A-487-84
Centre d'information et d'animation communau-
taire (C.I.A.C.), Yvon Coursol, René Chartrand,
Fernand Lapierre, et autres (appelants)
c.
La Reine, procureur général du Canada, ministre
des Transports, ministre des Travaux publics,
Société immobilière du Canada (Mirabel) Ltée,
Léo Ferland (intimés)
et
Procureur général de la province de Québec,
Registraire des divisions d'enregistrement des
Deux-Montagnes, d'Argenteuil et Terrebonne,
Ville de Mirabel, la paroisse de St-Placide, la
paroisse de St-André, la paroisse de Ste-Anne des
Plaines, la paroisse de Ste-Sophie, la paroisse de
St-Antoine (mis-en-cause)
Cour d'appel, juges Pratte, Ryan et Hugessen—
Montréal, 21, 22, 28, 29 juin; Ottawa, 12 juillet
1984.
Couronne — Injonction — Terres expropriées pour la cons
truction de l'aéroport de Mirabel — Demande visant à inter-
dire à la Couronne d'aliéner les terres jusqu'à ce que l'action
attaquant la validité de l'expropriation soit tranchée — L'in-
jonction serait accordée s'il s'agissait d'un litige entre particu-
liers mais la Cour est liée par l'arrêt Le Grand Council of the
Crees (of Quebec), et autres c. La Reine, et autres, [19821 I
C.F. 599 (C.A.) qui a réaffirmé la règle ancienne selon laquelle
une injonction ne peut être prononcée contre la Couronne.
Injonctions — Terres expropriées par la Couronne pour la
construction de l'aéroport de Mirabel — Demande visant à
interdire à la Couronne d'aliéner les terres expropriées jusqu'à
ce que l'action attaquant la validité de l'expropriation soit
tranchée — La Cour s'estime liée par la décision récente
qu'elle a rendue dans l'arrêt Le Grand Council of the Crees (of
Quebec), et autres c. La Reine, et autres où elle a réaffirmé la
règle ancienne selon laquelle une injonction ne peut être pro-
noncée contre la Couronne.
En 1969, la Couronne a exproprié les terres des appelants
pour la construction et l'exploitation de l'aéroport de Mirabel.
En 1983, lesdits appelants ont intenté une action pour attaquer
la validité de l'expropriation et pour revendiquer leurs terres
qui, à leur avis, n'étaient pas nécessaires aux fins de l'aéroport.
En mars 1984, après avoir appris que Sa Majesté se proposait
d'aliéner ces terres, ils ont présenté une injonction interlocu-
toire pour qu'il soit interdit à la Couronne de mettre ce projet à
exécution jusqu'à ce que l'action ait été jugée. Appel est
interjeté du refus de la Division de première instance de faire
droit à la demande.
Arrêt (le juge Hugessen dissident): l'appel devrait être rejeté.
Le juge Pratte: Compte tenu du fait que l'équilibre penche en
faveur des appelants en ce qui concerne chacun des facteurs
pertinents en l'espèce, savoir la règle du plus grand préjudice,
l'octroi d'une compensation pécuniaire adéquate, la conduite
qualifiée de répréhensible des appelants et le fait d'avoir tardé à
intenter leur poursuite, l'injonction serait accordée s'il s'agissait
d'un litige entre particuliers. Toutefois, la Couronne étant
partie au litige, la Cour s'estime liée par la décision récente
qu'elle a rendue dans l'arrêt Le Grand Council of the Crees (of
Quebec), et autres c. La Reine, et autres, [1982] 1 C.F. 599
(C.A.) où elle a réaffirmé la règle ancienne selon laquelle une
injonction ne peut être prononcée contre la Couronne.
Le juge Hugessen (dissident): Une injonction doit être accor-
dée. Premièrement, parce qu'il est fort possible que l'action soit
accueillie et qu'au moins une partie de l'expropriation soit
déclarée nulle, comme n'ayant pas été nécessaire pour des fins
strictement aéroportuaires et, deuxièmement, parce que l'ap-
préciation des avantages et des inconvénients favorise nette-
ment les appelants: le préjudice que subirait la Couronne en
suspendant temporairement la vente des terrains est négligeable
alors que le recours des appelants serait rendu illusoire si la
restitution de leur héritage s'avérait impossible.
Quant à la vieille notion de l'immunité royale contre une
injonction interlocutoire, elle est inconciliable avec nos concep
tions modernes de la démocratie et de l'égalité devant la loi.
Quoi qu'il en soit, l'immunité de la Couronne n'a aucune
application dans un litige dont l'objet est le partage des pou-
voirs entre deux niveaux de gouvernement. Bien que les autori-
tés applicables à l'espèce aient porté sur des recours provisoires
dans des actions demandant la nullité de lois parce qu'elles
seraient ultra vires, ces affaires ne se distinguent pas de celles
où l'on conteste un geste administratif parce qu'il dépasse le
cadre constitutionnel de la loi habilitante. Et les principes qui
s'appliquent en matière d'injonction interlocutoire ne diffèrent
pas de ceux qu'énoncent les arrêts cités pour la nomination d'un
séquestre intérimaire.
Le fait que les appellants aient tardé à intenter l'action ne
signifie pas qu'ils n'ont pas les «mains nettes» requises pour
obtenir une injonction. Le gouvernement n'a pas subi de préju-
dice réel et, compte tenu de l'inégalité des rapports de force
entre les deux parties en présence, il aurait été difficile pour les
appelants d'agir autrement.
JURISPRUDENCE
DECISION APPLIQUÉE:
Le Grand Council of the Crees (of Quebec), et autres c.
La Reine, et autres, [1982] 1 C.F. 599 (C.A.).
DECISIONS EXAMINEES:
B.C. Power Corporation v. B.C. Electric Company,
[1962] R.C.S. 642; Amax Potash Ltd. et autres c. Gou-
vernement de la Saskatchewan, [1977] 2 R.C.S. 576;
Société Asbestos Limitée c. Société Nationale de
L'amiante et autre, [1979] C.A. 342 (Qué.); Procureur
général du Canada et autres c. Law Society of British
Columbia et autre, [1982] 2 R.C.S. 307.
AVOCATS:
Guy Bertrand, Denis Lemieux pour les
appelants.
Michel Robert, c.r., Yves Bériault, Luc Mar-
tineau, Yvan Nantel et Suzanne Racine pour
les intimés.
Joseph Nuss, c.r., pour le greffier du Conseil
privé et le procureur général du Canada.
Réal A. Forest pour les mis-en-cause.
PROCUREURS:
Tremblay, Bertrand, Morisset, Bois &
Mignault, Ste-Foy (Québec) pour les appe-
lants.
Robert, Dansereau, Barré, Marchessault &
Lauzon, Montréal, pour les intimés.
Ministère de la Justice du Québec, Québec,
pour les mis-en-cause.
Ahern, Nuss & Drymer, Montréal, pour le
greffier du Conseil privé et le procureur géné-
ral du Canada.
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE PRATTE: Les appelants étaient, pour la
plupart, propriétaires de fermes que Sa Majesté a
expropriées en 1969 pour la construction de l'aéro-
port de Mirabel. Par une action intentée en 1983,
ils ont attaqué la validité de cette expropriation et
revendiqué leurs terres qui, à leur avis, n'étaient
nécessaires ni à la construction ni à l'exploitation
de l'aéroport. En mars 1984, après avoir appris que
Sa Majesté se proposait d'aliéner les terres en
litige, ils ont présenté une requête en injonction
interlocutoire pour qu'il soit interdit à Sa Majesté
de mettre ce projet à exécution jusqu'à ce que
l'action ait été jugée. Monsieur le juge Rouleau de
la Division de première instance a rejeté cette
requête. De là, l'appel.
Les motifs que le premier juge a donnés à
l'appui de sa décision sont difficiles à résumer. Je
dirai seulement à leu; sujet qu'ils énoncent plu-
sieurs propositions qui m'apparaissent discutables.
L'action des demandeurs-appelants me semble
soulever des questions difficiles et sérieuses. Cela,
malgré la lenteur des appelants à agir. En effet, le
dossier, tel qu'il est maintenant constitué, ne
permet pas de conclure que ce retard des appelants
équivaille à une renonciation à leur droit d'atta-
quer l'expropriation.
Il me semble aussi que le refus de l'injonction
demandée est susceptible de causer aux appelants
un préjudice très grave qui ne peut se comparer
aux inconvénients minimes que l'octroi de cette
même injonction causerait à Sa Majesté. Ce qu'on
appelle en anglais «balance of convenience» favo-
rise donc nettement les appelants.
J'ajoute que si le préjudice que les appelants
veulent éviter en demandant l'injonction est,
comme tout préjudice matériel, susceptible d'être
indemnisé par le paiement d'une somme d'argent,
il ne s'agit pas ici d'un cas où une compensation
pécuniaire soit si adéquate qu'elle exclue le recours
à l'injonction.
Il ne me paraît pas, non plus, qu'il y ait lieu
d'appliquer ici la règle d'«equity» suivant laquelle
«He who comes into equity must come with clean
hands.» La conduite des appelants peut certes être
critiquée. Cependant, je ne crois pas qu'elle soit si
répréhensible et, dans la mesure où elle est répré-
hensible, si intimement liée au remède qu'ils solli-
citent qu'il y ait lieu, pour ce seul motif, de le leur
refuser.
Enfin, le retard des appellants à agir ne me
semble pas, non plus, justifier le refus de l'injonc-
tion. D'une part parce que, comme je l'ai déjà dit,
on ne peut dire que ce retard équivaille à une
renonciation par les appelants à leur droit d'atta-
quer l'expropriation et, d'autre part, parce que ce
retard n'a causé aucun préjudice aux intimés.
Il résulte de tout cela que, s'il s'agissait ici d'un
litige entre particuliers, j'accorderais l'injonction
demandée. Mais l'injonction interlocutoire que sol-
licitent les appelants en est une dirigée contre Sa
Majesté: en effet, ce que les appelants veulent
empêcher, c'est la cession par Sa Majesté des
terres qui font l'objet du litige. Or, suivant une
règle ancienne, les tribunaux ne peuvent prononcer
d'injonction contre la Couronne. Cette règle peut
sembler archaïque, mais nous avons décidé récem-
ment' qu'elle subsistait encore et qu'elle n'avait
pas été abolie par la Loi sur la Cour fédérale
Le Grand Council of thé Crees (of Quebec), et autres c. La
Reine, et autres, [1982] 1 C.F. 599 (C.A.).
[S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10]. Dans ces
circonstances, il me paraît opportun de suivre cette
décision récente jusqu'à ce que le législateur ou la
Cour suprême du Canada en décide autrement.
Ainsi, malgré qu'il me paraisse qu'il s'agisse ici
d'un cas où le statu quo devrait être maintenu
pendant l'instance, je me vois forcé à rejeter l'ap-
pel avec dépens.
LE JUGE RYAN: Je suis d'accord.
* * *
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE HUGESSEN (dissident): Il s'agit de
l'appel d'un jugement de la Division de première
instance qui a refusé l'octroi d'une injonction inter-
locutoire demandée par les appelants. Ceux-ci sont
des propriétaires dont les terres ont été expropriées
par le gouvernement fédéral en 1969 pour les fins
de l'aéroport de Mirabel. Par leur action, intentée
en mai 1983, ils demandent la nullité de l'expro-
priation et la rétrocession de leurs propriétés. En
mars 1984, ils ont présenté une requête en injonc-
tion interlocutoire pour empêcher la vente que le
gouvernement se proposait de faire d'un grand
nombre des terrains expropriés. Jugement sur cette
requête a été prononcé le 30 mars 1984, d'où le
présent appel.
À mon sens, il est certain que l'action des appe-
lants soulève des questions sérieuses en droit cons-
titutionnel. Sans me prononcer sur le fond de
l'affaire, je considère qu'il existe une possibilité
marquée que l'action soit accueillie et qu'au moins
une partie de l'expropriation soit déclarée nulle,
comme n'ayant pas été nécessaire pour des fins
strictement aéroportuaires.
Je suis également d'opinion que la balance des
inconvénients favorise nettement les appelants: le
préjudice que subira le gouvernement en suspen-
dant temporairement la vente des terrains contes
tés est négligeable; par contre, le recours des appe-
lants sera rendu illusoire si, en raison de
l'aliénation des terres, il leur devient impossible à
tout jamais de réintégrer leurs héritages.
Les intimés, toutefois, invoquent l'immunité de
la Couronne contre une injonction interlocutoire.
Pour ma part et avec égard pour l'opinion con-
traire, il me semble que cette vieille notion de
l'immunité royale est inconciliable avec nos con
ceptions modernes d'un État démocratique et du
droit de tout citoyen à l'égalité devant la loi. Quoi
qu'il en soit, l'immunité de la Couronne n'a aucune
application dans un litige dont l'objet même est le
partage des pouvoirs entre les deux niveaux de
gouvernement d'un État fédéral; la souveraineté de
l'un ne peut être invoquée pour justifier un empiè-
tement sur les pouvoirs tout aussi souverains de
l'autre. Ce principe se dégage des autorités
suivantes:
B.C. Power Corporation v. B.C. Electric Com
pany, [1962] R.C.S. 642:
[TRADUCTION] À mon avis, dans un système fédératif où
l'autorité législative se divise, comme les prérogatives de la
Couronne, entre le Dominion et les provinces, il n'est pas
permis à la Couronne, du chef du Canada ou d'une province,
de réclamer une immunité fondée sur un droit dans certaine
propriété, lorsque ce droit dépend entièrement et uniquement
de la validité de la législation qu'elle a elle-même passée, s'il
existe un doute raisonnable quant à la validité constitution-
nelle de cette législation. Lui permettre d'agir ainsi serait lui
permettre, par l'exercice de droits en vertu d'une législation
qui excède ses pouvoirs, d'obtenir le même résultat que si
cette législation était valide. Dans un système fédératif, il me
semble qu'en pareille circonstance, le tribunal a la même
compétence pour préserver des biens dont le titre dépend de
la validité d'une législation que pour établir la validité de la
législation elle-même. [Le juge en chef Kerwin, aux pages
644 et 645.]
Amax Potash Ltd. et autres c. Gouvernement de
la Saskatchewan, [1977] 2 R.C.S. 576:
... cette Cour a le pouvoir discrétionnaire de prononcer une
ordonnance, comme le demandent les appelantes, qui enjoin-
drait à la province de la Saskatchewan de détenir à titre de
dépositaire, les sommes versées par les appelantes en confor-
mité de la loi contestée, tout en ayant le droit de les utiliser à
des fins provinciales, mais avec l'obligation de les rembourser
avec intérêts au cas où la loi serait déclarée ultra vires. [Le
juge Dickson, à la page 598.]
Société Asbestos Limitée c. Société Nationale de
L'amiante et autre, [ 1979] C.A. 342 (Qc):
Si une législation est invalide, parce qu'elle a été déclarée
l'être ou pourra être déclarée l'être, le gouvernement, le
Procureur général, ne sauraient se retrancher derrière une
prétendue absolue immunité qu'ils se conféreraient pour agir
sous l'autorité de cette législation sans que les Tribunaux ne
puissent rien pour les en empêcher, pour suspendre l'applica-
tion de cette Loi. Le droit du gouvernement, du Procureur
général, d'agir sous l'autorité de la législation contestée
dépend de la validité de cette législation, y est lié. Je recon-
nais au Tribunal compétent le droit de maintenir par la
mesure provisionnelle qu'est l'injonction le statu quo entre
les parties tant que la validité de la Loi n'aura pas été
décidée finalement, si les autres conditions requises pour le
recours à l'injonction se rencontrent. [Le juge Lajoie, à la
page 350.]
Procureur général du Canada et autres c. Law
Society of British Columbia et autre, [1982] 2
R.C.S. 307:
... les cours ayant compétence relativement à un litige
déterminé ont également compétence pour ordonner le main-
tien du statu quo en attendant une décision sur toutes les
réclamations présentées, même si cette ordonnance, considé-
rée isolément, peut ne pas être du ressort de la cour. [Le juge
Estey, à la page 330.]
Pour ma part, je ne vois pas de distinction entre
une action demandant la nullité d'une loi qui
dépasse les pouvoirs du parlement qui l'a adoptée
et celle qui conteste un geste administratif parce
qu'il dépasse le cadre constitutionnel de la législa-
tion habilitante.
Également je considère que les principes qui
doivent s'appliquer en matière d'injonction interlo-
cutoire ne diffèrent pas, à cet égard, de ceux
qu'énoncent les autorités citées pour la nomination
d'un séquestre intérimaire, ce dernier recours étant
au moins aussi draconien que l'injonction.
En réalité, ce n'est pas la position des intimés
mais bien plutôt celle des appelants qui me fait
hésiter avant d'accorder l'injonction interlocutoire
demandée. L'action des appelants a été intentée
plus de quatorze ans après l'expropriation et après
qu'ils ont tous reçu des indemnités importantes et
signé des quittances en faveur du gouvernement.
Ce comportement entraîne-t-il que les appelants
n'ont pas les «mains nettes» requises pour obtenir
une injonction interlocutoire? Après réflexion, j'en
conclus que non. Il est difficile de voir comment le
long délai écoulé depuis l'expropriation a pu vrai-
ment porter préjudice au gouvernement; par ail-
leurs, l'inégalité des rapports de force entre les
deux parties en présence est telle qu'il aurait été
difficile pour les appelants d'agir autrement.
Pour ces motifs, je maintiendrais l'appel et
j'émettrais une ordonnance enjoignant aux intimés
de ne pas aliéner les terres qui appartenaient aux
appelants immédiatement avant l'expropriation.
Normalement cette ordonnance resterait en
vigueur jusqu'à jugement final; toutefois, il semble
que le dossier de l'injonction interlocutoire n'avait
pas été complété devant le premier juge, en ce sens
qu'il a rendu sa décision sur une motion prélimi-
naire des intimés et avant que les parties n'aient eu
l'occasion de contre-interroger sur tous les affida
vits produits de part et d'autre. Par conséquent,
tout en émettant l'ordonnance susdite, je permet-
trais aux parties de compléter lesdits contre-inter-
rogatoires et de demander ensuite la révision de
l'ordonnance d'injonction en Division de première
instance si elles le jugent à propos.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.