A-430-82
John C. Doyle (appelant) (requérant)
c.
Commission sur les pratiques restrictives du com
merce, O. G. Stoner, R. MacLellan, F. Roseman
et F. H. Sparling (intimés) (intimés)
et
Canadian Javelin Limitée et procureur général du
Canada (mis-en-cause)
Cour d'appel, les juges Pratte, Ryan et Le Dain—
Ottawa, 8 février et 23 mars 1983.
Coalitions — Canadian Javelin Limitée fait l'objet d'une
enquête en vertu de l'art. 114 de la Loi sur les corporations
canadiennes — Appel de la décision rejetant une demande de
certiorari, de prohibition et d'injonction pour faire cesser
l'enquête — L'art. 114 n'est pas ultra vires du Parlement
fédéral — La compétence du Parlement de créer des compa-
gnies ayant des objets autres que provinciaux va jusqu'à
pouvoir prescrire la tenue d'enquêtes sur des compagnies
créées en vertu de ses lois dans le but de déterminer si leur
formation ou leurs activités sont viciées par la fraude ou
l'illégalité — L'exposé des preuves, qui a été signé par l'avocat
de l'inspecteur, est régulier — Rien dans la Loi n'exige que
l'inspecteur prépare ou signe lui-même l'exposé — Le contenu
de l'exposé satisfait aux exigences établies par la Loi — Aux
termes de l'art. 114(23),(24), l'inspecteur doit relater la preuve
recueillie et indiquer ce sur quoi il fonde son opinion
L'enquête de l'inspecteur est-elle soumise â l'obligation de
suivre une procédure équitable? — L'enquête prévue â l'art.
114 se déroule en deux étapes: en premier lieu, l'inspecteur fait
enquête et transmet à la Commission un exposé des preuves
recueillies; en second lieu, la Commission complète l'enquête,
entend les intéressés et fait rapport au Ministre — Les princi-
pes de justice naturelle ne s'appliquent pas à l'enquête que
mène l'inspecteur — Devant la Commission, l'inspecteur agit à
titre d'avocat de la Couronne — Appel rejeté — Loi sur les
corporations canadiennes, S.R.C. 1970, chap. C-32, art.
114(1),(2),(22),(23),(24),(25),(26),(27),(29) (abrogé et remplacé
par S.R.C. 1970 (1 e' Supp.), chap. 10, art. 12). .
Droit constitutionnel — Partage des pouvoirs — Propriété
et droits civils dans la province — Paix, ordre et bon gouver-
nement — La prétention portant que l'art. 114(2) de la Loi qui
accorde à la Commission sur les pratiques restrictives du
commerce le pouvoir d'enquêter sur des compagnies serait
ultra vires, est rejetée — Le Parlement est autorisé à légiférer
relativement à des compagnies ayant des objets autres que
provinciaux — Il n'y a pas d'empiètement sur le pouvoir
exclusif des provinces de légiférer sur la propriété et les droits
civils dans la province et sur l'administration de la justice
Loi sur les corporations canadiennes, S.R.C. 1970, chap. C-32,
art. 114(2).
L'appelant, qui est actionnaire de Canadian Javelin Limitée,
fait appel de la décision rejetant sa demande de certiorari, de
prohibition et d'injonction qu'il avait présentée dans le but de
faire cesser l'enquête menée sur la compagnie en vertu de
l'article 114 de la Loi sur les corporations canadiennes. L'appe-
lant prétend 1) que l'article 114 qui autorise la Commission sur
les pratiques restrictives de commerce à ordonner «que soit
effectué un examen» d'une compagnie créée en vertu d'une loi
du Parlement fédéral est ultra vires parce qu'il ressortit au
pouvoir exclusif des provinces de légiférer sur «la propriété et
les droits civils dans la province» et sur «l'administration de la
justice dans la province»; 2) que l'exposé des preuves soumis par
l'intimé Sparling a été irrégulièrement signé, car il porte la
signature de l'avocat de l'intimé; 3) que le contenu de l'exposé
ne répond pas aux exigences de la Loi; 4) que ledit exposé est le
résultat d'une enquête qui a été menée sans suivre une procé-
dure équitable, plus précisément, que l'intimé Sparling a fait
preuve de partialité et n'a pas fourni à l'appelant l'occasion de
se faire entendre avant que l'exposé des preuves ne soit transmis
à la Commission.
Arrêt: l'appel devrait être rejeté.
1) La validité de l'article 114: Le pouvoir d'adopter des lois
prévoyant la tenue d'enquêtes au cours desquelles des témoins
peuvent être forcés à comparaître pour témoigner ou pour
produire des preuves appartient aux provinces s'il s'agit d'en-
quêtes qui portent sur un sujet relevant de la compétence
législative des provinces; il appartient au Parlement fédéral
dans les autres cas. Le pouvoir du Parlement «de faire des lois
pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada»
l'autorise à légiférer relativement à l'incorporation de compa-
gnies ayant des objets autres que provinciaux. Par conséquent,
le Parlement peut non seulement créer ces compagnies, mais il
peut aussi prescrire que des enquêtes puissent avoir lieu sur les
compagnies créées en vertu de ses lois dans le but de déterminer
si leur formation ou leurs activités sont viciées par la fraude ou
l'illégalité. Ce pouvoir est un prolongement normal de la com-
pétence législative du Parlement relativement à l'incorporation
des compagnies et son exercice ne constitue pas un empiéte-
ment sur le pouvoir exclusif des provinces de légiférer sur «la
propriété et les droits civils» et sur «l'administration de la
justice» dans la province.
2) La signature: La Loi n'exige pas que l'exposé soit signé
par l'inspecteur qui a été chargé de l'enquête, ni que ce soit
l'inspecteur seul qui écrive cet exposé. En vertu du paragraphe
114(2), l'inspecteur est tenu de faire le nécessaire pour que soit
préparé un exposé qui, à son avis, résume de façon exacte les
preuves qu'il a recueillies. Ce qui importe c'est que l'exposé soit
transmis à la Commission par l'inspecteur ou à sa demande et
qu'il n'y ait pas de motif raisonnable de croire que l'inspecteur,
dans le cas où il n'a pas préparé lui-même l'exposé, ne l'adopte
pas comme étant le sien.
3) Le contenu: Il suffit de lire les paragraphes 114(23) et
(24) pour constater que l'inspecteur, dans son exposé, en plus
de relater la preuve recueillie, doit indiquer ce sur quoi il fonde
son opinion que la preuve révèle l'une ou plusieurs des situa
tions prévues au paragraphe 114(2). C'est exactement ce qui a
été fait en l'espèce.
4) La procédure à suivre lors de l'enquête: L'enquête prévue
par l'article 114 se déroule en deux étapes: en premier lieu,
l'inspecteur fait enquête et transmet à la Commission un exposé
des preuves recueillies, exposé où il formule normalement des
allégations contre des tiers; en second lieu, la Commission
considère cet exposé, complète l'enquête en recevant des preu-
yes additionnelles et, après avoir fourni à tous les intéressés
l'occasion de se faire entendre, fait rapport au Ministre. Il
apparaît certain que le législateur a voulu que les principes de
justice naturelle et d'équité s'appliquent à l'enquête menée par
la Commission. Toutefois, on n'a pas voulu que ces mêmes
principes s'appliquent à l'inspecteur qui joue, dans cette
enquête, un rôle qui ressemble à celui d'un procureur de la
Couronne dans une affaire criminelle. S'il est vrai que l'obliga-
tion de suivre une procédure équitable peut exister sans que la
loi l'impose expressément, il ne s'ensuit pas que l'on doive
toujours présumer l'intention du législateur d'imposer cette
obligation.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS SUIVIES:
John Deere Plow Company, Limited v. Wharton, [1915]
A.C. 330 (P.C.); Multiple Access Limited c. McCut-
cheon, et autres, [1982] 2 R.C.S. '161; Le procureur
général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre,
[1980] 2 R.C.S. 735.
DISTINCTION FAITE AVEC:
In re Pergamon Press Ltd., [1970] 3 W.L.R. 792 (C.A.
Angl.).
DÉCISIONS CITÉES:
Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of
Commissioners of Police, [ 1979] 1 R.C.S. 311; Marti-
neau c. Le Comité de discipline de l'Institution de Mats-
qui, [1980] 1 R.C.S. 602; Regina v. Race Relations
Board, Ex parte Selvarajan, [1975] 1 W.L.R. 1686
(C.A. Angl.).
AVOCATS:
Robert Décary, Grégoire Lehoux et Mario
Simard pour l'appelant (requérant).
James Mabbutt pour les intimés (intimés) la
Commission sur les pratiques restrictives du
commerce, O. G. Stoner, R. MacLellan et F.
Roseman.
François Garneau pour l'intimé (intimé) F.
H. Sparling.
PROCUREURS:
Noël, Décary, Aubry & Associés, Hull
(Québec), pour l'appelant (requérant).
Le sous-procureur général du Canada pour
les intimés (intimés) la Commission sur les
pratiques restrictives du commerce, O. G.
Stoner, R. MacLellan et F. Roseman.
Desjardins, Ducharme, Desjardins & Bour-
que, Montréal, pour l'intimé (intimé) F. H.
Sparling.
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE PRATTE: L'appelant est actionnaire de
Canadian Javelin Limitée, une compagnie qui,
depuis plusieurs années, fait l'objet d'une enquête
en vertu de l'article 114 de la Loi sur les corpora
tions canadiennes'. Il appelle de la décision du
juge Marceau de la Division de première instance
qui a rejeté la requête en certiorari, prohibition et
injonction qu'il avait présentée dans le but de faire
cesser cette enquête.
Pour comprendre le litige, il faut être familier
avec l'article 114 de la Loi sur les corporations
canadiennes et savoir qu'il contient les dispositions
suivantes:
114. (1) Cinq actionnaires ou plus détenant des actions
représentant dans l'ensemble au moins un dixième du capital
émis de la compagnie ou un dixième des actions émises de toute
catégorie d'actions de la compagnie peuvent demander, ou le
Ministre de sa propre initiative peut faire demander, à la
Commission d'enquête sur les pratiques restrictives du com
merce établi en vertu de la Loi relative aux enquêtes sur les
coalitions (ci-après appelée dans le présent article la .Commis-
sionD), une ordonnance prescrivant un examen de la compagnie
pour laquelle la demande est faite, soit après avoir donné un
avis raisonnable à la compagnie ou autre partie intéressée, soit
ex parte si la Commission estime que le fait de donner avis
nuirait indûment à tout examen qui pourrait être ordonné par
la Commission en raison des allégations faites par les requé-
rants ou pour le compte du Ministre.
(2) Lorsque le Ministre ou, sous la foi d'une déclaration
solennelle, les actionnaires qui ont fait la demande d'examen
ont démontré à la Commission qu'il y a des motifs raisonnables
de croire, en ce qui concerne la compagnie, que
a) ses opérations ou les opérations d'une compagnie qui lui
est affiliée sont faites avec l'intention de frauder quelqu'un;
b) dans la conduite de ses affaires ou des affaires d'une
compagnie qui lui est affiliée ont été accomplis à tort un ou
plusieurs actes d'une manière préjudiciable aux intérêts d'un
actionnaire;
c) elle a ou une compagnie qui lui est affiliée a été formée
dans un but frauduleux ou illégal ou qu'on se propose de la
dissoudre de quelque manière que ce soit dans un but fraudu-
leux ou illégal; ou
d) les personnes intéressées par sa formation, ses affaires ou
sa gestion, ou par la formation, les affaires ou la gestion
d'une compagnie qui lui est affiliée, se sont à cet égard
rendues coupables de fraude, d'abus de pouvoir ou autre
faute du même genre,
la Commission peut rendre une ordonnance pour que soit
effectué un examen de la compagnie et nommer un inspecteur à
cette fin.
' S.R.C. 1970, chap. C-32, [mod. par] (1' Supp.), chap. 10,
art. 12.
(22) Avec l'assentiment écrit de la Commission, l'inspecteur
peut, à tout stade d'un examen et en plus de ou au lieu de
poursuivre l'examen, remettre tous documents, registres, rap
ports ou preuves au procureur général du Canada pour lui
permettre de considérer si une infraction à une loi a été ou est
sur le point d'être commise et pour toute action qu'il est loisible
au procureur général de prendre.
(23) A tout stade d'un examen
a) l'inspecteur peut, s'il est d'avis que les preuves recueillies
révèlent un fait allégué comme l'indique le paragraphe (2),
ou
b) l'inspecteur doit, si le Ministre l'exige,
préparer un exposé des preuves recueillies au cours de l'examen,
qui doit être soumis à la Commission et à chaque personne
contre laquelle une allégation y est faite.
(24) Au reçu de l'exposé, la Commission doit fixer les temps
et lieu où les preuves et les arguments à l'appui de l'exposé
peuvent être présentés par l'inspecteur ou en son nom et où les
personnes contre lesquelles une allégation a été faite dans
l'exposé doivent avoir la possibilité de se faire entendre en
personne ou par procureur.
(25) La Commission examinera l'exposé soumis par l'inspec-
teur en vertu du paragraphe (23) ainsi que les autres preuves ou
pièces présentées à la Commission et elle devra aussitôt que
possible en faire rapport au Ministre.
(26) Un rapport de la Commission en vertu du paragraphe
(25) doit être rendu public par le Ministre à moins que, de
l'avis de la Commission indiqué dans son rapport au Ministre, il
ne soit pas souhaitable dans l'intérêt public ou ne soit pas
nécessaire de publier le rapport ou toute partie dudit rapport;
dans un tel cas le rapport ou la partie affectée ne doit pas être
publiée.
(27) Dans son rapport au Ministre en vertu du paragraphe
(25), la Commission peut, si elle l'estime nécessaire dans
l'intérêt public, demander au Ministre d'engager, de continuer
ou de régler des procédures au nom de la compagnie dont les
affaires et la gestion ont fait l'objet de l'examen et du rapport;
et le Ministre est investi de tous les pouvoirs nécessaires à cet
effet.
(29) Nul rapport ne doit être fait par la Commission en vertu
du paragraphe (25) contre toute personne à moins que cette
personne n'ait eu la possibilité de se faire entendre, comme le
prévoit le présent article.
L'enquête prévue à l'article 114 se fait donc en
deux temps: d'abord, l'inspecteur nommé par la
Commission procède à un examen des affaires et
de la gestion de la compagnie et, s'il est d'avis que
les preuves recueillies révèlent une des situations
décrites au paragraphe 114(2), transmet à la Com
mission un exposé des preuves qu'il a recueillies;
ensuite, la Commission donne à l'inspecteur et à
tous ceux contre qui il a formulé des allégations
dans son exposé l'occasion de se faire entendre et
fait rapport au Ministre.
C'est le 17 mai 1977 que la Commission sur les
pratiques restrictives du commerce a ordonné,
suite à une demande du ministre de la Consomma-
tion et des Corporations, que Canadian Javelin
Limitée fasse l'objet d'une enquête. Le dispositif
de l'ordonnance qu'elle rendit ce jour-là se lit
comme suit:
[TRADUCTION] La Commission, par les présentes, ordonne
l'examen des affaires et de l'administration de Canadian Jave
lin Limitée à partir de la date de sa constitution en corporation,
y compris, sans restreindre la généralité de ce qui précède,
l'examen relatif à l'origine et à la disposition de son fonds
d'immobilisation, à la tenue des registres de l'entreprise et des
registres comptables, à la divulgation de renseignements finan
ciers et autres aux actionnaires, au respect des engagements
statutaires, à l'acquisition, à l'exploitation et à la disposition de
son actif et de celui des compagnies qui lui sont affiliées, à la
vente de ses actions et de celles des compagnies affiliées, et à la
manière dont Canadian Javelin Limitée traite ces compagnies
affiliées. La Commission ordonne que M. Frederick H. Spar-
ling, directeur des corporations au ministère de la Consomma-
tion et des Corporations, soit désigné inspecteur à cette fin.
L'intimé Sparling procéda ensuite à son enquête.
Le 26 janvier 1982, il transmit à la Commission un
exposé des preuves qu'il avait recueillies. Dans ce
document, il disait d'abord en être venu à la
conclusion que l'appelant Doyle avait utilisé
Canadian Javelin Limitée pour s'enrichir fraudu-
leusement aux dépens des autres actionnaires de la
compagnie; il poursuivait en formulant les recom-
mandations qu'il suggérait à la Commission de
faire au Ministre. Après avoir reçu cet exposé, la
Commission convoqua l'appelant et les autres inté-
ressés à des audiences publiques qui devaient com-
mencer le 26 avril 1982. Peu après le début de ces
audiences, l'appelant présenta à la Division de
première instance une requête en certiorari, prohi
bition et injonction demandant que l'on interdise à
Sparling et à la Commission de procéder plus
avant en cette affaire. Il prétendait que l'article
114 de la Loi sûr les corporations canadiennes
était inconstitutionnel et que, de toute façon, la
Commission n'aurait pas dû donner suite à la
production de l'exposé des preuves qui lui avait été
soumis en l'espèce parce que ce document n'avait
pas été préparé conformément à la Loi. Monsieur
le juge Marceau a rejeté cette requête [T-3351-82,
ordonnance en date du 21 mai 1982]. C'est cette
décision que l'appelant attaque aujourd'hui. À
l'appui de son pourvoi, il reprend quatre des argu-
ments qu'il a soumis en première instance. Il pré-
tend que le Parlement canadien n'avait pas le
pouvoir d'adopter l'article 114 de la Loi sur les
corporations canadiennes, que l'exposé des preuves
soumis par l'intimé Sparling a été irrégulièrement
signé, que son contenu ne répond pas aux exigen-
ces de la Loi et qu'il est le résultat d'une enquête
que l'intimé Sparling a menée sans suivre une
procédure équitable.
1. La constitutionnalité de l'article 114
L'appelant plaide l'inconstitutionnalité du para-
graphe 114(2) de la Loi sur les corporations cana-
diennes qui autorise la Commission sur les prati-
ques restrictives du commerce à ordonner «que soit
effectué un examen» d'une compagnie créée en
vertu d'une loi du Parlement fédéral. Il prétend
que cette disposition est ultra vires du Parlement
fédéral parce qu'elle ressortit au pouvoir exclusif
des provinces de légiférer sur «la propriété et les
droits civils dans la province» et sur «l'administra-
tion de la justice dans la province».
Cette prétention ne me paraît pas fondée. Le
pouvoir d'adopter des lois prévoyant la tenue d'en-
quêtes au cours desquelles des témoins peuvent
être forcés à comparaître pour témoigner ou pro-
duire des preuves n'appartient en propre ni aux
législatures provinciales ni au Parlement fédéral,
Tout dépend du sujet et du but de ces enquêtes. Ce
pouvoir appartient aux provinces s'il s'agit d'en-
quêtes qui portent sur un sujet relevant de la
compétence législative des provinces; il appartient
au Parlement fédéral dans les autres cas. D'autre
part, il est établi depuis longtemps que le pouvoir
du Parlement «de faire des lois pour la paix, l'ordre
et le bon gouvernement du Canada» l'autorise à
légiférer relativement à l'incorporation de compa-
gnies ayant des objets autres que provinciaux
(John Deere Plow Company, Limited v. Wharton,
[1915] A.C. 330 [P.C.]). Et ce pouvoir du Parle-
ment relativement à l'incorporation des compa-
gnies ne doit pas être conçu ou défini de façon
étroite (Multiple Access Limited c. McCutcheon,
et autres [[1982] 2 R.C.S. 161]). A mon avis, dans
l'exercice de ce pouvoir, le Parlement peut non
seulement créer ou autoriser la création de compa-
gnies ayant des objets autres que provinciaux, mais
il peut aussi prescrire que des enquêtes puissent
avoir lieu sur les compagnies créées en vertu de ses
lois dans le but de déterminer si leur formation ou
leurs activités ne sont pas viciées par la fraude ou
l'illégalité. Ce pouvoir de décréter la tenue d'en-
quêtes me paraît être un prolongement normal de
la compétence législative du Parlement relative-
ment à l'incorporation des compagnies. Je ne vois
pas que son exercice puisse constituer un empiéte-
ment sur le pouvoir exclusif des provinces de légi-
férer sur «la propriété et les droits civils dans la
province» et sur «l'administration de la justice».
2. L'irrégularité de l'exposé des preuves
Les trois autres arguments de l'appelant se rap-
portent à l'exposé des preuves soumis à la Com
mission par l'intimé Sparling. Ce document, pré-
tend-on, ne répondait pas aux exigences de la Loi
et, à cause de cela, la Commission n'aurait dû lui
donner aucune suite. Cette prétendue irrégularité
de l'exposé tiendrait à la façon dont il a été signé,
à son contenu et à la façon dont l'intimé Sparling a
mené son enquête.
A) La signature
Le dossier révèle que, le 26 janvier 1982, l'in-
timé Sparling a déposé auprès de la Commission
sur les pratiques restrictives du commerce un
document portant l'intitulé suivant:
[TRADUCTION] EXPOSÉ DES PREUVES
COMMISSION D'ENQUÊTE SUR LES PRATIQUES RESTRICTIVES
DU COMMERCE
AFFAIRE INTÉRESSANT UNE ENQUÊTE TENUE EN VERTU DE
L'ARTICLE 114(2) DE LA LOI SUR LES CORPORATIONS CANA-
DIENNES, ORDONNANT UNE ENQUÊTE SUR CANADIAN JAVE
LIN LIMITÉE, UNE COMPAGNIE CONSTITUÉE EN VERTU DE LA
LOI SUR LES COMPAGNIES, S.C. 1934, CHAP. 33, MODIFIÉE.
Ce document n'était pas signé par l'intimé Spar-
ling; il se terminait de la façon suivante:
LE TOUT RESPECTUEUSEMENT SOUMIS
PIERRE BOURQUE, AVOCAT DE L'INSPECTEUR DESJARDINS,
DUCHARME, DESJARDINS & BOURQUE
L'appelant déduit de cela que l'exposé en ques
tion n'a pas été préparé par l'intimé Sparling mais
plutôt par son avocat, Me Pierre Bourque. Comme
le paragraphe 114(23) prévoit que l'exposé des
preuves doit être préparé par l'inspecteur chargé
de l'enquête, l'appelant invoque la règle «delegatus
non potest delegare» et conclut à la nullité de
l'exposé des preuves.
Cet argument est tout entier fondé sur la pré-
misse que l'intimé Sparling aurait délégué illégale-
ment à son avocat le soin de préparer l'exposé des
preuves. Cette prémisse ne me paraît pas établie.
La Loi n'exige pas que l'exposé soit signé par
l'inspecteur qui a été chargé de l'enquête. Elle
n'exige pas non plus que ce soit l'inspecteur seul
qui écrive cet exposé. Comme je comprends la Loi,
elle exige d'abord que l'inspecteur soit d'opinion
que la preuve recueillie lors de son enquête révèle
l'une ou l'autre des situations décrites aux divers
alinéas du paragraphe 114(2); elle exige aussi que
l'inspecteur prépare et soumette à la Commission
un exposé des preuves recueillies lors de l'enquête
ce qui, suivant mon interprétation, oblige l'inspec-
teur à faire le nécessaire pour que soit préparé un
exposé qui, à son avis, résume de façon exacte et
suffisante les preuves qu'il a recueillies. Il importe
peu que l'inspecteur écrive lui-même l'exposé ou
confie cette tâche à un tiers; il importe peu que
l'exposé ne porte aucune signature ou soit signé
par l'avocat de l'inspecteur. Ce qui importe c'est
que l'exposé soit transmis à la Commission par
l'inspecteur ou à sa demande et qu'il n'y ait pas de
motif raisonnable de croire que l'inspecteur, dans
le cas où il n'a pas préparé lui-même l'exposé, ne
l'adopte pas comme étant le sien. C'est dire que je
partage l'opinion que monsieur le juge Marceau
exprimait dans les termes suivants:
En l'absence d'exigence formelle de la loi, l'inspecteur n'était
pas tenu de rédiger lui-même et de signer personnellement
l'«xxposé des preuves» qu'il entendait soumettre à la Commis
sion intimée dans l'exécution des devoirs que lui imposait ledit
article 114, dès lors qu'il était acquis que cet «exposé» était le
sien et qu'il était signé et présenté en son nom ...
B) Le contenu de l'exposé
L'appelant soutient que l'exposé soumis à la
Commission par l'intimé Sparling contient autre
chose que ce qu'il devrait contenir. Ce que l'ins-
pecteur doit préparer, suivant la Loi, c'est un
«exposé des preuves recueillies au cours de l'exa-
men». Or, affirme l'appelant, le document soumis à
la Commission en l'espèce, au lieu de contenir un
simple exposé neutre et impartial des preuves
recueillies, contenait un exposé subjectif de ces
preuves où l'inspecteur donnait son appréciation
personnelle des preuves et les conclusions qu'il en
tirait.
Cet argument doit, lui aussi, être rejeté. Il suffit
de lire les paragraphes 114(23) et (24) pour cons-
tater que la Loi envisage, d'une part, que l'inspec-
teur doit formuler dans son exposé des allégations
contre des tiers et, d'autre part, qu'il doit présenter
à la Commission des arguments à l'appui de son
exposé. Cela montre, à mon avis, que l'inspecteur,
dans son exposé, en plus de relater la preuve
recueillie, doit indiquer sur quoi il fonde son opi
nion que la preuve révèle l'une ou plusieurs des
situations prévues au paragraphe 114(2). L'intimé
Sparling, dans l'exposé qu'il a soumis à la Com
mission, n'a pas fait autre chose.
C) La procédure à suivre lors de l'enquête
Le dernier argument de l'appelant est que l'ex-
posé des preuves transmis à la Commission par
l'intimé Sparling est entaché de nullité parce qu'il
résulte d'une enquête conduite sans égard aux
principes de justice naturelle ou, plus exactement,
sans suivre une procédure équitable (procedural
fairness). En premier lieu, dit l'appelant, l'intimé
Sparling n'aurait pas dû être nommé inspecteur
parce qu'il y avait lieu, au moment de sa nomina
tion, de douter de son impartialité; en second lieu,
les accusations graves qu'il porte contre l'appelant
dans son rapport démontrent sa partialité; en troi-
sième lieu, il n'a pas fourni à l'appelant la chance
de se faire entendre avant que l'exposé des preuves
ne soit préparé et transmis à la Commission. À
l'appui de ces prétentions, l'appelant invoque les
décisions bien connues où l'on a jugé que l'obliga-
tion de suivre une procédure équitable doit être
respectée par les autorités prenant des décisions
administratives et aussi, en certains cas, par de
simples commissions d'enquête (Nicholson c. Hal-
dimand-Norfolk Regional Board of Commission
ers of Police, [1979] 1 R.C.S. 311; Martineau c.
Le Comité de discipline de l'Institution de Mats-
qui, [1980] 1 R.C.S. 602; In re Pergamon Press
Ltd., [1970] 3 W.L.R. 792 [C.A. Angl.]; Regina v.
Race Relations Board, Ex parte Selvarajan,
[1975] 1 W.L.R. 1686 [C.A. Angl.]).
Il faut, pour apprécier correctement la valeur de
cet argument, se rappeler que l'enquête prévue par
l'article 114 doit se dérouler en deux étapes. En
premier lieu, l'inspecteur fait enquête et transmet
à la Commission un exposé des preuves recueillies,
exposé où il formule normalement des allégations
contre des tiers; en second lieu, la Commission
considère cet exposé, complète l'enquête en rece-
vant les preuves additionnelles qu'on veut bien lui
soumettre et, après avoir fourni à tous les intéres-
sés l'occasion de se faire entendre, fait rapport au
Ministre. On ne peut comparer le rôle de l'inspec-
teur dans cette enquête à celui qui était dévolu aux
enquêteurs chargés de faire enquête et rapport sur
Pergamon Press Ltd. Ici, l'inspecteur fait d'abord
enquête et, s'il trouve qu'il y a lieu de croire que
l'un des faits décrits au paragraphe 114(2) se soit
produit, se transforme en accusateur devant la
Commission à qui il appartient alors de compléter
l'enquête en entendant tous les intéressés et de
faire rapport. Il m'apparaît certain que le législa-
teur a voulu que les principes de justice naturelle
et d'équité invoqués par l'appelant s'appliquent à
l'enquête menée par la Commission; il m'apparaît
certain, aussi, que l'on a pas voulu que ces mêmes
principes s'appliquent à l'inspecteur qui joue, dans
cette enquête, un rôle qui ressemble à celui d'un
procureur de la Couronne dans une affaire crimi-
nelle. Comme le disait le juge Estey dans l'affaire
Le procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat
of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, la page
755, s'il est vrai que l'obligation de suivre une
procédure équitable peut exister sans que la loi
l'impose expressément, il ne s'ensuit pas que l'on
doive toujours présumer l'intention du législateur
d'imposer cette obligation. Tout dépend de la légis-
lation applicable et de l'interprétation qu'elle doit
recevoir.
Pour ces motifs, je confirmerais la décision du
juge Marceau et rejetterais l'appel avec dépens.
LE JUGE RYAN: Je SUIS d'accord.
LE JUGE LE DAIN: Je suis d'accord.
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