A-616-83
Maurice Goguen et Gilbert Albert (appelants)
c.
Frederick Edward Gibson (intimé)
Cour d'appel, juges Ryan, Le Dain et Marceau—
Ottawa, 31 octobre et tee, 2, 3, 4 et 7 novembre
1983; 10 janvier 1984.
Preuve — Opposition à la divulgation en vertu de l'art.
36.1(1) de la Loi sur la preuve au Canada — Archives du
Service de sécurité de la GRC — Divulgation demandée par
des personnes accusées de concertation avec des tiers pour
commettre un vol par effraction — Vol par la GRC de bandes
magnétiques sur lesquelles était enregistrée la liste des adhé-
rents au Parti québécois — Le système de défense exige la
production de documents pour prouver que l'entrée clandestine
avait été autorisée dans le cadre d'une enquête concernant
l'ingérence de gouvernements étrangers et l'infiltration du
mouvement séparatiste par des terroristes — Droit à une
réponse et à une défense pleines et entières — Crédibilité — Le
juge en chef a fait droit à l'opposition à la demande en vertu
de l'art. 36.1(2) sans avoir examiné les documents — L'inspec-
tion est une mesure discrétionnaire — Elle n'est prise que
lorsque nécessaire — Pas d'inspection si elle ne peut modifier
l'opinion selon laquelle l'intérêt public dans la non-divulgation
l'emporte sur l'intérêt public dans la divulgation — La Cour
est habilitée à ordonner la divulgation de certains documents
seulement selon des conditions qui empêcheraient de porter
atteinte à la sécurité nationale — La divulgation des rensei-
gnements serait probablement préjudiciable à la sécurité
nationale et aux relations internationales — Le préjudice
l'emporte sur l'importance de la divulgation pour la défense
contre les accusations criminelles — Appel rejeté — Loi sur la
preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10 (mod. par S.C.
1980-81-82-83, chap. 111, art. 4), art. 36.1, 36.2, 36.3 —
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 283 — Loi sur la
Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 41 (mod.
par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, art. 3) — R.S.C., ord. 24,
règle 13 (Angl.).
Appel est interjeté d'un jugement du juge en chef Thurlow
publié dans [1983] 1 C.F. 872. J,cs appelants, qui étaient
agents de la GRC, ont été envoyés à leur procès sur des
accusations de vol avec effraction et de concertation avec des
tiers en vue de commettre un vol avec effraction. Les accusa
tions portaient sur la participation des appelants à l'opération
«Ham», une opération du Service de sécurité de la GRC au
cours de laquelle des individus sont entrés clandestinement dans
certains locaux et se sont emparés des bandes informatiques sur
lesquelles était enregistrée la liste des membres du Parti québé-
cois. Les appelants n'ont pas nié leur participation à l'opération;
toutefois, ils avaient l'intention d'alléguer comme moyen de
défense que la prise des bandes magnétiques n'était pas un
«vol», tel que défini dans le Code criminel, parce qu'elle n'avait
pas été faite frauduleusement et sans apparence de droit. Les
appelants prévoyaient qu'ils auraient à faire face à de graves
problèmes de crédibilité pour essayer d'établir les faits pour
leur système de défense. Par conséquent, afin d'étayer les
autres éléments de preuve, ils ont obtenu un subpoena ordon-
nant la production de documents du Service de sécurité com-
portant plusieurs milliers de pages. L'intimé (le solliciteur
général adjoint) a, en réponse, produit une attestation en vertu
du paragraphe 36.1(1) de la Loi sur la preuve au Canada, dans
laquelle il s'opposait à la production des documents au motif
que la divulgation des renseignements qui y étaient contenus
porterait préjudice à la sécurité nationale et aux relations
internationales. L'attestation donnait certaines explications sur
les dangers invoqués, de plus amples détails étant fournis dans
un affidavit secret déposé ultérieurement par l'intimé. Confor-
mément au paragraphe 36.2(1), l'affaire a été soumise au juge
en chef afin qu'il détermine si l'intérêt public dans la divulga-
tion des renseignements, fondé sur l'intérêt public dans la
bonne administration de la justice, l'emportait sur l'intérêt
public invoqué par l'intimé. Le juge en chef a décidé que ce
n'était pas le cas. Il a refusé d'examiner les documents et a fait
droit à l'opposition à la divulgation.
Arrêt: l'appel devrait être rejeté.
Le juge Le Dain (avec l'appui du juge Ryan): En vertu du
paragraphe 36.1(2), il appartient au juge de déterminer s'il y a
lieu d'examiner les documents concernés. Pour trancher cette
question, le juge en chef a suivi le principe selon lequel une
inspection ne doit avoir lieu que si elle semble nécessaire pour
déterminer s'il faut ordonner la divulgation. Ce principe est
appuyé à la fois par le libellé même du paragraphe 36.1(2) et
par les opinions judiciaires sur cette question, bien que ces
opinions sur la question de savoir quand il faut considérer que
l'inspection est nécessaire, varient. Nombre de commentaires de
la Chambre des lords sur cette question, dans l'arrêt Air
Canada, ne s'appliquent pas directement puisqu'ils visent une
règle anglaise dont le libellé est différent de celui du paragra-
phe 36.1(2).
En ce qui concerne la décision d'inspecter ou non les rensei-
gnements, cette dernière disposition autorise le juge, sans le lui
imposer, à examiner l'importance respective des intérêts publics
en jeu, telle qu'elle apparaît à ce stade, et la probabilité que
cette inspection puisse modifier son opinion concernant leur
importance respective et l'impression qui en a découlé quant à
l'opportunité d'ordonner la divulgation. Ainsi, lorsque les cir-
constances de l'espèce indiquent clairement que l'intérêt public
dans la non-divulgation l'emporte sur l'intérêt public dans la
divulgation et qu'il est inconcevable que l'inspection puisse
modifier cette opinion, le juge n'a pas besoin de procéder à une
inspection même si l'intérêt public dans la divulgation est
convaincant.
En l'espèce, l'argumentation en faveur de la divulgation des
renseignements, et en particulier des renseignements qui con-
cernent les motifs de l'opération, est en réalité sérieuse. En
outre, il est clair que la divulgation n'est pas une question à
résoudre nécessairement en termes de tout ou rien: la Cour peut
ordonner la divulgation de certains renseignements demandés,
tout en y attachant des conditions ou des restrictions destinées à
réduire les dangers pour la sécurité nationale et les relations
internationales. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer la diffi
culté qu'il peut y avoir à limiter la divulgation à certains
renseignements, sans l'ensemble de leur contexte. On peut
également douter que la Cour puisse, sans aide, déterminer
quels renseignements seront suffisants aux fins de la défense
des appelants ou déterminer si les restrictions auxquelles la
divulgation est assujettie sont adéquates.
Si on laisse ces doutes de côté, la divulgation de tout rensei-
gnement qui pourrait être suffisant pour la défense des appe-
lants serait probablement préjudiciable à la sécurité nationale
et aux relations internationales, pour les motifs exposés dans les
documents fournis par l'intimé, et l'importance d'un tel préju-
dice l'emporte sur l'importance de la divulgation pour la
défense des appelants. Par conséquent, les renseignements en
cause ne doivent pas être examinés et ne doivent pas être
divulgués.
Le juge Marceau: La décision dont il est fait appel revêtait
une très grande importance car elle portait sur un conflit entre
un intérêt public spécifique et l'intérêt public dans la bonne
administration de la justice. En outre, elle constituait le tout
premier jugement rendu en application de la récente modifica
tion à la Loi sur la preuve au Canada relativement à la
divulgation des renseignements administratifs. En vertu du
texte actuel de la loi, l'opposition à la divulgation pour des
motifs d'intérêt public est sujette à la vérification par une cour
supérieure, sauf lorsqu'il s'agit d'un renseignement confidentiel
du Conseil privé de la Reine. La cour a le droit de prendre
connaissance des renseignements demandés et peut rejeter l'op-
position à leur divulgation si elle décide que les raisons d'intérêt
public qui justifient la divulgation l'emportent sur les raisons
d'intérêt public invoquées lors de l'attestation. Lorsqu'il s'agit
d'une opposition fondée sur le motif que la divulgation porterait
préjudice aux relations internationales ou à la sécurité natio-
nale, le paragraphe 36.2(1) prévoit que la question ne peut être
déterminée que par le juge en chef de la Cour fédérale ou tout
autre juge de cette Cour qu'il désigne.
Il n'y a aucune raison d'être en désaccord avec l'approche
adoptée et les principes appliqués par le juge en chef Thurlow,
et celui-ci n'a pas commis d'erreur dans son appréciation de la
preuve. Les motifs de sa décision semblaient convaincants et
l'appel ne pouvait réussir. Néanmoins, il y a lieu de souligner
certains points qui revêtent une importance particulière.
(1) Le changement le plus important apporté par les nouvel-
les dispositions législatives est que les oppositions à la divulga-
tion au motif que les relations internationales ou la sécurité
nationale seraient atteintes n'ont plus un caractère absolu. Ce
changement a été jugé nécessaire parce que les concepts impli-
qués dans la formulation d'une telle opposition étaient si vagues
qu'ils laissaient place à des possibilités d'abus. Cependant, une
fois qu'on a démontré à la Cour que la divulgation causera
préjudice aux relations internationales ou à la sécurité natio-
nale, le tort qui pourrait résulter de la non-divulgation devra
être très sérieux pour que le juge puisse affirmer que l'intérêt
public dans la bonne administration de la justice doit l'empor-
ter. Les facteurs dont on doit tenir compte pour mettre en
balance les intérêts publics en jeu ne peuvent être classés étant
donné qu'ils doivent être tirés des circonstances de chaque cas.
Toutefois, dans l'évaluation de la demande d'exemption, le juge
doit tenir compte des connaissances de l'auteur de l'opposition
étant donné qu'il n'est pas compétent en matière de sécurité
nationale et de relations internationales. Le juge est cependant
tout à fait compétent pour évaluer le but pour lequel les
renseignements sont demandés, l'importance de la divulgation
des renseignements pour atteindre le but désiré, la pertinence
de ce but et l'intérêt financier, social ou moral en jeu dans ce
litige. Ce sont là les questions rattachées à l'intérêt public dans
la divulgation.
(2) II est clair que la Cour devait procéder selon une analyse
en deux étapes. La Cour est investie du pouvoir d'inspecter les
documents, mais elle n'a pas l'obligation de le faire; elle
abuserait de ce pouvoir si elle l'exerçait pour tout autre motif
que pour les besoins de la décision qu'elle doit rendre. Les
motifs de l'arrêt Air Canada and Others v. Secretary of State
for Trade and Another, [1983] 2 W.L.R. 494; [1983] 1 All
E.R. 910 (H.L.) indiquent, à juste titre, que la question de
savoir si les documents pourraient vraisemblablement servir la
cause de la partie qui en demande la divulgation constitue un
critère fondamental lorsque la Cour décide si elle doit procéder
à l'inspection. Toutefois, cet arrêt n'implique nullement qu'il
s'agissait d'un critère unique ou décisif.
(3) Les appels formés en vertu de la nouvelle législation ne
sont pas assujettis au principe fondamental selon lequel une
cour d'appel n'a pas pour rôle de réentendre l'affaire sur les
faits mais seulement de vérifier si le juge de première instance a
commis une erreur dans l'appréciation de l'ensemble de la
preuve. Étant donné que toute la preuve est soumise par écrit et
que l'appréciation à vérifier n'est pas susceptible de degrés
puisqu'elle doit résulter d'un strict «balancement», la cour doit
intervenir si son appréciation diffère de celle du juge de pre-
mière instance.
JURISPRUDENCE
DISTINCTION FAITE AVEC:
Stein, et autres c. Les navires «Kathy K», et autres,
[1976] 2 R.C.S. 802.
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Conway v. Rimmer and Another, [1968] A.C. 910
(H.L.); Burmah Oil Co. Ltd. v. Governor and Company
of the Bank of England and Another, [1980] A.C. 1090
(H.L.); Air Canada and Others v. Secretary of State for
Trade and Another, [1983] 2 W.L.R. 494; [1983] 1 All
ER 910 (H.L.); Re Carey and The Queen (1983), 43
O.R. (2d) 161 (C.A.).
AVOCATS:
R. Mongeau pour Maurice Goguen, appelant.
H. W. Yarosky pour Gilbert Albert, appelant.
J. R. Nuss, c.r., G. H. Waxman et A. Lutfy
pour l'intimé.
PROCUREURS:
R. Mongeau, Montréal, pour Maurice
Goguen, appelant.
Yarosky, Fish, Zigman, Isaacs & Daviault,
Montréal, pour Gilbert Albert, appelant.
Ahern, Nuss & Drymer, Montréal, pour
l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE LE DAIN: Appel est interjeté d'un
jugement rendu par le juge en chef de la Cour
fédérale [[1983] 1 C.F. 872] sur le fondement de
l'article 36.2 de la Loi sur la preuve au Canada,
S.R.C. 1970, chap. E-10, modifiée par S.C.
1980-81-82-83, chap. 111 [art. 4], et faisant droit
à l'opposition à la divulgation de renseignements
contenus dans des documents et dossiers faisant
partie des archives du Service de sécurité de la
Gendarmerie royale du Canada, au motif qu'une
telle divulgation porterait préjudice à la sécurité
nationale et aux relations internationales.
Les appelants demandent la divulgation de ces
documents afin d'être en mesure de produire des
preuves qu'ils affirment être nécessaires à leur
défense aux accusations de concertation avec des
tiers pour commettre un vol avec effraction et de
vol avec effraction. Ces accusations ont résulté
d'une opération menée par le Service de sécurité et
connue sous le nom d'«opération Ham». Les appe-
lants ont été accusés du vol de bandes magnétiques
sur lesquelles était enregistrée la liste des adhé-
rents au Parti québécois.
Les motifs du juge en chef exposent en détail, et
avec beaucoup de soin, les faits, le contexte juridi-
que et la nature des documents soumis et mention-
nés à l'appui des intérêts publics contradictoires
invoqués par les parties. Je peux donc aborder les
questions en litige dans cet appel en m'en tenant à
un bref résumé de ce qui me semble s'y rapporter
directement.
Les renseignements en cause sont contenus dans
un grand nombre de documents et dossiers com-
portant au total 8 200 pages environ. Dans l'attes-
tation produite pour s'opposer à leur divulgation,
conformément au paragraphe 36.1(1) de la Loi sur
la preuve au Canada [édicté par S.C. 1980-81-
82-83, chap. 111, art. 4], le solliciteur général
adjoint, intimé, déclare que cette divulgation por-
terait préjudice à la sécurité nationale et aux
relations internationales, et en particulier, que les
documents en cause [à la page 877]:
[TRADUCTION] ... révéleraient l'identité ou permettraient
d'identifier: a) les sources humaines et techniques d'informa-
tion du Service de sécurité; b) ses cibles; c) ses méthodes et
stratégies opérationnelles et administratives, dont notamment
les méthodes et les techniques spécifiques qu'il utilise dans ses
opérations et pour la collecte, l'évaluation et la transmission de
renseignements; et d) les liaisons du Service de sécurité avec
des agences de renseignements et de sécurité étrangères et les
informations qu'elles fournissent.
L'opposition à la divulgation est en outre appuyée
par un affidavit secret de l'intimé qui explique de
quelle manière la divulgation des renseignements
pourrait être préjudiciable à la sécurité nationale
et aux relations internationales, décrit la teneur
générale des documents et dossiers contenant les
renseignements en cause et invoque à l'égard de
chacun d'eux les motifs d'intérêt public de l'oppo-
sition. Ces motifs sont exposés de manière plus
détaillée et renvoient aux documents énumérés
dans les subpoenas duces tecum, mais sont pour
l'essentiel les mêmes que les motifs exposés dans
l'attestation.
L'intérêt public invoqué par les appelants et
appuyé par leurs affidavits est l'intérêt public dans
la bonne administration de la justice, qu'ils définis-
sent en l'espèce comme le droit à une réponse et à
une défense pleines et entières. La défense que les
appelants ont l'intention d'invoquer à leur procès
consiste à dire que la prise des bandes magnétiques
n'était pas un vol, un des éléments principaux des
accusations retenues contre eux, parce qu'elle n'a
pas été faite frauduleusement et sans apparence de
droit, comme l'exige la définition du vol à l'article
283 du Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C-34].
Selon eux, cette défense exige qu'ils prouvent que
l'entrée clandestine dans certains lieux était une
méthode d'enquête bien établie au Service de sécu-
rité de la GRC; que l'opération «Ham» avait été
approuvée par des officiers supérieurs du Service
de sécurité; qu'elle avait été planifiée et exécutée
dans le cadre d'une enquête sur de graves ques
tions de sécurité concernant, en résumé, l'ingé-
rence alléguée de gouvernements étrangers en vue
de soutenir le mouvement séparatiste au Québec
par des moyens financiers ou autres, la communi
cation alléguée de renseignements classifiés par
des fonctionnaires fédéraux à des membres du
mouvement séparatiste, et l'infiltration possible du
mouvement séparatiste par des éléments terroris-
tes; et enfin, que les appelants croyaient que l'opé-
ration «Ham» était légale. Les appelants soutien-
nent qu'en raison de problèmes de crédibilité, il est
fort probable qu'ils ne puissent convaincre un jury
de ces faits s'ils doivent se limiter aux preuves
testimoniales et littérales actuellement disponibles.
Selon les appelants, ces problèmes de crédibilité
résultent du caractère inhabituel des activités allé-
guées ou soupçonnées, que l'on dit avoir été à
l'origine de l'opération «Ham», et de l'intérêt évi-
dent des appelants ou d'autres personnes, dont la
plupart sont accusées des mêmes infractions, qui
pourraient être appelées à témoigner. Ils soutien-
nent en outre que la preuve littérale actuellement
disponible n'est pas aussi claire ou complète qu'on
pourrait le souhaiter en ce qui concerne les motifs
de l'opération «Ham» et qu'en fait, elle accroît les
problèmes de crédibilité. A l'appui de cet argu
ment, ils mentionnent l'utilisation qui en a été faite
dans le contre-interrogatoire au procès d'un des
autres accusés en vue de créer un doute quant aux
motifs réels de l'opération «Ham». Enfin, ils pré-
tendent que les problèmes de crédibilité ont été
aggravés par des commentaires que le premier
ministre du Québec a fait en public sur les témoi-
gnages au procès d'un des autres accusés. Ils affir-
ment qu'en raison de ces problèmes de crédibilité,
il leur est indispensable, pour leur système de
défense, de disposer des preuves contenues dans les
documents et dossiers du Service de sécurité con-
cernant les faits qu'ils doivent établir et, en parti-
culier, le fondement même ou la gravité des motifs
de l'opération «Ham».
La décision à rendre dans un cas de ce genre est
définie aux paragraphes 36.2(1) et 36.1(2) de la
Loi sur la preuve au Canada [édictés par S.C.
1980-81-82-83, chap. 111, art. 4]:
36.2 (1) Dans les cas où l'opposition visée au paragraphe
36.1(1) se fonde sur le motif que la divulgation porterait
préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la
sécurité nationales, la question peut être décidée conformément
au paragraphe 36.1(2), sur demande, mais uniquement par le
juge en chef de la Cour fédérale ou tout autre juge de cette
cour qu'il charge de l'audition de ce genre de demande.
36.1 ...
(2) Sous réserve des articles 36.2 et 36.3, dans les cas où
l'opposition visée au paragraphe (1) est portée devant une cour
supérieure, celle-ci peut prendre connaissance des renseigne-
ments et ordonner leur divulgation, sous réserve des restrictions
ou conditions qu'elle estime indiquées, si elle conclut qu'en
l'espèce, les raisons d'intérêt public qui justifient la divulgation
l'emportent sur les raisons d'intérêt public invoquées lors de
l'attestation.
Le paragraphe 36.1(2) autorise donc l'examen
des renseignements avant que soit rendue une déci-
sion sur la question de la divulgation. Un des
principaux points en litige dans cet appel est de
savoir si le juge en chef a commis une erreur en
décidant de ne pas examiner les renseignements
dans ce cas, pour les divers motifs exposés dans les
passages suivants [aux pages 887, 888 et 907]:
Toutefois, mise à part cette question des règles de la cour, le
but du paragraphe 36.1(2) me paraît être l'attribution à la
Cour du pouvoir de prendre connaissance des renseignements
demandés. Le paragraphe emploie le terme «peut», qui n'a pas
un sens impératif mais facultatif; aussi, la nature de la
demande me paraît être telle qu'avant d'exercer le pouvoir de
prendre connaissance des renseignements, le juge instruisant la
demande doit être convaincu, d'après la preuve dont il est saisi,
que la divulgation s'impose, c'est-à-dire que l'intérêt public
dans la divulgation dans le cas d'espèce est plus important que
l'intérêt public à préserver le caractère confidentiel de ces
renseignements ou, à tout le moins, que la balance ne penche ni
dans un sens ni dans l'autre et qu'il faut donc prendre connais-
sance des renseignements afin de décider quel intérêt public
doit l'emporter. Cette interprétation paraît en harmonie avec la
démarche de la Chambre des lords dans l'arrêt Air Canada
ainsi qu'avec l'évolution antérieure du droit relatif à l'examen
des documents par la Cour dans de tels cas; elle est, je pense,
autorisée par le libellé du paragraphe 36.1(2) et devrait donc
être adoptée. L'objet de cet examen judiciaire, quand il a lieu,
est de vérifier s'il y a prépondérance en faveur de la divulgation.
C'est à mon avis l'intention qu'exprime le paragraphe. En
revanche, si la nécessité de la divulgation n'a pas été démontrée
et si la balance penche nettement d'un côté, il faut, bien
entendu, faire droit à l'opposition et, dans ce cas, je ne pense
pas que le paragraphe exige que la Cour prenne connaissance
des renseignements pour voir si cet examen fera pencher la
balance dans l'autre sens. Interpréter le paragraphe autrement
obligerait, me semble-t-il, la Cour à prendre connaissance des
renseignements à chaque fois. Ce n'est probablement pas là
l'intention du législateur, surtout dans les cas où l'opposition est
fondée sur des questions aussi délicates que la sécurité et la
défense nationales et les relations internationales.
D'après l'ensemble des pièces dont je suis saisi, je suis d'avis
que, dans le cas d'espèce, non seulement l'intérêt public dans la
sécurité nationale et dans les relations internationales n'est pas
surpassé par l'intérêt public dans la bonne administration de la
justice, mais même que la preuve administrée est fortement
prépondérante en faveur du premier et que le second doit donc
lui céder le pas. C'est pourquoi il n'est pas, à mon avis,
nécessaire que je demande à prendre connaissance de l'un
quelconque des documents ou renseignements en question; cela
n'est pas souhaitable car le pouvoir donné à cette fin ne doit
être exercé qu'en cas de nécessité et, compte tenu de l'ensemble
du cas d'espèce, je ne vois aucune raison de supposer que
l'examen des documents et de leur contenu révélerait qu'ils
doivent être divulgués ou qu'un tel examen servirait quelque
autre fin utile.
Au vu de ces motifs, le critère suivi par le juge
en chef pour ce qui concerne l'exercice du pouvoir
discrétionnaire d'examiner les documents, tel
qu'exprimé en particulier à la fin de ce passage,
peut être résumé de la manière suivante: cet
examen ne devrait être entrepris que s'il paraît
nécessaire de déterminer si la divulgation des
documents doit être ordonnée. Avec déférence,
j'estime que ce critère est appuyé par les opinions
judiciaires formulées sur la question de l'examen,
ou de l'«inspection» comme on l'appelle communé-
ment, et par les termes mêmes du paragraphe
36.1(2) de la Loi sur la preuve au Canada. On
trouve de nombreuses expressions de ces opinions
judiciaires dans les arrêts qui ont fait jurispru
dence sur la question de l'inspection. Il a notam-
ment été fait mention, au cours des débats, de ce
que disait la Chambre des lords dans les arrêts
Conway v. Rimmer and Another, [1968] A.C. 910,
Burmah Oil Co. Ltd. v. Governor and Company of
the Bank of England and Another, [1980] A.C.
1090, et Air Canada and Others v. Secretary of
State for Trade and Another, [1983] 2 W.L.R.
494; [1983] 1 All ER 910; et la Cour d'appel de
l'Ontario dans un arrêt récent Re Carey and The
Queen [(1983), 43 O.R. (2d) 161] prononcé après
la décision du juge en chef dans la présente affaire.
Je ne crois pas qu'il soit vraiment utile d'essayer de
citer de longs extraits de ces opinions judiciaires.
Elles accordent une importance très différente à
divers aspects et il faut en saisir les principales
lignes de force, en gardant toujours à l'esprit les
termes du paragraphe 36.1(2) et la nature des
intérêts publics en jeu en l'espèce. Il semble géné-
ralement admis que l'inspection est une mesure
discrétionnaire à prendre seulement lorsqu'elle est
nécessaire. Les différences d'opinions apparaissent
lorsqu'il s'agit de déterminer les cas ou les circons-
tances dans lesquelles il faut la considérer comme
nécessaire. Pour certains, et notamment pour lord
Reid et lord Morris of Borth -y-Gest (et peut-être
également lord Pearce) dans Conway v. Rimmer,
l'inspection est un moyen de sauvegarder l'intérêt
public à la protection contre la divulgation lorsque
la cour, après avoir mis en balance l'importance
apparente des intérêts en conflit, est disposée à
ordonner la divulgation. Pour d'autres, il s'agit
d'une mesure à prendre en cas de doute réel, y
compris un doute sur la question de savoir si des
renseignements précis relèvent d'un intérêt public
qui exigerait ou interdirait la divulgation; c'est le
cas, par exemple, de lord Upjohn dans Conway v.
Rimmer et de lord Keith of Kinkel et de lord
Scarman dans Burmah Oil. Lord Wilberforce, à la
page 1117 de l'arrêt Burmah Oil, fait une mise en
garde particulièrement éloquente contre le recours
inutile à l'inspection: [TRADUCTION] «S'ils encou-
rageaient une procédure générale d'examen, les
tribunaux s'engageraient sur une voie dangereuse:
ils n'ont en général ni le temps ni l'expérience
requise pour procéder dans chaque cas à un
examen soigneux des documents afin de les éva-
luer.» Dans l'arrêt Air Canada, lord Fraser of
Tullybelton dit à la page 916 [All ER]: [TRADUC-
TION] «L'inspection est faite dans l'optique de la
possibilité d'ordonner la production des documents
et, à mon avis, l'inspection ne devrait être ordon-
née que si le tribunal est convaincu que l'inspection
lui permettra probablement de s'assurer qu'il
devrait ordonner ensuite la production de ces ren-
seignements.» L'essentiel des motifs de l'affaire
Air Canada, sur laquelle s'appuient particulière-
ment les appelants en l'espèce, portait sur le sens
de l'exigence formulée dans les règles anglaises de
communication des pièces (R.S.C., ord. 24, règle
13) selon laquelle elle doit être [TRADUCTION]
«nécessaire pour statuer équitablement sur le
litige»; il faut donc l'examiner avec prudence,
comme le suggérait le juge en chef, compte tenu
du libellé différent du paragraphe 36.1(2) de la
Loi sur la preuve au Canada. Le juge d'appel
Thorson, rendant le jugement de la Cour d'appel
de l'Ontario dans l'affaire Re Carey and The
Queen, sur laquelle les appelants se sont largement
appuyés, a souligné cette différence entre les con-
textes législatifs de l'exercice du pouvoir discré-
tionnaire d'ordonner l'inspection. Après avoir fait
une revue très complète de la jurisprudence, il s'est
prononcé en faveur d'un examen en deux temps
des questions de l'inspection et de la divulgation,
dont on peut déduire qu'il n'y a pas lieu de prendre
en considération l'importance respective et appa-
rente des intérêts publics contradictoires en jeu
lorsqu'il faut décider s'il convient ou non d'ordon-
ner l'inspection, mais seulement de déterminer si
l'intérêt public dans la divulgation a été suffisam-
ment établi pour exiger cette inspection. Je ne
pense pas toutefois qu'il veuille ainsi suggérer que,
lorsque les circonstances de l'espèce indiquent clai-
rement que l'intérêt public dans la non-divulgation
l'emporte sur l'intérêt public dans la divulgation et
qu'il est inconcevable que l'inspection puisse modi
fier cette opinion, la cour devrait néanmoins procé-
der à cette inspection quand l'intérêt public dans la
divulgation a été démontré avec force. De toute
façon, le juge d'appel Thorson a pris en compte le
jugement du juge en chef en l'espèce et a conclu
[aux pages 193 et 194] qu'il ne s'appliquait pas au
litige qui lui était soumis parce qu'il [TRADUC-
TION] «repose sur un fondement différent du droit
et invoque un genre très différent d'intérêt public».
Comme le juge en chef, je pense qu'en ce qui
concerne la décision d'inspecter ou non les rensei-
gnements, le paragraphe 36.1(2) autorise, sans
l'imposer, l'examen de l'importance respective et
apparente des intérêts publics en jeu, telle qu'elle
apparaît à ce stade des procédures, et de la proba-
bilité que cette inspection puisse modifier l'opinion
concernant leur importance respective et l'impres-
sion qui en a découlé quant à la nécessité d'ordon-
ner la divulgation.
En fait, à la fin des débats, l'avocat des appe-
lants paraît avoir fait des concessions importantes
vers ce point de vue. Il a proposé un critère à cette
fin qui, à mon sens, est essentiellement le suivant:
la Cour devrait examiner les renseignements si les
moyens invoqués par le requérant en faveur de la
divulgation sont assez forts pour pouvoir, dans les
circonstances, l'emporter sur les motifs invoqués
pour empêcher la divulgation. En dernière analyse,
l'argumentation des appelants en faveur de l'exa-
men des documents consiste apparemment à dire
que, compte tenu de l'importance relative des
arguments avancés pour demander la preuve con-
tenue dans lesdits renseignements, la Cour devrait
examiner ces renseignements afin de déterminer si,
parmi ceux qui faciliteraient le système de défense
des appelants, l'un d'eux pourrait être divulgué
conformément aux conditions ou restrictions
apportées par le paragraphe 36.2(1), de manière à
éliminer tout préjudice éventuel à la sécurité natio-
nale et aux relations internationales ou réduire
suffisamment ce préjudice pour faire pencher la
balance en faveur de la divulgation. J'ai soigneuse-
ment étudié cette argumentation parce qu'il est
évident que la Cour n'est pas obligée de penser en
termes de tout ou rien en ce qui concerne la
divulgation des renseignements. Elle pourrait
ordonner la divulgation de certains d'entre eux,
selon des conditions ou restrictions du genre sug-
géré par les appelants (voir ce que disent lord
Pearce dans Conway v. Rimmer, à la page 988 et
lord Keith of Kinkel dans Burmah Oil, à la page
1135), même s'il ne faut pas sous-estimer la diffi
culté qu'il peut y avoir à limiter la divulgation à
certains renseignements, sans l'ensemble de leur
contexte. J'estime que l'argumentation des appe-
lants en faveur de la divulgation de preuves conte-
nues dans ces renseignements, et en particulier ce
qui concerne les motifs de l'opération «Ham», est
sérieuse. Je m'abstiendrai de faire tout commen-
taire sur l'importance relative de ses divers aspects
afin d'éviter de faire une observation qui pourrait
être considérée préjudiciable. J'ai toutefois conclu,
avec réticence, que la divulgation de tout rensei-
gnement jugé suffisant aux fins de la défense des
appelants, même conformément à des restrictions
du genre de celles qui ont été suggérées ci-dessus
(à supposer que la Cour puisse, sans aide, détermi-
ner si les renseignements sont suffisants et les
restrictions adéquates, ce dont je doute), serait
probablement préjudiciable à la sécurité nationale
et aux relations internationales, pour les motifs
exposés dans l'attestation et l'affidavit secret de
l'intimé, et qu'un tel préjudice l'emporte sur l'im-
portance relative de la divulgation pour la défense
des appelants. Je conclus donc également que les
renseignements en cause ne doivent pas être exa-
minés et ne doivent pas être divulgués. En consé-
quence, je rejetterais l'appel. Il n'y a pas lieu
d'adjuger les dépens.
LE JUGE RYAN: Je souscris à ces motifs.
* * *
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE MARCEAU: On saurait difficilement
exagérer l'importance particulière de la décision
dont est ici appel, une décision prononcée par le
juge en chef de cette Cour. Non seulement cette
décision porte-t-elle sur l'une des situations les plus
délicates qui puissent se présenter à un tribunal,
celle résultant d'une opposition et d'un conflit
entre un intérêt public spécifique et l'intérêt public
dans la bonne administration de la justice, mais
elle constitue, ce qui mérite spécialement d'être
noté, le tout premier jugement rendu en applica
tion du nouvel article 36.2 récemment incorporé à
la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970,
chap. E-10, modifiée [par S.C. 1980-81-82-83,
chap. 111, art. 4] relativement à la "Divulgation
de renseignements administratifs".
On se rappellera qu'en traitant du problème
général de l'accès aux renseignements administra-
tifs, le Parlement a apporté, en novembre 1982,
d'importants changements aux règles à suivre lors-
que, devant un tribunal ayant le pouvoir de con-
traindre, un ministre de la Couronne s'oppose pour
des motifs d'intérêt public à divulguer quelque
renseignement demandé par une partie. Les para-
graphes (1) et (2) de l'article 41 de la Loi sur la
Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10],
qui contenaient les règles applicables jusque-là en
de telles situations, ont été abrogés [par. S.C.
1980-81-82-83, c. 111, art. 3] et remplacés par
trois nouveaux articles (les articles 36.1, 36.2 et
36.3) insérés [par art. 4] dans la Loi sur la preuve
au Canada'. Aux termes des règles nouvelles, le
droit de s'opposer à la divulgation de renseigne-
ments pour des motifs d'intérêt public est confirmé
et même facilité et étendu: il peut s'exercer verba-
lement et non uniquement par le dépôt d'une
attestation assermentée; il s'applique à tout rensei-
gnement et ne se limite pas aux documents; il est
accordé à toute personne intéressée et n'est pas
réservé aux ministres de la Couronne. Cependant,
l'opposition est définitive et inattaquable dans le
seul cas où un renseignement confidentiel du Con-
seil privé de la Reine est impliqué. Dans tous les
autres cas, y compris ceux où les relations interna-
tionales ou la défense ou la sécurité nationales sont
dites être compromises, l'opposition est sujette à
vérification. Une cour supérieure a le droit de
prendre connaissance des renseignements deman
dés et le pouvoir de rejeter l'opposition «si elle
conclut qu'en l'espèce, les raisons d'intérêt public
qui justifient la divulgation l'emportent sur les
raisons d'intérêt public invoquées lors de l'attesta-
tion» [art. 36.1(2)] . Quant à la cour à qui est
Voici le texte de l'article 41 de la Loi sur la Cour fédérale
avant son abrogation:
41. (1) Sous réserve des dispositions de toute autre loi et
du paragraphe (2), lorsqu'un ministre de la Couronne certifie
par affidavit à un tribunal qu'un document fait partie d'une
catégorie ou contient des renseignements dont on devrait, à
cause d'un intérêt public spécifié dans l'affidavit, ne pas
exiger la production et la communication, ce tribunal peut
examiner le document et ordonner de le produire ou d'en
communiquer la teneur aux parties, sous réserve des restric
tions ou conditions qu'il juge appropriées, s'il conclut, dans
les circonstances de l'espèce, que l'intérêt public dans la
bonne administration de la justice l'emporte sur l'intérêt
public spécifié dans l'affidavit.
(2) Lorsqu'un ministre de la Couronne certifie par affida
vit à un tribunal que la production ou communication d'un
document serait préjudiciable aux relations internationales, à
la défense ou à la sécurité nationale ou aux relations fédéra-
les-provinciales, ou dévoilerait une communication confiden-
tielle du Conseil privé de la Reine pour le Canada, le tribunal
doit, sans examiner le document, refuser sa production et sa
communication.
confié le soin d'apprécier la situation, c'est dans
tous les cas la cour supérieure devant laquelle est
portée l'opposition, sauf lorsque les relations inter-
nationales ou la défense ou la sécurité nationales
pourraient être concernées. Et ici entre en jeu
l'article 36.2 dont voici le texte:
36.2 (1) Dans les cas où l'opposition visée au paragraphe
36.1(1) se fonde sur le motif que la divulgation porterait
préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la
sécurité nationales, la question peut être décidée conformément
au paragraphe 36.1(2), sur demande, mais uniquement par le
juge en chef de la Cour fédérale ou tout autre juge de cette
cour qu'il charge de l'audition de ce genre de demande.
(2) Le délai dans lequel la demande visée au paragraphe (1)
peut être faite est de dix jours suivant l'opposition, mais le juge
en chef de la Cour fédérale ou le juge de cette cour qu'il charge
de l'audition de ce genre de demande peut modifier ce délai s'il
l'estime indiqué.
(3) Il y a appel de la décision visée au paragraphe (1) devant
la Cour d'appel fédérale.
(4) Le paragraphe 36.1(6) s'applique aux appels prévus au
paragraphe (3) et le paragraphe 36.1(7) s'applique aux appels
des jugements rendus en vertu du paragraphe (3), compte tenu
des adaptations de circonstance.
(5) Les demandes visées au paragraphe (1) font, en premier
ressort ou en appel, l'objet d'une audition à huis clos; celle-ci a
lieu dans la région de la Capitale nationale définie à l'annexe de
la Loi sur la Capitale nationale si la personne qui s'oppose à la
divulgation le demande.
(6) La personne qui a porté l'opposition qui fait l'objet d'une
demande ou d'un appel a, au cours des auditions, en première
instance ou en appel et sur demande, le droit de présenter des
arguments en l'absence d'une autre partie.
Le jugement dont il est interjeté appel ici est
donc le premier à avoir été rendu en application de
ce nouvel article 36.2 incorporé dans la Loi sur la
preuve au Canada en 1982. Les faits qui ont
suscité le recours à la nouvelle procédure ont été
abondamment commentés dans la presse et ils sont
exposés dans les motifs du jugement du juge en
chef; seuls les principaux d'entre eux ont besoin
d'être répétés.
Les deux appelants font partie d'un groupe de
onze individus, des membres actifs ou anciens
membres de la Gendarmerie royale du Canada (la
GRC), qui ont été accusés, aux termes du Code
criminel, de vol et de complot en vue de commettre
un vol. Les onze accusations, portées en 1981, ont
trait à ce qu'on a appelé l'opération «Ham», un
incident impliquant le Service de sécurité de la
GRC qui eut lieu à Montréal dans la nuit du 9
janvier 1973 alors que des individus sont entrés
clandestinement dans certains locaux où se trou-
vaient des bandes informatiques sur lesquelles
étaient enregistrées les listes des membres d'un
parti politique, se sont emparés des bandes, les ont
emportées avec eux à l'extérieur pour les copier et,
quelques heures plus tard, les ont retournées là où
ils les avaient prises. Les deux appelants, après
qu'ils se furent désistés de leur droit à enquête
préliminaire, furent envoyés à leur procès devant
un juge et un jury de la Cour supérieure (juridic-
tion criminelle), dans le district de Montréal
(Québec). Le procès d'un des onze coaccusés a
déjà été complété devant un juge seul et s'est
terminé par un verdict de culpabilité qui donna
lieu à une sentence suspendue; le procès d'un autre
coaccusé devant un juge et un jury a avorté après
plusieurs jours d'enquête et une ordonnance de
sursis a été rendue relativement à cette poursuite;
et finalement, une suspension permanente des pro-
cédures a été ordonnée dans le cas des sept autres
coaccusés. Pour ce qui est des deux appelants, le
procureur général de la province de Québec déposa
un acte d'accusation conjoint et, après plusieurs
reports, la date de leur procès fut fixée au 17
janvier 1983.
Le 5 janvier 1983, un juge de la Cour supé-
rieure, district de Montréal, à la demande de
l'avocat des appelants, émettait un subpoena duces
tecum, adressé à l'intimé, en sa qualité de sollici-
teur général adjoint du Canada, ainsi qu'au gref-
fier du Conseil privé du Canada, ordonnant à l'un
et à l'autre de se présenter devant le tribunal et d'y
produire un nombre considérable de documents
énumérés, dans le cas du solliciteur général
adjoint, dans une liste de quelque vingt-huit items,
comprenant des volumes et des dossiers, et, dans le
cas du greffier du Conseil privé, dans une liste
d'une trentaine d'items, dont certains, apparem-
ment, encore des volumes.
Le 12 janvier 1983, l'intimé produisait auprès de
la Cour supérieure, district de Montréal, une attes
tation dans laquelle il déclarait s'opposer à la
production des documents énumérés dans le sub
poena duces tecum au motif que la divulgation des
renseignements contenus dans les documents por-
terait préjudice à la sécurité nationale et aux
relations internationales. (L'attestation est citée
textuellement dans le jugement dont il est fait
appel et il est inutile de la répéter.) Une requête
aux fins qu'il soit adjugé sur l'opposition confor-
mément aux nouveaux articles 36.1 et 36.2 de la
Loi sur la preuve au Canada fut alors présentée au
juge en chef de la Cour fédérale qui établit la
procédure à suivre par les deux parties, autorisa le
dépôt d'affidavits et de toute autre preuve que les
parties avaient l'intention de faire valoir au soutien
de leurs prétentions respectives, et fixa la date du
début de l'audition au ler mars 1983. Le jugement
fut rendu le 28 avril 1983 appuyé de longs motifs
dans lesquels le juge en chef expliquait comment,
en vertu de quels principes et sur quelle base il
était arrivé à sa conclusion sans avoir à examiner
les documents. Cette conclusion, il la résumait
dans le dernier paragraphe de ses motifs [à la page
9081:
En conséquence, je suis d'avis que, dans le cas d'espèce, vu
les pièces dont je suis saisi, l'intérêt public dans la non-divulga-
tion des documents et de leur contenu, en raison du préjudice à
la sécurité nationale et aux relations internationales que cause-
rait leur divulgation, l'emporte sur l'intérêt public dans leur
divulgation. Telle est ma décision. Il est donc fait droit aux
oppositions énoncées dans l'attestation et la demande doit être
rejetée.
Voilà le jugement dont est ici appel—un appel
logé en vertu du paragraphe 36.2(3) de la Loi, qui
a donné lieu à sept jours complets d'argumentation
de la part des avocats et qu'il faut maintenant
trancher.
À mon avis, cet appel ne peut réussir. Je ne vois
aucune raison pour être en désaccord avec l'appro-
che adoptée et les principes appliqués par le juge
en chef pour trancher la question et j'estime qu'il
n'a pas commis d'erreur dans l'appréciation de la
preuve qui lui a été soumise. Je ne crois pas qu'il
soit nécessaire d'examiner les documents deman
dés avant de confirmer sa conclusion à l'effet que
l'opposition à leur divulgation doit être maintenue.
Les motifs de sa décision me semblent convain-
cants et, sauf pour quelques passages (que j'aurai
l'occasion d'examiner plus loin), je les accepte
d'emblée. Il y a peu de choses à ajouter selon moi à
ces motifs mais j'aimerais néanmoins souligner
quelques points qui me semblent revêtir une
importance particulière dans la considération du
problème mis en cause.
1. La signification de la nouvelle règle applicable
aux demandes de maintien du secret fondées sur
les relations internationales ou la sécurité natio-
nale.
Le changement le plus important apporté par les
nouvelles dispositions législatives gouvernant la
divulgation de renseignements administratifs est
sans aucun doute que les oppositions à la divulga-
tion au motif que les relations internationales ou la
sécurité nationale seraient atteintes n'auront plus
le caractère absolu que conservent les oppositions
fondées sur la nécessité de tenir secret un rensei-
gnement confidentiel du Conseil privé de la Reine:
ces oppositions seront désormais sujettes à vérifica-
tion et à examen comme toute autre opposition
fondée sur un intérêt public quelconque. Peut-on
un instant penser que la raison d'un tel change-
ment fondamental tient à ce que les relations
internationales et la sécurité nationale seraient
devenues, dans l'esprit des membres du Parlement,
moins cruciales qu'auparavant ou moins importan-
tes qu'un renseignement confidentiel du Conseil
privé de la Reine? Évidemment, non. Il est aussi
vrai aujourd'hui que ce l'était hier qu'il n'y a pas
d'intérêt public plus important que la sécurité
nationale.
La raison essentielle de ce changement, à mon
sens, est que les concepts impliqués dans la formu
lation d'une opposition de cette nature sont si
larges et si vagues que, dans la pratique, ils laissent
place à des possibilités d'exagérations, d'amplifica-
tions, sans parler d'abus purs et simples, que l'on a
cru souhaitable d'éviter par respect pour les exi-
gences d'une bonne administration de la justice.
Alors qu'un renseignement confidentiel du Conseil
privé de la Reine est, vu les précisions de la Loi,
immédiatement identifiable, un éventuel danger
pour les relations internationales ou la sécurité
nationale n'est pas aussi facile à reconnaître de
sorte qu'il peut être redouté et évoqué un peu trop
rapidement, même de parfaite bonne foi. Cela est
manifeste dans le domaine des relations internatio-
nales mais cela est également vrai, quoique à un
moindre degré, dans celui de la sécurité nationale;
et si la possibilité d'un usage inapproprié de l'oppo-
sition a toujours été présente dans l'ancien sys-
tème, elle le sera encore plus dans le nouveau où
l'opposition est accessible non seulement aux
ministres mais à toute personne qui prétend avoir
un intérêt.
La nouvelle règle, telle que je la comprends, vise
à enrayer ces exagérations, ces amplifications ou
ces abus en habilitant la Cour à examiner les
renseignements et à déclarer que l'intérêt public
invoqué pour s'objecter à leur divulgation, bien que
se rapportant aux relations internationales ou à la
sécurité nationale, est, dans un cas donné, surpassé
en importance par l'intérêt public que leur divulga-
tion servirait au niveau de la bonne administration
de la justice. Je serais porté à penser cependant
qu'une fois établi comme étant une certitude et
non une simple possibilité que la divulgation cau-
sera préjudice aux relations internationales ou à la
sécurité nationale, le tort que pourrait subir la
personne demandant les renseignements, si ceux-ci
lui étaient refusés, devrait alors être très sérieux
pour que le juge puisse encore affirmer que l'inté-
rêt public dans la bonne administration de la
justice doit néanmoins l'emporter et exiger que les
renseignements soient fournis. Je ne peux mieux
exprimer cette idée que ne l'a fait le juge en chef
lorsque, après avoir reconnu la grande importance
de l'intérêt public dans la bonne administration de
la justice, spécialement la justice criminelle, il
poursuit en disant (à la page 884):
Si important que soit cet intérêt public toutefois, je crois que
la nature des questions de relations internationales, de défense
et de sécurité nationales est telle que les cas où le maintien du
secret de certaines informations pouvant leur porter préjudice
sera considéré moins important que la bonne administration de
la justice, même en matière criminelle, seront rares.
Ce qui soulève la question des facteurs dont il
peut être tenu compte pour évaluer, peser et
mettre en balance les deux intérêts publics en jeu.
Il me semble que ces facteurs ne peuvent être
énumérés ni même classés de façon utile étant
donné qu'ils doivent être tirés essentiellement des
circonstances de chaque cas. Mais pour ce qui est
de l'un des termes de l'équation, je suis d'avis,
comme le juge en chef, que dans l'évaluation de la
justesse et du sérieux de la demande d'exemption
fondée sur l'intérêt public «l'auteur de l'opposition,
son intérêt au maintien du secret et sa connais-
sance de la nécessité du secret ont leur impor
tance» (à la page 880). J'ajouterai même qu'à mon
avis, en matière de sécurité nationale, ces éléments
pourraient être les plus importants en raison de la
compétence requise pour évaluer adéquatement la
situation, compétence qu'un juge normalement ne
possède pas. Et pour ce qui est de l'autre terme de
l'équation, je crois—comme le juge en chef encore,
si j'ai bien compris ses motifs—que l'importance à
accorder à l'intérêt public dans la divulgation doit
être appréciée in concreto, selon les circonstances
de fait du cas particulier en cause, et plus ou moins
indépendamment de la prétention du requérant,
puisque cette appréciation entre à plein dans le
domaine de compétence du juge, rattachée qu'elle
est au but immédiat pour lequel la partie demande
les renseignements, à l'importance de la divulga-
tion de tels renseignements pour atteindre le but
désiré, à la pertinence de ce but dans le litige tel
que soulevé et à l'intérêt financier, social ou moral
en jeu dans ce litige.
2. L'approche en deux temps et le critère qu'elle
implique.
Dans leur argumentation au soutien de leur
appel, les appellants ont surtout insisté sur la
prétention que le juge en chef avait commis une
erreur en tirant une conclusion avant d'avoir exa-
miné les dossiers et les documents demandés. Ils
ont affirmé d'abord que les motifs exposés dans
l'attestation établissant l'opposition et dans l'affi-
davit TRÈS SECRET déposé pour l'appuyer n'au-
raient pas dû être considérés suffisamment clairs
et détaillés pour dispenser d'une vérification
directe, surtout que plusieurs des pièces demandées
avaient déjà été divulguées devant la Commission
McDonald. Ils ont soutenu aussi que le fait que les
subpoenas avaient été émis au nom d'individus
contre lesquels pesaient des accusations criminelles
constituait en lui-même une circonstance excep-
tionnelle exigeant un examen approfondi des ren-
seignements demandés. Mais en fait, leurs princi-
paux arguments à cet égard étaient beaucoup plus
sérieux et complexes que ces deux déclarations
préliminaires et je vais essayer de les résumer
brièvement tels qu'ils ont été présentés devant
nous.
Le raisonnement se présente comme suit. Les
appelants, qui ne contestent pas leur participation
à l'opération «Ham», ont l'intention de contester
les accusations de vol et de complot en vue de
commettre un vol portées contre eux en faisant
valoir en défense: a) que l'opération n'a pas été
entreprise frauduleusement et sans apparence de
droit, et b) qu'ils n'ont pas eux-mêmes agi fraudu-
leusement et sans apparence de droit. Compte tenu
des éléments constitutifs du vol aux termes du
Code criminel et de l'importance attachée à l'état
d'esprit de la personne qui a posé l'acte, cette
défense est sérieuse bien que ce soit la première
fois apparemment qu'elle soit soulevée devant un
tribunal canadien dans des circonstances analo
gues. Or, il n'y a absolument aucun doute que les
documents demandés peuvent aider à prouver le
bien-fondé des éléments de cette défense: les appe-
lants qui sont au courant, du moins de façon
générale, du contenu de plusieurs des dossiers,
peuvent en attester et, de toute façon, l'affidavit de
l'intimé le confirme. En demandant la production
des documents, les appelants ne procèdent donc
pas à une recherche à l'aveuglette; les renseigne-
ments qu'ils demandent sont manifestement perti-
nents. C'était suffisant pour que le juge en chef ne
pût refuser leur demande sans examiner les docu
ments. En effet, si une approche en deux étapes
semble nécessaire—le juge devant évaluer la situa
tion avant de procéder à l'examen—la seconde
étape devrait être entreprise sitôt établi de façon
sérieuse que le cas prima facie justifie la divulga-
tion des renseignements. Un tel critère respecte
mieux l'esprit de la loi et la pensée dominante de la
jurisprudence et de la doctrine de common law,
comme en atteste l'arrêt anglais le plus récent sur
le sujet, Air Canada and Others v. Secretary of
State for Trade and Another, [1983] 2 W.L.R.
494; [1983] 1 All ER 910 (H.L.), que le critère
appliqué par le juge en chef—soit celui voulant
qu'il soit immédiatement montré que l'intérêt
public dans la divulgation des renseignements est
au moins aussi important que celui du maintien du
secret—un critère qui imposait aux appelants, à ce
stade, un fardeau trop onéreux et trop grand.
Certaines des propositions avancées par les pro-
cureurs en développant cette argumentation qu'ils
considéraient fondamentale méritent des commen-
taires spéciaux, mais j'aimerais d'abord parler de
façon générale de cette approche en deux temps
dont il a été question et du prétendu critère qu'elle
implique.
Il me paraît clair que pour adjuger sur une
demande de divulgation de renseignements contre
laquelle une opposition a été présentée en vertu des
articles 36.1 et 36.2 de la Loi, le tribunal se doit de
procéder en vertu d'une analyse pouvant compren-
dre deux étapes. Le tribunal est investi du pouvoir
d'inspecter les documents, mais il n'a pas l'obliga-
tion de le faire, et il me semble qu'il en abuserait
s'il exerçait ce pouvoir sans réserve, inutilement et
pour tout autre motif que pour les besoins de la
décision qu'il doit rendre. Cette observation, pour
moi, non seulement confirme la nécessité d'une
approche en deux étapes mais elle met en lumière
en même temps la nature du prétendu critère
qu'une telle approche implique. Le tribunal pas-
sera à la deuxième étape et examinera les docu
ments si, et seulement si, il est convaincu qu'il doit
le faire pour arriver à une conclusion ou, en d'au-
tres termes, si et seulement si, à partir des pièces
qui lui ont été soumises, il ne peut dire s'il doit
accepter ou rejeter la demande. Or, on peut songer
à bien des raisons susceptibles d'amener le tribunal
à rendre sa décision en se fondant uniquement sur
les pièces qui lui ont été soumises: une raison
simple pourrait être le manque de sérieux de l'allé-
gation selon laquelle un quelconque intérêt public
nécessite le maintien du secret; une autre pourrait
être le caractère futile de la demande de divulga-
tion parce que les renseignements recherchés ne
pourraient vraisemblablement avoir quelque inci
dence que ce soit sur le litige dans lequel le
requérant est impliqué; une autre encore pourrait
être le caractère déraisonnable d'une demande
faite manifestement en vue d'une recherche à
l'aveuglette. Mais la raison la plus susceptible de
se présenter est sans doute la certitude devenue
acquise dans l'esprit du juge que, même si l'infor-
mation demandée est de la nature et dans le sens
supposés par le demandeur, il n'est pas possible
que l'intérêt public favorisant la divulgation de
l'information l'emporte sur l'intérêt public exi-
geant le maintien du secret à son sujet. C'est pour
moi le bon sens même et, à mon avis, les commen-
taires du juge en chef au sujet de la méthode qu'il
a adoptée ne signifient rien de plus.
Les arrêts anglais sur le sujet ne contiennent
pas, à mon sens, une façon différente de voir les
choses. Dans les motifs fournis au soutien de l'ar-
rêt Air Canada, que les appelants ont invoqué avec
insistance, il est souligné à maintes reprises qu'une
preuve à l'effet que les documents pourraient vrai-
semblablement servir la cause de la partie qui en
demande la divulgation doit être faite avant que le
tribunal ne puisse décider de procéder à leur
examen, et il est vrai que cette exigence est sou-
vent présentée comme un critère. Je ne vois aucun
problème là, cependant. Il s'agit effectivement
d'un critère, et même d'un critère fondamental,
que les circonstances de l'espèce mettaient là en
jeu, puisque les lords juges refusaient la divulga-
tion et même l'examen des documents pour le seul
motif qu'il n'avait pas été démontré que les docu
ments demandés, quel que soit leur contenu, pou-
vaient réellement aider le demandeur. Cependant,
tel que je comprends la décision, elle n'implique
nullement que ce critère fondamental doit être
considéré comme le critère unique ou comme le
critère final et décisif.
J'en viens maintenant à quelques propositions
particulières avancées par les appelants au cours
de leur argumentation.
a) La question de savoir à qui incombe le far-
deau de la preuve a été de nouveau soulevée et
débattue en appel comme elle l'avait été en pre-
mière instance. Le juge en chef n'a pas pensé
nécessaire de l'examiner en profondeur puisque «en
l'espèce, les pièces produites par les deux parties
sont telles qu'à mon avis, la question de la charge
de la preuve n'a plus d'importance» (à la page
891). Je ne crois pas devoir insister sur ce point
non plus, mais je vais toutefois me permettre de
faire quelques observations. Il va sans dire que,
normalement, la partie dont la cause dépend de
l'existence présente ou passée d'un fait qui n'est ni
notoire ni présumé par la loi, a la charge de
convaincre le juge que cette «existence» est au
moins probable. Si la question de savoir où repose
la charge de la preuve dans le cas présent se
rapporte à la conclusion même à laquelle le juge
doit arriver pour ordonner la production—c'est-à-
dire que l'intérêt public servi par la divulgation
l'emporte sur l'intérêt public spécifique invoqué—
la réponse est nécessairement que cette charge
appartient au requérant; si la question se rapporte
à des faits intermédiaires, la réponse variera indi-
quant l'une ou l'autre partie, cette charge reposant
sur la partie qui subira le préjudice si les faits
particuliers en cause restent douteux. Je ne vois
donc pas pourquoi la question de la charge de la
preuve aurait une signification ou une importance
particulière dans une demande comme celle dont il
s'agit ici, ni non plus comment elle pourrait être
déterminée à l'avance, que ce soit à la première ou
à la deuxième étape de l'approche dite en deux
temps.
b) Comme je l'ai dit plus haut, les appelants ont
prétendu que l'attestation déposée par l'intimé et
l'affidavit TRÈS SECRET qui l'accompagnait
n'étaient pas suffisamment clairs et détaillés. Ils
ont trouvé appui pour leur prétention dans le
passage suivant tiré du jugement (à la page 904):
Je dois faire observer toutefois, sans vouloir paraître critique,
qu'une attestation qui, comme celle-ci, se borne à identifier les
renseignements dont on refuse la divulgation, par référence au
contenu d'une multitude de documents, dont certains sont
eux-mêmes volumineux, et qui n'ont pas déjà été rendus publics
par le rapport de la Commission McDonald, laisse à la Cour,
ainsi qu'à la Cour supérieure, la tâche ingrate de découvrir
l'objet de l'opposition sur la foi d'une vague formule, alors
qu'une description intelligible aurait permis de reconnaître les
différents documents. De plus, rien dans l'attestation ni dans
l'affidavit secret, ni ailleurs dans les pièces, ne fournit un
critère d'évaluation de la gravité du danger ou du préjudice
pouvant résulter de la divulgation de tel ou tel renseignement
particulier.
J'avoue que ce passage me cause quelques diffi-
cultés. Les appelants affirment que, malgré la
réserve faite du début, les commentaires du juge
ne peuvent s'interpréter autrement qu'en une criti
que claire et générale. Si tel est le cas, je dois avec
respect me dissocier d'une telle critique. Je ne vois
vraiment pas comment, dans un cas où la sécurité
nationale est en jeu et où les documents réclamés
sont décrits comme étant des dossiers, l'attestation,
qui doit être publique, et l'affidavit qui l'accompa-
gne et qui, bien que destiné à rester confidentiel,
doit être analysé par tous les avocats en cause,
pourraient donner plus de précisions et de détails
sans mettre en danger le but même pour lequel le
maintien du secret est demandé. Il est vrai qu'il est
alors impossible pour le tribunal d'évaluer la gra-
vité du danger qui pourrait exister pour la sécurité
nationale, du moins en ce qui concerne chaque
document, avant de procéder à un examen com-
plet. Mais alors, si l'évaluation de la gravité du
danger est requise pour arriver à une décision, un
examen devra être effectué: c'est tout ce qui en est.
Il faut s'attendre toutefois que, dans bien des cas,
comme en l'espèce, l'évaluation de la gravité du
danger ne sera pas jugée nécessaire.
c) Un dernier point. Les appelants se sont fré-
quemment abrités derrière l'argument qu'ils n'ef-
fectuaient pas une «recherche à l'aveuglette», puis-
qu'il était pratiquement admis que certains des
documents demandés seraient pertinents pour leur
preuve. J'admets qu'il ne s'agit pas d'une «recher-
che à l'aveuglette» au sens habituel donné à cette
expression lorsqu'elle s'applique à des procédures
de communication préalable: les appelants ne pro-
cèdent pas complètement au hasard. Il me semble
cependant que requérir 7 500 pages de documents
en vue d'en retracer quelques-uns qui pourraient
être utiles, n'est pas complètement différent d'une
recherche à l'aveuglette.
3. Appréciation par le juge en chef de la preuve
qui lui a été soumise.
On sait bien que dans un appel ordinaire d'un
jugement de première instance, la cour d'appel n'a
pas pour rôle de réentendre l'affaire sur les faits et,
bien qu'elle doive s'assurer que le juge de première
instance n'a pas commis d'erreur dans l'apprécia-
tion de l'ensemble de la preuve, «il ne lui appar-
tient pas de substituer son appréciation de la pré-
pondérance des probabilités aux conclusions tirées
par le juge qui a présidé le procès» (le juge Ritchie
prononçant le jugement de la Cour dans Stein, et
autres c. Les navires «Kathy K», et autres, [1976]
2 R.C.S. 802, la page 808). Le même principe
fondamental doit-il régir le présent appel?
Je ne crois pas. Tel que je comprends la législa-
tion nouvelle, les appels formés en vertu des para-
graphes 36.1(5) et 36.2(3) de la Loi ne peuvent
être traités comme de simples appels dans lesquels
il s'agit essentiellement de vérifier si une erreur a
été commise dans le jugement dont est appel (et
non pas de vérifier si le jugement rendu était le
seul ou même le meilleur possible). Il s'agit d'ap-
pels contre la «détermination» faite, le terme étant
pris, selon moi, dans un sens qui s'attache au
contenu plutôt qu'à la forme, un sens qui vise la
conclusion même du juge, son appréciation de la
situation qui, dans une large mesure, demeure une
appréciation morale fondée sur des convictions et
des sentiments personnels. De toute façon, comme
la cour d'appel est aussi bien placée que le juge de
première instance pour se faire une idée juste du
contexte, puisque la preuve est nécessairement sou-
mise par écrit, et comme, en outre, l'appréciation à
vérifier n'est pas susceptible de degrés puisqu'elle
doit résulter d'un strict balancement, la cour doit
obligatoirement intervenir s'il arrive que son
appréciation s'avère différente de celle du juge de
première instance. En d'autres termes, en raison
des questions particulières en cause et de l'esprit
des dispositions législatives, l'appel exige de la
cour qu'elle procède à sa propre appréciation sans
être tenue d'accorder une importance particulière
à celle du juge de première instance.
J'ai cru devoir prendre parti sur cette question
préliminaire mais, en fait, elle ne pouvait avoir
beaucoup d'influence sur mon attitude dans ce
cas-ci car mon appréciation de la situation est, à
tous égards, parallèle à celle du juge en chef, si
bien que je me référerai simplement à son analyse
des pièces qui lui ont été soumises et à ses réac-
tions quant à l'importance relative des deux inté-
rêts publics qui s'opposent en l'espèce.
Il ne servirait à rien de réviser de nouveau toute
la preuve mais peut-être pourrais-je résumer très
brièvement la situation telle que je la vois. La
cause en faveur du maintien du secret est présen-
tée de façon fort brève mais aussi fort convain-
cante: la sécurité nationale et les relations interna-
tionales subiront un préjudice. Dans quelle
mesure? Cela n'est pas établi mais dans une cer-
taine mesure indubitablement, et ce même si la
divulgation n'est ordonnée que pour des documents
isolés, car ces documents, extraits de dossiers,
devront être replacés dans leur contexte si on veut
les utiliser dans leur sens exact. L'opposition, en
effet, en est une de ce genre, c'est-à-dire qui
s'appuie sur la nature même des documents, en
même temps qu'une de contenu. La cause en
faveur de la divulgation des renseignements est
beaucoup plus difficile à évaluer. Les appelants
sont accusés d'actes criminels graves, c'est vrai,
encore qu'ils n'ont sans doute pas à envisager la
perspective d'une peine rigoureuse ni le spectre
d'une réprobation sévère de la société; ils ont
besoin des documents pour leur défense et ils ont
un droit fondamental de recourir à tout moyen de
défense capable de les aider à prouver leur inno
cence, c'est également vrai, encore que le moyen
de défense envisagé, même s'il est sérieux,
demeure problématique du point de vue de sa
valeur juridique. Mais au-delà de cela et plus
immédiatement, quel est l'intérêt réel des appe-
lants à ce que les renseignements soient divulgués?
Il s'agit pour eux, comme je vois les choses,
d'étayer leurs témoignages afin d'éviter le danger
que le jury en arrive à la fin du procès à la
conclusion unanime que leurs allégations et celles
de tous les membres du Service de sécurité de la
GRC au moment des événements, y compris son
directeur, allégations confirmées par une série de
documents déposés en preuve devant la Commis
sion McDonald et acceptés par elle, sont invrai-
semblables et inadmissibles, et qu'elles constituent
de fausses excuses et des mensonges; afin d'éviter
plus particulièrement le danger que le jury en
arrive à la conclusion que l'opération «Ham»
n'était pas une opération «Puma», l'une de ces
opérations impliquant l'entrée clandestine dans des
locaux afin d'y recueillir des renseignements qui
étaient devenues un mode d'opération officiel du
Service de sécurité de la GRC; et que l'opération
«Ham» n'avait pas été conçue, autorisée ni entre-
prise pour obtenir des renseignements dans le
cadre d'une enquête relative à des questions préci-
ses relevant des obligations du Service. Accepter
que la sécurité nationale et les relations internatio-
nales soient compromises, même seulement dans
une mesure très restreinte, pour éliminer le risque
d'une incrédulité aussi extrême de la part des
douze membres du jury, m'apparaîtrait, je le dis
avec respect, totalement irraisonnable.
Je rejetterais l'appel.
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