T-1034-84
Carole Sylvestre (demanderesse)
c.
La Reine (défenderesse)
Division de première instance, juge Denault—
Québec, 21 novembre 1984; Ottawa, 22 janvier
1985.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Liberté de la
personne — Demanderesse licenciée des Forces armées pour
cause d'homosexualité — Elle réclame des dommages-intérêts
pour discrimination et l'annulation de son licenciement — La
Couronne demande la radiation des plaidoiries — Allégation
de violation du droit à la liberté de la personne et à la liberté
de conscience — La défenderesse invoque la prérogative royale
— Les tribunaux ont statué dans les décisions antérieures à
l'entrée en vigueur de la Charte que les rapports entre la
Couronne et les membres des Forces armées ne donnaient lieu
à aucun recours devant les tribunaux civils — L'orientation
sexuelle ne fait pas l'objet d'une liberté fondamentale ou d'une
garantie juridique reconnue dans la Charte — Les dispositions
de l'ordonnance des Forces armées concernant l'orientation
sexuelle diffèrent de celles qui affectent les autres citoyens
canadiens et doivent faire l'objet d'une étude au mérite — Il
n'est pas certain que la Charte impose de nouvelles limites
légales à l'exercice de la prérogative royale — La Cour
suprême du Canada se prononcera sur cette question dans
l'affaire Operation Dismantle Inc. — Requête rejetée —
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie
I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982
sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 7, 52(1).
Forces armées — Licenciement — Homosexualité — Allé-
gation selon laquelle le licenciement serait discriminatoire et
illégal — La demanderesse soutient que les art. 1 et 7 de la
Charte ont été violés — La Couronne invoque la prérogative
royale — Elle se fonde sur l'affaire Gallant, une décision
antérieure à la Charte, où la Cour a statué que les rapports
entre la Couronne et les militaires ne donnaient lieu à aucun
recours devant les tribunaux civils — L'orientation sexuelle
n'est pas mentionnée dans la Charte — Les dispositions de
l'ordonnance des Forces armées concernant l'orientation
sexuelle diffèrent de celles qui s'appliquent aux autres Cana-
diens et doivent faire l'objet d'une étude au mérite — Il est
impossible de savoir si les autorités ont suivi le processus
judiciaire normal ou si seule une décision administrative a mis
fin aux états de service — La décision de la Cour suprême du
Canada dans l'affaire Operation Dismantle précisera l'effet
qu'aura la Charte sur l'exercice de la prérogative royale —
Requête en radiation rejetée.
Pratique — Requête en radiation des plaidoiries — Forces
armées — La demanderesse poursuit la Couronne à la suite de
son licenciement pour homosexualité — Charte — Prérogative
royale — La Cour n'est pas convaincue de l'absence d'une
cause raisonnable d'action — Les dispositions de l'ordonnance
des Forces armées concernant l'orientation sexuelle diffèrent
de celles qui s'appliquent aux autres citoyens canadiens et
doivent faire l'objet d'une étude au mérite — L'étendue des
limites apparemment imposées par la Charte à l'exercice de la
prérogative royale n'est pas encore déterminée — Requête
rejetée — Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle
419.
JURISPRUDENCE
DECISION EXAMINÉE:
Gallant c. La Reine du chef du Canada (1978), 91
D.L.R. (3d) 695 (C.F. 1' inst.).
DECISION CITÉE:
La Reine, et autres c. Operation Dismantle Inc., et
autres, [1983] 1 C.F. 745 (C.A.), infirmant [1983] 1
C.F. 429 (1" inst.).
AVOCATS:
Suzanne Paradis pour la demanderesse.
James Mabbutt pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Jutras & Associés, Drummondville (Québec),
pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour la
défenderesse.
Voici les motifs de l'ordonnance rendus en fran-
çais par
LE JUGE DENAULT: Il s'agit d'une requête pré-
sentée par la défenderesse en vertu de l'article 419
des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., chap.
663] pour rejet de l'action intentée par la deman-
deresse aux motifs qu'elle ne révèle aucune cause
raisonnable d'action.
La demanderesse a poursuivi Sa Majesté la
Reine, défenderesse, à la suite de son licenciement
des Forces armées canadiennes pour cause d'ho-
mosexualité. Dans son action, la demanderesse
allègue avoir été victime de discrimination et pré-
tend que l'ordonnance administrative qui a mis fin
à son service militaire est «illégale, discriminatoire,
contre l'ordre public, nulle et non avenue». En
conséquence, elle réclame des dommages-intérêts
et l'annulation de la décision qui a mis fin à son
service dans les Forces armées. Elle demande éga-
lement les ordonnances suivantes:
-ANNULER les ordonnances suivantes:
—l'ordonnance administrative des Forces Armées Canadien-
nes numéro 19-20 intitulée: Homosexualité—Enquête sur
la déviation sexuelle. «Examen médical et mesures à
prendre»;
—DIRE ET DÉCLARER que l'Ordonnance Royale des Forces
Armées Canadiennes—Section 1, article 15.01 sous-paragra-
phe 5d est inopérante, inapplicable et injustifiée pour la
décision du 2 mars 1983 rendue par le Capitaine P. A.
Tinsley; copie de ladite lettre étant produite au soutien des
présentes sous la cote P-7.
Au soutien de sa requête, le procureur de la
défenderesse invoque la prérogative royale et nie à
la demanderesse tous recours devant les tribunaux
civils. Sa prétention est à l'effet que la Cour n'a
pas juridiction pour entendre cette affaire parce
que la personne qui s'enrôle prend un engagement
unilatéral en contrepartie duquel la Couronne
n'assume aucune obligation. Ainsi elle n'aurait pas
d'obligation contractuelle avec les membres des
Forces armées et les rapports entre la Couronne et
ses militaires ne peuvent donner lieu à quelque
recours devant les tribunaux civils. Au soutien de
sa thèse, il allègue la décision du juge Marceau
dans l'affaire Gallant c. La Reine du chef du
Canada (1978), 91 D.L.R. (3d) 695 (C.F. r e inst.)
où les faits étaient semblables à ceux de la pré-
sente cause.
La demanderesse conteste cette requête en invo-
quant la Charte canadienne des droits et libertés
[qui constitue la Partie I de la Loi constitution-
nelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le
Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)] et plus particu-
lièrement le droit à la liberté de sa personne
(article 7), le droit à la liberté de conscience
(article 2) et les autres dispositions visant à assurer
la protection de ces droits.
Jusqu'à l'entrée en vigueur de la Loi constitu-
tionnelle de 1982 et particulièrement de la Charte
canadienne des droits et libertés, les rapports entre
Sa Majesté la Reine et les membres des Forces
armées ne donnaient lieu à aucun recours devant
les tribunaux civils. À ce sujet, le juge Marceau
dans l'affaire Gallant ci-haut mentionnée où un
ex-militaire avait été licencié à cause de son homo-
sexualité, et ce en vertu des mêmes ordonnances,
s'exprimait ainsi [aux pages 696 et 6971:
Les tribunaux, en effet, tant anglais que canadiens, ont toujours
considéré et répété chaque fois que l'occasion leur était donnée
que la Couronne n'était nullement engagée contractuellement
avec les membres de ses Forces armées, que celui qui s'enrôle
prend un engagement unilatéral en contrepartie duquel la
Reine n'assume aucune obligation, et que les rapports entre
celle-ci et ses militaires, en tant que tels, ne sauraient donner
lieu à quelque recours devant les tribunaux civils. Ce principe
de non-ingérence des tribunaux de droit commun dans les
relations entre la Couronne et ses militaires, dont l'existence fut
affirmée en Angleterre, de façon aussi définitive que non
équivoque, dans cet arrêt souvent cité de Mitchell v. The
Queen, [1896] 1 Q.B. 121, fut repris par nos tribunaux et
répété dans les circonstances les plus diverses: voir, notamment,
Leaman v. The King, [1920] 3 K.B. 663; Bacon v. The King
(1921), 21 R.C.É. 25; Mulvenna v. The Admiralty, [1926] S.
L. T. 568; Cooke v. The King, [1929] R.C.É. 20; McArthur v.
The King, [1943] 3 D.L.R. 225, [1943] R.C.É. 77, en particu-
lier pp. 263 et s. D.L.R., pp. 117 et s. R.C.É.; Fitzpatrick v.
The Queen, [ 1959] R.C.É. 405.
Cette décision est cependant antérieure à l'en-
trée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1982
qui risque de bouleverser l'ordre établi.
En vertu de la nouvelle Charte, on ne peut
porter atteinte à la garantie juridique que consti-
tue la liberté de la personne «qu'en conformité avec
les principes de justice fondamentale» (article 7).
De plus, en vertu de l'article 1, les droits et libertés
qui y sont énoncés «ne peuvent être restreints que
par une règle de droit, dans des limites qui soient
raisonnables et dont la justification puisse se
démontrer dans le cadre d'une société libre et
démocratique». Enfin, le paragraphe 52(1) de la
Loi prévoit ce qui suit:
52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du
Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de
toute autre règle de droit.
Dans une requête comme celle soumise par la
défenderesse, il est bien établi que l'action ne doit
être rejetée que si les allégations de faits qu'elle
contient et qui sont tenues pour avérées à ce stade
des procédures, ne démontrent aucune cause rai-
sonnable d'action. En cas de doute, la Cour s'abs-
tiendra de radier la déclaration à ce stade des
procédures et permettra à la demanderesse de
tenter de prouver ses allégués.
Bien sûr, l'orientation sexuelle ne fait pas l'objet
d'une liberté fondamentale ou d'une garantie juri-
dique reconnue dans la Charte, mais les disposi
tions à cet effet contenues dans l'ordonnance
royale des Forces armées canadiennes, différentes
de celles affectant les autres citoyens canadiens,
peuvent faire l'objet d'une étude au mérite.
L'analyse de la déclaration dans la présente
affaire laisse un doute sérieux dans l'esprit du
président du tribunal qui le justifie de rejeter la
présente requête. Sans égard à d'autres motifs qui
pourraient être soulevés, la lecture de la déclara-
tion ne permet pas de voir si les autorités ont suivi
le processus judiciaire normal ou si seule une
décision administrative a mis fin aux états de
service de la demanderesse, et les circonstances
dans lesquelles cette décision a été rendue. De
plus, la nouvelle Charte semble imposer de nouvel-
les limites légales à l'exercice de la prérogative
royale et la décision qui sera rendue éventuelle-
ment par la Cour suprême, entre autres, dans
l'affaire Operation Dismantle Inc., et autres c. La
Reine, et autres, [ 1983] 1 C.F. 429 (1 re inst.)
[infirmée [1983] 1 C.F. 745 (C.A.)] apportera
sans doute un éclairage nouveau à cette question.
Pour ces motifs, la requête est rejetée avec
dépens.
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