A-1331-83
La Reine, le très honorable Premier ministre, le
procureur général du Canada, le secrétaire d'État
aux Affaires extérieures, le ministre de la Défense
(appelants) (défendeurs)
c.
Operation Dismantle Inc., Syndicat canadien de la
Fonction publique, Syndicat des postiers du
Canada, Syndicat national de la Fonction publique
provinciale, Fédération du travail de l'Ontario,
Arts for Peace, Association canadienne d'éduca-
tion et de recherche pour la paix, Mouvement
canadien pour une fédération mondiale, Alberni
Valley Coalition for Nuclear Disarmament,
Comox Valley Nuclear Responsibility Society,
Cranbrook Citizens for Nuclear Disarmament,
Peace Education Network, Windsor Coalition for
Disarmament, Union of Spiritual Communities of
Christ Committee for World Disarmament and
Peace, Against Cruise Testing Coalition, La Voix
des femmes (C.-B.), Comité national d'action sur
le statut de la femme, Carman Nuclear Disarma
ment Committee, Project Survival, Denman Island
Peace Group, Thunder Bay Coalition for Peace
and Nuclear Disarmament, Muskoka Peace
Group, Global Citizens' Association, Association
des médecins pour la responsabilité sociale (sec-
tion de Montréal) (intimés) (demandeurs)
Cour d'appel, juges Pratte, Ryan, Le Dain, Mar-
ceau et Hugessen—Ottawa, 11 et 12 octobre; 28
novembre 1983.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Appel de
l'ordonnance rejetant la requête en radiation de la déclaration
et en rejet de l'action — Décision du Cabinet d'autoriser les
essais américains de missiles de croisière au Canada — Action
en jugement déclaratoire portant que la décision du Cabinet
est inconstitutionnelle parce qu'elle viole des droits garantis
par la Charte — Demande d'injonction interdisant les essais
— La déclaration soulève-t-elle une question susceptible
d'être tranchée par voie judiciaire? — Le caractère politique
d'une décision n'exclut pas l'application de la Charte — Sens
de l'expression «sécurité de [la] personne» — Sécurité contre
les arrestations ou détentions arbitraires — Adoption de l'opi-
nion exprimée par le vicomte Radcliffe dans Chandler and
Others v. Director of Public Prosecutions, [19641 A.C. 763
(C.L.) — Une question soumise à la prérogative royale consti-
tue un domaine .relevant du Parlement» et la Charte s'appli-
que — La Charte ne peut exiger des tribunaux qu'ils statuent
sur des questions qui ne peuvent être tranchées par voie
judiciaire — Aucune allégation de violation de principes de
justice fondamentale — L'art. 7 ne crée pas de droits donnant
ouverture à des revendications précises, mais constitutionnalise
des garanties contre les actes arbitraires — La décision d'au-
toriser les essais de missiles de croisière n'est pas arbitraire —
La Charte fournit aux tribunaux des critères pour contrôler les
décisions politiques — La Charte n'abroge pas la tradition
voulant que la prérogative royale s'exerce indépendamment
des tribunaux — Appel accueilli — Charte canadienne des
droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitu-
tionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982,
chap. 11 (R.-U.), art. 7, 24(1), 32(1)a) — Déclaration cana-
dienne des droits, S.C. 1960, chap. 44 [S.R.C. 1970, Appendice
III), art. 1 — Convention européenne des droits de l'homme,
art. 5 — Règles 419, 474 de la Cour fédérale.
Appel est interjeté du jugement du juge Cattanach, publié
dans [1983] 1 C.F. 429, qui rejetait une requête fondée sur la
Règle 419 et tendant à la radiation de la déclaration et au rejet
de l'action en jugement déclaratoire portant que la décision
d'autoriser les Etats-Unis d'Amérique à procéder aux essais de
missiles de croisière au Canada viole des droits garantis par la
Charte, et est donc inconstitutionnelle. Les demandeurs sollici-
tent également une injonction qui interdirait les essais de ces
missiles. Le juge de première instance a rejeté la requête parce
qu'il était d'avis que la déclaration contenait des allégations
suffisantes pour soulever une question susceptible d'être tran-
chée par voie judiciaire.
Arrêt: l'appel devrait être accueilli et l'action rejetée.
Le juge Pratte: L'argument selon lequel la décision d'autori-
ser les essais de missiles de croisière était une décision politique
prise dans l'exercice d'une prérogative royale et échappait donc
à l'application de la Charte n'est pas convaincant. L'article 32
de la Charte dit expressément que celle-ci s'applique à «tous les
domaines relevant du Parlement». Toutefois, les faits articulés
dans la déclaration ne constituent pas une dénégation d'un droit
garanti par la Charte. La Charte n'a pas modifié l'ensemble de
notre système de gouvernement ni ne constitue une invitation
aux tribunaux à substituer leurs opinions à celles du législateur
et de l'exécutif sur des questions purement politiques. La
Charte n'a pas été adoptée pour conférer des pouvoirs législatifs
et exécutifs aux juges. h faut donner aux termes «sécurité de
[la] personne, employés à l'article• 7 un sens plus étroit que
celui proposé par les demandeurs. La seule sécurité garantie est
la sécurité contre les arrestations ou détentions arbitraires. La
déciarc.tion comporte une lacune grave car elle n'indique pas
que la décision d'autoriser tes essais n'a pas été prise en
conformité avec les principes de justice fondamentale. Selon
l'interprétation qu'il convient de donner à l'expression «liberté
et ... sécurité de [la] personne,>, on ne peut pas dire que la
décision en cause a porté atteinte aux droits des demandeurs.
Les demandeurs font valoir que la décision d'autoriser les essais
pourrait inciter des puissances étrangères à réagir d'une
manière qui pourrait mettre en danger des vies canadiennes.
Mais la Charte protège le «droit à la vie»; elle ne garantit pas le
droit de n'être exposé à aucun danger physique.
Le juge Ryan: La prérogative royale en matière de conclu
sion de traités et de défense est un domaine «relevant du
Parlement» et la Charte peut s'appliquer. Dans un monde où
existent des armes nucléaires, chacun de nous est en danger,
mais la question de savoir si la décision d'autoriser les essais de
missiles au Canada augmente ou diminue les risques ne peut
être tranchée dans une instance judiciaire. La décision d'autori-
ser les essais de missiles repose sur des considérations de
stratégie et de politique, et l'évaluation de la sagesse de cette
décision exigerait l'examen d'un grand nombre de facteurs et de
l'équilibre délicat des intérêts en jeu. Dans l'affaire Chandler
and Others v. Director of Public Prosecutions, [1964] A.C. 763
(C.L.), le vicomte Radcliffe dit: «... [est-il] préjudiciable à
l'intérêt de l'État d'inclure l'armement nucléaire dans son
dispositif de défense[?] Je ne crois pas qu'une cour de justice
puisse connaître d'une telle question ... je ne saurais imaginer
de question dont il soit plus difficile de saisir les tribunaux.»
L'action devrait être rejetée, puisque rien ne permet de suppo-
ser que le droit d'action pourrait être conservé au moyen d'une
modification des plaidoiries.
Le juge Le Dain: Une question qui est soumise à la préroga-
tive de la Couronne du chef du Canada est une question sur
laquelle le Parlement peut légiférer pour restreindre ou écarter
la prérogative, et constitue donc un domaine «relevant du
Parlement». Cela étant, la Charte s'applique à l'exercice de la
prérogative royale. La Charte impose de nouvelles limites
légales à l'exercice de la prérogative et a donc élargi la portée
du contrôle judiciaire sur cette prérogative. Mais la Charte
traite de la question de savoir si l'exercice d'une prérogative
viole un droit ou une liberté garantis, et non des motifs de
l'exercice .du pouvoir. La Charte impose des limites tant à la
souveraineté du Parlement qu'à la prérogative de la Couronne.
Si la Charte a élargi la portée du contrôle judiciaire, elle ne
peut exiger des tribunaux qu'ils tranchent des questions qui ne
sont pas susceptibles d'être tranchées par voie judiciaire. La
question de l'incidence des essais du missile de croisière sur le
risque de conflit nucléaire n'est pas susceptible de décision
judiciaire. La déclaration ne faisant aucune mention de l'inob-
servation d'un principe de justice fondamentale, sur le plan de
la procédure ou sur le plan du fond, il n'est pas nécessaire de
prendre position sur la difficile question de savoir si l'expression
«les principes de justice fondamentale» vise uniquement des
exigences de procédure ou si elle comprend également des
règles de justice concernant le fond. L'argument selon lequel
une atteinte au droit à la sécurité de la personne est en soi une
atteinte aux principes de fond de la justice fondamentale est
insoutenable.
Le juge Marceau: Il ressort clairement de la version française
que l'article 7 de la Charte ne visait pas à créer des droits
positifs donnant ouverture à des revendications précises, mais
plutôt à «constitutionnaliser» des garanties contre l'arbitraire
des autorités publiques dans l'exercice de pouvoirs touchant les
administrés dans leur personne même. Cette garantie se place
dans la ligne de celle prévue à l'alinéa la) de la Déclaration
canadienne des droits, mais cet article a un sens renouvelé, non
pas uniquement parce qu'étant un texte constitutionnel, il est
inviolable, mais parce qu'il s'applique au Parlement comme aux
gouvernements, ainsi qu'aux autorités exerçant des pouvoirs
judiciaires, quasi judiciaires ou administratifs. Il ne sera jamais
possible d'attribuer au texte une vocation plus considérable que
celle de protéger la vie et la liberté de mouvement des citoyens
contre l'arbitraire et le despotisme des gouvernants portant
directement atteinte au sens commun de la justice et de
l'équité. Il n'y a rien d'arbitraire dans la décision concernant les
essais de missiles de croisière, et personne ne prétend qu'elle
aurait été prise contrairement à quelque principe de justice
fondamentale. L'appel doit être accueilli sur ce fondement,
mais il convient aussi d'aborder la question de savoir si la Cour
peut contrôler la décision attaquée. Il s'agit d'une question de
droit fondamental, puisqu'elle fait appel aux principes de base
du partage des pouvoirs et du rôle attribués aux tribunaux dans
le système constitutionnel du pays. Les arguments développés
pour soutenir qu'une décision politique n'est pas justiciable
devant les tribunaux font appel à la tradition, à la jurisprudence
et aux exigences démocratiques, mais ils ne sont pas convain-
cants. Bien qu'il ne soit nullement question d'attribuer aux
tribunaux la responsabilité de décisions politiques, ceux-ci
entrent en jeu pour satisfaire au devoir qui leur incombe
d'assurer le respect de la Constitution. Les tribunaux ont
traditionnellement évité de critiquer les décisions politiques,
parce qu'ils ne disposaient d'aucun critère pour le faire; mais la
Charte a comblé cette lacune. L'argument plus étroit selon
lequel la décision n'est pas attaquable devant les tribunaux
parce qu'elle a trait à la défense nationale et aux relations
extérieures ne peut être rejeté. Le commandement suprême des
forces armées, la défense du pays et la conduite des affaires
extérieures sont ce qui constitue aujourd'hui la prérogative
royale. Ce sont en réalité des privilèges et pouvoirs du Cabinet.
Il ne peut être porté atteinte à une prérogative royale que par
une disposition claire et expresse de la loi. Il est exclu qu'en
introduisant la Charte dans le tout constitutionnel, le Parle-
ment canadien ait voulu abroger la tradition juridique voulant
que l'exercice de la prérogative royale soit indépendant des
tribunaux. Si l'acte est un acte qui reste dans les limites de la
prérogative, les tribunaux n'ont pas le pouvoir de s'y immiscer.
Le juge Hugessen: La déclaration des demandeurs comporte
une lacune fatale: il n'y est allégué aucune violation des princi-
pes de justice fondamentale; et si violation il y avait, ce serait le
fait de tiers qui ne sont pas parties à l'action. La violation de
droits garantis par la Charte commise par des puissances
étrangères ne peut donner ouverture à une action fondée sur la
Charte.
JURISPRUDENCE
DECISIONS APPLIQUÉES:
Chandler and Others v. Director of Public Prosecutions,
[1964] A.C. 763 (C.L.), confirmant R. v. Chandler and
Others, [1962] 2 All E.R. 314 (C.C.A.); China Naviga
tion Company, Limited v. Attorney -General, [ 1932] 2
K.B. 197 (C.A.); Chicago and Southern Air Lines v.
Waterman Steamship Corporation, 333 U.S. 103 (1947).
DECISIONS CITÉES:
Le procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of
Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; Service canadien
des pénitenciers c. Marcotte, et autres, [1977] 1 C.F. 297
(C.A.); La Reine c. Douglas, [1976] 2 C.F. 673 (C.A.);
La Reine c. Wilfrid Nadeau Inc., [1973] C.F. 1045
(C.A.); Page, et autres c. Churchill Falls (Labrador)
Corp. Ltd. et autre, [1972] C.F. 1141 (C.A.); Hubbuck
& Sons, Limited v. Wilkinson, Heywood & Clark,
Limited, [1899] 1 Q.B. 86 (C.A.); Attorney -General v.
De Keyser's Royal Hotel, Limited, [1920] A.C. 508
(C.L.); Blackburn v. Attorney -General, [1971] 2 All
E.R. 1380 (C.A.); Laker Airways Ltd. v. Department of
Trade, [1977] 1 Q.B. 643 (C.A.); Reference Re Section
94(2) of the Motor Vehicle Act (British Columbia)
(1983), 19 M.V.R. 63 (C.A. C.-B.); R. v. Randall et al.
(1983), 58 N.S.R. (2d) 234 (D.A. C.S. N.-É.); The
Queen v. Hayden (non encore publiée) (C.A. Man., 5
octobre 1983); Rylands et al. v. Fletcher (1866), Law
Rep. 1 Ex. 265; (1868), Law Rep. 3 H.L. 330; Miller et
autre c. Sa Majesté La Reine, [1977] 2 R.C.S. 680; 70
D.L.R. (3d) 324; Re Potma and The Queen, 41 O.R.
(2d) 43 (C.A. Ont.); Balderston et al. v. The Queen et
al. (non encore publiée) (C.A. Man., 12 septembre 1983);
Re Bateman's Trusts (1873), L.R. 15 Eq 355; The
Liquidators of the Maritime Bank of Canada v. The
Receiver-General of New Brunswick, [1892] A.C. 437;
Nadan v. The King, [1926] A.C. 482 (C.P.); Jennings v.
The Township of Whitby, [1943] O.W.N. 170; In re A
Petition of Right, [1915] 3 K.B. 666 (C.A.); Holtzman v.
Schlesinger, 484 F.2d 1307 (1973) (Cour d'appel améri-
caine); Atlee v. Laird, 347 F Supp. 689 (1972) (confir-
mée par 411 U.S. 911 (1973)); Luftig v. McNamara et
al., 373 F.2d 664 (1967).
AVOCATS:
Ian Binnie, c.r. et Graham Garton pour les
appelants (défendeurs).
Lawrence Greenspon et Irwin Cotler pour les
intimés (demandeurs).
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour
les appelants (défendeurs).
Karam, Tannis, Greenspon, Vanier (Ontario),
pour les intimés (demandeurs).
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE PRATTE: Appel est interjeté du juge-
ment de M. le juge Cattanach de la Division de
première instance [[1983] 1 C.F. 429] qui rejetait
la requête par laquelle les appelants, sur le fonde-
ment de la Règle 419, demandaient la radiation de
la déclaration des intimés et le rejet de leur action.
Les intimés, demandeurs en première instance,
constituent un groupe d'organisations et de syndi-
cats, qui prétendent réunir à eux tous plus de 1,5
millions d'adhérents canadiens. Dans leur déclara-
tion, ils soutiennent qu'en vertu d'un accord anté-
rieur conclu avec le gouvernement des États-Unis,
le gouvernement canadien a décidé, le 15 juillet
1983, [TRADUCTION] «d'autoriser les essais de
missiles de croisière air-sol au Canada», malgré
leurs nombreuses démarches pour faire connaître
leur opposition à ce projet. Ils soutiennent en
outre, dans les termes suivants, que les essais de
missiles de croisière au Canada porteront atteinte
aux droits constitutionnels que garantit la Charte
canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap.
11 (R.-U.):
[TRADUCTION] 7. Les demandeurs affirment, et considèrent
comme fait avéré, que les essais de missiles de croisière au
Canada portent atteinte aux droits collectifs des demandeurs et
de leurs membres, et à ceux de tous les Canadiens, notamment
à leur droit à la vie et à la sécurité de leur personne, parce que:
a) les dimensions des missiles de croisière air-sol et leur
dissémination les rendront virtuellement indétectables par les
satellites de surveillance et la vérification de l'importance de
ce système d'armes nucléaires deviendra donc impossible;
b) la vérification étant impossible, l'avenir des accords de
limitation et de contrôle des armements nucléaires se trouve
gravement compromis puisque ces accords deviendront prati-
quement inapplicables;
c) les essais de missiles de croisière air-sol augmenteront la
présence militaire américaine et ses intérêts au Canada, et
accroîtront donc la probabilité pour le Canada d'être la cible
d'une attaque nucléaire;
d) comme il est impossible de détecter le missile de croisière
avant qu'il soit à environ huit minutes de son objectif, il sera
nécessaire d'établir un système de «lancement sur alerte«
pour y riposter, ce qui supprime toute intervention humaine
réelle et accroît les dangers d'attaques préemptives et de
lancements accidentels;
e) le missile de croisière est une arme militaire dont la mise
au point constitue une escalade inutile et dangereuse de la
course aux armements nucléaires; il met ainsi en danger la
sécurité et la vie de tous.
Sur le fondement de ces allégations, les intimés
demandent une injonction qui interdirait les essais
des missiles de croisière air-sol au Canada et un
jugement déclaratoire portant que la décision des
appelants d'autoriser les essais de ces missiles au
Canada [TRADUCTION] «est inconstitutionnelle
parce qu'elle porte atteinte aux droits garantis par
la Charte des droits et libertés».
Lorsque cette déclaration a été signifiée aux
appelants, ceux-ci en ont demandé la radiation au
motif qu'elle ne révélait aucune cause raisonnable
d'action. M. le juge Cattanach a rejeté cette
requête après toute une journée de débats. À son
avis [à la page 437], «la déclaration contient des
allégations suffisantes pour soulever une question
dont les tribunaux peuvent être saisis». C'est de ce
jugement qu'il est fait appel.
Si je comprends bien le droit applicable au cas
d'espèce, le jugement dont appel doit être confirmé
à moins qu'il ne soit manifeste, à notre avis, que
l'action des intimés ne peut réussir'.
L'argument principal de l'avocat des appelants
repose sur ce qu'il considère comme la nature
particulière de la décision--autorisant les essais du
missile de croisière au Canada. Cette décision,
dit-il, est purement politique et a été prise par le
gouvernement dans l'exercice d'une prérogative
royale; il soutient que la Charte canadienne des
droits et libertés ne s'applique pas aux décisions de
ce genre. Cet argument ne m'a pas convaincu.
L'article 32 de la Charte dit expressément que la
Charte s'applique «au Parlement et au gouverne-
ment du Canada, pour tous les domaines relevant
du Parlement». Face à une disposition aussi claire,
je ne saurais admettre l'argument des appelants
selon lequel certaines décisions du gouvernement
du Canada relatives à certains domaines échap-
pent néanmoins à l'application de la Charte. Je
partage, sur ce point, l'opinion de M. le juge
Cattanach.
Toutefois je suis d'avis, pour d'autres motifs,
que la déclaration des intimés ne révèle aucune
cause raisonnable d'action. À mon avis, les faits
articulés dans la déclaration, à supposer qu'ils
soient démontrés, ne constituent ni une violation ni
une négation d'un droit ou d'une liberté garanti
par la Charte. Mes vues sur ce point paraîtront
plus claires lorsque j'aurai fait certaines observa
tions préliminaires.
Les intimés soutiennent que la décision des
appelants de procéder aux essais du missile de
croisière porte atteinte à leur droit à la vie et à la
sécurité garanti par l'article 7 de la Charte 2 . En
interprétant cette disposition, il ne faut pas oublier
que si l'adoption de la Charte a modifié considéra-
blement notre Constitution, elle n'en a pas pour
autant changé l'ensemble de notre système de
gouvernement. Nous continuons d'être gouvernés
' Voir: Le procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of
Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735,à la p. 740; Service
canadien des pénitenciers c. Marcotte, et autres, [1977] 1 C.F.
297 (C.A.); La Reine c. Douglas, [1976] 2 C.F. 673 (C.A.); La
Reine c. Wilfrid Nadeau Inc., [1973] C.F. 1045 (C.A.); Page,
et autres c. Churchill Falls (Labrador) Corp. Ltd. et autre,
[1972] C.F. 1141 (C.A.).
2 Voici l'article 7:
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa
personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en
conformité avec lea principes de justice fondamentale.
par une Constitution «reposant sur les mêmes prin-
cipes que celle du Royaume-Uni», en vertu de
laquelle les lois sont faites par les représentants
élus du peuple devant lesquels le Cabinet et les
ministres doivent répondre de leurs décisions. Les
termes employés dans la Charte, notamment à
l'article 7, ne doivent donc pas recevoir une inter-
prétation si large qu'elle constituerait une invita
tion aux tribunaux à substituer leurs opinions à
celles du législateur et de l'exécutif sur des ques
tions purement politiques. La Charte a été adoptée
pour protéger des libertés et des droits fondamen-
taux. Elle n'avait pas pour but de conférer des
pouvoirs législatifs et exécutifs aux juges.
Ces considérations générales ne sont pas sans
pertinence. Les intimés ont présumé dans leur
plaidoirie que le droit à «la sécurité de [la] per-
sonne» garanti par l'article 7 est le droit de toute
personne à être protégée de tout danger et à
recevoir tout ce qui est nécessaire à son bien-être.
S'il fallait retenir une telle interprétation de l'ex-
pression «sécurité de [la] personne», la majorité des
lois et des décisions gouvernementales pourrait
être attaquée devant les tribunaux par ceux qui
douteraient de leur sagesse ou de leur opportunité.
Il est donc souhaitable de donner aux termes
«sécurité de [la] personne» à, l'article 7, un sens
plus étroit que celui proposé par les intimés. À cet
égard, il convient de noter que ces termes ne sont
pas employés seuls à l'article 7, mais qu'ils sont
utilisés en conjonction avec le mot liberté, pour
former l'expression «à la liberté et à la sécurité de
sa personne». On trouve la même expression à
l'alinéa l a) de la Déclaration canadienne des
droits 3 . On la trouve aussi dans la Convention
européenne des droits de l'homme dont l'article 5
reconnaît que «Toute personne a droit à la liberté
et à la sûreté». D'après la jurisprudence constante
de la Commission européenne des droits de
l'homme, l'expression «liberté et ... sûreté» de la
personne doit être comprise globalement comme
3 S.C. 1960, chap. 44 [S.R.C. 1970, Appendice III], art. 1:
1. Il est par les présentes reconnu et déclaré que les droits
de l'homme et les libertés fondamentales ci-après énoncés ont
existé et continueront à exister pour tout individu au Canada
quels que soient sa race, son origine nationale, sa couleur, sa
religion ou son sexe:
a) le droit de l'individu à la vie, à la liberté, à la sécurité de
la personne ainsi qu'à la jouissance de ses biens, et le droit
de ne s'en voir privé que par l'application régulière de la
loi;
une protection contre les arrestations et les déten-
tions, et les entraves arbitraires à cette liberté'. À
mon avis, cette expression est employée dans le
même sens à l'article 7 de la Charte. La seule
sécurité que garantit cette disposition est, à mon
avis, la sécurité contre les arrestations ou déten-
tions arbitraires. C'est à cette sécurité qu'il ne peut
être porté atteinte «qu'en conformité avec les prin-
cipes de justice fondamentale».
En outre, pour déterminer si les allégations de la
déclaration des intimés sont suffisantes, il est tout
aussi important de se rappeler que la Charte est un
document constitutionnel qui protège les droits et
libertés ainsi garantis contre les atteintes que pour-
raient leur porter les divers gouvernements et corps
législatifs du Canada, mais qu'elle ne fournit
aucune protection contre les actes d'autres person-
nes. Par ailleurs, la Charte n'impose pas aux diffé-
rents corps législatifs et gouvernements du Canada
l'obligation de prendre des mesures positives de
protection des libertés et droits fondamentaux; elle
se borne à interdire aux diverses autorités législati-
ves et gouvernementales d'adopter des lois ou de
prendre des décisions qui violeraient ou dénieraient
ces droits et libertés. Donc, celui qui conteste une
décision ministérielle pour le motif qu'elle contre-
vient à la Charte, doit démontrer, pour avoir gain
de cause, que cette décision est une «violation ou
négation» de ses droits en vertu de la Chartes.
J'en viens maintenant à la déclaration des inti-
més. Elle n'indique nulle part que la décision
attaquée n'a pas été prise en conformité avec les
principes de justice fondamentale mentionnés à
l'article 7 6 . C'est là une lacune grave. Mais il y a
4 Trechsel, S., «The Right to Liberty and Security of the
Person—Article 5 of the European Convention on Human
Rights in the Strasbourg Case-Law», [1980] Human Rights
Law Journal 88, la p. 98; Nedjati, Z. M., Human Rights
under the European Convention, 1978, North -Holland Publish
ing Company, isp. 85, 86 et 87.
5 Aux termes du paragraphe 24(1), seules les personnes
victimes de violation ou de négation de leurs droits ou libertés
peuvent s'adresser aux tribunaux et invoquer la Charte:
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation
des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente
charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir
la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu
égard aux circonstances.
6 À l'audience, on a demandé à maintes reprises aux avocats
des intimés d'énoncer le principe de justice fondamentale qui, à
leurs yeux, n'avait pas été respecté en l'espèce. Ils n'ont su que
répondre à cette question.
plus. Les intimés n'articulent aucun fait permet-
tant de déduire de quelque manière que la décision
de procéder aux essais du missile de croisière au
Canada a violé leurs droits garantis par l'article 7
de la Charte. Pour ce qui est du droit «à la liberté
et à la sécurité de [la] personne», il est clair, selon
l'interprétation qu'il convient de donner à cette
expression, qu'on ne peut pas dire que la décision
en cause lui a porté atteinte. Pour ce qui est du
droit à la vie, la situation, à mon avis, n'est pas
différente. Il n'est allégué nulle part que la déci-
sion de procéder aux essais du missile de croisière
au Canada a, en elle-même, directement violé ou
nié le droit des intimés à la vie. Sommairement
résumée, la déclaration prétend que la décision de
procéder aux essais du missile de croisière au
Canada va créer une situation qui incitera proba-
blement des puissances étrangères à réagir d'une
manière qui pourrait mettre en danger des vies
canadiennes. En d'autres termes, les intimés ne
craignent pas une violation de la Charte par le
gouvernement du Canada mais par des tiers qui ne
sont pas liés par la Charte. Les intimés, toutefois,
soutiennent que la décision qu'ils contestent est en
soi une violation de la Charte parce qu'elle crée
une situation dont les conséquences sont telles que
des Canadiens seront probablement privés de leur
droit à la vie. Cela équivaut presque à dire qu'une
décision gouvernementale autorisant une activité
dangereuse ou la création d'une situation dange-
reuse porte atteinte au droit à la vie garanti par
l'article 7 de la Charte à moins qu'elle ne soit prise
en conformité avec les principes de justice fonda-
mentale. Je ne saurais souscrire à cela. La Charte
protège le «droit à la vie»; elle ne garantit pas le
droit de n'être exposé à aucun danger physique.
J'accueillerais l'appel, je réformerais l'ordon-
nance attaquée, je radierais la déclaration des
intimés et je rejetterais leur action avec dépens
tant en cette Cour qu'en première instance.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE RYAN: Appel est formé du rejet par la
Division de première instance de la requête des
appelants qui demandaient, sur le fondement de la
Règle 419 de la Cour fédérale, la radiation de la
déclaration parce qu'elle ne révélait aucune cause
raisonnable d'action. Le premier juge a rejeté la
requête en radiation parce qu'il était d'avis que la
déclaration comportait au moins [à la page 436]
«le germe d'une cause d'action». Il a conclu qu'elle
contenait [à la page 437] «des allégations suffisan-
tes pour soulever une question dont les tribunaux
peuvent être saisis». Il a vu dans la déclaration une
cause d'action possible par analogie avec [à la
page 437] «la nature de la responsabilité découlant
d'activités très dangereuses et avec la fuite de
choses nocives selon le principe posé dans l'affaire
Rylands v. Fletcher».
Il est bien établi, comme le juge de première
instance l'a rappelé, que la Cour ne devrait radier
une déclaration que s'il est évident que les alléga-
tions ne révèlent rien qui rende possible le succès
de l'action. Dans cet appel, nous devons décider si,
compte tenu de la déclaration et des arguments
invoqués au cours du débat, le premier juge a
statué à tort que la déclaration articulait bien une
cause raisonnable d'action.
Selon moi, pour avoir gain de cause, les intimés
(demandeurs dans l'action principale) doivent
s'appuyer sur l'article 7 de la Charte canadienne
des droits et libertés. Je ne vois aucune autre
disposition de la Charte qu'on puisse faire valoir.
L'article 7 dit:
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa
personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en confor-
mité avec les principes de justice fondamentale.
J'ai eu le privilège de lire les motifs de jugement
de M. le juge Pratte. Il y résume plusieurs alléga-
tions de la déclaration et en cite d'autres, ainsi que
les conclusions recherchées. Je ne les répéterai pas
et je n'ai rien à ajouter, aux fins des présents
motifs, à ce qu'il a ainsi résumé et cité.
Les avocats des défendeurs ont fait valoir que les
décisions du gouvernement canadien de conclure
l'accord cadre et d'autoriser les essais du missile de
croisière (décisions qui ont, je présume, été prises),
l'ont été dans l'exercice de la prérogative royale en
matière de conclusion d'accords internationaux et
de défense. Il ne semble y avoir aucun doute à ce
sujet. Dans l'arrêt Chandler and Others v. Direc-.
tor of Public Prosecutions', le vicomte Radcliffe
dit, à la page 796:
[TRADUCTION] La défense de l'État contre ses ennemis exté-
rieurs revêt une importance primordiale en temps de paix
comme en temps de guerre. Les décisions relatives au dispositif
de défense des forces de l'État, à leur armement et à leur
commandement, relèvent de la compétence de la Couronne, en
tant que pouvoir exécutif de l'État. Il en est ainsi des traités et
alliances de défense mutuelle conclus avec d'autres États. Un
aérodrome mis à la disposition de la Royal Air Force ou des
forces aériennes d'un des alliés de Sa Majesté constitue un
instrument de défense, tout comme .les avions utilisant cet
aérodrome et leur armement.
On a alors soutenu que l'exercice de la préroga-
tive ne saurait être soumis au contrôle judiciaire
institué par la Charte. Les avocats ont appelé notre
attention sur l'expression «pour tous les domaines
relevant du Parlement» à l'alinéa 32(1)a) de la
Charte. Voici cet alinéa:
32. (I) La présente charte s'applique:
a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous
les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui
concernent le territoire du Yukon et les territoires du
Nord-Ouest;
On a soutenu que la prérogative royale n'était
pas un domaine «relevant du Parlement» parce
qu'il s'agissait d'une source de pouvoir indépen-
dante de celui-ci. En un sens cette dernière propo
sition est vraie, mais elle ne suffit pas pour étayer
cet argument. La prérogative royale en matière de
conclusion de traités et de défense est soumise à
l'autorité du Parlement en ce sens que le Parle-
ment peut adopter une législation la restreignant.
La conclusion de traités et la défense du territoire
sont des domaines relevant du Parlement puisque
le Parlement peut légiférer à leur sujet et régir
l'usage que l'on peut faire de la prérogative à cet
égard. La_prérogative en matière d'affaires étran-
gères __et-de défense est donc un domaine «relevant
du Parlement» et la Charte peut s'appliquer.
J'en viens maintenant à ce qui est, selon moi, la
question essentielle. Nous devons déterminer si,
compte tenu de la nature de la décision contestée
d'autoriser les essais, il est de quelque manière
possible que l'action intentée réussisse si elle sui-
vait son cours. Il est peut-être possible de mieux
formuler la question: la déclaration soulève-t-elle
une question dont on peut saisir les tribunaux? Si
ce n'est pas le cas, elle doit être radiée.
[1964] A.C. 763 (C.L.).
Il va de soi, à mon avis, qu'un monde où existent
des armes nucléaires est un monde où chacun de
nous est en danger. La déclaration elle-même parle
d'une bombe nucléaire d'une puissance égale à
vingt fois celle d'Hiroshima. La question se pose
toutefois de savoir si la décision d'autoriser les
États-Unis à procéder aux essais du missile de
croisière au Canada augmente ou diminue les ris-
ques que nous courons tous. Mais nous devons
nous demander s'il est possible de prouver l'un ou
l'autre dans une instance judiciaire.
La décision contestée a été prise par le gouver-
nement, dans l'exercice de sa prérogative en
matière de défense et d'affaires étrangères. Il faut
présumer que le gouvernement a agi de bonne foi.
Les demandeurs ne soutiennent pas le contraire. Il
faut donc présumer que le gouvernement, en pre-
nant cette décision, cherchait à renforcer la sécu-
rité nationale contre toute attaque par des forces
hostiles. La sécurité nationale inclut naturellement
la sécurité des demandeurs.
L'exactitude de l'évaluation par le gouverne-
ment des exigences de la sécurité et de la défense
nationale peut, évidemment, être débattue dans
notre société; le gouvernement doit répondre de ses
décisions en vertu du principe du gouvernement
responsable. Mais le bien-fondé de sa décision
d'autoriser les essais peut-il être établi dans une
instance judiciaire? Manifestement cette décision
est fondée essentiellement sur des considérations
de politique, y compris des considérations de stra-
tégie. Le point de savoir si les essais du missile de
croisière devraient ou non être autorisés, et en
particulier si le gouvernement canadien devrait
autoriser ces essais au Canada, dépend de l'évalua-
tion d'un grand nombre de facteurs et de l'équili-
bre délicat des intérêts en jeu.
L'affaire Chandler, précitée, qui est allée jus-
qu'à la Chambre des lords, m'a été d'un grand
secours. Dans l'affaire Chandler, les membres d'un
groupe cherchant à promouvoir les objectifs de la
Campagne pour le désarmement nucléaire furent
inculpés de complot en vue d'enfreindre un article
du Official Secrets Act de 1911, 1 & 2 Geo. 5,
chap. 28. Je crois comprendre qu'ils ont été incul-
pés de complot dans le dessein de pénétrer sur une
base des forces aériennes dans un but préjudiciable
à la sécurité ou à l'intérêt de l'État.
Au cours de leur procès, les accusés ont cherché
à administrer des preuves pour démontrer que
l'objet de leur manifestation n'était pas préjudicia-
ble à la sécurité ou à l'intérêt de 1'Etat; ils n'ont
pas été autorisés à le faire. Je cite ce que dit lord
Reid (page 787 du recueil):
[TRADUCTION] Le comte Russell, fondateur de cette organisa
tion, a expliqué, dans son témoignage, que leur objectif ultime
est d'empêcher la guerre nucléaire alors que leur but immédiat
est de faire connaître au grand public les faits relatifs à la
guerre nucléaire, par tous les moyens dont ils disposent, et en
particulier par une campagne non violente de désobéissance
civile.
Lord Reid dit aussi à la page 788:
[TRADUCTION] Il ressort clairement de la preuve, y compris les
pièces écrites, que tous les accusés voulaient qu'un certain
nombre de personnes pénètrent sur la base et, par obstruction,
empêchent tous les avions de décoller pendant six heures envi-
ron. De plus, ils savaient que cela était illégal et avaient été
informés que l'Official Secrets Act pourrait être invoqué contre
eux. En fait, les manifestants ne purent pénétrer sur la base,
mais cela est sans importance.
Ensuite, dans son opinion, le vicomte Radcliffe
(aux pages 797 et 798) traite des preuves que les
accusés voulaient présenter à l'instruction. Il dit:
[TRADUCTION] L'avocat des appelants a dit qu'il voulait
administrer des preuves sur les effets dévastateurs et les consé-
quences d'une décharge nucléaire, les dangers d'explosions
accideptelles, la difficulté technique de différencier, en vol, les
missiles nucléaires d'autres appareils volants inoffensifs, le
risque et la probabilité d'une riposte contre notre pays s'il se
dote d'un armement nucléaire.
Il poursuit:
[TRADUCTION] Certains de ces arguments ou considérations
reposent évidemment sur des faits ou des opinions d'experts, et
il est probable que des personnes compétentes pourraient témoi-
gner devant un jury, exprimer leurs vues et opinions à cet
égard, en s'appuyant sur ces faits ou ces connaissances; mais
certains autres, en revanche, relèvent exclusivement de juge-
ments ou de décisions d'ordre politique. Toutefois, même si ces
questions pouvaient être Ixaminées par un tribunal, elles n'en
demeureraient pas moins des points de vue divers sur l'ultime
question générale de savoir s'il est préjudiciable à l'intérêt de
l'État d'inclure l'armement nucléaire dans son dispositif de
défense. Je ne crois pas qu'une cour de justice puisse connaître
d'une telle question ni, en conséquence, admettre des preuves
sur ce point.
Sa Seigneurie a dit clairement que le véritable
problème n'était pas que la question en litige était
d'ordre «politique». Il dit:
[TRADUCTION] Cela ne lui est pas interdit simplement parce
qu'une telle question est habituellement considérée comme
«politique». Ce genre de questions peuvent être soulevées devant
les tribunaux si elles sont présentées de telle manière que le
juge pourra se prononcer. Ce n'est certainement pas non plus
parce que les ministres de l'État ont quelque pouvoir général
inhérent de dire aux tribunaux ce qui porte ou ne porte pas
préjudice aux intérêts de l'État.
Il conclut [aux pages 798 et 799]:
[TRADUCTION] Mais il est question ici de la défense du
Royaume, d'une loi conçue pour la protection des secrets d'État
et de l'appareil de défense de l'État. Tant que le mode d'arme-
ment des forces de défense et la disposition de ces forces
résultent des décisions des ministres de Sa Majesté, et nous
savons que c'est le cas, il n'entre pas dans la compétence d'une
cour de justice de déterminer s'il serait préférable pour le pays
que cet armement ou ces dispositions soient différents. La
disposition et l'équipement des forces armées, et les installa
tions offertes aux forces alliées en matière de défense, sont un
fait qui ne peut faire l'objet de preuves ou de quelque constata-
tion judiciaire que les décisions politiques sur lesquelles ils
reposent ont ou n'ont pas été prises dans le meilleur intérêt du
pays. J'ajouterais que je ne saurais imaginer de question dont il
soit plus difficile de saisir les tribunaux. Il pourrait être naïf de
supposer que la nature des preuves que les appelants veulent
soumettre puisse apporter une contribution non négligeable à la
solution du débat. Les faits qu'ils désirent établir pourraient
être admis: même dans ce cas, l'histoire démontre que les
hommes ont dû prendre de grands risques pour eux-mêmes et
les autres dans l'espoir d'atteindre des objectifs auxquels ils
attachaient un grand prix, dans l'intérêt de tous. Plus on y
regarde, plus il devient évident, je pense, que la question de
savoir s'il est dans le meilleur intérêt de notre pays d'acquérir,
de garder ou d'implanter des armes nucléaires, dépend d'une
infinité de facteurs, militaires et diplomatiques, techniques,
psychologiques et moraux, et de décisions, provisoires ou défini-
tives, qui sont elles-mati - Cs dictées à la fois par une analyse des
faits, une attente et un espoir. Je ne trouve rien à redire à une
décision judiciaire qui refuse de soumettre cette question à un
juge ou à un jury.
Évidemment, il y a des différences entre les
points en litige dans l'arrêt Chandler et ceux de
l'espèce. Il y a cependant des éléments similaires.
Le vicomte Radcliffe présente la question exami
née dans ses observations comme celle de savoir
«s'il est dans le meilleur intérêt de notre pays
d'acquérir, de garder ou d'implanter des armes
nucléaires». Selon moi, la question, en l'espèce; est
de savoir si la décision gouvernementale contestée
porte atteinte à notre sécurité nationale et donc à
l'intérêt personnel des demandeurs à leur propre
sécurité. Pour répondre à cela, la citation du
vicomte Radcliffe devient, à mon avis, particulière-
ment appropriée si on remplace l'expression les
«intérêts de l'État» par l'expression «intérêt dans la
sécurité».
•
Par ces motifs, je conclus que la déclaration ne
soulève aucune question dont on puisse saisir les
tribunaux et qu'elle devrait donc être radiée.
J'ajouterais quelques mots. Je n'ai pas jugé
nécessaire de décider, à supposer qu'il soit possible
de démontrer que, tout bien considéré, la décision
du gouvernement augmente les risques pour la
sécurité personnelle des demandeurs, si cela consti-
tuerait une atteinte à la ((sécurité de [la] personne»
au sens où l'expression est employée à l'article 7 de
la Charte. Je me contenterai de dire que j'en
doute.
Je me suis demandé si, outre la radiation de la
déclaration, nous devrions rejeter l'action. Il faut
déterminer si une modification appropriée de la
déclaration permettrait de préserver une cause
d'action. Je pense que rien ne permet de supposer
que les demandeurs pourraient conserver leur droit
d'action par quelque modification 8 . Pour cette
raison, je conclus non seulement que la déclaration
devrait être radiée mais aussi que l'action devrait
être rejetée. J'accorderais les dépens tant en cette
instance qu'en la première.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE LE DAIN: Appel est interjeté de l'or-
donnance de M. le juge Cattanach qui rejetait la
requête par laquelle les appelants demandaient la
radiation de la déclaration des intimés et le rejet
de leur action parce qu'elle ne révélait aucune
cause raisonnable d'action.
Les organismes et syndicats intimés contestent
la décision prise par le gouvernement du Canada,
en vertu d'un accord conclu avec les )ÿtats-Unis,
d'autoriser les essais de missiles de croisière air-sol
au Canada, au motif que ces essais portent atteinte
au droit à la vie et au droit à la sécurité de la
personne que garantit à leurs membres et à tous les
autres Canadiens l'article 7 de la Charte cana-
dienne des droits et libertés (Partie I de la Loi
constitutionnelle de 1982):
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa
personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en confor-
mité avec les principes de justice fondamentale.
Le paragraphe 7 de la déclaration expose
comme suit la prétendue violation de ces droits que
constitue l'essai de missiles de croisière au Canada:
8 Voir Hubbuck & Sons, Limited v. Wilkinson, Heywood &
Clark, Limited, [1899] 1 Q.B. 86à la p. 94 (C.A.).
7. Les demandeurs affirment, et considèrent comme fait avéré,
que les essais de missiles de croisière au Canada portent
atteinte aux droits collectifs des demandeurs et de leurs mem-
bres, et à ceux de tous les Canadiens, notamment à leur droit à
la vie et à la sécurité de leur personne, parce que:
a) les dimensions des missiles de croisière air-sol et leur
dissémination les rendront virtuellement indétectables par les
satellites de surveillance et la vérification de l'importance de
ce système d'armes nucléaires deviendra donc impossible;
b) la vérification étant impossible, l'avenir des accords de
limitation et de contrôle des armements nucléaires se trouve
gravement compromis puisque ces accords deviendront prati-
quement inapplicables;
c) les essais de missiles de croisière air-sol augmenteront la
présence militaire américaine et ses intérêts au Canada, et
accroîtront donc la probabilité pour le Canada d'être la cible
d'une attaque nucléaire;
d) comme il est impossible de détecter le missile de croisière
avant qu'il soit à environ huit minutes de son objectif, il sera
nécessaire d'établir un système de «lancement sur alerte»
pour y riposter, ce qui supprime toute intervention humaine
réelle et accroît les dangers d'attaques préemptives et de
r lancements accidentels;
e) le missile de croisière est une'arme militaire dont la mise
au point constitue une escalade inutile et dangereuse de la
course aux armements nucléaires; il met ainsi en danger la
sécurité et la vie de tous.
Les intimés demandent une injonction qui inter-
dirait l'essai de missiles de croisière et un jugement
déclaratoire portant que la décision de procéder à
ces essais est inconstitutionnelle parce qu'elle porte
atteinte aux droits garantis par la Charte; ils
demandent également des dommages-intérêts. Ils
s'appuient sur le paragraphe 24(1) de la Charte
pour solliciter l'octroi de ce redressement:
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation
des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente
, charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la
réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard
aux circonstances.
Tant devant la Division de première instance
qu'en appel, les appelants ont soutenu principale-
' ment que les questions soulevées dans la déclara-
tion ne pouvaient être réglées par voie judiciaire
parce qu'elles ne relevaient pas de la compétence
d'une cour de justice. Ils ont allégué subsidiaire-
ment que la déclaration ne révélait aucune viola
tion par le gouvernement du Canada du droit à la
vie ou du droit à la sécurité de la personne garantis
par la Charte.
Le juge Cattanach a exposé l'argument fonda-
, mental des appelants de la façon suivante [à la
page 433]: «la décision d'autoriser l'essai du mis
sile de croisière au Canada, fondée sur des raisons
de principe et d'opportunité, a été prise par le
gouvernement du Canada en vertu de son pouvoir
exécutif, et ... à ce titre, elle n'est pas soumise au
contrôle du judiciaire ni sujette à son intervention».
Il a rejeté cet argument au motif que le paragra-
phe 32(1) rend la Charte expressément applicable
au «gouvernement du Canada», sans faire d'excep-
tions pour des actes ou décisions de quelque carac-
tère particulier que ce soit; ce paragraphe porte ce
qui suit:
32. (1) La présente charte s'applique:
a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous
les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui
concernent le territoire du Yukon et les territoires du
Nord-Ouest;
b) à la législature et au gouvernement de chaque province,
pour tous les domaines relevant de cette législature.
L'argument invoqué en appel repose sur l'hypo-
thèse que la décision d'autoriser l'essai de missiles
de croisière au Canada relève entièrement de la
prérogative royale, ou du pouvoir que la Couronne
tient de la common law, et nullement d'un pouvoir
conféré par la loi. La décision, allègue-t-on, consti-
tue un exercice des pouvoirs de prérogative en
matière de relations internationales et de défense.
Bien que l'argument principal de l'avocat des
appelants, sur ce premier volet du débat, consiste à
dire que les questions soulevées dans la déclaration
ne peuvent, compte tenu de leur nature, être tran-
chées par voie judiciaire, il prétend également, si je
comprends bien son argumentation, que le para-
graphe 32(1) de la Charte ne vise pas à s'appli-
quer, et en fait ne s'applique pas, à l'exercice de la
prérogative de la Couronne ou du pouvoir que
celle-ci tient de la common law, à la différence de
l'exercice d'un pouvoir conféré par la loi. Je me
propose d'étudier cet argument avant de parler du
règlement possible de la question par voie judi-
ciaire. L'argument, tel que je le comprends, repose
sur l'expression «pour tous les domaines relevant
du Parlement» à l'alinéa 32(1)a) de la Charte, et
consiste à dire ceci: un domaine qui relève entière-
ment de la prérogative de la Couronne ou du
pouvoir que celle-ci tient de la common law n'est
pas de la compétence du Parlement. En fait, cela
revient à dire que cette expression signifie qu'un
domaine ne relève pas du Parlement avant que ce
dernier n'ait légiféré à son sujet. Je ne pense pas
qu'on ait voulu donner un tel sens à cette expres-
sion qui ordinairement caractérise la compétence
législative plutôt que l'exercice de cette compé-
tence. Une question qui est soumise à la préroga-
tive de la Couronne du chef du Canada est une
question sur laquelle le Parlement peut légiférer
pour restreindre ou écarter la prérogative (voir
Attorney -General v. De Keyser's Royal Hotel,
Limited, [1920] A.C. 508 (C.L.)) et constitue
donc, à mon avis, un domaine «relevant du Parle-
ment», au sens de l'alinéa 32(1)a). Je note égale-
ment que les termes «any law», au paragraphe
52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe
B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11
(R.-U.), sont rendus dans la version française par
l'expression «toute autre règle de droit>, ce qui
indique bien que non seulement les dispositions
légales et toute loi prise dans l'exercice du pouvoir
législatif, mais aussi les règles de common law
concernant le pouvoir gouvernemental, sont inopé-
rantes dans la mesure où elles sont incompatibles
avec la Constitution du Canada. J'estime donc que
la Charte, telle que formulée, s'applique à l'exer-
cice de la prérogative royale.
L'avocat des appelants fait valoir également
qu'étant donné les limites très restreintes, en
common law, du contrôle judiciaire sur l'exercice
de la prérogative royale, limites qui, selon lui,
reflètent un principe fondamental de la Constitu
tion concernant les rapports entre l'exécutif et le
judiciaire, on ne pouvait avoir eu l'intention d'as-
sujettir l'exercice de la prérogative au contrôle
prévu par l'application de la Charte, ce qui
implique nécessairement des questions de politique
législative et exécutive. A propos de ces limites, il
invoque ce que dit l'arrêt Blackburn v. Attorney -
General, [1971] 2 All E.R. 1380 (C.A.) au sujet
de la prérogative de conclure des traités, et l'arrêt
Chandler and Others v. Director of Public Pros
ecutions, [1962] 3 All E.R. 142 (C.L.) au sujet de
la prérogative de décider de la disposition et
l'armement des forces armées. La jurisprudence,
en matière de contrôle judiciaire de l'exercice de la
prérogative royale, est analysée dans de Smith's
Judicial Review of Administrative Action, 4e éd.
(J. M. Evans), aux pages 286 et 287, de la manière
suivante:
[TRADUCTION] (3) Si l'on prétend que le droit d'exercer un
pouvoir discrétionnaire découle de la prérogative royale, les
tribunaux ont traditionnellement limité le contrôle aux ques
tions de pouvoirs (vires), au sens le plus strict du terme. Ils
peuvent déterminer si la prérogative existe, quelle est sa portée,
si elle a été exercée de la manière appropriée et dans quelle
mesure elle a été supplantée par la loi; ils ne sont pas disposés
habituellement à examiner le caractère opportun ou le bien-
fondé de l'exercice du pouvoir, ni l'équité de la procédure suivie
avant l'exercice du pouvoir, et ils ne permettront pas que la
mauvaise foi soit imputée à la Couronne.
Cet ouvrage indique ensuite qu'il se peut qu'il n'y
ait aucune raison de faire la distinction, pour ce
qui est de la portée du contrôle judiciaire, entre
l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire de préroga-
tive et l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire légal,
point de vue exprimé par lord Denning, M.R., dans
l'affaire Laker Airways Ltd. v. Department of
Trade, [1977] 1 Q.B. 643 (C.A.), invoquée par les
intimés à l'instance. La Charte canadienne des
droits et libertés impose de nouvelles limites léga-
les à l'exercice de la prérogative et a donc élargi la
portée du contrôle judiciaire sur cette prérogative.
Bien que la définition des droits et libertés garantis
par la Charte soulève de nouvelles questions de
principe, compte tenu notamment des termes de
l'article 1 («Ils ne peuvent être restreints que par
une règle de droit, dans des limites qui soient
raisonnables et dont la justification puisse se
démontrer dans le cadre d'une société libre et
démocratique»), la Charte traite de la question de
savoir si l'exercice d'une prérogative viole un droit
ou une liberté garantis, et non de l'opportunité ou
du bien-fondé de l'exercice particulier du pouvoir.
Par conséquent, je ne trouve rien, dans les limites
apportées en common law au contrôle judiciaire de
la prérogative, qui permette de conclure qu'on ne
pouvait avoir eu l'intention d'assujettir cette préro-
gative au contrôle judiciaire plus étendu que pré-
voit la Charte. La Charte impose des limites à la
souveraineté du Parlement. Il n'est pas étonnant
qu'elle impose les mêmes limites à la prérogative
de la Couronne, qui elle-même est assujettie au
pouvoir législatif du Parlement.
Si la Charte a élargi la portée du contrôle
judiciaire, elle ne peut, toutefois, avoir pour effet
d'exiger des tribunaux qu'ils tranchent des ques
tions qui, fondamentalement, ne sont pas suscepti-
bles d'être réglées par voie judiciaire. L'argument
essentiel, formulé au paragraphe 7 de la déclara-
tion des intimés, concerne l'incidence des essais
projetés et de l'existence du missile de croisière sur
le risque de conflit nucléaire. À l'évidence, il ne
s'agit pas d'une question qui peut être réglée par
les tribunaux. Elle n'est pas susceptible de décision
judiciaire. Elle implique des éléments, des considé-
rations et des impondérables, dont beaucoup ne
peuvent être portés à la connaissance des tribu-
naux ou sont d'une nature telle qu'un tribunal ne
peut les évaluer ou les soupeser. À ce sujet, je
trouve particulièrement applicables les observa
tions faites par le vicomte Radcliffe dans l'affaire
Chandler précitée. Dans cette affaire, les appe-
lants, qui avaient manifesté à une base aérienne
contre la possession d'armes nucléaires, étaient
accusés de violation de l'Official Secrets Act, de
1911, pour avoir pénétré dans un endroit interdit
[TRADUCTION] «à des fins préjudiciables à la sécu-
rité ou à l'intérêt de l'État». Abordant la question
de savoir si on aurait dû les autoriser à produire la
preuve concernant les dangers et risques des armes
nucléaires pour déterminer s'il était dans l'intérêt
de l'État de posséder ces armes, le vicomte Rad-
cliffe a jugé que cette question ne pouvait être
tranchée par voie judiciaire, et a conclu son ana
lyse de la manière suivante [aux pages 798 et 799]:
«Plus on y regarde, plus il devient évident, je pense,
que la question de savoir s'il est dans le meilleur
intérêt de notre pays d'acquérir, de garder ou
d'implanter des armes nucléaires, dépend d'une
infinité de facteurs, militaires et diplomatiques,
techniques, psychologiques et moraux, et de déci-
sions, provisoires ou définitives, qui sont elles-
mêmes dictées à la fois par une analyse des faits,
une attente et un espoir. Je ne trouve rien à redire
à une décision judiciaire qui refuse de soumettre
cette question à un juge ou à un jury.» Comme l'a
fait remarquer le vicomte Radcliffe, il n'est pas
nécessaire de faire reposer cette conclusion sur la
[TRADUCTION] «doctrine de la question politique»
qu'on trouve dans la jurisprudence américaine. Il
s'agit simplement de la question de la compétence
d'une cour de justice. Pour cette raison, j'estime
qu'il est parfaitement évident que la déclaration
des intimés ne révèle aucune cause raisonnable
d'action relevant de la compétence de la Cour.
Étant donné cette conclusion, il n'est pas stricte-
ment nécessaire de traiter des diverses questions
soulevées par l'argument subsidiaire des appelants,
qui consiste à dire que la déclaration des intimés
ne révèle aucune violation par le gouvernement du
Canada du droit à la vie ou du droit à la sécurité
de la personne garantis par l'article 7 de la Charte.
Toutefois, au cas où je me tromperais sur la
question de la justiciabilité, je me propose d'expo-
ser une autre raison pour laquelle il est évident, à
mon avis, que la déclaration ne révèle aucune
cause raisonnable d'action.
La protection par l'article 7 de la Charte du
droit à la vie et du droit à la sécurité de la
personne tient à ce qu'on ne puisse priver quicon-
que de ces droits sauf en conformité avec les
principes de justice fondamentale. Pour établir
l'existence d'une cause d'action découlant de la
violation de l'article 7, il faut donc prouver l'inob-
servation d'un principe de justice fondamentale. Il
y a eu des divergences d'opinions judiciaires sur la
question de savoir si l'expression «des principes de
justice fondamentale» impose uniquement des exi-
gences ou règles de procédure ou si elle comprend
également des exigences ou règles de justice con-
cernant le fond. Voir par exemple, Reference Re
Section 94(2) of the Motor Vehicle Act (British
Columbia) (1983), 19 M.V.R. 63 (C.A. C.-B.); R.
v. Randall et al. (1983), 58 N.S.R. (2d) 234 (D.A.
C.S. N.-É.); et The Queen v. Hayden, décision qui
a été rendue le 5 octobre 1983 par la Cour d'appel
du Manitoba et qui n'est pas encore publiée. Pour
le moment, il n'est pas nécessaire de prendre posi
tion sur cette question difficile. La déclaration des
intimés ne fait aucune mention de l'inobservation
d'un principe de justice fondamentale, sur le plan
de la procédure ou sur le plan du fond. Au cours
du débat, les avocats des intimés ont clairement
indiqué qu'ils ne s'appuyaient aucunement sur les
principes de justice fondamentale au sens procédu-
ral. Ils invoquent la substance de la justice fonda-
mentale, mais lorsqu'on les a pressés de donner
plus de précisions, ils n'ont pu indiquer aucune
exigence ou règle de fond de justice fondamentale
qui ait été violée par la décision d'autoriser l'essai
des missiles de croisière. En fait, ils affirment
qu'une atteinte au droit à la vie ou au droit à la
sécurité de la personne est en soi une atteinte aux
principes de fond de la justice fondamentale, pro
position qui, selon moi, est simplement insoutena-
ble. A mon avis, cet argument porte un coup fatal
à leur action. Étant donné les prétentions des
avocats des intimés, il ne s'agit pas, à l'évidence,
d'un vice qu'on peut couvrir par voie de modifica
tion ou par d'autres arguments de droit.
Par ces motifs, j'accueillerais l'appel et j'infir-
merais l'ordonnance de la Division de première
instance. J'accueillerais la requête des appelants,
je radierais la déclaration et je rejetterais l'action,
avec dépens en cette Cour et en Division de pre-
mière instance.
* * *
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE MARCEAU: Je sais que mon opinion
quant au mérite de cet appel et à son bien-fondé ne
diffère pas de celle de mes collègues et, sans doute,
que les motifs sur lesquels je m'appuie rejoignent,
au moins pour partie, ceux qu'ils feront valoir.
L'importance de la décision et l'intérêt qu'elle
soulève m'incitent néanmoins, malgré les redites
qui viendront inévitablement, à parcourir de nou-
veau, dans ces notes, brièvement mais aussi claire-
ment que possible, le cheminement de pensée que
j'ai pour ma part suivi pour arriver à ma
conclusion.
La première démarche qui s'impose est naturel-
lement de définir les questions que l'appel soulève
et l'approche qu'il convient d'adopter pour les
considérer et les résoudre. C'est une démarche qui
n'est que préliminaire mais qui, néanmoins, ne va
pas de soi.
L'appel est dirigé contre une décision de pre-
mière instance qui a rejeté une requête des défen-
deurs, soumise en vertu de la Règle 419(1)a) des
Règles de la Cour fédérale, dont le but était
d'obtenir la radiation immédiate de la déclaration,
déposée pour ouvrir l'instance, au motif que cette
déclaration ne faisait valoir aucune cause raison-
nable d'action 9 . Il est de tradition de regarder avec
réticence une requête de cette nature qui cherche à
fermer la porte à un demandeur dès ses premières
démarches procédurales. Non seulement est-ce
dans un contexte où tous les faits allégués sont
tenus pour avérés, peu importe leur degré de vrai-
semblance, que le juge doit vérifier l'existence
d'une cause d'action raisonnable, mais ce concept
même de «cause d'action raisonnable» le juge doit
lui donner la portée la plus large et s'efforcer d'en
9 La Règle 419(1)a) se lit comme suit:
Règle 419. (1) La Cour pourra, à tout stade d'une action
ordonner la radiation de tout ou partie d'une plaidoirie avec
ou sans permission d'amendement, au motif
a) qu'elle ne révèle aucune cause raisonnable d'action ou
de défense, selon le cas,
rechercher les éléments sans égard aux lacunes et
aux gaucheries d'expression, ni non plus aux obs-
curités et aux équivoques de texte. C'est ainsi que
la jurisprudence, sous cette Règle 419(1)a), a pu
parler, à l'occasion, de ce test du «soupçon» (scin-
tilla) auquel se réfère le juge ici dans sa décision
[à la page 432], et qu'elle a parfois fait mention,
comme sil le fait aussi [à la page 436], de la
suffisance d'un «germe» (a germ) de recours. C'est
ainsi également que les arrêts d'appel se sont
souvent employés à attribuer au premier juge une
grande discrétion dans son appréciation de l'exis-
tence d'une cause d'action suffisamment explicitée
et suffisamment raisonnable pour laisser la pour-
suite procéder. Cette forte tradition jurispruden-
tielle doit-elle jouer dans la considération de l'ap-
pel qui se présente ici? La question se pose dès le
départ avec insistance car la réponse va forcément
influer sur la façon d'aborder les questions de fond
qui se soulèvent.
Il apparaît clair que la requête qui était devant
le juge de première instance n'était pas de la
nature de celles qui ont donné lieu à la tradition
jurisprudentielle dont il vient d'être fait état. Il
s'agissait en effet d'un cas où le doute quant à
l'existence ou l'inexistence de la cause d'action
dépendait non pas, comme il arrive généralement,
de l'insuffisance des allégués de la déclaration,
mais plutôt de la validité ou non-validité de propo
sitions juridiques précises dont les données étaient
déjà acquises et dont l'examen ne requérait d'au-
cune façon l'établissement de faits ou la tenue
préalable d'un procès. La proposition principale
mise de l'avant par les défendeurs était en effet
que la décision attaquée, parce qu'il s'agissait
d'une décision politique prise par le gouvernement
du Canada en vertu de ses pouvoirs exécutifs
propres, n'était pas sujette à contrôle devant les
tribunaux: une pure question de droit est
impliquée 10 ; et la proposition subsidiaire était que
la déclaration, de toute façon, ne montrait pas
10 Le savant juge l'exprime clairement dès le départ de son
analyse [à la p. 433]:
L'argument fondamental invoqué par les défendeurs pour
obtenir la radiation de la déclaration des demandeurs est que
la décision d'autoriser l'essai du missile de croisière au
Canada, fondée sur des raisons de principe et d'opportunité,
a été prise par le gouvernement du Canada en vertu de son
pouvoir exécutif, et qu'à ce titre, elle n'est pas soumise au
contrôle du judiciaire ni sujette à son intervention.
comment la décision attaquée avait pu porter
atteinte à des droits constitutionnellement garan-
tis: encore une question de droit en autant qu'était
mise en cause l'interprétation à donner à certaines
dispositions de la Charte canadienne des droits et
libertés. Les défendeurs prétendaient bien à l'évi-
dence de la non-existence du recours tel qu'inten-
té—autrement ils n'auraient pu se placer sous la
Règle 419(1)a)—mais c'était une évidence qui
dépendait de la reconnaissance du bien-fondé de
leurs prétentions de droit. Le juge avait peut-être à
ce moment la discrétion de dire que les questions
soulevées pouvaient être plus adéquatement consi-
dérées plus tard, sous l'égide possiblement de la
Règle 474 qui prévoit la possibilité de statuer
avant procès sur un point de droit pertinent au
litige". Mais dès le moment où il acceptait de
considérer la requête à son mérite, il n'avait plus à
s'inquiéter de sauver l'action, et ses conclusions
n'avaient rien à voir avec l'exercice d'une
discrétion' 2 .
La Cour n'a donc pas à se placer comme s'il
s'agissait d'apprécier l'exercice d'une discrétion
par un juge de première instance. Elle n'a pas à
définir les questions à résoudre à travers la déci-
sion rendue. Elle doit se prononcer directement sur
la prétention d'irrecevabilité que soulève la requête
à l'adresse de l'action telle qu'intentée.
Cette action, on le sait, se présente sous des
traits relativement simples. Par elle, les deman-
deurs, un regroupement d'organisations et de syn-
dicats, tentent d'obtenir que la Cour intervienne
pour empêcher qu'il ne soit donné effet à la déci-
sion du Cabinet autorisant les essais du missile de
croisière Cruise, au motif que cette décision serait
inconstitutionnelle parce que prise en violation de
droits que la Constitution leur garantit. C'est évi-
demment à travers les conditions requises pour que
cette tentative des demandeurs ait quelque chance
de succès que l'on peut le plus aisément définir les
questions juridiques que la requête en irrecevabi-
" Encore que cette Règle 474 semblerait fort mieux adaptée
au cas d'un point de droit incident qui se révélerait ou se
préciserait en cours d'instance qu'à celui d'un point de droit
fondamental d'où dépend clairement et dès le départ la seule
possibilité du recours exercé.
12 La situation était semblable à celle qui se présentait dans
la cause Le procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of
Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735.
lité soulève, étant donné qu'une telle requête a en
définitive pour seul but de faire déclarer que ces
conditions n'existent pas.
Définir de façon générale les conditions requises
pour que le recours des demandeurs soit recevable
ne présente aucune difficulté. La première est que
la décision attaquée soit en elle-même susceptible
d'être contrôlée, révisée et annulée par la Cour. La
seconde est que les droits constitutionnels invoqués
soient de nature à être atteints par une décision de
la portée de celle dont il s'agit. La troisième, que
les allégations sur la base desquelles on entend
démontrer qu'effectivement il y a eu violation de
droits paraissent suffisamment sérieuses pour four-
nir matière à vérification, discussion et procès. Il
s'agit là, bien sûr, de trois conditions qui sont
également requises pour que l'action telle qu'inten-
tée ait une cause qui la rende recevable, mais les
trois ne sont manifestement pas de même portée. Il
faut vérifier l'existence des trois, si nécessaire,
mais il convient de procéder à partir de la troi-
sième, la plus étroite et celle qui soulève le moins
d'écueils et de difficultés: les principes de réserve
judiciaire paraissent, du moins à première vue,
l'exiger.
1. LA SUFFISANCE ET LE SÉRIEUX DES ALLÉGA-
TIONS SOUMISES AU SOUTIEN DE LA PRÉTEN-
TION.
C'est au paragraphe 7 que les demandeurs expli-
quent comment la décision attaquée viole effective-
ment les droits fondamentaux que la Constitution
leur garantit. Ils parlent d'atteinte à leurs droits
collectifs et spécialement à leur droit à la sécurité
de la personne, et expliquent que le missile Cruise,
s'il est développé et adopté comme arme militaire,
peut mettre en péril la possibilité d'un accord de
désarmement à cause des problèmes de détection
qu'il présente, de sorte que son développement
pourra avoir pour effet de favoriser une accéléra-
tion de la course aux armements. Ils ajoutent que
les essais vont causer un accroissement de la pré-
sence militaire américaine au Canada, ce qui pour-
rait augmenter les possibilités que le pays devienne
la cible d'une attaque nucléaire.
Ainsi, à partir des allégations de la déclaration
prises à la lettre, on voit que les demandeurs
parlent d'atteinte à leur vie, à leur liberté et spé-
cialement à leur sécurité, en raison d'une situation
de danger qui ne serait que future, hypothétique et
dépendrait en définitive de la réaction possible
d'une puissance étrangère. Ces allégations sont-
elles suffisantes, comme telles, pour satisfaire à la
troisième des conditions dégagées ci-haut pour que
l'action puisse se voir reconnaître une cause raison-
nable? Il me paraît fort difficile de le prétendre.
Le rôle du pouvoir judiciaire est en principe de dire
le droit d'une situation actuelle, non purement
éventuelle et future, sur la base de faits dont
l'existence est au moins probable, non simplement
possible et hypothétique, en vue de résoudre un
litige. entre des plaideurs présents et contraigna-
bles, non des parties indépendantes de son autorité.
On n'imagine pas que les tribunaux puissent être
appelés à régler les situations à venir, qu'il leur soit
loisible de baser leurs conclusions et directives sur
des spéculations, des hypothèses, des conjectures
doublées d'attentes et d'espoirs, et qu'ils aient le
moyen de soumettre à leurs ordres des absents.
(Voir sur ces points les remarques de lord Den-
ning, M.R., dans l'arrêt Blackburn v. Attorney -
General, [1971] 2 All E.R. 1380 (C.A.).)
Il ne me paraît pas évident, cependant, que le
caractère manifestement inadéquat des allégations
de la déclaration telle que rédigée ne vient pas de
maladresses de présentation et d'expression qui
pourraient être corrigées. C'est ainsi, par exemple,
que la critique fondée sur ce que l'atteinte aux
droits viendrait d'une puissance étrangère repose
sur des gaucheries de textes, car en réalité ce qui
est allégué comme portant atteinte aux droits, ce
n'est pas l'acte d'agression même de la puissance
étrangère, c'est la création d'une situation suscep
tible d'attirer, de susciter un acte d'agression de la
puissance étrangère. Si on souligne surtout l'at-
teinte à la sécurité, c'est qu'on a à l'esprit sans
doute la création d'un état de vulnérabilité, non
l'attaque nucléaire elle-même. Ce qui permet inci-
demment de réduire la portée de l'argument vou-
lant que le lien de causalité entre la décision
attaquée et l'atteinte aux droits soit trop lâche,
trop indirect et trop éloigné pour être pris en
sérieuse considération. C'est ainsi encore que la
référence aux droits collectifs des demandeurs
paraît le résultat d'une pure maladresse, car on
n'entend certes pas faire référence aux droits des
groupes en tant que groupes, on voulait vraisem-
blablement présenter les demandeurs comme
représentant leurs membres et agissant collective-
ment pour eux.
Par ailleurs, la suffisance des allégations d'une
déclaration pour attester de l'existence d'une cause
d'action est précisément, comme on le rappelait
ci-haut, ce que l'on a toujours rattaché au rôle
discrétionnaire du juge de première instance dans
l'examen d'une requête sous la Règle 419(1)a), et
le juge ici, tout en soulignant la faiblesse des
allégations qu'il avait devant lui, n'a pas pensé
devoir les considérer vides de sens. Sans doute
est-il vrai que pour se référer à l'arrêt Rylands et
al. v. Fletcher (1866), Law Rep. 1 Ex. 265;
(1868), Law Rep. 3 H.L. 330, et à la théorie des
activités dangereuses, évoquant par là la possibilité
d'un accident en cours d'essai, le savant juge
devait non seulement lire entre les lignes de la
déclaration, mais y ajouter un élément qui ne s'y
trouvait pas. Cela ne suffit pas cependant, selon
moi, pour pouvoir dire que son appréciation globa-
lement était sans fondement et que sa discrétion a
été manifestement mal exercée.
Je ne serais donc pas d'avis de maintenir cet
appel sur la seule base que les allégations de la
déclaration au soutien de la prétention que la
décision attaquée a eu effectivement pour résultat
de violer les droits des demandeurs, seraient mani-
festement non sérieuses et futiles.
2. LA POSSIBILITÉ. D'ATTRIBUER À L'ARTICLE 7
DE LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET
LIBERTÉS L'INTERPRÉTATION IMPLIQUÉE.
La vérification de la présence de cette deuxième
condition requise pour que l'action soit recevable
met en cause une pure question de droit dont la
solution ne peut qu'être objective. On le voit tout
de suite en regardant de plus près ce qu'elle
implique.
Relisons d'abord cet article 7 de la Charte et
relisons-le dans ses deux versions anglaise et fran-
çaise puisque les deux ont la même autorité (arti-
cle 3, annexe A, Loi de 1982 sur le Canada
(R.-U.) 1982, chap. 11, et article 57 de l'annexe B,
intitulée Loi constitutionnelle de 1982):
7. Everyone has the right 7. Chacun a droit à la vie, à
to life, liberty and security of la liberté et à la sécurité de sa
the person and the right not personne; il ne peut être porté
to be deprived thereof except atteinte à ce droit qu'en con-
in accordance with the prin - formité avec les principes de
ciples of fundamental justice. justice fondamentale.
Les demandeurs font valoir que les droits à la
vie, à la liberté et à la sécurité de la personne que
leur garantit l'article 7 de la Charte ont été trans-
gressés par la décision attaquée à cause de l'effet
provocateur, donc dangereux, que peuvent avoir les
tests du missile de croisière, et à cause aussi de
l'état de plus grande vulnérabilité que ces tests
sont susceptibles de faire naître pour les Canadiens
en général, par conséquent pour eux. Pour qu'une
telle prétention logiquement se tienne, il faut
nécessairement que les droits consacrés par l'arti-
cle 7 soient des droits susceptibles d'être atteints
par toute décision étatique dont les conséquences
indirectes comme directes, immédiates ou futures
sont susceptibles d'avoir une incidence négative sur
la vie, la liberté ou la sécurité d'un individu. Il
faut, en d'autres termes, qu'on puisse lire la dispo
sition comme ayant fait de la vie, de la liberté et de
la sécurité de la personne, l'objet de droits indivi-
duels autonomes, en eux-mêmes, en principe,
inviolables. Je dis «en principe» car personne évi-
demment ne songerait à soutenir qu'il peut s'agir
de droits absolus et le texte lui-même parle de
possibilités d'atteintes pourvu qu'elles soient impo
sées «en conformité avec les principes de justice
fondamentale». Les demandeurs, cependant, ne
parlent pas d'atteinte apportée sans égard à quel-
que principe de justice fondamentale: ils préten-
dent que la décision en elle-même porte atteinte à
leurs droits de vie, liberté et sécurité de la
personne.
Il ne me paraît tout simplement pas possible que
l'article 7 de la Charte canadienne des droits et
libertés puisse avoir le sens et la portée que présup-
pose nécessairement la prétention des demandeurs.
Le texte d'abord ne crée pas plusieurs droits. Si la
version anglaise soulève à cet égard un soupçon de
doute à cause du dédoublement du mot «right» et
de l'utilisation de la conjonction «and», la version
française, à mon sens, n'en soulève aucun: il n'est
question que d'un seul droit auquel il ne pourra
être porté atteinte sans respect des principes de
justice fondamentale. Ensuite, pour que des con
cepts aussi disparates que ceux de vie et de liberté
et celui de sécurité de la personne qui est d'un
ordre évidemment tout autre, soient réunis pour
former ensemble l'objet de ce que l'on appelle un
droit, il faut certes que le mot «droit» soit pris dans
un sens tout à fait particulier, ce qui est confirmé
d'ailleurs par le titre français de la section qui
n'utilise pas le mot «droit» mais «garantie». C'est
justement, selon moi, ce titre de la version fran-
çaise, «Garanties juridiques», qui fait comprendre,
car il dit exactement ce qui en est. L'article 7 n'a
pas eu pour objet de créer des droits positifs au
sens ordinaire du terme, c'est-à-dire des droits à
contenu déterminé ou déterminable donnant
ouverture à une possibilité de revendications préci-
ses; il s'agissait de «constitutionnaliser» des garan-
ties contre l'arbitraire des autorités publiques dans
l'exercice de pouvoirs susceptibles de toucher les
administrés dans leur personne même. En parlant
du «droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de
[la] personne» comme formant un tout et en
garantissant que ce droit sera toujours protégé par
les principes de justice fondamentale, la disposition
se place directement dans la ligne de l'alinéa l a)
de la Déclaration canadienne des droits qui lui-
même confirmait une longue pratique de common
law en matière de garanties procédurales. (Consul-
ter sur ce point Miller et autre c. Sa Majesté La
Reine, [1977] 2 R.C.S. 680; 70 D.L.R. (3d) 324;
voir aussi Re Potma and The Queen, 41 O.R. (2d)
43 (C.A. Ont.).)
J'ai dit «dans la ligne de» pour souligner qu'il ne
s'agit pas, à mon avis, d'une simple reprise. On
peut penser que l'article 7 a vraiment un sens
renouvelé, non pas uniquement parce qu'étant un
texte constitutionnel il est maintenant inviolable,
mais parce qu'étant un texte de la Charte, il doit
se voir attribuer un sens qui le rende applicable au
Parlement comme aux gouvernements 13 et non
seulement aux autorités exerçant des pouvoirs
judiciaires, quasi judiciaires ou, comme cela était
acquis depuis quelque temps, administratifs. Que
la protection de l'article 7 puisse s'étendre au
contenu des décisions émanant d'autorités publi-
ques et non seulement à la manière dont ces
décisions sont prises, on peut volontiers l'admettre,
et c'est ce que vient de faire la Cour d'appel de la
13 Ainsi l'exige le paragraphe 32(1) qui se lit comme suit:
32. (1) La présente charte s'applique:
a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous
les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui
concernent le territoire du Yukon et les territoires du
Nord-Ouest;
b) à la législature et au gouvernement de chaque province,
pour tous les domaines relevant de cette législature.
Colombie-Britannique dans Reference Re Section
94(2) of the Motor Vehicle Act (British Columbia)
(1983), 19 M.V.R. 63 (C.A. C.-B.). Mais il ne
sera jamais possible, il me semble, d'attribuer au
texte tel qu'il existe une vocation plus considérable
encore que celle de protéger la vie et la liberté de
mouvement des citoyens contre l'arbitraire et le
despotisme des gouvernants, contre les gestes des
autorités publiques portant directement atteinte
(ou peut-être seulement permettant qu'il puisse
être porté atteinte) au sens commun du fair play,
de la justice et de l'équité.
Ma conclusion ici est par conséquent ferme: le
droit de vie, de liberté et de sécurité de la personne
que garantit aux citoyens l'article 7 de la Charte
canadienne des droits et libertés n'est pas un droit
qui peut avoir été affecté par la décision contestée
pour les motifs invoqués par les demandeurs dans
leur déclaration. Il n'y a rien d'arbitraire dans
cette décision et personne ne prétend qu'elle aurait
été prise contrairement à quelque principe de jus
tice fondamentale. I1 en résulte que la critique des
demandeurs ne se réclame d'aucun point d'appui
juridique, que leur déclaration ne révèle aucun
motif vérifiable de contestation. Il n'y a donc pas
de cause d'action. La requête pour rejet des défen-
deurs aurait dû être maintenue sur cette seule
base. L'appel est certes fondé.
Si les circonstances n'étaient pas aussi excep-
tionnelles qu'elles le sont, il me faudrait évidem-
ment arrêter là. Mais c'est sur l'existence ou
l'inexistence de la première et plus fondamentale
condition requise pour que l'action soit admissi-
ble—soit, la simple possibilité pour la Cour de
contrôler et de sanctionner la décision attaquée—
qu'a surtout porté le débat en première instance
aussi bien qu'en appel, et c'est cet aspect du litige
qui a d'abord contribué à soulever l'intérêt et à
retenir l'attention. Disposer de l'appel sans expri-
mer aucun avis sur cette question constitutionnelle
de portée majeure me semble peu satisfaisant,
surtout que l'on peut fort bien tenter de reposer le
problème dès demain en prenant soin de le présen-
ter plus habilement et sous un contour plus enga-
geant. Il convient, dans cette perspective, de pour-
suivre l'analyse et d'examiner ce qui en est de
l'existence de la première condition.
3. LE POUVOIR DE LA COUR DE CONTRÔLER ET
DE SANCTIONNER LA DÉCISION ATTAQUÉE.
La soumission principale des appelants est que
la décision du Cabinet d'autoriser les essais du
missile de croisière est une décision qui en elle-
même, de par sa nature, son origine et son con-
tenu, ne peut être remise en question devant une
cour de justice. La proposition en est une stricte-
ment de droit et de droit tout à fait fondamental
puisqu'elle fait appel aux principes de base du
partage des pouvoirs et du rôle attribués aux tribu-
naux dans le système constitutionnel du pays.
Cette proposition, que le savant juge de première
instance discute longuement avant de la rejeter, il
faut l'examiner à partir des motifs invoqués à son
soutien, car elle se fonde sur l'existence d'une
limitation inhérente au pouvoir judiciaire à
laquelle on ne saurait même songer sans y être
contraint par des considérations tenant, pour ainsi
dire, de la nature même des choses telles qu'on les
conçoit.
Le premier motif invoqué au soutien de la pré-
tention que la décision est en elle-même non «justi-
ciable», non susceptible de remise en question
devant les tribunaux, est qu'il s'agirait d'une «déci-
sion politique». Une telle décision, dit-on, en vertu
des principes traditionnels de la Constitution, se
rattache au pouvoir discrétionnaire exclusif de la
Couronne, soit aujourd'hui le gouverneur général
en conseil, le gouvernement, et elle est sujette à la
critique du Parlement et, éventuellement, de l'élec-
torat, mais non des cours de justice. Il est de
l'essence même d'un système démocratique, fait-on
valoir avec force, que les décisions de cette nature
soient laissées aux élus du peuple, non à des magis-
trats nommés et inamovibles et le principe de la
séparation des pouvoirs—qui, s'il ne s'est jamais
réalisé pleinement en pratique dans notre système,
a néanmoins toujours constitué une de ses forces
directrices—exige spécialement qu'il en soit ainsi:
de même qu'on ne tolérerait pas que le pouvoir
politique s'ingère dans les décisions judiciaires, de
même est-i-1 intolérable que le pouvoir judiciaire
descende dans l'arène politique, répète-t-on, en se
servant des expressions frappantes utilisées à ce
propos par le juge O'Sullivan dans Balderstone et
al. v. The Queen et al. (décision de la Cour d'appel
du Manitoba du 12 septembre 1983, non rappor-
tée). Du reste, souligne-t-on pour compléter l'argu-
ment, les tribunaux ne sont pas équipés, et leurs
membres ne sont pas entraînés, pour exercer quel-
que autorité en matière politique, et ils se sont
d'ailleurs toujours sagement gardés de le faire.
Ainsi, les arguments développés pour soutenir
qu'une décision politique n'est pas justiciable
devant les tribunaux—arguments dont je n'ai
donné que l'essentiel mais que j'ai tenté de résu-
mer fidèlement—font appel à la tradition, aux
principes d'organisation des pouvoirs publics, aux
exigences démocratiques, aux convenances, aux
possibilités pratiques, à la jurisprudence. Ce sont
des arguments dont la versatilité et le poids sont
évidents. Mais, en définitive, ils ne parviennent pas
à me convaincre.
D'abord, je ne vois pas très bien ce qu'implique
exactement ce concept de «décision politique»
auquel on se réfère dans le cadre de la proposition
mise de l'avant. Quand le mot «politique» est utilisé
pour qualifier les mots «matière» ou «sujet», on
peut penser sans peine qu'il veut dire: «ayant trait
au gouvernement de l'État et relevant du jugement
des gouvernants». Mais utilisé pour qualifier le mot
«décision» son sens n'est pas aussi facile. Bien sûr,
on peut penser à des gestes d'autorité fondés sur
des considérations de conduite gouvernementale et
de convenance (policy and expediency), mais vise-
t-on uniquement les décisions fondées exclusive-
ment sur de telles considérations, ou en grande
partie seulement; et, de toutes façons, en pratique
et pour nos besoins, comment identifier les déci-
sions qui doivent être ainsi qualifiées de politiques
sans procéder à une certaine appréciation de leur
contenu et de leur fondement? Car il est certain
qu'une décision ne peut pas être dite politique en
raison de son origine seulement, et le fait que la
décision émane du Cabinet n'aide en rien, surtout
que la Charte a été expressément faite applicable
au gouvernement (article 32). D'autre part, j'ai
peine à souscrire entièrement aux vues de ceux qui
croient que permettre la mise en question devant
les tribunaux d'une décision politique est nécessai-
rement contraire à l'essence d'un système de gou-
vernement démocratique dont la valeur repose en
grande partie sur la présence d'un équilibre venant
d'une séparation des pouvoirs. Il n'est nullement
question d'attribuer aux tribunaux la responsabi-
lité de décisions politiques et ainsi de faire jouer au
pouvoir judiciaire le rôle réservé traditionnelle-
ment, constitutionnellement et rationnellement au
pouvoir exécutif. Il est évident que la décision
politique doit rester celle du gouvernement. Mais
une décision implique un choix entre plusieurs
possibilités et ce n'est que sur la disponibilité ou la
non-disponibilité de certaines de ces possibilités
que les tribunaux, par des contestations comme
celle dont il s'agit ici, peuvent être appelés à se
prononcer. Bien sûr, la souveraineté absolue tradi-
tionnellement attribuée au Parlement et l'autorité
pleine et entière du gouvernement sont-elles attein-
tes, (ne l'étaient-elles pas déjà d'ailleurs par tous
les principes de civilisation), mais il n'y a pas lieu
de s'en scandaliser car la Charte est partie de la
Constitution d'où émanent cette suprématie et
cette autorité. Les tribunaux n'entrent en jeu que
pour satisfaire au devoir qui leur incombe d'assu-
rer le respect de la Constitution. Le rôle tradition-
nel des trois pouvoirs, législatif, exécutif et judi-
ciaire, n'en est pas pour autant faussé et les élus du
peuple notamment continueront à répondre devant
l'électorat du choix qu'ils auront fait entre les
divers moyens d'agir que la Constitution permet-
tait. Enfin, si les tribunaux ont traditionnellement
évité de se laisser entraîner dans la critique de
décisions politiques, c'est qu'ils n'avaient aucune
base ni aucun critère à leur portée pour le faire.
Mais la Charte ne leur fournit-elle pas cette base
et ces critères qui jusque-là n'existaient pas?
Le juge de première instance n'a pas voulu
accepter la prétention que la décision en cause
n'était pas susceptible d'attaque devant les tribu-
naux pour le seul motif qu'il s'agissait d'une déci-
sion politique et je ne crois pas qu'en cela il ait eu
clairement tort.
Les appelants toutefois ont pris soin d'invoquer
un deuxième motif pour lequel la décision en cause
serait non attaquable devant les tribunaux. C'est
qu'il s'agirait d'une décision politique ayant trait
au domaine de la défense nationale et, dans une
certaine mesure, à celui des relations extérieures,
la décision ayant été prise dans le cadre d'un
accord international entre le Canada et les États-
Unis. Et au soutien de cette proposition—très
étroite en comparaison de la première puisqu'elle
ne vise, parmi les décisions politiques, que certai-
nes catégories précises et spéciales—ils prétendent
pouvoir faire valoir des arguments qui font encore
appel à la tradition juridique, aux principes consti-
tutionnels, aux convenances pratiques et au pur
bon sens. Là, je pense que leur façon de voir ne
peut pas être rejetée. Il y a, en effet, des argu
ments qui, à mon avis, appuient de façon convain-
cante la proposition qu'ils soutiennent.
a) L'argument tiré de la tradition juridique et
des principes constitutionnels, peut, je pense, s'ex-
primer comme suit.
Il est évident que la Constitution du pays forme
un tout et que la Charte canadienne des droits et
libertés a été adoptée non pour être vue et considé-
rée isolément mais en tant que devant faire partie
du tout. Or, un des éléments les plus fondamen-
taux de ce «tout» est l'existence de la prérogative
royale.
On sait qu'historiquement la prérogative royale
est ce qui a été laissé au Roi des larges pouvoirs
discrétionnaires dont il jouissait à l'époque où il
gouvernait en monarque absolu, pouvoirs que les
grands statuts de l'histoire constitutionnelle d'An-
gleterre—dont notamment, ceux évoqués par le
savant juge dans sa décision, le Bill of Rights
1688, 1 Will. & Mar. Sess. 2, chap. 2 et l'Act of
Settlement 1700, 12 & 13 Will. 3, chap. 2—
avaient pour objet de définir et de confiner en
procédant à des déclarations solennelles des lois
fondamentales du royaume. L'idée que certains
privilèges, libertés et pouvoirs restaient reliés
directement à la dignité et à la responsabilité du
Roi subsista même après que l'autorité royale fut
devenue totalement assujettie à la suprématie du
Parlement, sauf que ces prérogatives royales furent
dès lors vues comme originant de la common law
et leur contenu, non défini a priori, devint soumis à
la volonté des élus du peuple libres d'intervenir en
tout temps pour en préciser les éléments ou en
restreindre la portée. De fait, une foule de lois ont
été adoptées au cours des ans pour régir des matiè-
res qui relevaient jusque-là de la discrétion royale,
mais certains privilèges et pouvoirs—parmi les-
quels se situent la plupart de ceux rattachés au
commandement suprême des forces armées, à la
défense du pays et à la conduite des affaires
extérieures (y inclus la déclaration de guerre)—
ont toujours été laissés intacts. Ce sont ces privilè-
ges et pouvoirs qui constituent aujourd'hui la pré-
rogative royale, privilèges et pouvoirs qui ont con-
tinué à être exercés de façon autonome et
indépendante du Parlement—en ce sens que, bien
qu'ils continuent à exister de par la volonté du
Parlement, ils ne viennent pas de lui—et qui, à
partir du moment où il fut acquis que le Roi devait
agir uniquement sur l'avis de ses ministres, sont
devenus en réalité des privilèges et pouvoirs du
gouvernement, donc du Cabinet. (Sur tous ces
points, voir Halsbury's Laws of England, 4e éd.,
vol. 8, par. 889 et s.) Que la prérogative royale
ainsi définie et caractérisée existe au Canada de la
même manière qu'en Angleterre et que l'Acte de
l'Amérique du Nord britannique, 1867, 30 & 31
Vict., chap. 3 (R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice II,
no 5], n'a pas diminué ni affecté de quelque façon
son contenu et sa portée ne fait aucun doute (voir
Re Bateman's Trusts (1873), L.R. 15 Eq 355; The
Liquidators of the Maritime Bank of Canada v.
The Receiver-General of New Brunswick, [1892]
A.C. 437). Comme il ne fait aucun doute non plus
qu'en principe tout au moins, pas plus au Canada
qu'en Grande-Bretagne, il ne saurait être porté
atteinte à une prérogative royale autrement que
par une disposition claire et expresse de la loi (voir
Nadan v. The King, [1926] A.C. 482 (C.P.); Jen-
nings v. The Township of Whitby, [1943] O.W.N.
170). Reste à préciser, pour avoir le tableau com-
plet, la relation entre le pouvoir judiciaire et cette
prérogative royale.
Dans R. v. Chandler and Others, lord Parker,
juge en chef, prononçant l'arrêt de la Cour d'appel
en matière pénale, [1962] 2 All E.R. 314
(C.C.A.), résumait comme suit l'état des autorités
quant aux pouvoirs des tribunaux de mettre en
question l'exercice d'un acte de prérogative ratta-
ché au domaine de la sécurité nationale et du
commandement des forces armées (à la page 319):
[TRADUCTION] Plusieurs questions relatives à la sécurité du
royaume et au commandement des forces royales sont aujour-
d'hui régies par des dispositions législatives. Si tel n'est pas le
cas, les pouvoirs dans ce domaine relèvent, en common law, de
la prérogative de la Couronne, qui agit sur les conseils de ses
fonctionnaires. Les pouvoirs ainsi laissés à l'autorité absolue de
la Couronne portent, en temps de paix comme en temps de
guerre, sur toutes les questions relatives à la disposition et à
l'armement des forces militaires, navales et aériennes .... Il
est, en fait, difficile de voir comment une personne, qu'elle
prétende être experte ou non, pourrait témoigner avec une
certaine autorité sur ces questions, puisque inévitablement elle
ne peut en être pleinement informée. A notre avis toutefois, il
ne s'agit pas seulement du poids à donner à ce genre de preuve.
Selon nous, les tribunaux ne sauraient, que ce soit dans un
procès civil ou criminel, s'enquérir de la façon dont s'exerce
cette prérogative. Comme l'a dit lord Parker of Waddington
dans l'affaire The Zamora, ([1916] 2 A.C., à la p. 107)
«Ceux qui sont responsables de la sécurité nationale sont
seuls juges de ce que celle-ci exige. À l'évidence, il ne serait
pas souhaitable que ces questions fassent l'objet d'un témoi-
gnage devant une cour de justice ou soient autrement discu-
tées en public.»
On a objecté que ces propos avaient trait uniquement au temps
de guerre, mais nous ne voyons aucune raison de principe pour
limiter ainsi leur champ d'application. En fait, dans l'affaire
Duncan v. Cammell Laird & Co., Ltd., ([1942] A.C., à la p.
641), le vicomte Simon, L.C., a cité et approuvé le passage en
question relativement au pouvoir général des ministres, en
temps de guerre comme en temps de paix, de revendiquer le
privilège de la Couronne.
Ces propositions de lord Parker, aucun des lords
juges de la Chambre des lords devant qui appel fut
porté ne les contesta, [1962] 3 All E.R. 142
(C.L.). Il est vrai qu'en les approuvant, lord Devlin
crut devoir rappeler (à la page 158) ce que lord
Warrington avait souligné dans un arrêt
antérieur 14 ,à savoir que les tribunaux pourraient
néanmoins, exceptionnellement, intervenir pour
corriger des excès ou abus dans le cas d'un exer-
cice incorrect (non proper) d'un pouvoir de préro-
gative. Mais le savant lord juge ne dit rien de plus
sur le point, car il n'était pas là question d'abus de
pouvoir, et la réserve ne visait manifestement pas,
tel que je comprends le texte, à s'éloigner de la
doctrine traditionnelle et acquise, celle explicitée
notamment dans l'arrêt de la Cour d'appel, China
Navigation Company, Limited v. Attorney -Gener
al, [1932] 2 K.B. 197 (C.A.), auquel tous les
autres savants lords juges se référèrent spécifique-
ment, comme à un arrêt de principe, et où on
trouve, dans le discours de lord Slesser, le passage
spécialement clair et dense qui suit (à la page
242):
[TRADUCTION] Dans Chitty on Prerogatives of the Crown,
1820, il est dit ceci à la p. 6: «Dans l'exercice de ses prérogati-
ves légales, le Roi dispose, en général, d'un pouvoir discrétion-
naire absolu»; et à la p. 44: «Le Roi est à la tête de son armée et
de sa marine; il a seul le droit d'ordonner leurs mouvements, de
réglementer leur organisation interne .... selon ce que Sa
Majesté juge conforme aux impératifs politiques.» Selon
Blackstone, Comm. i., 251: «Donc, dans l'exercice de ces préro-
gatives qu'il tient de la loi, le Roi a un pouvoir irrésistible et
absolu, selon la lettre de la constitution. Toutefois, si l'exercice
de ce pouvoir a pour conséquence manifeste de faire du tort au
royaume ou de porter atteinte à son honneur, le Parlement
demandera, d'une manière juste et sévère, des comptes à ses
conseillers.»
La prérogative est «le pouvoir discrétionnaire d'agir dans
l'intérêt public»; Locke on Government, 2 par. 166, qu'a cité
Blackstone, Comm. i., 252, «Le Roi a seul le pouvoir d'enrôler
14 In re A Petition of Right, [1915] 3 K.B. 666 (C.A.).
et d'organiser les flottes et les armées»: ibid., p. 262. Il est le
«commandant militaire suprême du royaume»: ibid., p. 262. Il
est vrai que la common law a créé la prérogative et lui a imposé
des limites et que le souverain ne peut revendiquer que les
prérogatives que lui confère la common law: Comyns' Digest,
«Prerogative A.» Mais, dans la mesure où cette prérogative
englobe le gouvernement de l'armée, la Cour ne saurait exami
ner le bien-fondé de son exercice. «Sur une question douteuse
relative à la prérogative, la Couronne et ses ministres doi-
vent .... s'incliner devant la décision des tribunaux judiciai-
res»: Halsbury's Laws of England, vol. vi., p. 382. Mais dans la
mesure où, à mon avis, les pouvoirs en cause restent dans les
limites de la prérogative, la Cour a épuisé ses attributions dès
qu'elle est parvenue à cette conclusion. [C'est moi qui
souligne.]
Ainsi, au moment où la Charte canadienne des
droits et libertés a été adoptée, un élément essen-
tiel du «tout constitutionnel canadien» dans lequel
elle s'implantait était la prérogative royale dont on
vient de rappeler l'origine, le contenu et l'impor-
tance. Est-il possible de penser que par le seul fait
d'introduire cette Charte dans ce tout constitution-
nel et sans s'exprimer plus clairement, le Parle-
ment canadien, par sa résolution et son adresse à
la Reine, et le Parlement britannique en légiférant
pour donner suite au voeu du Canada, aient voulu
contrer toute cette tradition juridique et même y
mettre un terme, en enlevant l'essentiel de ce qui
caractérise la prérogative royale, soit son exercice
autonome et, du moins en principe, tout à fait
indépendant des tribunaux? Il ne semble pas possi
ble qu'il en soit ainsi. L'enchâssement de la Charte
canadienne des droits et libertés n'a pas pu chan-
ger la Constitution sur un point aussi fondamental,
de façon aussi indirecte. Si l'acte est vraiment un
acte de prérogative en ce sens qu'il reste dans les
limites de la prérogative, les tribunaux n'ont pas le
pouvoir de s'y immiscer. La Charte canadienne des
droits et libertés, introduite pour garantir solen-
nellement le respect des droits et intérêts privés,
n'atteint pas l'exercice des pouvoirs de prérogative
royale, spécialement ceux rattachés à la défense et
à la sécurité nationale, pouvoirs dont le maintien
ne s'explique que par des considérations de pur
intérêt national et collectif.
b) Quant à l'argument de convenance pratique
et de bon sens, on ne saurait l'exprimer, à mon
avis, de meilleure façon que ne l'a fait la Cour
suprême des États-Unis dans Chicago and
Southern Air Lines v. Waterman Steamship Cor
poration, 333 U.S. 103 (1947), sous les remarques
du juge Jackson (à la page 111):
[TRADUCTION] Le tribunal d'instance inférieure a considéré,
à juste titre à notre avis, qu'il ne pouvait contrôler les disposi
tions de l'ordonnance qui découlaient des directives données par
le président. Le président, en sa qualité de commandant en chef
et de porte-parole de la nation dans le cadre des affaires
étrangères, dispose de services de renseignements dont les rap
ports ne sont pas et ne doivent pas être rendus publics. Il serait
intolérable que les tribunaux, qui ne disposent pas des rensei-
gnements pertinents, contrôlent et, peut-être, annulent des
mesures prises par l'exécutif à partir de renseignements devant
rester secrets. Les tribunaux ne peuvent pas non plus siéger à
huis clos pour prendre connaissance de renseignements confi-
dentiels dont dispose l'exécutif. Même si les tribunaux pou-
vaient exiger une révélation complète, la nature même des
décisions de l'exécutif sur la politique extérieure est politique et
non judiciaire. Notre Constitution confie entièrement ces déci-
sions aux branches politiques du gouvernement, c'est-à-dire au
pouvoir exécutif et au pouvoir législatif. Ces décisions sont
délicates, complexes et impliquent une large part de conjecture.
Ces décisions sont l'apanage de ceux seuls qui sont directement
responsables devant le peuple dont ils favorisent ou compromet-
tent le bien-être. Ce sont des décisions que le judiciaire n'a ni la
capacité, ni les moyens, ni la responsabilité de prendre, et il est
bien établi qu'elles appartiennent au domaine du pouvoir politi-
que qui n'est pas soumis à l'intervention judiciaire ni à son
contrôle 15 .
Ces arguments, tant de droit que de convenance,
forcent à admettre à mon sens que la première et
la plus fondamentale condition pour que l'action
des demandeurs ait une cause qui la rende receva-
ble n'existe pas plus que là seconde. Non seule-
ment la décision attaquée ne saurait, dans les
circonstances mentionnées, avoir porté atteinte aux
droits constitutionnels que l'article 7 de la Consti
tution garantit aux demandeurs, mais ayant été
prise dans l'exercice d'un pouvoir qui se situe
clairement à l'intérieur du domaine de la préroga-
tive royale, ce qui d'ailleurs n'est pas contesté, il
s'agit d'une décision qui, en elle-même, n'est pas
susceptible d'être révisée et contrôlée par la Cour.
Voilà complété le long cheminement de pensée
que j'ai , suivi pour arriver à la conclusion que cet
appel devait réussir et que la décision de première
instance devait être cassée. La requête des défen-
15 On pourrait aussi citer au même effet les remarques des
juges américains dans Holtzman v. Schlesinger, 484 F.2d 1307
(1973) N(Cour d'appel américaine); Atlee v. Laird, 347 F Supp.
689 (1972) (confirmée par 411 U.S. 911 (1973)); Luftig v.
McNamara et al., 373 F.2d 664 (1967); et celles de lord
Denning, M.R., dans la cause Blackburn v. Attorney -General,
[1971] 2 A11 E.R. 1380 (C.A.).
deurs aux fins d'obtenir le retrait de la déclaration
et le rejet de l'action m'apparaît maintenant
comme pleinement fondée et devant être mainte-
nue. Je rendrais donc un jugement en conséquence.
* * *
Voici les motifs du jugement rendus, en français
par
LE JUGE HUGESSEN: Nous sommes saisis de
l'appel d'une décision du juge Cattanach rejetant
une requête en radiation de déclaration et én rejet
d'action présentée par les défendeurs en vertu de la
Règle 419(1).
La lecture des motifs du savant juge de première
instance montre clairement que l'argumentation
qui lui a été présentée reposait sur la thèse que la
décision des défendeurs d'autoriser les essais au
Canada du missile de croisière, qui est à l'origine
de l'action des demandeurs, était une décision
gouvernementale de nature politique qu'aucun tri
bunal n'avait la compétence de réviser. Son rejet
de la requête se fonde uniquement sur son inter-
prétation de la Charte des droits qui, selon lui [à la
page 435],
... s'applique au gouvernement du Canada dans les cas où il
prend une décision qui violerait les droits et libertés garantis
par cette Charte.
À l'audition de l'appel, les divers points de droit
que soulève la simple lecture de la déclaration des
demandeurs ont été examinés de manière plus
approfondie. À mon avis, il ne nous est pas néces-
saire de suivre le juge de première instance sur le
terrain semé de pièges où les parties l'ont mené ni
d'indiquer quelles décisions exécutives, s'il en est,
échappent au contrôle judiciaire institué par la
Charte. Par ailleurs, nous n'avons pas à décider
non plus s'il est nécessaire ou souhaitable d'impor-
ter au Canada la [TRADUCTION] «doctrine de la
question politique» qui semble avoir engendré
beaucoup de difficultés aux États-Unis.
Selon moi, le sort de l'appel dépend de deux
questions. La déclaration allègue-t-elle la violation
d'un droit des demandeurs garanti par la Charte?
Dans l'affirmative, le recours exercé est-il dirigé
contre les responsables de cette prétendue viola
tion? À mon avis, il faut répondre non aux deux
questions.
Les demandeurs invoquent les droits garantis
par l'article 7 de la Charte, c'est-à-dire les droits à
la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Il
est évident, je pense, que ces droits ne sont pas et
ne peuvent pas être absolus. Nous devons tous
mourir et plusieurs d'entre nous, à un moment ou
un autre de leur vie, peuvent être emprisonnés ou
placés dans une situation d'insécurité. Le texte
même de l'article 7 pose comme prémisse que les
principes de justice fondamentale ne sont pas
incompatibles avec une atteinte à la vie, à la
liberté ou à la sécurité de la personne. Cela étant,
il ne suffit pas aux demandeurs d'alléguer, comme
ils le font ici, une simple atteinte (éventuelle) à
leurs droits. Ils doivent aussi alléguer qu'il y a
violation des principes de justice fondamentale. En
l'absence d'une telle allégation, l'action en justice
est irrecevable. Comme l'avocat des demandeurs,
pressé de répondre, a été incapable d'énoncer le
principe de justice fondamentale qui aurait été
violé, il n'y a aucun motif de croire qu'on pourrait
remédier à l'irrégularité par un amendement.
La déclaration des demandeurs présente une
autre lacune fatale: il se peut que la violation
alléguée de leurs droits soit rendue plus probable
par la décision des défendeurs, mais il est évident
que si violation il y a, ce sera le fait de tiers qui ne
sont pas parties à la présente action. La Charte ne
saurait avoir une telle portée; autrement, le citoyen
timoré craignant d'être victime d'une agression
dans la rue pourrait exiger que la police lui four-
nisse une escorte permanente. À l'inverse, le client
d'une banque craignant d'être pris entre deux feux
au cours d'un hold-up pourrait enjoindre à la
police de ne jamais répondre aux signaux d'alarme
des banques. A mon avis, l'article 32 montre bien
que les droits que consacre la Charte sont protégés
de toute atteinte directe de la part des gouverne-
ments domestiques au Canada. La violation de
droits garantis par la Charte commise par de
simples citoyens, agissant hors de toute sanction
officielle, ou par des puissances étrangères opérant
hors du cadre de notre droit interne, ne peut
donner ouverture à une action fondée sur la
Charte, bien qu'elle puisse, naturellement, donner
lieu à d'autres recours.
Par ces motifs, je suis d'avis que l'appel devrait
être accueilli et la requête en radiation accordée.
La déclaration des demandeurs devrait être radiée
et l'action rejetée, le tout avec dépens.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.