Haroutine (Harout) Kevork, Raffic Balian et
Haig Gharakhanian (requérants)
c.
La Reine et Mel Deschenes, directeur général,
antiterrorisme, Service canadien du renseigne-
ment de sécurité (intimés)
Juge Addy—Ottawa, 18, 19, 20 et 31 décembre
1984.
Preuve — Demande visant à obtenir une décision au sujet de
l'opposition à divulgation fondée sur l'art. 36.2 de la Loi —
Sécurité nationale — Les requérants sont des présumés terro-
ristes arméniens accusés de complot pour commettre un meur-
tre et de tentative de meurtre d'un diplomate turc — Rensei-
gnements demandés au cours de l'enquête préliminaire —
Questions portant sur la surveillance — Psychogrammes du
Service de sécurité concernant certains indicateurs — Les
matières dont traite l'art. 36.2 sont encore d'une extrême
importance — Il est rare que l'intérêt dans l'administration de
la justice ait prépondérance sur la sécurité nationale — La
personne qui demande la divulgation a le fardeau d'établir que
la preuve servira vraisemblablement à démontrer un fait cru
cial — La divulgation d'éléments de preuve portant sur la
crédibilité ne doit pas être examinée lorsqu'une telle opposi
tion a été faite — La défense ne nie pas la culpabilité —
Simple possibilité qu'il existe des éléments de preuve utiles —
La divulgation doit être le seul moyen raisonnable d'établir
des faits — Les psychogrammes sont constitués de ouï-dire —
Accusations graves — Conséquences de la non-divulgation —
L'opposition fondée sur l'art. 36.2 ne peut être rejetée à
l'enquête préliminaire, puisque la pire conséquence pour l'ac-
cusé serait d'être cité à son procès — La protection contre la
divulgation serait diminuée si le caractère confidentiel des
documents était moins rigide — Il n'y a pas de contre-interro-
gatoire sur un affidavit au soutien d'une opposition fondée sur
l'art. 36.2 — Une audience tenue en vertu de l'art. 36.2 est une
affaire civile — Demande rejetée — Loi sur la preuve au
Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10 (mod. par S.C. 1980-81-
82-83, chap. 111, art. 4), art. 36.1, 36.2(1) — Code criminel,
S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 222, 423(1)a).
Pratique — Affidavits — Contre-interrogatoire —
Demande d'autorisation de contre-interroger sur un affidavit
appuyant une opposition à divulgation fondée sur l'art. 36.2 de
la Loi — Demande présentée à l'ouverture de l'audience — Les
requérants agissent de façon injuste et néfaste en demandant
cette permission après que des directives eurent été données —
Le contre-interrogatoire est laissé à la discrétion de la Cour et
ne constitue pas un droit absolu — Nature de l'instance —
Nature de la question — La procédure prévue à l'art. 36.2 est
soumise à des restrictions importantes — Les questions tou-
chant la sécurité nationale sont extrêmement importantes —
Le contre-interrogatoire comporte un risque pour la sécurité
— Pas de contre-interrogatoire dans le cas d'une demande
fondée sur l'art. 36.2 — Loi sur la preuve au Canada, S.R.C.
1970, chap. E-10 (mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111,
art. 4), art. 36.2 — Déclaration canadienne des droits, S.R.C.
1970, Appendice III, art. 1a), 2e) — Charte canadienne des
droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitu-
tionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982,
chap. 11 (R.-U.).
Contrôle judiciaire — Brefs de prérogative — Habeas
corpus — Les requérants veulent assister à l'audience portant
sur l'opposition à divulgation prévue à l'art. 36.2 de la Loi —
La Cour n'a pas compétence pour délivrer un bref d'habeas
corpus si ce n'est pour permettre la présentation d'éléments de
preuve — Le droit d'être présent à l'audience n'est pas garanti
par la Charte — Le droit d'être présent ne confere probable-
ment pas à la personne qui engage une procédure judiciaire le
droit d'obtenir un bref d'habeas corpus simplement pour assu-
rer sa présence — L'habeas corpus n'est pas accordé pour la
seule édification des sujets ou pour empêcher qu'ils ne soient
désillusionnés par le système judiciaire — Loi sur la preuve au
Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10 (mod. par S.C. 1980-81-
82-83, chap. 111, art. 4), art. 36.2 — Charte canadienne des
droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitu-
tionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982.
chap. 11 (R-U.), art. 6 à 15, 24(1), 26 — Règles de la Cour
fédérale, C.R.C., chap. 663.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Habeas corpus
sollicité pour pouvoir être présent à l'audience portant sur une
opposition à divulgation fondée sur l'art. 36.2 de la Loi sur la
preuve au Canada — L'art. 24(1) de la Charte ne confere pas à
la Cour le pouvoir de délivrer l'ordonnance demandée — La
Charte ne garantit pas aux personnes intéressées dans un litige
le droit d'y assister — La common law ne reconnaît pas le
droit au contre-interrogatoire concernant une déposition sous
forme d'affidavit — La Charte ne modifie pas le droit à cet
égard — Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue
la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi
de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R-U.), art. 24(1) —
Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10 (mod.
par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, art. 4), art. 36.2.
Les requérants, présumés membres d'une organisation terro-
riste arménienne, étaient détenus et accusés de tentative de
meurtre et de complot pour commettre un meurtre. Les accusa
tions étaient reliées aux blessures graves infligées à un diplo-
mate turc. Au cours de l'enquête préliminaire, les avocats des
requérants ont soulevé certaines questions: un agent de police
s'est vu demander s'il avait eu connaissance que les accusés
avaient été soumis à une surveillance électronique; on a
demandé à un autre agent de communiquer les psychogrammes
préparés par le Service de sécurité (SCRS) concernant deux
indicateurs; on a demandé à un membre du SCRS de nommer
les personnes impliquées dans la surveillance des requérants et
des indicateurs. L'intimé Deschenes s'est opposé à la divulga-
tion de ces renseignements, disant que cela porterait atteinte à
la sécurité nationale du Canada.
Une demande a alors été faite à la Cour fédérale en vertu de
l'article 36.2 de la Loi sur la preuve au Canada pour obtenir
une décision concernant cette opposition. Au début de l'audi-
tion de cette demande, les requérants ont sollicité une ordon-
nance les autorisant à contre-interroger le directeur du SCRS
au sujet de l'affidavit qu'il avait produit au soutien de l'opposi-
tion, ainsi qu'un bref d'habeas corpus leur permettant d'assister
à l'audition de la demande fondée sur l'article 36.2.
Jugement: les trois demandes sont rejetées.
Contre-interrogatoire: Les requérants ont demandé des
directives plusieurs semaines avant l'audience. Lors de cette
demande, il n'a pas été question de la possibilité d'un contre-
interrogatoire. Des directives ont été dûment fournies, à la suite
desquelles on a fixé une date d'audience. En demandant main-
tenant la permission de contre-interroger, les requérants agis-
sent de façon injuste à l'endroit des intimés et de la Cour et
nuisent inutilement au déroulement de l'instance.
Quoi qu'il en soit, la demande est mal fondée. La common
law n'a jamais reconnu le droit absolu de contre-interroger
l'auteur d'un témoignage sous forme d'affidavit. Les règles de
la justice naturelle pas plus que les dispositions de la Loi sur la
preuve au Canada n'imposent un tel droit. Selon la jurispru
dence, le refus de permettre un contre-interrogatoire ne va pas
à l'encontre de la Déclaration des droits. Un tel refus a été
maintenu depuis l'adoption de la Charte.
Par conséquent, la question de savoir si un contre-interroga-
toire doit être permis relève de la discrétion du tribunal. Parmi
les facteurs qui doivent être considérés lors d'une décision
mettant en jeu l'exercice de cette discrétion, la nature de
l'instance à l'intérieur de laquelle le contre-interrogatoire est
demandé et la nature de la question en litige sont de première
importance.
La procédure prévue à l'article 36.2 est soumise à des règles
très strictes. Il est difficile d'exagérer l'importance de toute
question portant sur la sécurité nationale.
Un élément d'information qui peut sembler anodin à une
personne qui n'a pas reçu de formation en matière de renseigne-
ments secrets peut en réalité être d'une importance capitale.
Pour cela et en raison de la nature très délicate des questions
touchant la sécurité, il serait très dangereux pour un juge de
tenter de décider si une certaine question doit recevoir une
réponse lors d'un contre-interrogatoire. Le témoin pourrait en
fait donner la réponse à la question posée par sa seule objection
à la divulgation. De plus, il pourrait bien arriver qu'il y ait
opposition à un certain nombre de questions posées en contre-
interrogatoire, ce qui entraînerait de nouvelles demandes, pro-
longerait la durée des procédures et risquerait ainsi de porter
réellement atteinte à la sécurité.
Par conséquent, aucun contre-interrogatoire ne devrait être
autorisé lorsqu'il s'agit d'une demande comme celle en l'espèce
qui est fondée sur l'article 36.2. Cette règle souffrirait peut-être
exception dans le seul cas où seraient démontrées des circons-
tances très lourdes de conséquences et très exceptionnelles.
Les requérants ont déterminé certains paragraphes de l'affi-
davit du directeur sur lesquels ils aimeraient faire porter le
contre-interrogatoire. En ce qui concerne la plupart de ces
paragraphes, un contre-interrogatoire ne serait d'aucune utilité
aux requérants. Ils n'ont pas de rapport précis avec les requé-
rants ou avec les éléments de preuve qui font l'objet de cette
opposition. Quant au seul autre paragraphe en cause, les requé-
rants cherchent à obtenir des renseignements sur des psycho-
grammes du SCRS portant sur les activités terroristes armé-
niennes au Canada. Ces documents sont de nature extrêmement
délicate. Considérant les motifs exposés par le signataire de
l'affidavit dans ce paragraphe, le contre-interrogatoire portant
sur ce paragraphe est refusé.
Habeas corpus: Il n'y a absolument aucune autorité qui
justifie la délivrance d'un bref d'habeas corpus ou d'une sem-
blable ordonnance aux fins d'assurer la présence d'une partie
comme simple observateur. Il a été en effet établi de façon
concluante qu'une ordonnance ne peut être prononcée à cette
fin: dans l'arrêt McCann c. La Reine, la Cour d'appel a décidé
que la Division de première instance «n'était aucunement com-
pétente ... pour exiger qu'une personne légalement sous garde
vienne assister à un procès civil autrement que pour les besoins
de produire son témoignage». La présente instance est essentiel-
lement une affaire civile.
Le paragraphe 24(1) de la Charte ne confère pas à la Cour le
pouvoir de rendre l'ordonnance demandée. Bien qu'il n'y ait pas
de doute qu'en général une personne a le droit d'assister à un
procès dans lequel elle a un intérêt, ce droit n'est pas mentionné
dans la Charte. Il ne s'agit donc pas d'un des droits «garantis
par la présente charte». Le paragraphe 24(1), qui ne traite que
des droits qui sont ainsi garantis, ne confère à la Cour aucune
compétence supplémentaire pertinente dans les circonstances.
De plus, il est fort douteux que ce droit d'être présent confère
à la personne qui engage une procédure judiciaire alors qu'elle
est en détention le droit à l'habeas corpus à seule fin d'assurer
sa présence à l'instance, surtout lorsque ce requérant est bien
représenté par un avocat et qu'il ne peut rien de plus pour
contribuer à la procédure. L'habeas corpus n'est pas accordé
simplement pour l'édification des sujets qui en font la demande
ou pour s'assurer qu'ils ne seront pas «désillusionnés» par le
système judiciaire. La reconnaissance d'un droit absolu d'être
présent ouvrirait la porte à la possibilité que de nombreuses
procédures soient engagées par des détenus désirant unique-
ment quitter pendant quelques jours les établissements dans
lesquels ils sont incarcérés.
Divulgation: Certains principes de base régissent toute déci-
sion portant sur une demande fondée sur l'article 36.2. Tout
d'abord, le fait que le législateur ait choisi d'autoriser la Cour
fédérale à connaître des oppositions à la divulgation fondées sur
la sécurité ou la défense nationales ou les relations internationa-
les, retirant ainsi au pouvoir exécutif sa compétence exclusive
en ces matières, ne doit pas être considéré comme une indica
tion que le secret en ces matières soit, de quelque manière,
moins important qu'avant l'adoption de cette modification. En
fait, ces questions ont une importance considérable. Rarement
l'intérêt public dans la sécurité nationale sera-t-il considéré
moins important que l'intérêt public dans la bonne administra
tion de la justice. Lorsque l'intérêt dans la sécurité nationale
exige que certains renseignements ne soient pas divulgués, il est
rare que l'intérêt dans la bonne administration de la justice
suffise à justifier la divulgation. Le fardeau de la preuve
appartient à la personne qui soutient que la divulgation est
nécessaire. C'est une lourde charge, les tribunaux ayant été très
réticents à ordonner la divulgation, même lorsqu'il s'agissait de
renseignements ordinaires de la police. Pour faire rejeter une
opposition à la divulgation fondée sur la sécurité nationale, il
faut démontrer que la preuve en cause est telle qu'un fait
crucial pour la défense sera probablement ainsi établi.
Un des deux principaux objectifs visés par les requérants en
utilisant ces preuves est la destruction de la crédibilité des deux
indicateurs. Ceux-ci ont déjà fait à l'enquête préliminaire cer-
tains aveux qui ont eu pour effet d'anéantir leur crédibilité de
façon générale. De plus, la crédibilité n'est jamais en cause à
l'enquête préliminaire, et ce genre de témoignage ne devrait
normalement pas être admis à ce stade. Le juge présidant
l'enquête préliminaire ayant toutefois décidé qu'une telle
preuve était admissible, ce fait doit être accepté. Quoi qu'il en
soit, les preuves concernant la crédibilité d'un témoin ne sont
tout simplement pas du genre de divulgation de preuve qui doit
être examinée lorsqu'il y a une opposition fondée sur un des
motifs prévus à l'article 36.2. Même au stade du procès, la
crédibilité d'un témoin n'est qu'un accessoire. La preuve por-
tant sur ce sujet ne s'attaque directement à aucun des éléments
de l'infraction alléguée; sa production n'est pas non plus indis
pensable au système de défense.
Les requérants veulent également utiliser ces preuves pour
appuyer la thèse selon laquelle c'est, en réalité, un des indica-
teurs qui a tenté de commettre le meurtre. Même si cette thèse
était fondée, les requérants risqueraient encore d'être parties à
l'une ou l'autre des infractions dont ils sont accusés.
Il existe plusieurs autres motifs pour rejeter la présente
demande. En premier lieu, les divulgations demandées sont
fondées sur une simple possibilité qu'elles fournissent certains
éléments de preuve utiles à la défense. Rien n'indique qu'il est
probable que ces preuves existent. Ainsi, ordonner un interroga-
toire équivaudrait à autoriser les requérants à faire une recher-
che à l'aveuglette.
Pour obtenir la divulgation des renseignements et des docu
ments en cause, les requérants doivent établir que cette divulga-
tion est le seul moyen raisonnable d'obtenir des preuves concer-
nant les faits en question. Ils ne l'ont pas fait.
Les requérants sont avant tout intéressés à examiner les
psychogrammes des indicateurs. Ces documents ne sont toute-
fois qu'un ramassis de ouï-dire le plus flagrant et ne peuvent
être utilisés comme preuve. Il s'agit de documents qu'une
demande de communication générale de pièces permet d'obte-
nir et la production de documents de cette nature n'a même
jamais été examinée dans les causes antérieures portant sur la
divulgation des documents de l'État.
Lorsque la divulgation demandée est liée à une instance
criminelle, le tribunal doit prendre en compte la gravité des
accusations portées. Dans la présente cause, les infractions dont
les requérants sont accusés sont certainement très graves.
En même temps, cependant, il faut examiner les conséquen-
ces pouvant découler d'une absence de divulgation. Au stade de
l'enquête préliminaire, tout ce que l'accusé a à craindre, c'est
d'être cité à son procès et non d'être déclaré coupable des
crimes imputés. (En fait, dans la présente cause, il a déjà été
admis que les requérants devraient être cités à leur procès au
moins pour ce qui est des accusations de complot.) Par consé-
quent, la gravité des accusations est un facteur relativement
peu important à ce stade.
De plus, tout ce qui peut résulter de la non-divulgation à une
enquête préliminaire étant l'obligation de subir un procès, il
semblerait qu'au stade préliminaire, l'intérêt public qui exige la
divulgation ne pourrait jamais être suffisamment important
pour écarter une objection fondée sur l'article 36.2. Il ne semble
pas qu'il puisse exister de circonstances permettant d'ordonner
que des preuves—si cruciales soient-elles pour l'objet de l'en-
quête préliminaire—soient divulguées si une attestation d'oppo-
sition a été présentée de bonne foi concernant cette divulgation.
En l'espèce, la Cour a devant elle l'affidavit du directeur, qui
est à la fois exhaustif et convaincant en ce qui concerne la
menace à la sécurité nationale.
Cet affidavit a une faiblesse dans la mesure où il déclare que
les psychogrammes des indicateurs ont été communiqués à
certaines forces policières «sous le sceau de la confidence», ce
qui est insuffisant. Comme il y a plusieurs degrés de confiden-
tialité possible, il aurait été préférable que l'affidavit fasse état
des détails relatifs à cette communication. Une large diffusion
ou des conditions laxistes en ce qui concerne la confidentialité
pourraient enlever aux documents leur caractère de secret
d'État. Le degré de protection contre la divulgation qui leur
serait accordé par la Cour ne serait alors que celui des rensei-
gnements de police confidentiels.
JURISPRUDENCE
DECISIONS SUIVIES:
Vardy c. Scott, et autres, [ 1977] 1 R.C.S. 293; McCann.
et autres c. La Reine et autre, [1975] C.F. 272 (C.A.).
DECISIONS APPLIQUÉES:
Goguen et autre c. Gibson, [1983] 1 C.F. 872; Armstrong
c. L'État du Wisconsin et autre, [1973] C.F. 437 (C.A.);
Re United States of America and Smith (1984), 44 O.R.
(2d) 705 (C.A.).
DECISIONS EXAMINÉES:
Goguen et autre c. Gibson, [1983] 2 C.F. 463 (C.A.);
Bisaillon c. Keable, [ 1983] 2 R.C.S. 60; Reg. v. Secretary
of State for Home Affairs, [1977] 1 W.L.R. 766 (C.A.
Angl.); D. v. National Society for the Prevention of
Cruelty to Children, [1978] A.C. 171 (H.L.); Marks v.
Beyfus (1890), 25 Q.B. 494 (C.A. Angl.).
AVOCATS:
Marlys A. Edwardh pour Haroutine (Harout)
Kevork, requérant.
Norman D. Boxall et Yves Fricot pour Raffic
Balian, requérant.
Symon Zucker pour Haig Gharakhanian,
requérant.
H. Lorne Morphy, c.r., John B. Laskin et
David Akman pour les intimés.
PROCUREURS:
Ruby & Edwardh, Toronto, pour Haroutine
(Harout) Kevork, requérant.
Bayne, Sellar, Boxall, Ottawa, pour Raffic
Balian, requérant.
Danson & Zucker, Toronto, pour Haig Gha-
rakhanian, requérant.
Tory, Tory, DesLauriers & Binnington,
Toronto et le sous-procureur général du
Canada pour les intimés.
Voici les motifs de l'ordonnance rendus en fran-
çais par
LE JUGE ADDY: Les requérants en l'espèce sont
détenus et accusés de tentative de meurtre (article
222, Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C-34]) et
de complot pour commettre un meurtre (alinéa
423(1)a), Code criminel) au sujet de la fusillade et
des blessures graves infligées à un nommé Kani
Gungor, un diplomate turc.
Au cours de l'enquête préliminaire concernant
cette affaire, devant le juge Crossland de la Cour
provinciale de l'Ontario (Division criminelle) à
Ottawa, leurs avocats ont posé certaines questions
et demandé la production de certaines pièces aux
agents de police interrogés. L'intimé, Mel Desche-
nes, en qualité de personne intéressée aux termes
de l'article 36.1 de la Loi sur la preuve au Canada
[S.R.C. 1970, chap. E-10], a fait opposition à la
communication de ces pièces pour l'une des raisons
mentionnées au paragraphe 36.2(1) de la Loi, soit
que cette divulgation porterait préjudice à la sécu-
rité nationale [les articles 36.1 et 36.2 ont été
édictés par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, art. 4].
Il en a découlé la présente demande, fondée sur ce
paragraphe, dont j'ai été saisi, à titre de juge
chargé d'entendre l'affaire par le juge en chef de la
Cour fédérale, aux fins de décider s'il faut faire
droit à l'opposition à la communication.
L'enquête préliminaire, qui avait débuté en mai
1984, a été, le 13 novembre, ajournée en attendant
une décision sur ces questions. ,
Les pièces produites consistent en un affidavit
conjoint des trois requérants, en un affidavit de M.
T. D. Finn, directeur du Service canadien du
renseignement de sécurité (SCRS) et en un autre
de l'intimé Deschenes, directeur général, antiterro-
risme, SCRS, ainsi qu'en divers extraits des trans
criptions des témoignages rendus à l'enquête
préliminaire.
Au début de l'audience que je présidais, deux
demandes interlocutoires ont été faites au nom des
requérants, l'une concluant à une ordonnance de
contre-interrogatoire de M. Finn et l'autre à un
bref d'habeas corpus afin de permettre aux requé-
rants d'assister à l'audience. J'ai statué sur ces
deux requêtes; on trouvera copie de mes motifs,
prononcés oralement à ce moment-là, en appendice
aux présentes, soit les annexes «A» et «B».
Sur la question du droit des avocats des requé-
rants de contre-interroger M. Finn, je désire seule-
ment ajouter aux motifs prononcés à ce moment-là
que, les intimés auraient-ils à leur tour demandé et
obtenu le droit de contre-interroger les requérants
sur leur affidavit, ceux-ci auraient été placés dans
une position pour ainsi dire intenable parce qu'ils
n'ont pas témoigné à l'enquête préliminaire et que,
je présume, ils choisiront vraisemblablement de ne
pas le faire, et aussi parce que la question de savoir
s'ils sont les auteurs des crimes qui leur sont
imputés serait certainement pertinente relative-
ment à l'élucidation de la question ultime qui se
pose dans toute affaire de ce genre, savoir si
l'intérêt public à l'égard de la divulgation pour les
fins de l'enquête prévaut sur l'intérêt public à
l'égard de la protection de la sécurité nationale par
une interdiction de divulgation.
L'affaire Goguen et autre c. Gibson, [1983] 1
C.F. 872 constitue la première et unique autre
demande faite à ce jour sur le fondement du
paragraphe 36.2(1) de la Loi sur la preuve au
Canada. Dans une opinion circonstanciée, le juge
en chef Thurlow, dont le jugement a été confirmé
à l'unanimité par la Cour d'appel ([1983] 2 C.F.
463), analyse le sens et les effets de ces modifica
tions relativement nouvelles apportées à la Loi sur
la preuve au Canada qui remplacent l'ancien arti
cle 41 de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970
(2e Supp.), chap. 10, abrogé par S.C. 1980-81-
82-83, chap. 111, art. 3]; il juge que les demandes
de cette nature devraient être examinées en deux
temps. À la page 902 de sa décision, il dit:
... Saisie d'une demande de ce genre, la Cour devrait procéder
en deux temps: déterminer d'abord si, d'après les preuves
réunies tant en faveur qu'à l'encontre de la divulgation, il lui est
nécessaire de prendre connaissance des pièces; si l'attestation,
et toute pièce jointe à l'appui, montrent que les documents
demandés ont été soigneusement examinés et si elles donnent
des raisons claires et convaincantes en faveur du secret, comme
on le prétend en l'espèce, la Cour doit rejeter la demande sans
prendre connaissance des documents, sauf dans les circons-
tances exceptionnelles d'une affaire criminelle, inexistantes
dans le cas d'espèce, où le requérant démontrerait qu'un docu
ment particulier, dont il demande la production, contient les
renseignements nécessaires à la démonstration de son inno
cence. Si la Cour conclut qu'il est nécessaire de prendre con-
naissance du document, et uniquement dans ce cas, la Cour en
prend alors connaissance, met en balance les intérêts opposés et
décide si l'intérêt public assuré par le maintien du secret doit
céder le pas.
et, à nouveau, aux pages 887 et 888:
Toutefois, mise à part cette question des règles de la cour, le
but du paragraphe 36.1(2) me paraît être l'attribution à la
Cour du pouvoir de prendre connaissance des renseignements
demandés. Le paragraphe emploie le terme «peut», qui n'a pas
un sens impératif mais facultatif; aussi, la nature de la
demande me paraît être telle qu'avant d'exercer le pouvoir de
prendre connaissance des renseignements, le juge instruisant la
demande doit être convaincu, d'après la preuve dont il est saisi,
que la divulgation s'impose, c'est-à-dire que l'intérêt public
dans la divulgation dans le cas d'espèce est plus important que
l'intérêt public à préserver le caractère confidentiel de ces
renseignements ou, à tout le moins, que la balance ne penche ni
dans un sens ni dans l'autre et qu'il faut donc prendre connais-
sance des renseignements afin de décider quel intérêt public
doit l'emporter ... L'objet de cet examen judiciaire [visé au
paragraphe 36.1(2)], quand il a lieu, est de vérifier s'il y a
prépondérance en faveur de la divulgation. C'est à mon avis
l'intention qu'exprime le paragraphe. En revanche, si la néces-
sité de la divulgation n'a pas été démontrée et si la balance
penche nettement d'un côté, il faut, bien entendu, faire droit à
l'opposition et, dans ce cas, je ne pense pas que le paragraphe
exige que la Cour prenne connaissance des renseignements pour
voir si cet examen fera pencher la balance dans l'autre sens.
Conformément aux principes ci-dessus, les avo-
cats ont été invités à présenter leurs arguments
concernant cette demande, en se fondant sur les
pièces produites, étant bien entendu que je ne
prendrai connaissance des pièces mêmes dont on
veut empêcher la divulgation que si je suis con-
vaincu qu'il est nécessaire de le faire compte tenu
des preuves rapportées et des arguments invoqués
pour ou contre la divulgation.
L'intimé Deschenes a fait quatre oppositions
lorsqu'il a certifié oralement à l'enquête prélimi-
naire qu'on porterait atteinte à la sécurité natio-
nale du Canada:
1. On a demandé au sergent d'état-major Nadori
de la police d'Ottawa s'il avait eu connaissance que
les accusés avaient été soumis à une surveillance
électronique avant, pendant ou après l'attentat
contre M. Kani Gungor en avril 1982.
2. On a demandé à l'agent McKelvey de la GRC
de communiquer le psychogramme préparé par le
SCRS concernant un indicateur, un nommé Sarkis
Mareshlian.
3. On a fait une demande semblable de communi
cation du psychogramme d'un nommé Hratch
Bekredjian.
4. On a aussi posé la question suivante à un
nommé Murray Nicolson du SCRS:
[TRADUCTION] [i] Pourriez-vous, monsieur, renseigner la cour
et lui indiquer le nom des personnes qui ont effectivement
assuré la surveillance, c'est-à-dire le nom des personnes qui ont
elles-mêmes observé les allées et venues de Harout Kevork,
Raffic Balian, Haig Gharakhanian, Sarkis Mareshlian, Hratch
Bekredjian, le nom des personnes ... ce qui m'intéresse, ce sont
les acteurs, ceux qui ont procédé à la filature de ces cinq
personnes tant à Montréal qu'à Toronto aux dates suivantes: le
8 avril, les 9, 10, 12, 16, 17 et 20 avril, le 22 avril, les 28, 29 et
30 avril et les premier et 5 mai 1982?
[ii] Pourriez-vous donner les noms des chefs de groupe de ces
groupes d'équipes ayant filé les cinq personnes qui viennent
d'être mentionnées aux dates précitées?
Certains principes de base régissent toute déci-
sion portant sur une demande de ce genre, fondée
sur cet article. La plupart de ces principes ont été
exposés dans l'affaire Goguen, mais ils méritent
d'être répétés ici.
Certes le législateur fédéral a choisi d'autoriser
notre juridiction à connaître d'une opposition à
communication fondée sur la crainte de préjudice
à la sécurité ou à la défense nationales ou aux
relations internationales, ce qui antérieurement
était un domaine réservé exclusivement au pouvoir
exécutif, mais ce n'est nullement là une indication
que le secret en ces matières soit, de quelque
manière, moins important qu'avant l'adoption de
cette législation. A cet égard, j'ai cité certains
passages des motifs du jugement du juge en chef
Thurlow dans l'affaire Goguen dans mon jugement
avant dire droit sur le contre-interrogatoire éven-
tuel du témoin Finn. Je joins, en annexe aux
présentes, un exemplaire des motifs de mon juge-
ment. Le juge en chef a aussi dit, à la page 884:
Si important que soit cet intérêt public [c.-à-d. dans la bonne
administration de la justice] toutefois, je crois que la nature des
questions de relations internationales, de défense et de sécurité
nationales est telle que les cas où le maintien du secret de
certaines informations pouvant leur porter préjudice sera consi-
déré moins important que la bonne administration de la justice,
même en matière criminelle, seront rares.
M. le juge Marceau, dans l'appel formé du
jugement Goguen, dit, à la page 479 ([1983] 2
C.F. 463):
Il est aussi vrai aujourd'hui que ce l'était hier qu'il n'y a pas
d'intérêt public plus important que la sécurité nationale.
Et lord Denning, Maître des rôles, dans l'arrêt
Reg. v. Secretary of State for Home Affairs,
[1977] 1 W.L.R. 766 (C.A. Angl.), dit à la page
782:
[TRADUCTION] L'intérêt public dans la sûreté du Royaume est
si grand que les sources de renseignements ne doivent pas être
révélées, ni leur nature, s'il en résulte le moindre risque de faire
découvrir ces sources. La raison en est que, dans ce domaine où
la dissimulation est reine, nos ennemis pourraient tenter d'éli-
miner la source de ces informations. C'est pourquoi elles ne
doivent pas être divulguées. Pas même à la Chambre des
Communes, ni à un tribunal, ni à une juridiction d'enquête ni à
quelque autre commission, établie par la loi ou non, si ce n'est
dans la mesure où le Secrétaire de l'Intérieur estime que cela ne
présente aucun risque. Si grand que soit l'intérêt public à
sauvegarder la liberté de l'individu et à lui rendre justice, en
dernier ressort, il doit céder le pas à la sécurité du pays
lui-même.
Le grand juriste dit aussi, à la page 779 du
même recueil:
[TRADUCTION] Ainsi il me semble que, lorsque la sécurité
nationale est en jeu, même les règles de justice naturelle
peuvent devoir être modifiées en conséquence. Je pense à cet
égard aux propos tenus par lord Reid dans l'arrêt Reg. v. Lewec
Justices, Ex parte Secretary of State for Home Department
[1973] A.C. 388, 402.
Lord Simon, dans l'arrêt D. v. National Society
for the Prevention of Cruelty to Children, [1978]
A.C. 171 (H.L.) expose le même principe général
dans les termes suivants, à la page 233:
[TRADUCTION] Donc, pour s'éloigner encore un peu plus de
l'intérêt public dans la bonne administration de la justice, la loi
reconnaît d'autres intérêts publics pertinents, qui peuvent ne
pas toujours être complémentaires, par exemple, la sécurité
nationale. Si une société est désorganisée ou détruite par ses
ennemis internes ou externes, l'administration de la justice est
elle-même au nombre des victimes. Silent enim leges inter
arma. C'est pourquoi la loi dit: si important soit-il pour l'admi-
nistration de la justice que toutes les preuves pertinentes soient
administrées devant le tribunal, ces preuves ne doivent pas être
produites si, compte tenu des intérêts publics en jeu, le péril que
causerait leur divulgation pour la sécurité nationale surpasse le
profit qu'en tirerait le processus judiciaire—et les tribunaux
considéreront presque toujours une attestation ministérielle
comme concluante en matière de sécurité nationale au sens
étroit ...
C'est donc une lourde charge qui revient aux
requérants lorsqu'il s'agit de savoir si ces preuves
devraient être communiquées. Pour en revenir à la
décision Goguen (précitée), le juge en chef Thur -
low dit, à la page 890:
Les avocats ont débattu dans leurs plaidoiries de la charge de
la preuve. À mon avis, il découle de ce qui précède ainsi que du
libellé du paragraphe 36.1(2) que, dans le cas d'espèce, il
appartient aux requérants de démontrer que l'intérêt public
dans la divulgation prévaut sur la sécurité nationale et les
relations internationales, intérêts publics fort importants invo-
qués dans l'attestation de l'intimée.
Le juge Beetz, dans l'arrêt Bisaillon c. Keable,
[1983] 2 R.C.S. 60, de la Cour suprême du
Canada, parlant de l'importance de protéger
l'identité d'un indicateur de police, importance
bien moins grande, nécessairement, que la protec
tion de la sécurité nationale, dit, à la page 93, que
même cette règle:
... ne souffre qu'une exception imposée par la nécessité de
démontrer l'innocence de l'accusé. [C'est moi qui souligne.]
Dans la version anglaise:
... need to demonstrate the innocence of an accused person.
Les tribunaux se sont en général toujours faits les
gardiens des sources ordinaires de renseignement
de la police, même lorsqu'une question aussi
importante que la sécurité nationale n'est pas en
cause. Dans l'arrêt Marks v. Beyfus (1890), 25
Q.B. 494 (C.A. Angl.), à la page 498, le Maître
des rôles, lord Esher, a dit:
[TRADUCTION] Je ne dis pas que cette règle ne peut jamais
souffrir d'exception; si, au procès d'un prisonnier, le juge est
d'avis qu'il est nécessaire ou juste de divulguer le nom de
l'informateur pour démontrer l'innocence du prisonnier, il y a
alors conflit entre deux intérêts publics et c'est celui selon
lequel il ne faut pas condamner un innocent lorsqu'il est
possible de prouver son innocence qui doit prévaloir. Mais à
cette unique exception près, cette règle d'intérêt public échappe
à tout pouvoir discrétionnaire; il s'agit d'un principe de droit et
il doit à ce titre être appliqué par le juge au procès qui ne doit
pas considérer qu'il a le pouvoir discrétionnaire de dire au
témoin s'il doit répondre ou non.
Le lord juge Bowen, dans la même affaire, (voir
aussi [1983] 1 C.F. 872, la page 882) a dit [à la
page 500]:
[TRADUCTION] La seule exception à cette règle serait le cas
d'un procès criminel, où le juge s'apercevrait que l'application
stricte de la règle pourrait vraisemblablement entraîner un déni
de justice; il pourrait l'assouplir en faveur de l'innocence; s'il ne
le faisait pas, des personnes innocentes risqueraient d'être
déclarées coupables.
Il est clair aussi que, pour justifier la communi
cation, il faut établir que les preuves en cause sont
telles qu'un fait crucial pour la défense sera proba-
blement ainsi établi. Dans l'affaire Goguen, les
requérants étaient des agents de la GRC envoyés à
leur procès pour effraction et vol dans le cours
d'une opération policière du Service de sécurité de
la GRC. Les locaux du Parti québécois avaient été
visités et les bandes d'ordinateur de ses listes d'ad-
hérents avaient été prélevées, copiées puis repla
cées. Leur système de défense était fondé sur une
absence de l'élément moral (mens rea), qu'ils
avaient procédé à cette visite en croyant honnête-
ment agir conformément à une obligation réelle
d'agir et que, quoiqu'ils aient été innocents, ils
craignaient que, vu les circonstances, leur témoi-
gnage pourrait être rejeté par un jury québécois.
Le juge en chef Thurlow, tout en présumant que
certains des documents dont on voulait obtenir
communication pourraient être pertinents, a néan-
moins refusé d'en prendre connaissance, disant, à
la page 906 du jugement Goguen:
D'après leur description, je ne pense pas qu'un des documents
fasse par lui-même preuve d'un fait nécessaire au système de
défense choisi par les requérants dans leur mémoire des points à
plaider.
et, à la page 907:
Et l'affidavit du requérant Goguen comporte des expressions
comme «contiennent vraisemblablement» et «je pourrais être
privé de moyens de défense adéquats». Après avoir donné à la
question toute l'attention que je puis lui donner, je suis incapa
ble de considérer la divulgation de ces documents et renseigne-
ments comme indispensable au système de défense des requé-
rants, compte tenu notamment des témoins qu'ils peuvent citer
afin de témoigner en termes généraux sur au moins certains
points qu'ils disent devoir prouver pour corroborer leurs propres
témoignages. [C'est moi qui souligne.]
Le juge Marceau, traitant du sujet en appel, dit
ceci dans la dernière phrase de ses motifs, à la
page 488 du recueil:
Accepter que la sécurité nationale et les relations internationa-
les soient compromises, même seulement dans une mesure très
restreinte, pour éliminer le risque d'une incrédulité aussi
extrême de la part des douze membres du jury, m'apparaîtrait,
je le dis avec respect, totalement irraisonnable.
Le bien-fondé de la demande doit donc être
étudié en fonction des principes mentionnés
ci-dessus.
Il faut dire tout de suite que l'un des faits à
prendre en compte lorsque la communication
demandée est liée à une instance criminelle, c'est
la gravité des accusations en cause. La tentative de
meurtre et le complot en vue de commettre un
meurtre sont parmi les infractions les plus graves
que prévoit notre Code criminel, surtout dans un
contexte de terrorisme international et lorsqu'on
veut les perpétrer sur la personne de représentants
d'États étrangers résidant parmi nous, revêtus de
la protection de l'immunité diplomatique et aux-
quels notre droit, conformément aux obligations
que lui impose le droit international, accorde une
protection spéciale.
Les avocats des requérants ont dit que l'une des
principales raisons de leur insistance pour obtenir
cette communication était qu'elle leur permettrait
de contester le témoignage des deux indicateurs
dont elle détruirait la crédibilité et aussi d'étayer
un système de défense selon lequel un des indica-
teurs aurait été en fait celui qui a tenté de com-
mettre le meurtre.
Quant à la crédibilité, les deux indicateurs ont
admis à l'enquête qu'ils étaient complices et qu'ils
étaient des voleurs et des menteurs. Il serait diffi-
cile d'imaginer ce qu'on pourrait ajouter de plus
au sujet de la crédibilité générale de ces témoins.
De plus, la crédibilité n'est jamais en cause au
stade de l'enquête préliminaire et, à mon avis, ce
genre de témoignage ne devrait pas normalement
être admis à ce stade. Le juge présidant l'instance
semble toutefois avoir jugé cela admissible; aussi,
dans les circonstances actuelles, ce fait doit-il- être
accepté. Si toutefois je devais conclure que des
preuves concernant la crédibilité de témoins consti
tuent un genre de preuve susceptible d'être exami
née dans une demande de ce genre, je devrais
néanmoins apprécier son importance et sa valeur
probante compte tenu de toutes les circonstances.
Plus important encore, j'estime que les preuves
concernant la crédibilité d'un témoin, par leur
nature même, ne sont pas du genre qu'on doit
examiner ou prendre en compte lorsqu'une opposi
tion a été faite en vertu de l'article 36.2. La
crédibilité d'un témoin ne fait jamais l'objet princi
pal de la décision même au stade du procès; ce
n'est qu'un accessoire. Sa contestation n'anéantit
jamais aucun des éléments de l'infraction et, de
toute évidence, ce n'est pas une preuve dont la
production est «indispensable au système de
défense» (voir l'affaire Goguen précitée). Ce cri-
tère, naturellement, s'applique avec autant de
force aux preuves qu'on veut administrer au procès
de l'accusé qu'au stade de l'enquête préliminaire.
Toute la jurisprudence, tant canadienne qu'an-
glaise, en traite en fait dans le contexte du procès
lui-même.
On arrive à la même conclusion lorsqu'on exa
mine l'autre raison pour laquelle les requérants
veulent obtenir ces preuves, soit un système de
défense fondé sur la prétention que c'est un des
indicateurs qui en fait a commis la tentative de
meurtre. Cela ne voudrait pas nécessairement dire
que les trois requérants accusés ne sont pas parties
à l'infraction de tentative de meurtre ou à celle de
complot en vue de commettre un meurtre.
Cette raison seule m'oblige à rejeter la
demande.
Plusieurs autres motifs militant en ce sens méri-
tent d'être mentionnés:
1. Toutes les divulgations demandées sont fondées
sur la simple possibilité qu'il puisse exister des
preuves éventuellement utiles à la défense et rien
n'indique qu'il est probable que ces preuves exis
tent. Les requérants espèrent dénicher quelque
chose qui leur soit utile. Ce qu'on demande de
faire, ce n'est rien de moins qu'une recherche à
l'aveuglette, une demande générale de communica
tion de pièces. Ce vice serait fatal à la demande
même si les preuves qu'on veut réunir avaient une
importance vitale et portaient directement sur la
question de la culpabilité ou de l'innocence.
2. Il n'existe aucune preuve qu'il n'y a aucun autre
moyen raisonnable d'obtenir les preuves factuelles
que les requérants désirent obtenir autrement que
par la communication des preuves protégées. Cela
aussi, il appartient aux requérants de le démontrer
préalablement.
3. Les avocats des requérants se sont dits intéressés
avant tout à la production et à l'examen des
psychogrammes des indicateurs préparés par le
Service de sécurité. Ces documents, qui ont été
transmis sous le sceau de la confidence à la GRC
et à la police d'Ottawa, sont constitués de résumés
compilant des informations rassemblées de diver-
ses sources et ils traitent des activités de terroristes
arméniens au Canada. Il est évident que ces docu
ments ne sont, par leur nature même, qu'un ramas-
sis du ouï-dire le plus flagrant, qu'ils ne pourraient
servir de preuve même s'il était démontré qu'ils
contiennent vraisemblablement des informations
vitales pour la défense. Ces documents ne pour-
raient être utilisés ni en interrogatoire principal ni
en contre-interrogatoire des agents qui en auraient
possession. Ces documents sont en réalité du genre
de ceux qu'une demande de communication géné-
rale de pièces, si ce n'était de la nature de la cause,
permet peut-être d'exiger au stade de l'interroga-
toire préalable en matière civile, mais dont la
production ne peut jamais être demandée au stade
du procès dans tout type d'instance régie par les
règles de preuve. Je ne vois pas comment ils pour-
raient être jugés admissibles. La production de
documents de la nature de ceux requis dans une
demande de communication générale de pièces n'a
jamais été envisagée dans les diverses affaires où il
a été question de communication de documents
d'État protégés.
4. Au début, j'ai dit qu'il s'agissait d'accusations
très graves mais, avant tout, on doit examiner les
conséquences possibles d'un refus de permettre la
divulgation des preuves demandées. Au stade de
l'enquête préliminaire, tout ce que l'accusé a à
craindre c'est un éventuel renvoi à son procès et
non une déclaration de culpabilité des crimes
imputés. Donc, la gravité de l'accusation n'a relati-
vement qu'une importance secondaire à ce stade
particulier. Je pourrais ajouter que les avocats des
requérants ont déclaré qu'ils avaient déjà reconnu
devant le juge présidant l'enquête préliminaire que
leurs clients devraient être renvoyés de toute façon
à leur procès sur l'accusation de complot en vue de
commettre un meurtre. La seule question sans
réponse donc est de savoir s'ils devraient être
renvoyés à leur procès sur l'accusation de tentative
de meurtre.
En ce qui concerne les preuves administrées aux
enquêtes préliminaires, je ne peux, en ce moment
du moins, concevoir un cas où on pourrait ordon-
ner, en vertu d'une demande fondée sur le paragra-
phe 36.2(1), la production d'une preuve, si vitale
pour les fins de l'enquête soit-elle, si une partie
intéressée aux termes de l'article 36.1 a présenté
de bonne foi une attestation d'opposition pour
crainte de préjudice à la défense ou à la sécurité
nationales ou aux relations internationales. L'inté-
rêt public relatif à ce qu'il y ait divulgation ne
pourra jamais être suffisamment important puis-
que c'est tout au plus une obligation de subir un
procès qui est en jeu.
J'ai examiné avec soin l'affidavit de M. Finn
soumis au nom des intimés; je l'ai trouvé des plus
exhaustifs et convaincants pour ce qui est de la
menace à la sécurité nationale, couvrant toutes les
preuves pour lesquelles il y a opposition. Il me
semble toutefois que l'opposition aurait pu être
fondée aussi sur le préjudice aux relations interna-
tionales. Enfin, l'affidavit, en son paragraphe 19,
dit que les psychogrammes ont été communiqués à
la police de la ville d'Ottawa et à la Gendarmerie
royale [TRADUCTION] «sous le sceau de la confi
dence». Mais comme il y a plusieurs degrés de
confidentialité possible, il aurait été préférable
d'indiquer précisément et en détail les restrictions
et conditions sous réserve desquelles les documents
ont effectivement été communiqués, les personnes
à qui ils ont été communiqués et enfin, les person-
nes, le cas échéant, à qui les informations qu'ils
contiennent peuvent être divulguées. Il n'est pas
clair non plus si on les a seulement montrés aux
agents de police ou si on leur en a remis des copies.
Une large diffusion ou des conditions laxistes en
ce qui concerne la confidentialité pourraient fort
bien détruire le caractère fondamental de secret
d'État que les documents auraient possédé avant
leur communication. Le degré de protection contre
les divulgations serait alors évalué en tant que
renseignement de police confidentiel, par opposi
tion à la protection bien supérieure fondée sur la
sécurité nationale, la défense nationale ou les rela
tions internationales. Si la production de ces psy-
chogrammes avait vraiment pu être envisagée,
j'aurais exigé de plus amples preuves sur la nature
de la confidentialité sous le sceau de laquelle ils
ont été communiqués et à qui précisément ils l'ont
été.
Il y a eu le 21 décembre 1984 délivrance d'une
ordonnance rejetant la demande; les parties ont
alors été avisées que les présents motifs écrits
suivraient.
ANNEXE «A»
Au début de l'audition de l'affaire, les avocats
des requérants ont demandé une ordonnance qui
les autoriserait à contre-interroger le déposant
Thomas D'Arcy Finn.
Je voudrais d'abord souligner que plusieurs
semaines avant l'audience, les requérants en l'es-
pèce ont présenté une demande de directives dont
a résulté une ordonnance indiquant la procédure à
suivre, l'époque à laquelle les affidavits et les
mémoires devraient être échangés et la date à
laquelle serait débattue la demande. Cette
demande préliminaire ne faisait aucune mention
d'une éventuelle autorisation de contre-interroger.
C'est à mon avis injuste tant pour les intimés que
pour la Cour de troubler sans raison le débat en
présentant une telle demande maintenant, en exi-
geant un ajournement pour fin de contre-interro-
gatoire. Néanmoins, vu l'importance de la ques
tion, je vais y répondre au fond.
L'affidavit de M. Finn consiste essentiellement
en seize paragraphes décrivant le Service, souli-
gnant ses fonctions, ses activités et ses méthodes et
disant pourquoi toute divulgation de ses activités
doit être réduite au minimum. Les neuf autres
paragraphes de l'affidavit portent sur les demandes
de renseignements précises que veulent les requé-
rants, qu'il affirme avoir examinées en détail. Le
déposant est d'avis que leur communication porte-
rait préjudice à la sécurité nationale car elle révé-
lerait ou pourrait avoir pour effet de révéler les
méthodes utilisées pour exercer une surveillance, la
capacité et les aptitudes du Service à exercer une
surveillance électronique, les lieux et les moyens
employés pour ce faire et l'identité de ceux qui y
procèdent.
Le premier point de droit en cause porte sur
l'existence d'un droit absolu au contre-interroga-
toire dans un cas comme celui-ci.
La common law n'a jamais reconnu elle-même
de droit absolu au contre-interrogatoire de l'auteur
d'un témoignage sous forme d'affidavit soumis
dans une instance. La présente demande est fondée
sur l'article 36.2 de la Loi sur la preuve au
Canada. Aucune disposition de cette Loi ni aucune
règle ne créent un droit au contre-interrogatoire.
Ni les règles de justice naturelle ni les exigences
relatives à une audition impartiale ne comportent
de droit absolu au contre-interrogatoire de l'auteur
d'un affidavit. Voir l'affaire Armstrong c. L'État
du Wisconsin et autre, [1973] C.F. 437 (C.A.),
aux pages 439 à 444, où le juge Thurlow, mainte-
nant juge en chef, traite précisément et fort
exhaustivement de ce sujet même, affirmant caté-
goriquement que ni l'alinéa la) ni l'alinéa 2e) de la
Déclaration canadienne des droits [S.R.C. 1970,
Appendice III] n'ont modifié le principe. L'autori-
sation de se pourvoir de cette décision en Cour
suprême du Canada a été refusée. De plus, l'ex-
posé du juge Thurlow sur le droit fut approuvé et
suivi par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt
Vardy c. Scott, et autres, [1977] 1 R.C.S. 293. La
question dans cette affaire était de savoir s'il exis-
tait un droit de contre-interroger dans le cadre
d'une déposition recueillie pour fin d'expulsion du
requérant. La Cour suprême du Canada a statué
qu'aucun droit de ce genre n'existait.
La Cour d'appel de l'Ontario est arrivée au
même résultat depuis l'adoption de la Charte des
droits [Charte canadienne des droits et libertés,
qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle
de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada,
1982, chap. 11 (R.-U.)]. Voir Re United States of
America and Smith (1984), 44 O.R. (2d) 705
(C.A.) où le juge d'appel Houlden, auteur de
l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario, dit, à la
page 718:
[TRADUCTION] Troisièmement, dans l'arrêt Vardy c. Scott et
autres, [1977] 1 R.C.S. 293, 28 C.C.C. (2d) 164, 66 D.L.R.
(3d) 431, le juge Dickson, auteur de l'arrêt de la Cour suprême
du Canada à la majorité, mentionne et approuve l'arrêt du juge
Thurlow Affaire intéressant l'État du Wisconsin et Armstrong,
précité, que j'ai mentionné auparavant; le refus d'autoriser le
contre-interrogatoire de l'auteur d'un témoignage sous forme
d'affidavit n'est pas un déni d'audition impartiale contrevenant
à l'al. 2e) de la Déclaration des droits.
et, à la page 719:
[TRADUCTION] De même, en l'espèce, je ne crois pas que la
notion de justice fondamentale ait changé depuis 1976 alors
que la Cour suprême du Canada à la majorité a cité et
approuvé l'arrêt Armstrong de la Cour d'appel fédérale. Si
refuser le contre-interrogatoire des auteurs d'affidavits dans
une instance d'extradition n'était pas contraire aux principes de
justice fondamentale à l'époque de l'arrêt Vardy c. Scott, je ne
pense pas que cela soit maintenant contraire aux principes de
justice fondamentale, à peine huit ans plus tard.
La question de l'autorisation d'un contre-inter-
rogatoire dans le cas d'une demande comme la
présente devient donc une question d'exercice par
le juge de son pouvoir discrétionnaire.
Dans l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire, la
nature de la question et de l'instance dont la Cour
est saisie est des plus importantes. On me demande
en fait de me prononcer sur ce qui est essentielle-
ment une question d'immunité de communication
de certaines preuves par opposition à une question
d'admissibilité, même si leur admissibilité doit être
examinée, car autrement la question de l'immunité
perdrait toute pertinence et ne se poserait plus.
Jusqu'à l'adoption récente de l'article qui sert de
fondement à la présente demande, une opposition
du pouvoir exécutif à la production de preuves
• pour raison de sécurité nationale était définitive et
absolue. La nouvelle loi prévoit maintenant que
cette opposition peut faire l'objet d'un contrôle
judiciaire. La procédure cependant est fort stricte.
Seul peut en décider le juge en chef de la Cour
fédérale du Canada ou son représentant. L'opposi-
tion prend initialement la forme d'une attestation
orale ou écrite comme c'était le cas auparavant
lorsque ce droit était absolu. Non seulement n'y
a-t-il aucune disposition relative au contre-interro-
gatoire dans la loi, mais encore le juge, au cours de
l'audience, si l'auteur de l'opposition le demande,
doit entendre ex parte toute observation qu'il ou
elle désire faire, sans que la partie adverse ne soit
informée de sa nature ou de son contenu. L'au-
dience a lieu entièrement à huis clos et, si l'auteur
de l'opposition le demande, elle doit être instruite
dans la région de la Capitale nationale. Il est
difficile d'imaginer qu'une procédure qui n'est pas
ex parte puisse être plus secrète. À la lecture
même de l'article, on comprend avec quelle pru
dence le législateur a entrouvert la porte de cette
pièce auparavant toujours close.
Il est difficile d'exagérer l'importance de toute
question portant sur la sécurité nationale. Comme
l'a dit le juge en chef Thurlow dans l'affaire
récente Goguen et autre c. Gibson, [1983] 1 C.F.
872, aux pages 880 et 881:
Mais il est important de noter, je pense, que si le pouvoir de
statuer sur la question n'est plus dévolu à un ministre de la
Couronne mais au tribunal, l'intérêt public qu'il y a à interdire
la divulgation d'informations préjudiciables à la défense ou à la
sécurité nationales ou aux relations internationales demeure.
Son importance est toujours aussi grande. On pense à la
maxime: Salus populi est suprema lex. Ce que la loi semble
reconnaître néanmoins, c'est qu'il peut y avoir des cas où, dans
des circonstances données, cet intérêt public doit céder devant
des raisons d'intérêt public qui justifient la divulgation, c'est-à-
dire dans une instance civile ou criminelle, aux fins de la bonne
administration de la justice; l'importance de cet intérêt dépend
des circonstances.
Ce qui peut paraître au non-initié, au profane
qui n'a pas la formation requise, une information
d'apparence inoffensive et anodine pourrait fort
bien s'avérer pour un adversaire entraîné ou quel-
que service de renseignement rival extrêmement
utile une fois rapproché d'un ensemble d'autres
renseignements apparemment sans rapport. Vu
cela et en raison de l'extrême délicatesse de toute
question touchant à la sécurité, ce serait une tâche
fort aventureuse pour un juge de décider si certai-
nes questions doivent ou ne doivent pas recevoir
une réponse au cours d'un contre-interrogatoire.
De plus, le contre-interrogé pourrait fort bien être
placé dans la position des plus désagréables de
fournir une réponse par sa simple opposition à la
question. Enfin, il est facile de prévoir qu'on s'op-
posera à bien des questions du contre-interroga-
toire de la même manière qu'on s'oppose aux
questions initiales qui servent de fondement à la
présente demande. Cela conduira inévitablement à
d'autres enquêtes et à d'autres demandes et n'aura
pas de fin, et le danger de porter atteinte à la
sécurité en sera d'autant plus réel.
Je conclus donc qu'à l'occasion d'une demande
de cette nature, sauf peut-être en cas de circons-
tances exceptionnelles démontrées, dont le poids
ferait pencher la balance, aucun contre-interroga-
toire ne saurait être autorisé.
Quant à la demande elle-même, les requérants
ont déclaré vouloir un contre-interrogatoire au
sujet des paragraphes 8 à 13 et 19 de l'affidavit. Je
ne vois pas comment un contre-interrogatoire quel-
conque concernant le contenu des paragraphes 8 à
13 pourrait leur venir en aide vu que, comme je l'ai
dit précédemment, ces paragraphes ne font que
décrire le fonctionnement général du Service de
sécurité et n'ont pas de rapport précis avec les
requérants ou avec les preuves auxquelles on s'op-
pose pour des raisons de sécurité. Comme la
demande au sujet du paragraphe 19 concerne des
psychogrammes consistant en des fiches préparées
par le Service de sécurité sur les activités terroris-
tes d'Arméniens au Canada, cette question, de par
sa nature même, est des plus délicates puisqu'elle
traite de cette organisation terroriste en général.
Compte tenu des motifs exposés par N. Finn
dans ce paragraphe, je n'hésite pas à refuser d'au-
toriser le contre-interrogatoire à son sujet.
La demande de contre-interrogatoire est donc
rejetée.
ANNEXE «B»
Les requérants sont actuellement en détention
et, par suite d'une demande interlocutoire de leurs
avocats, visant à obtenir l'autorisation de contre-
interroger l'auteur d'un affidavit et un ajourne-
ment qui permettrait la tenue de ce contre-interro-
gatoire, une demande d'habeas corpus en leur nom
a été faite pour qu'ils comparaissent devant la
Cour et qu'ils soient présents au moment où leurs
avocats débattront de cette demande.
On en donne comme raison leur droit fondamen-
tal d'être présents à l'audition de la demande
puisqu'elle a été faite en leur nom, leur droit
d'assister à toutes les procédures les concernant et
de constater que justice est rendue. On a soutenu
que le déni de ce droit d'être présent susciterait en
eux la méfiance, un manque de confiance envers
notre système judiciaire. On n'a pas indiqué toute-
fois en quoi ils pourraient contribuer concrètement
à l'avancement de leur cause ou, ultimement, à
l'accueil de leur demande. J'ai fait remarquer au
cours du débat qu'aucune autorité ne semblait me
permettre de forcer leur comparution par la voie
de l'habeas corpus ou par quelque autre ordon-
nance similaire. Même dans le cas des instances en
Cour fédérale, les Règles [Règles de la Cour
fédérale, C.R.C., chap. 663] ne prévoient qu'un
bref d'habeas corpus ad testificandum et non un
bref qui forcerait la comparution d'une partie
comme simple observateur.
La question a été décidée une fois pour toute
dans un arrêt unanime de la Cour d'appel fédérale
McCann, et autres c. La Reine et autre, [1975]
C.F. 272, dans lequel le juge en chef Jackett (les
juges Prattes et Urie y souscrivant), confirmant
une décision de première instance du juge Heald
([1976] 1 C.F. 570], a dit à la page 274 du recueil
précité:
Je souscris à la décision prise par la Division de première
instance portant qu'elle n'était aucunement compétente et ne
disposait d'aucun pouvoir discrétionnaire pour exiger qu'une
personne légalement sous garde vienne assister à un procès civil
autrement que pour les besoins de produire son témoignage,
l'action soumise à la Cour étant une action civile par opposition
à une poursuite en matière criminelle. (Je n'exprime aucune
opinion sur la question de savoir si la Cour a compétence sur ce
point pour l'audition d'une inculpation criminelle.) En fait,
l'avocat des appelants n'a aucunement prétendu, pour autant
que cet appel était concerné, que la Division de première
instance possédait une telle compétence.
Bien qu'elle résulte d'une instance criminelle et
qu'elle s'inscrive dans ce contexte, la présente ins
tance n'en demeure pas moins essentiellement une
affaire civile.
Les avocats des requérants ont soutenu cepen-
dant que le paragraphe 24(1) de la Charte des
droits me confère le pouvoir et même m'impose
l'obligation de prononcer l'ordonnance requise à
l'adresse du shérif responsable de leur détention,
pour qu'il les fasse comparaître et s'assure de leur
présence pendant toute la durée de l'audience.
Voici ce paragraphe:
Recours
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation
des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente
charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la
réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard
aux circonstances.
La Charte des droits a fait l'objet de bien des
abus ces derniers temps de la part de certains
membres de la profession juridique qui ont voulu y
voir certains principes juridiques, voire certains
dogmes juridiques, que manifestement elle ne con-
tient pas. À mon avis, quoiqu'elle rende plusieurs
de nos droits fondamentaux, qu'elle énumère,
inviolables et les mette à l'abri des interventions du
Parlement ou des législatures provinciales, et
qu'elle annule ou rende inconstitutionnelles les dis
positions légales qui lui sont contraires, et enfin
qu'elle crée un certain nombre de recours nou-
veaux, en réalité, elle ne crée que fort peu de droits
fondamentaux nouveaux, se bornant au contraire à
énumérer, consigner et codifier ce que depuis long-
temps on reconnaît comme étant le droit dans
notre pays.
Plus précisément, dans l'affaire dont je suis
saisi, le paragraphe 24(1) ne réfère qu'à des droits
«garantis par la présente charte» (c'est moi qui
souligne) et non aux nombreux autres droits fon-
damentaux existants dont l'article 26 de la Charte
déclare qu'ils demeurent inaltérés. Nulle part, qu'il
s'agisse de la liberté de circulation et d'établisse-
ment (article 6), des garanties juridiques (articles
7 à 14) ou des droits à l'égalité (article I5), fait-on
mention d'un droit d'être présent à une audience.
Il s'ensuit que s'il ne fait aucun doute que, de
manière générale, une personne a le droit d'assister
à toute procédure dans laquelle elle est intéressée,
ce droit n'est pas garanti par la Charte et le
paragraphe 24(1) ne me confère aucune compé-
tence supplémentaire dans les circonstances. De
plus, en dépit du droit d'être présent, il est fort
douteux qu'un requérant qui engage une procédure
judiciaire alors qu'il est en détention ait automati-
quement droit à un bref d'habeas corpus pour
assurer sa présence à l'instance, surtout lorsqu'il
est fort bien représenté par un avocat et qu'il n'y a
absolument rien qu'il puisse faire pour contribuer
à la procédure qu'il a lui-même engagée et la
mener à bonne fin. L'habeas corpus n'est pas
accordé simplement pour l'édification des sujets
qui en font la demande ou pour s'assurer qu'ils ne
seront pas [TRADUCTION] «désillusionnés» (comme
les avocats l'on dit) par le système judiciaire. S'il
devait exister quelque droit absolu d'assister au
déroulement des instances, on imagine le nombre
de procédures que pourraient engager au frais du
public les détenus des divers établissements carcé-
raux simplement pour s'accorder une sortie de
quelques jours.
La Couronne ayant choisi de ne prendre aucune
position en cette affaire et donc, de ne pas s'y
opposer, je ne refuserai pas, à cause de ces circons-
tances, aux requérants en cette espèce particulière
le droit d'y être présents, en dépit de la nature du
sujet en cause et du genre d'organisation à
laquelle, d'après la Couronne, les requérants
appartiennent. Ils sont libres d'y assister s'ils le
désirent et, si nécessaire, de s'adresser aux autori-
tés compétentes pour que soient prises les mesures
qui s'imposent pour assurer leur présence.
S'ils devaient réussir toutefois et, comme je l'ai
dit auparavant, j'entretiens des réserves sérieuses à
cet égard, je veux qu'il soit entendu clairement
que, compte tenu de la nature des crimes dont ils
sont accusés et de la nature de l'organisation à
laquelle, allègue-t-on, ils appartiennent, et de ses
actions passées, s'ils devaient être autorisés à assis-
ter à l'audience, celle-ci ne peut avoir, et n'aura
pas, lieu dans l'édifice de la Cour suprême du
Canada; elle devra être reportée en quelque autre
lieu de la région de la Capitale nationale où les
mesures de sécurité qui s'imposent contre d'éven-
tuelles évasions et interventions extérieures pour-
ront être prises.
La demande d'habeas corpus est rejetée.
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