A-864-83
Procureur général du Canada (requérant)
c.
Canadien Pacifique Ltée (intimée)
Cour d'appel, juges Pratte, Ryan et Hugessen—
Montréal, 18 et 20 janvier 1984.
Assurance-chômage — La demande vise à faire examiner et
annuler une décision d'un juge-arbitre qui a fait droit à un
appel d'une décision du ministre du Revenu national confir-
mant que l'intimée devait les cotisations qu'on lui avait récla-
mées — Conformément à la convention collective, l'intimée a
versé certaines sommes à ses employés après les avoir reçues
de ses clients qui les lui avaient payées volontairement pour
qu'elle en fasse la distribution aux employés à titre de pour-
boires — Le juge-arbitre a jugé que ces sommes ne devaient
pas être prises en considération dans le calcul du montant des
cotisations payables par l'intimée en vertu de la Loi de 1971
sur l'assurance-chômage — L'art. 66 impose à l'employeur de
payer les cotisations et il en fixe le montant — Ces cotisations
sont fixées à un pourcentage de la rémunération assurable —
L'art. 2(1)k) définit »rémunération assurable» comme étant le
total de la rémunération provenant de tout emploi assurable
— De façon générale, les pourboires sont des gains provenant
d'un emploi — Ces pourboires font partie de la rémunération
assurable des employés: ils ont gagné ces sommes grâce à leur
emploi et celles-ci leur ont été payées parce qu'ils étaient
employés — Demande accueillie — Loi sur la Cour fédérale,
S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10, art. 28 — Loi de 1971 sur
l'assurance-chômage, S.C. 1970-71-72, chap. 48, art. 2(1)k),
62(1) (mod. par S.C. 1976-77, chap. 54, art. 50), (2), 66(1),(2),
68(1), 84.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Penn v. Spiers & Pond, Limited, [1908] 1 K.B. 766 (C.A.
Angl.); Great Western Railway Company v. Helps,
[1918] A.C. 141 (H.L.).
DÉCISION CITÉE:
Skailes v. Blue Anchor Line, Limited, [1911] 1 K.B. 360
(C.A.).
AVOCATS:
D. Verdon pour le requérant.
D. Courcy pour l'intimée.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour le
requérant.
Wendlandt, Bennett & Paré, Montréal, pour
l'intimée.
Voici les motifs du jugement prononcés en fran-
çais à l'audience par
LE JUGE PRATTE: Cette demande faite en vertu
de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale
[S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10] est dirigée
contre une décision d'un juge-arbitre qui a fait
droit à un appel, en vertu de l'article 84 de la Loi
de 1971 sur l'assurance-chômage [S.C. 1970-
71-72, chap. 48], d'une décision du ministre du
Revenu national confirmant que l'intimée devait
bien les cotisations qu'on lui avait réclamées.
Le problème que soulève cette affaire se rap-
porte au calcul des cotisations payables en vertu de
la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage. Plus
précisément, c'est le suivant: faut-il, dans le calcul
de ces cotisations, prendre en considération les
sommes qu'un employeur a versées à ses employés
après les avoir reçues de ses clients qui les lui
avaient payées volontairement pour qu'il en fasse
la distribution aux employés à titre de pourboires?
L'intimée exploite plusieurs hôtels, dont le Châ
teau Frontenac à Québec'. La convention collec
tive qui, à l'époque qui nous intéresse, régissait les
conditions de travail des employés du Château
Frontenac contenait les clauses suivantes:
Il est convenu entre les parties que lorsque le responsable
d'une réunion (function) telle qu'une convention ou un banquet
laisse des pourboires à l'hôtel pour distribution, quatre-vingt
pour cent (80%) de ces pourboires seront distribués par l'hôtel
aux employés couverts par la Convention Collective qui auront
travaillé lors de telles réunions.
Ces conditions ne s'appliqueront pas lorsque le responsable
de la réunion spécifiera lui-même le mode de distribution que
l'hôtel devra suivre.
Conformément à ces stipulations, l'intimée a
distribué certaines sommes à ses employés. Il est
constant que ces montants provenaient de clients
de l'intimée qui, sans obligation de leur part, les lui
avaient versés pour qu'elle en fasse la distribution
à ses employés à titre de pourboires.
Le juge-arbitre, dans la décision attaquée, a jugé
que ces sommes ne devaient pas être prises en
' C'est, en fait, la Société Hôtelière Canadien Pacifique
Limitée qui exploite ces hôtels. C'est donc à cette compagnie
plutôt qu'à l'intimée que les cotisations dont il s'agit auraient
dû être réclamées. Cependant, l'intimée n'a pas voulu se préva-
loir de cette irrégularité. Je supposerai donc, dans ces motifs,
que c'est l'intimée qui exploite le Château Frontenac.
considération dans le calcul du montant des cotisa-
tions payables par l'intimée en vertu de la Loi de
1971 sur l'assurance-chômage.
La Loi de 1971 sur l'assurance-chômage [mod.
par S.C. 1976-77, chap. 54, art. 50] prévoit le
paiement de cotisations patronales et ouvrières.
Elle contient sur ce sujet plusieurs dispositions
dont il importe de citer les suivantes:
62. (1) Pour chaque année, la Commission fixe, sous réserve
de l'approbation du gouverneur en conseil, les taux de cotisa-
tions que les personnes exerçant un emploi assurable et leurs
employeurs devront verser au cours de l'année pour couvrir le
coût de base réajusté des prestations de la présente loi au cours
de l'année, déterminé en vertu de l'article 63.
(2) Les taux de cotisations d'une année sont exprimés en
pourcentages des rémunérations assurables de l'année et le
pourcentage des cotisations ouvrières de l'année est le même
pour tous les assurés.
66. (1) Toute personne doit, pour toute semaine au cours de
laquelle elle exerce un emploi assurable, payer par voie de
retenue prévue à la Partie IV, une somme égale au pourcentage
de sa rémunération assurable que fixe la Commission à titre de
cotisation ouvrière pour l'année dans laquelle est comprise cette
semaine.
(2) Tout employeur doit, pour toute semaine au cours de
laquelle une personne exerce à son service un emploi assurable,
payer pour cette personne et de la manière prévue à la Partie
IV une somme égale au pourcentage de sa rémunération assu-
rable que fixe la Commission à titre de cotisation patronale
payable, selon le cas, par les employeurs ou par une catégorie
d'employeurs dont cet employeur fait partie pour l'année dans
laquelle est comprise cette semaine.
68. (1) Tout employeur qui paie une rémunération à une
personne exerçant, à son service, un emploi assurable doit
retenir sur cette rémunération la cotisation ouvrière payable
par cet assuré en vertu de l'article 66 pour la ou les semaines
pour lesquelles cette rémunération est payée et doit la verser au
receveur général avec la cotisation patronale correspondante
payable en vertu de l'article 66, au moment et de la manière
que prescrivent les règlements.
Il est clair, à la lecture de ces dispositions, que
c'est l'article 66 qui impose l'obligation de payer
les cotisations et en fixe le montant. Ces cotisa-
tions doivent être, l'une et l'autre, versées par
l'employeur et elles sont, l'une et l'autre, fixées,
nous dit l'article 66, un pourcentage de la rému-
nération assurable des employés concernés. Il faut
donc, dans le calcul du montant des cotisations,
prendre en considération toute la rémunération
assurable des employés. Si les sommes que l'inti-
mée a remises à ses employés conformément aux
stipulations précitées de la convention collective
faisaient partie de la rémunération assurable des
employés, elles devaient donc être prises en consi-
dération dans le calcul des cotisations; dans le cas
contraire, elles ne le devaient pas.
L'expression «rémunération assurable» est la tra-
duction de l'expression anglaise «insurable ear
nings». Ces expressions sont définies comme suit à
l'alinéa 2(1)k):
2. (1) Dans la présente loi,
k) «rémunération assurable» désigne, relativement à une
période quelconque, soit le total de la rémunération d'un
assuré provenant de tout emploi assurable pour cette période,
soit le maximum de la rémunération assurable pour cette
période tel que prescrit en vertu de la présente loi, si ce
maximum est inférieur au total;
2. (1) In this Act,
(k) "insurable earnings" means in relation to any period the
total amount of the earnings from insurable employment for
that period of an insured person or the maximum insurable
earnings for that period as prescribed by or under this Act,
whichever is the lesser;
Lisant ensemble les textes anglais et français de
cette définition et des autres dispositions de la Loi,
il me semble clair que le mot français «rémunéra-
tion» y est utilisé dans le sens du mot anglais
«earnings» 2 ; il faut donc dire que font partie de la
rémunération assurable tous les gains d'un assuré
qui proviennent d'un emploi assurable. Or, il ne
semble pas faire de doute que, de façon générale,
les sommes reçues par un employé à titre de
pourboires sont bien des gains provenant de son
emploi. La Cour d'appel d'Angleterre, dès 1908,
dans l'affaire Penn v. Spiers & Pond, Limited,
[1908] 1 K.B. 766, décidait qu'il fallait, dans le
calcul des indemnités payables en vertu de la Loi
des accidents du travail alors en vigueur en Angle-
terre, prendre en considération les pourboires reçus
par l'employé parce que ces pourboires consti-
tuaient des «earnings in the employments. Pronon-
çant le jugement de la Cour en cette affaire, lord
Cozens -Hardy, M.R., disait [à la page 769]:
2 Voir: Skailes v. Blue Anchor Line, Limited, [1911] 1 K.B.
360 (C.A.).
[TRADUCTION] On a souvent fait remarquer à la Cour que
l'indemnité prévue par la Loi ne représente pas un salaire, mais
bien des gains. Les intimés en conviennent et admettent qu'il
faut prendre en compte la valeur du logement. Cependant, il ne
faut pas nécessairement prendre en considération toutes les
sortes de gains. Il doit s'agir de gains provenant d'un emploi. Si
un employé gagne de l'argent durant ses heures de loisir en
exerçant ses talents comme, disons, prestidigitateur ou musi-
cien, l'argent ainsi gagné augmentera son revenu, mais non ses
«gains» au sens de la Loi. Tous les «gains provenant d'un
emploi» ne viennent pas nécessairement de l'employeur. On sait
bien qu'un grand nombre de catégories d'employés tirent une
bonne part de leur rémunération d'étrangers. Mentionnons à
titre d'exemples le portier d'hôtel et le conducteur de chaises de
poste. Il serait absurde d'avancer que seul l'argent reçu de
l'hôtelier ou du receveur des postes représente le taux hebdoma-
daire auquel l'employé est rémunéré.
Quelques années plus tard, la même question était
résolue dans le même sens par la Chambre des
lords dans l'affaire Great Western Railway Com
pany v. Helps, [1918] A.C. 141. Il faut citer le
passage suivant de l'opinion de lord Dunedin [à la
page 145]:
[TRADUCTION] La question essentielle est donc de savoir si ces
pourboires sont compris dans le terme «gains» qu'emploie la
Loi. Si vous demandez à une personne de vous dire en langage
ordinaire ce que gagne un portier, elle vous répondra: «Bien, je
vous dirai ce qu'il reçoit: il reçoit une certaine somme en salaire
de son employeur et il reçoit en moyenne une certaine somme
en pourboires.»
Vos Seigneuries, les appelants vous demandent, dans leur
plaidoirie, de limiter le sens du mot «gains» à ce que l'employé
reçoit par, ce que j'appellerais, un contrat direct avec ses
employeurs. Il suffit de répondre que ce n'est pas ce que dit la
loi: elle emploie le terme général «gains» plutôt que «salaires» ou
que l'expression «ce qu'il reçoit de son employeur»; pratique-
ment, l'employeur, dans les cas où il est commun de donner des
pourboires, engage, de toute évidence, un employé pour un
salaire moindre qu'il ne l'aurait fait si cette autre source de
rémunération n'avait pas été offerte à l'homme qui occupe ce
poste.
En l'espèce, il me paraît clair que les sommes
dont il s'agit constituent pour les employés des
gains provenant de leur emploi; c'est grâce à leur
travail qu'ils ont gagné ces sommes qui leur ont été
payées parce qu'ils étaient employés. Ces sommes
faisaient donc partie de leur rémunération assura-
ble et devaient, à cause de cela, être prises en
considération dans le calcul des cotisations paya-
bles en vertu de l'article 66 de la Loi.
Pour ces motifs, je ferais droit à la demande, je
casserais la décision attaquée et renverrais l'affaire
au juge-arbitre pour qu'il la décide en prenant
pour acquis que les sommes que l'intimée a reçues
de ses clients à titre de pourboires et a distribuées
à ses employés faisaient partie de la rémunération
assurable de ces employés et devaient, à cause de
cela, être prises en considération dans le calcul des
cotisations payables en vertu de l'article 66 de la
Loi de 1971 sur l'assurance-chômage.
LE JUGE RYAN y a souscrit.
LE JUGE HUGESSEN y a souscrit.
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