une ordonnance d'expulsion
ne portent pas en eux-mêmes atteinte au droit du
requérant à la vie ou à la liberté (il peut arriver
que d'autres personnes portent atteinte à son droit
à la vie ou à la liberté, mais cela n'est pas certain).
À mon avis, cela constitue cependant une atteinte
à la sécurité de sa personne et comme madame le
juge Wilson a dit à la page 207 R.C.S.; page 55
N.R.:
... l'expression «sécurité de sa personne. doit englober tout
autant la protection contre la menace d'un châtiment corporel
ou de souffrances physiques, que la protection contre le châti-
ment lui-même.
Dans les présentes circonstances, puisque le requé-
rant risque la peine de mort s'il retourne aux
États-Unis et que la tenue de l'enquête peut entraî-
ner le prononcé d'une ordonnance l'expulsant aux
États-Unis, l'enquête elle-même porte atteinte à
son droit à la sécurité de sa personne. J'estime
qu'on doit considérer qu'il s'agit là d'une atteinte
au droit à la «sécurité de sa personne» au sens de
l'article 7; étant donné les conséquences possibles
du renvoi du requérant aux États-Unis, il serait
inconcevable que la Charte ne s'applique pas pour
lui donner droit à la protection de la justice fonda-
mentale au cours des procédures qui pourraient
mener à son renvoi.
Ma tâche consiste donc à déterminer quelles
sont les exigences de la justice fondamentale dans
les circonstances et à décider si la procédure d'en-
quête prévue à la Loi respecte ces critères. Il
semble évident (voir les remarques de madame le
juge Wilson à la page 212 R.C.S.; page 62 N.R. de
l'arrêt Harbhajan Singh, précité) que le concept
de justice fondamentale tel qu'il se dégage de la
Charte englobe tout au moins la notion d'équité
dans la procédure telle qu'elle a été exposée par le
juge en chef Fauteux dans l'arrêt Duke c. La
Reine, [1972] R.C.S. 917, à la page 923:
En vertu de l'art. 2(e) de la Déclaration des droits, aucune loi
du Canada ne doit s'interpréter ni s'appliquer de manière à le
priver d'une «audition impartiale de sa cause selon les principes
de justice fondamentale». Sans entreprendre de formuler une
définition finale de ces mots, je les interprète comme signifiant,
dans l'ensemble, que le tribunal appelé à se prononcer sur ses
droits doit agir équitablement, de bonne foi, sans préjugé et
avec sérénité, et qu'il doit donner à l'accusé l'occasion d'exposer
adéquatement sa cause.
Les procédures prévues à la Loi donnent-elles à
la personne qui fait l'objet d'une enquête l'occasion
d'exposer adéquatement sa cause et de connaître
les éléments de preuve qu'elle devra réfuter? Je ne
crois pas. Comme j'ai déjà souligné plus haut lors
de l'examen des dispositions législatives concer-
nant la procédure d'enquête, lorsque l'agent d'im-
migration supérieur agissant conformément à l'ar-
ticle 28 de la Loi est avisé qu'une personne est
détenue en vertu de l'alinéa 23(3)a) ou de l'article
104, il «doit immédiatement faire tenir une
enquête au sujet de [cette] personne». Étant donné
que le requérant est visé par l'exception prévue au
paragraphe 32(6), la seule question en litige à
l'enquête tenue devant l'arbitre sera de déterminer
si le requérant fait partie des personnes décrites au
paragraphe 27(2). Une fois qu'il a répondu à cette
question par l'affirmative, l'arbitre doit rendre une
ordonnance d'expulsion contre cette personne; il ne
jouit pas de la discrétion qu'il posséderait normale-
ment en vertu de l'alinéa 32(6)a) pour décider
qu'une ordonnance d'expulsion ne devrait pas être
rendue eu égard aux circonstances de l'espèce.
Ainsi, le requérant n'aura le droit à aucune étape
de cette procédure d'exposer les circonstances par-
ticulières de son cas à une personne habilitée à
considérer que lesdites circonstances sont pertinen-
tes pour décider si une ordonnance d'expulsion
devrait être rendue contre lui. La procédure d'en-
quête étant ce qu'elle est à l'heure actuelle, j'es-
time que le requérant est privé de l'occasion d'ex-
poser adéquatement sa cause et que, par
conséquent, on lui refuse le droit à la justice
fondamentale pour déterminer s'il devrait être
expulsé.
Compte tenu de cette conclusion, il faut mainte-
nant déterminer si les lacunes de ces procédures
par rapport aux critères fixés par l'article 7 consti
tuent des limites raisonnables dont la justification
puisse se démontrer dans le cadre d'une société
libre et démocratique, au sens de l'article 1 de la
Charte. L'article 1 porte:
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les
droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être res-
treints que par une règle de droit, dans des limites qui soient
raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le
cadre d'une société libre et démocratique.
L'expression «dont la justification puisse se démon-
trer» impose à la partie qui cherche à restreindre
un droit ou une liberté énoncés à la Charte l'obli-
gation de justifier une telle restriction (Hunter et
autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; 55
N.R. 241).
En l'espèce, cette obligation incombe donc à
l'avocate de la Couronne. On n'a toutefois avancé
aucun élément de preuve pour remplir cette obliga-
tion en montrant que le litige devrait être résolu
par l'article 1. Je dois donc conclure que la Cou-
ronne n'a pas réussi à prouver que les procédures
prévues à la Loi constituent, au sens de l'article 1
de la Charte, une limite raisonnable apportée aux
droits du requérant.
Passons maintenant à la question du redresse-
ment auquel le requérant a droit. Les paragraphes
52(1) et 24(1) de la Charte sont tous les deux
applicables à cet égard. Ces paragraphes pré-
voient:
52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du
Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de
toute autre règle de droit.
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation
des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente
charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la
réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard
aux circonstances.
Comme j'ai statué que la procédure d'enquête
prévue aux articles 104 et 32 de la Loi sur l'immi-
gration de 1976 est incompatible avec les disposi
tions de l'article 7 de la Charte dans la mesure où
elle ne permet pas au requérant de présenter adé-
quatement sa cause, le paragraphe 52(1) s'appli-
que et rend cette procédure inopérante. En l'es-
pèce, la justice fondamentale exige que l'occasion
soit donnée au requérant d'exposer les circons-
tances particulières de son cas à une personne
habilitée à tenir compte desdites circonstances en
décidant s'il y a lieu de rendre une ordonnance
d'expulsion.
L'article 28 et le paragraphe 32(6) de la Loi
nient tous deux ce droit du requérant. Toutefois, si
l'exception prévue au paragraphe 32(6), c'est-à-
dire l'expression «personne non visée aux alinéas
19(1)c), d), e), f) ou g) ou 27(2)c), h) ou i)», était
inopérante, le requérant ne serait plus privé de son
droit. Au contraire, il aurait l'occasion d'exposer
son cas en détail à l'arbitre à qui il ne serait plus
interdit d'examiner, conformément à l'alinéa
32(6)a), si une ordonnance d'expulsion devrait être
rendue eu égard aux circonstances de l'espèce
(notamment la menace de mort qui pèserait sur lui
s'il était expulsé aux États-Unis). Il n'existe
aucune garantie que l'arbitre se prononcera en
faveur du requérant et, en fait, le requérant ne
demande pas une telle garantie; tout ce qu'il
demande est le droit de se faire entendre et c'est
tout ce que la justice fondamentale exige dans les
circonstances.
J'estime donc que le requérant a droit à un
jugement déclaratoire portant que les mots «per-
sonne non visée aux alinéas 19(1)c), d), e), f) ou g)
ou 27(2)c), h) ou i)», tels qu'ils figurent au para-
graphe 32(6) de la Loi sur l'immigration de 1976,
sont inopérants dans le cas d'une enquête tenue en
vertu de l'article 28 de la Loi. La présente Cour a
compétence en la matière et j'estime que ce juge-
ment déclaratoire est la réparation convenable et
juste eu égard aux circonstances.
Question IV
Le fait de déporter le requérant dans un pays où il
pourrait se voir infliger la peine de mort consti-
tue-t-il un traitement ou une peine cruels et
inusités?
Le requérant prétend que son expulsion aux
États-Unis constituerait une violation de ses droits
garantis par l'article 12 de la Charte. L'article 12
porte:
12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou
peines cruels et inusités.
L'expulsion est un traitement et non une peine, et
règle générale, l'exécution d'une ordonnance d'ex-
pulsion n'est pas en elle-même un traitement cruel
et inusité (In re Gittens, [1983] 1 C.F. 152 (1fe
inst.)). Le requérant prétend cependant que la
peine de mort qui lui sera imposée si on le renvoie
aux États-Unis constitue un facteur additionnel
suffisant pour qu'il bénéficie de la protection
prévue à l'article 12. Il soutient pour l'essentiel que
le fait de l'expulser dans un pays (les États-Unis)
où il sera soumis à une peine cruelle et inusitée (la
peine de mort) constituerait un traitement cruel et
inusité. C'est pourquoi il demande à la Cour d'in-
terdire son renvoi aux États-Unis.
L'avocate de la Couronne a soutenu que je
n'avais pas besoin d'examiner le bien-fondé de cet
argument du requérant parce qu'il est prématuré.
Je suis d'accord avec elle.
Le requérant demande à la Cour de prendre
pour hypothèse qu'une ordonnance d'expulsion
sera prononcée contre lui à la suite de la tenue de
l'enquête et qu'il sera expulsé aux États-Unis. Il
demande aussi à la Cour de présumer que la peine
de mort qui lui sera imposée par le juge de pre-
mière instance en Pennsylvanie sera confirmée par
les tribunaux d'appel aux Etats-Unis.
Il demande à la Cour de présumer trop de
choses. Rien ne garantit que ces événements se
produiront. La tenue de l'enquête ne soumet pas le
requérant à un traitement ou à une peine cruels et
inusités. Je ne crois donc pas que l'on puisse
invoquer l'article 12 pour empêcher la tenue d'une
telle enquête.
Il est bien possible que si une ordonnance d'ex-
pulsion est en fait prononcée contre lui, le requé-
rant choisisse de retourner devant la Cour pour
faire valoir qu'il faudrait empêcher toute décision
de le renvoyer aux États-Unis car cela constitue-
rait une peine cruelle et inusitée. Ce serait alors le
moment approprié pour la Cour d'examiner un tel
argument. Pour l'instant, il faut toutefois rejeter
ledit argument car il est prématuré.
Question V
Quelles sont les répercussions sur le droit interne
du Canada de ses obligations découlant de traités
internationaux?
Dans ses arguments, l'avocat du requérant ren-
voie aux divers traités internationaux sur les droits
de la personne que le Canada a ratifiés. Ces
mentions étaient destinées à étayer les arguments
déjà avancés plutôt qu'à constituer un argument
indépendant et distinct. Il a surtout mentionné le
Pacte international relatif aux droits civils et
politiques des Nations Unies [19 déc. 1966,
[1976] Can. T.S. No 47].
Dans l'arrêt Operation Dismantle Inc. et autres
c. La Reine et autres, précité, madame le juge
Wilson a dit à la page 484:
Le droit relatif au pouvoir de conclure des traités a été défini-
tivement établi pour le Canada et le reste du Commonwealth
par l'arrêt Attorney -General for Canada v. Attorney -General
for Ontario (les conventions de travail), [1937] A.C. 326, dans
lequel lord Atkin a dit, aux pp. 347 et 348:
[TRADUCTION] II est essentiel d'avoir présente à l'esprit la
distinction entre (I.) la formation et (2.) l'exécution des
obligations qui découlent d'un traité, ce mot s'appliquant à
toute entente entre deux ou plusieurs États souverains. Dans
les pays constituant l'Empire britannique, il y a une règle
bien établie qui veut que la conclusion d'un traité soit un acte
qui relève de l'Exécutif, tandis que l'exécution de ses obliga
tions, si elles entraînent une modification aux lois du pays,
exige l'intervention du pouvoir législatif. Contrairement à ce
qui a lieu ailleurs, les stipulations d'un traité dûment ratifié
n'ont pas dans l'Empire, en vertu de ce traité même, force de
loi. Si l'Exécutif national, le gouvernement du jour, décide
d'assumer les obligations d'un traité qui entraînent des modi
fications aux lois existantes, il doit demander au Parlement
son assentiment, toujours aléatoire, aux modifications propo
sées ..
Un traité donc peut avoir force et effet internationalement
sans mise en oeuvre législative et, en l'absence de celle-ci, il ne
fait pas partie du droit interne du Canada. Une loi n'est requise
que si une modification quelconque du droit interne est néces-
saire à sa mise en oeuvre: voir R. St. J. Macdonald: «The
Relationship between International Law and Domestic Law in
Canada» dans Canadian Perspectives on International Law and
Organization (1974), eds. Macdonald, Morris et Johnston,
p. 88.
Le Canada a adhéré au Pacte le 19 mai 1976 et
celui-ci est entré en vigueur au Canada le 19 août
1976. L'article 2 du Pacte oblige le Canada à
prendre les mesures propres à donner effet aux
droits qui y sont reconnus, mais il n'y a eu aucune
loi canadienne qui mette en oeuvre ledit Pacte de
façon expresse. L'effet du Pacte comme source de
droits ayant force de loi au Canada est, par consé-
quent, limité. Il n'en demeure pas moins qu'il lie le
Canada en vertu du droit international et on peut
présumer que le législateur n'a pas l'intention de
violer les obligations internationales du Canada. Il
est possible d'avoir recours au Pacte pour aider
une cour à interpréter les dispositions ambiguës
d'une loi interne à condition que cette loi interne
ne contienne aucune disposition expresse contraire
au Pacte.
En l'espèce, l'avocat du requérant a cherché à
utiliser les dispositions du Pacte pour appuyer son
argument voulant que l'expulsion du requérant aux
États-Unis contreviendrait à l'article 12 de la
Charte. Étant donné que j'ai conclu que cet argu
ment de l'avocat au sujet de l'article 12 était
prématuré, il est inutile que j'examine dans quelle
mesure, s'il y a lieu, on peut avoir recours au Pacte
pour déterminer l'étendue de la protection offerte
par cet article.
Compte tenu de ce qui précède, le requérant a
donc droit à l'émission d'un bref de certiorari pour
faire annuler la directive du sous-ministre suivant
le paragraphe 27(3) de la Loi; d'un bref de prohi
bition empêchant la tenue d'une enquête tant que
la discrétion du sous-ministre n'aura pas été exer-
cée 'en conformité avec les principes reconnus
d'équité procédurale et à une déclaration disant
que les mots «personne non visée aux alinéas
19(1)c), d), e), f) ou g) ou 27(2)c), h) ou i)» tels
qu'ils apparaissent au paragraphe 32(6) de la Loi
sur l'immigration de 1976 sont sans effet dans le
cadre d'une enquête instituée suivant l'article 28
de la Loi.
Ayant réussi dans sa requête, sauf pour ce qui a
trait à l'extradition, le requérant a droit à ses
dépens.
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