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T-462-84
Procter & Gamble Company et Procter & Gamble Inc. (demanderesses)
c.
Nabisco Brands Ltd.—Nabisco Brands Ltée. (défenderesse)
Division de première instance, juge Collier— Toronto, les 17 et 18 mai; Ottawa, le 29 mai 1984.
Contrôle judiciaire Recours en equity Injonctions Injonctions interlocutoires L'arrêt American Cyanamid a écarté la règle selon laquelle avant que la Cour ait le droit de prendre en considération la question des incidences les plus favorables, le requérant doit établir une présomption La Cour n'irait pas jusque puisque la procédure antérieure à l'octroi d'un brevet en Angleterre et qui prouve la désuétude de cette règle est différente de la procédure adoptée au Canada L'arrêt Cyanamid exige d'examiner la question des incidences les plus favorables à moins que le demandeur n'ait aucune chance d'avoir gain de cause dans sa réclamation à l'instruc- tion La demande des demanderesses n'est ni futile ni vexatoire Après avoir examiné la question des incidences les plus favorables, la Cour estime que les demanderesses peuvent être adéquatement indemnisées par des dommages- intérêts.
Brevets Requête en injonction interlocutoire Action en contrefaçon d'un brevet et demande reconventionnelle pour obtenir une déclaration d'invalidité Il n'y a aucune diffé- rence entre les principes généraux qui régissent les injonctions interlocutoires en matière de poursuites relatives aux brevets et ceux qui régissent les autres poursuites.
La Cour est saisie d'une requête en injonction interlocutoire dans une action en contrefaçon de brevet et d'une demande reconventionnelle pour obtenir une déclaration d'invalidité. Les demanderesses ont obtenu un brevet au Canada pour une nouvelle sorte de biscuits qui n'ont pas encore été produits ni vendus au Canada. La défenderesse produit et a mis en marché un biscuit en Alberta qui, selon les demanderesses, viole leur brevet, et elle se propose de le commercialiser à l'échelle nationale. Les demanderesses invoquent l'arrêt britannique American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd. et des décisions canadiennes qui l'ont adopté. Dans cette affaire, la règle selon laquelle la Cour n'a pas le droit de prendre en considération la question des incidences les plus favorables à moins que le demandeur établisse d'abord une présomption, a été écartée. Il a plutôt été décidé que le tribunal doit être convaincu que la demande n'est ni futile ni vexatoire; que la question à trancher est sérieuse. La cour doit alors examiner la question de savoir lequel de l'octroi ou du refus de l'injonction interlocutoire recherchée aurait les incidences les plus favorables. Les deman- deresses prétendent que l'arrêt Cyanamid a fait disparaître la prétendue règle de pratique confirmée dans l'arrêt ontarien Teledyne Industries Inc. et al. v. Lido Industrial Products Ltd. Dans cet arrêt, la Cour a statué que dans une action en contrefaçon d'un brevet dont la validité n'a pas été bien établie, une injonction interlocutoire ne sera pas accordée si le défen- deur affirme que la validité du brevet sera attaquée. La défen-
deresse prétend que la demanderesse doit établir une présomp- tion raisonnable.
Jugement: la requête est rejetée. Les motifs donnés dans l'arrêt Cyanamid pour démontrer la désuétude de la «règle■ étaient l'existence d'une procédure complexe d'examen du mémoire descriptif du brevet par des experts avant l'octroi de celui-ci, la chance de présenter une contestation à cette étape et l'existence de dispositions prévoyant un appel au Patent Appeal Tribunal. Au Canada, il n'y a que des procédures «d'opposition. très restreintes. Malgré l'arrêt Cyanamid, la Cour n'irait pas, vu les différences dans la procédure, jusqu'à faire disparaître la règle selon laquelle le requérant doit d'abord établir une présomption.
La réclamation des demanderesses soulève une question sérieuse à trancher. Puisque le brevet est très récent, c'est la première fois qu'il sera examiné en justice; on allègue sa contrefaçon et sa validité est sérieusement contestée. Le prin- cipe applicable en ce qui concerne la question des incidences les plus favorables a été exposé dans l'arrêt Cyanamid. Le tribunal doit d'abord considérer si le demandeur serait adéquatement indemnisé par des dommages-intérêts. Bien que les demande- resses subiront un préjudice, la perte subie pourra raisonnable- ment être calculée d'après les ventes effectuées par la défende- resse. Juridiquement, des dommages-intérêts constituent un redressement adéquat.
JURISPRUDENCE
DECISION APPLIQUÉE:
Teledyne Industries Inc. et al. v. Lido Industrial Prod ucts Ltd. (1978), 19 O.R. (2d) 740 (C.A. Ont.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.).
DÉCISIONS CITÉES:
Yule Inc. v. Atlantic Pizza Delight Franchise (1968) Ltd. et al. (1977), 17 O.R. (2d) 505 (C. div. de l'Ont.); The Bulman Group Ltd. v. Alpha One -Write Systems B.C. Ltd. et al. (1981), 54 C.P.R. (2d) 179 (C.F. Appel); Cutter Ltd. v. Baxter Travenol Laboratories of Canada, Ltd. et al. (1980), 47 C.P.R. (2d) 53 (C.F. Appel),
AVOCATS:
D. Sim, c.r. et C. R. Spring, pour les demanderesses.
D. Wright, c.r. et D. MacOdrum, c.r., pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Sim, Hughes, Toronto, pour les demanderes- ses.
Lang, Michener, Cranston, Farquharson & Wright, Toronto, pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE COLLIER: La Cour est saisie d'une action en contrefaçon de brevet. La demande reconventionnelle vise à obtenir une déclaration d'invalidité.
Les demanderesses ont présenté cette requête en injonction interlocutoire portant interdiction faite à la défenderesse, jusqu'au procès, de poursuivre les activités de contrefaçon reprochées.
Les parties sont deux géants du monde des affaires. La contestation en l'espèce porte sur le lancement et la commercialisation d'une certaine sorte de biscuits. Beaucoup d'argent a déjà été dépensé pour ces produits concurrents. On inves- tira vraisemblablement encore plus pour la com mercialisation et la distribution, très bientôt. Il est manifeste que ce litige met en jeu des sommes importantes.
Ceci dit, il n'y a aucune différence, entre les principes généraux qui régissent les injonctions interlocutoires en matière de poursuites relatives aux brevets et ceux qui régissent les autres pour- suites. Cette règle souffre cependant une petite réserve que je mentionnerai plus tard.
La première demanderesse est une société amé- ricaine. Elle est titulaire du brevet. La deuxième demanderesse est sa filiale canadienne. Elle est concessionnaire en vertu du brevet.
La défenderesse et sa maison-mère américaine détiennent depuis assez longtemps, la plus grosse partie du marché nord-américain des biscuits. En 1978 et 1979, les demanderesses ont entrepris des recherches et ont mis au point ce qu'on prétend être une nouvelle sorte de préparation à biscuits. Elle remplace la pâte traditionnelle par deux pâtes. Le produit cuit, dans la variété des biscuits aux brisures de chocolat, est croquant à l'extérieur et fondant à l'intérieur contrairement, par exemple, aux biscuits aux brisures de chocolat très populai- res de la défenderesse, les «biscuits aux pépites de chocolat» qui sont entièrement croquants.
C'est la première fois que les demanderesses s'aventurent sur le marché du biscuit. La deman- deresse américaine a choisi Kansas City (Mis- souri) comme marché-test pour son biscuit à deux pâtes avec brisures de chocolat. Ces biscuits ont
connu un grand succès. Les demanderesses ont l'intention de les commercialiser au Canada. Des projets ont été élaborés à cet effet et la construc tion d'une usine est en cours. Jusqu'à présent, ces biscuits n'ont pas été réellement produits ni vendus au Canada.
La défenderesse et sa maison-mère américaine ont eu vent des biscuits des demanderesses et de ceux d'un autre concurrent. Elles ont décidé de les concurrencer avec leur propre produit. La défende- resse a déjà produit et mis en marché ses biscuits en Alberta. Elle se propose de les commercialiser à l'échelle nationale.
La demanderesse américaine a déposé une demande de brevet aux États-Unis le 29 décembre 1980. Le brevet n'a pas encore été délivré. Le brevet au Canada a été délivré le 24 janvier 1984.
Dans le cadre de la présente requête, les deux parties ont déposé des affidavits. Il y a eu contre- interrogatoire en profondeur. Il s'ensuit des témoi- gnages qui se contredisent les uns les autres sur plusieurs points.
Considérons maintenant les principes qui s'ap- pliquent à ce genre de requête.
Les demanderesses ont invoqué le célèbre, et maintenant presque classique, arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.), et des décisions canadiennes qui ont adopté les motifs de Cyanamid: par exemple, Yule Inc. v. Atlantic Pizza Delight Franchise (1968) Ltd. et al. (1977), 17 O.R. (2d) 505 (C. div. de l'Ont.). L'avocat des demanderesses a soutenu que la preuve montre que leur demande n'est ni futile ni vexatoire et que la question à trancher est sérieuse.
L'arrêt Cyanamid marque, dans une certaine mesure, un virement du droit en la matière. Cette décision a été suivie par plusieurs tribunaux, de différents niveaux, partout au Canada. Les tribu- naux de première instance de l'Ontario ont souvent suivi et appliqué la décision Yule. Par ailleurs, l'arrêt Cyanamid a également été suivi et appliqué dans un certain nombre de décisions publiées et non publiées, ou sans motifs écrits, de la Division
de première instance de la Cour. La Cour d'appel fédérale l'a mentionné dans ses décisions sans la critiquer'.
La défenderesse m'a pourtant présenté les argu ments suivants:
[TRADUCTION] La demanderesse doit établir une présomption raisonnable. Sinon, la demande doit être rejetée.
La première condition requise pour l'octroi d'une injonction interlocutoire est que la demanderesse démontre une présomp- tion raisonnable, c'est-à-dire que, si l'affaire était jugée unique- ment sur la preuve présentée à la Cour au moment de l'audition de la requête, la demanderesse aurait droit à une injonction permanente aux mêmes conditions que l'injonction interlocu- toire. Faute d'établir cette présomption, la demanderesse doit être déboutée.
Les mêmes prétentions ont été examinées dans l'arrêt Cyanamid et ont été expressément rejetées.
J'adopte les principes exposés par lord Diplock à la page 405:
[TRADUCTION] Dans le présent appel, toutefois, la Cour d'ap- pel n'a jamais abordé la question des incidences les plus favora- bles bien que le juge Graham ait examiné cette question et l'ait tranchée en faveur de Cyanamid. La Cour a estimé qu'une règle de pratique, si bien établie qu'elle constituait une règle de droit, l'empêchait d'accorder une injonction interlocutoire à moins que, d'après la preuve produite par les deux parties à l'audition de la requête, le demandeur ne l'ait convaincue, selon une preuve prépondérante, que l'exécution par l'autre partie des actes qu'on cherche à interdire violerait les droits du deman- deur prévus par la loi. D'après la Cour d'appel, ce que le demandeur doit prouver, avant même d'aborder la question des incidences les plus favorables, est uniquement une «présomp- tion» en ce sens que la conclusion à laquelle en vient la cour en se fondant sur cette preuve risque d'être modifiée par la suite si d'autres preuves en diminuent la valeur probante ou établissent d'autres faits. C'est pour permettre à la Chambre des lords d'examiner l'existence d'une telle règle de droit que l'autorisa- tion d'appel a été accordée.
et aux pages 407 et 408:
[TRADUCTION] Néanmoins le juge Graham et la Cour d'appel en l'espèce ont conclu que ce magistère maintenait la soi-disant règle selon laquelle la cour n'a pas le droit de prendre en considération la question des incidences les plus favorables, à moins qu'elle ne soit d'abord convaincue que, si l'affaire était jugée en l'absence d'autres preuves que celles soumises à la cour à l'audition de la requête, le demandeur aurait droit à une injonction permanente aux mêmes conditions que l'injonction interlocutoire recherchée.
À mon avis, Vos Seigneuries devraient saisir l'occasion de déclarer qu'une telle règle est inexistante. Des expressions
' Voir par exemple, The Bulman Group Ltd. v. Alpha One - Write Systems B.C. Ltd. et al. (1981), 54 C.P.R. (2d) 179 (C.F. Appel) et Cutter Ltd. v. Baxter Travenol Laboratories of Canada, Ltd. et al. (1980), 47 C.P.R. (2d) 53 (C.F. Appel).
comme «une probabilité», «une présomption» ou «une forte présomption», employées relativement à l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'accorder une injonction interlocutoire, créent de la confusion quant à l'objet de ce recours temporaire. Sans doute, le tribunal doit être convaincu que la demande n'est ni futile ni vexatoire, ou, en d'autres termes, que la question à trancher est sérieuse.
La cour n'a pas, en cet état de la cause, à essayer de résoudre les contradictions de la preuve soumise par affidavit, quant aux faits sur lesquels les réclamations de chaque partie peuvent ultimement reposer, ni à trancher les épineuses questions de droit qui nécessitent des plaidoiries plus poussées et un examen plus approfondi. C'est au procès qu'il faut trancher ces ques tions. La pratique voulant qu'on demande un engagement relatif aux dommages-intérêts avant d'accorder une injonction interlocutoire a été introduite en partie parce qu'«elle aide la cour à atteindre son grand objectif, c'est-à-dire s'abstenir d'ex- primer une opinion sur le bien-fondé de l'affaire avant l'audi- tion»: Wakefield v. Duke of Buccleugh (1865) 12 L.T. 628, 629. Ainsi, à moins que la preuve soumise à la cour à l'audition de la requête en injonction interlocutoire ne réussisse pas à établir que le demandeur a véritablement une chance d'avoir gain de cause dans sa réclamation en vue d'obtenir une injonc- tion permanente au cours du procès, la cour doit examiner la question de savoir lequel de l'octroi ou du refus de l'injonction interlocutoire recherchée aurait les incidences les plus favorables.
J'ai cité des extraits assez longs de l'arrêt Cya- namid. Je l'ai fait en raison de l'argument présenté par la défenderesse et que j'ai mentionné précé- demment. En toute équité, je dois admettre qu'il y a eu au cours des plaidoiries une certaine rétracta- tion, quoique sans enthousiasme.
J'ai indiqué, à la clôture des plaidoiries, que j'étais convaincu que la réclamation des demande- resses en l'instance n'était ni futile, ni vexatoire et que la question à trancher était sérieuse. Je le suis toujours.
Pour parvenir à ma décision, je n'ai pas oublié la soi-disant règle de pratique, que lord Diplock a écartée du Royaume-Uni, aux pages 405 et 406:
[TRADUCTION] Le présent appel se rapporte à un litige en matière de brevet. Historiquement, il y a eu sans aucun doute une époque où, dans une action en contrefaçon d'un brevet qui n'était pas encore «bien établi», quoi que cela puisse signifier, il fallait refuser une injonction interlocutoire pour empêcher la contrefaçon si l'avocat du défendeur déclarait qu'il avait l'in- tention d'attaquer la validité du brevet.
Les vestiges de cette répugnance à faire respecter un mono- pole contesté, même si les motifs d'invalidité invoqués étaient faibles, se retrouvent même en 1924 dans le jugement prononcé par le juge Scrutton dans l'arrêt Smith v. Grigg Ltd. [1924] 1 K.B. 655; cependant, la procédure complexe d'examen du mémoire descriptif du brevet par des experts avant l'octroi de celui-ci, la chance de présenter une contestation à cette étape et l'existence de dispositions prévoyant un appel au Patent Appeal
Tribunal devant un juge des brevets de la Haute Cour, font de l'octroi d'un brevet de nos jours une bonne présomption, au vrai sens du terme, pour tenir le brevet pour valide et ont rendu désuète l'ancienne règle de pratique applicable aux injonctions interlocutoires dans les actions en contrefaçon. À mon avis, les principes qui régissent l'octroi d'une injonction interlocutoire dans des actions en contrefaçon de brevets sont les mêmes que dans les autres actions. J'exposerai maintenant quels sont ces principes.
La Cour d'appel de l'Ontario a, toutefois, con firmé l'existence de cette «règle»: Teledyne Indus tries Inc. et al. v. Lido Industrial Products Ltd. (1978) 3 19 O.R. (2d) 740 aux pages 741 à 743:
[TRADUCTION] Le 13 janvier 1977, le juge Labrosse a accordé la permission d'en appeler à la Cour divisionnaire. Il mettait en doute la validité de l'ordonnance en raison du jugement que le juge Heald a rendu dans Aluma Building Systems Inc. v. J.C. Fitzpatrick Construction Ltd. (1974), 17 C.P.R. (2d) 275 à la p. 278, il s'est prononcé en ces termes:
Les tribunaux n'émettront pas d'injonction interlocutoire dans des affaires de brevets lorsque la validité ou la contrefa- çon dudit brevet est en litige, lorsque le brevet lui-même est récent, lorsque sa validité n'a pas été établie par un tribunal et lorsque le défendeur s'engage auprès de la Cour à tenir un compte (voir par exemple: Field v. Otter (1974), 14 C.P.R. (2d) 186; Aurele Marois Inc. v. International Fibreglass Ltd. (1971), 1 C.P.R. (2d) 148; Parke, Davis & Co. and Parke, Davis & Co. Ltd. v. Gilbert Surgical Supply Co. Ltd. (1959), 31 C.P.R. 1, 18 Fox Pat. C. 175). Toutes ces conditions existent en l'espèce. Sans reprendre dans les détails la preuve soumise par la défenderesse, il suffit de dire que cette dernière a soulevé des arguments sérieux et impor- tants sur les questions de la contrefaçon et de la validité et elle a su démontrer que sa cause était défendable. Je conclus donc que la demanderesse n'aura pas gain de cause sur cette partie de la requête.
M. Sim a prétendu que la Cour divisionnaire a érigé la règle de pratique que j'ai tirée de l'arrêt Aluma en règle de droit apportant une solution complète aux cas celui qui requiert une injonction interlocutoire se fonde sur un brevet récent dont la validité n'a pas été confirmée après contestation. Sauf le respect que je lui dois, je me permets de ne pas être d'accord avec cette prétention de l'avocat. Je pense qu'il va plus loin que ne le permettent les termes employés par le juge Griffiths. Le juge met l'accent, à juste titre, sur la nécessité de prendre en considération la règle de pratique, et la conclusion de ses motifs est, à cet égard, très claire. Cela nous montre bien que le juge ne doit pas voir dans cette règle de pratique un principe déterminant, mais seulement un principe à examiner, parmi d'autres, en décidant s'il doit accorder ou rejeter les requêtes. Le juge Griffiths a conclu en ces termes la p. 116 O.R., à la p. 451 D.L.R., à la p. 275 C.P.R.]:
En l'espèce, la validité et la contrefaçon du brevet des demandeurs sont en litige, le brevet est récent et sa validité n'a pas été établie en justice. La défenderesse s'est engagée à tenir une comptabilité. À notre avis, le juge a commis une erreur en omettant de prendre en considération ces motifs
comme motifs puissants pour refuser l'injonction.
Je pense que la pratique se résume à cela. Un brevet récent dont la validité n'a pas encore été confirmée en justice est réputé valide en vertu de l'art. 47 de la Loi sur les brevets, S.R.C. 1970, chap. P-4. Lorsqu'il y a opposition à une requête en injonction interlocutoire en cas de contrefaçon de brevet, il faut, même si on a produit des preuves de la contrefaçon et qu'on a satisfait aux autres principes généraux applicables aux injonctions interlocutoires, tenir compte de la règle de pratique. Toutefois, dans de telles circonstances, je doute fort que cette règle en elle-même puisse faire pencher la balance au détriment des demanderesses. Par ailleurs, dans les affaires comme Aluma, précitée, la présomption de validité du brevet est écartée en raison de l'introduction d'une preuve contraire: Circle Film Enterprises Inc. v. Canadian Broadcasting Corp., [1959] R.C.S. 602 à la p. 606, 20 D.L.R. (2d) 211 à la p. 214, 31 C.P.R. 57 à la p. 60. En l'espèce, la preuve est de nature à soulever des arguments sérieux et importants sur les questions de la contrefaçon et de la validité, et démontre que la cause de la défenderesse est défendable. Aussi, la règle de pratique peut très bien déterminer, dans le cadre des pouvoirs discrétionnaires de la Cour, le refus de délivrer une injonction. La règle de pratique doit être prise en considération dans toutes les deman- des de ce genre, mais ne constitue pas une fin de non-recevoir absolue à une injonction.
L'affaire Teledyne a été entendue avant que l'arrêt Cyanamid ne fût généralement accepté. Devant la Cour divisionnaire et devant la Cour d'appel de l'Ontario, les plaidoiries se sont fondées sur le droit ontarien qui existait avant l'arrêt Cya- namid: voir page 742 de Teledyne.
En l'espèce, la défenderesse a invoqué des déci- sions antérieures de la Cour de l'Échiquier et de la Division de première instance de la Cour de céans. Ces décisions, elles aussi, ont été rendues avant l'arrêt Cyanamid.
L'avocat des demanderesses a souligné que la prétendue règle de pratique était maintenant dis- parue, au Canada, par suite de l'arrêt Cyanamid.
Je n'irais pas jusque là.
Les motifs donnés par lord Diplock pour prouver la désuétude de la «règle» en Angleterre n'ont pas la même valeur au Canada. Au Canada, il n'y a que des procédures «d'opposition» très restreintes, s'il en est, avant qu'un brevet soit délivré. Je n'envisage pas de les exposer en détail. On peut parfois s'opposer par écrit si l'on apprend qu'une demande de brevet est en cours d'instruction. Selon moi, l'opposition se limite à cela.
En résumé, pour décider que la réclamation des demanderesses soulève une question sérieuse à
trancher, j'ai tenu compte du fait que le brevet est très récent, que c'est la première fois qu'il est examiné en justice, qu'on allègue une contrefaçon et que la validité du brevet est sérieusement con- testée. J'ai également tenu compte de la règle de pratique pour décider quelle solution comporterait le plus d'incidences favorables.
J'en viens maintenant à ce point litigieux.
Je citerais encore une fois lord Diplock (page 408):
[TRADUCTION] À ce propos, le principe applicable est que le tribunal doit d'abord considérer si, au cas le demandeur aurait gain de cause au procès et établirait son droit à une injonction permanente, des dommages-intérêts adéquats lui seraient alloués pour la perte subie par lui du fait de la continuation par le défendeur, entre la date de la demande et celle du procès, de l'activité qu'on cherchait à interdire. Si des dommages-intérêts, dans la mesure ils sont recouvrables en common law, constituaient un redressement approprié, et si le défendeur avait les moyens de les verser, on devrait normale- ment refuser l'injonction interlocutoire, quelque forte que puisse paraître la réclamation du demandeur à ce stade. Si, d'autre part, des dommages-intérêts ne constituaient pas un redressement approprié pour le demandeur qui aurait eu gain de cause au procès, le tribunal doit alors considérer si, dans cette hypothèse contraire le défendeur aurait réussi à faire reconnaître son droit de continuer à faire ce qu'on veut lui interdire, son indemnisation serait suffisante, en vertu de l'en- gagement du demandeur relativement aux dommages, pour la perte subie pendant qu'on l'empêchait de poursuivre ses activi- tés entre la date de la demande et celle du procès. Si des dommages-intérêts, dans la mesure ils sont recouvrables en vertu de l'engagement précité, constituaient un redressement adéquat et si le demandeur avait les moyens de les verser, le tribunal ne devrait pas sur ce fondement refuser une injonction interlocutoire.
C'est quand il n'est pas certain que soient suffisants les dommages-intérêts recouvrables par l'une ou l'autre des parties, ou par les deux, qu'il faut rechercher la décision comportant le plus d'incidences favorables. Il serait peu sage de tenter ne serait-ce que d'énumérer tous les éléments variés qui pourraient demander à être pris en considération au moment du choix de la décision la plus convenable, encore moins de proposer le poids relatif à accorder à chacun de ces éléments. En la matière chaque cas est un cas d'espèce.
Si les autres facteurs semblent bien s'équilibrer, il sera prudent d'adopter les mesures propres à maintenir le statu quo. Si l'on enjoint au défendeur de s'abstenir temporairement de faire quelque chose qu'il n'a pas fait auparavant, le seul effet de l'injonction interlocutoire, s'il gagne son procès, est de reculer la date il peut entreprendre une activité qu'il n'avait pas jusque-là jugée nécessaire; tandis que le fait d'interrompre l'exploitation d'une entreprise établie lui causera beaucoup plus d'inconvénients, car il devra la rétablir s'il gagne son procès.
En l'espèce, les deux parties soutiennent qu'elles subiront un tort ou préjudice irréparable, et que des dommages-intérêts ne constitueraient pas un redressement approprié: les demanderesses, si l'on permet à la défenderesse de poursuivre ses premiè- res activités, et de les étendre, dans ce domaine au Canada; la défenderesse, si ses activités actuelles et projetées sont interrompues, dans le cas beaucoup plus tard, on reconnaîtrait qu'elle avait toujours eu le droit d'exercer ces activités.
La question qui m'est soumise est complexe. Il y a eu beaucoup de témoignages discordants quant à l'avantage d'être le premier sur le marché avec un nouveau produit: en l'espèce, le marché du biscuit au Canada.
Les demanderesses sont reconnues pour avoir introduit avec succès des produits innovateurs sur le marché. Leurs techniques de publicité et de commercialisation sont énergiques, étendues et efficaces. Elles prétendent avoir, par brevet, le droit d'être les premières dans ce champ d'activités au Canada; les activités des défenderesses ont, et auront, effectivement détruit tous les avantages que cela comporte; une indemnisation monétaire serait impossible à calculer et inadéquate.
Dans son articulation des faits et dans son argu mentation, la défenderesse soutient qu'il n'y a aucun avantage à être le premier dans ce domaine; la défenderesse, si elle est forcée par injonction d'abandonner son travail à cette étape, ne pourra pas être indemnisée adéquatement, même si elle a gain de cause et qu'elle puisse revenir sur le marché; le tort subi entre-temps sera irréparable.
J'ai essayé, pendant le court laps de temps dont je disposais, d'examiner soigneusement les deux argumentations opposées.
Je ne suis pas convaincu que les demanderesses subiraient un tort qui ne pourrait être adéquate- ment évalué et indemnisé par des dommages-inté- rêts.
La difficulté d'évaluer les dommages-intérêts n'est pas un motif qui justifie obligatoirement une injonction. Il n'y a jamais d'indemnisation parfaite en argent. Le droit, dans le domaine de la respon- sabilité délictuelle, ne s'y prête pas.
D'après les faits soumis, je suis convaincu que les demanderesses subiront un préjudice et un tort,
dès à présent et jusqu'au procès, si la défenderesse est coupable, en droit, de contrefaçon. Cependant, vu la prépondérance des probabilités et vu la preuve qui m'est soumise, je suis convaincu que la perte subie par les demanderesses peut raisonna- blement être calculée d'après les ventes effectuées par la défenderesse; ce qui signifie, juridiquement, que des dommages-intérêts constituent un redres- sement adéquat.
La défenderesse s'est engagée à tenir une comp- tabilité des ventes et des bénéfices.
Les autres chefs de la requête sont rejetés. Les dépens suivront l'issue de l'affaire.
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